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Désir n’a repos

 | 
Florence Bouchet
, 
Danièle James-Raoul

Normes, histoire et anthropologie

« La balade des trépassés »

Les derniers fastes de Philippe le Bon et d’Isabelle de Portugal au service des ambitions royales de leur fils1

Élodie Lecuppre-Desjardin

Texte intégral

  • 1 Ce texte a été présenté dans une première version lors d’une conférence donnée à Dijon en juillet 2 (...)
  • 2 Vie de Philippe le Hardi (Bibliothèque de Turin, G1 21, fol. 125-130), publiée par H. Stein dans Ol (...)

Et en ce temps pendant poursuit mes recors :
De Flandres et d’Artoix on amena les corps,
Du noble ducq défunct Philippe son bon père,
Et de sa noble mère, ainsi qu’il nous appere.
La charge avoit du corps au défunct ducq haultain
Le noble prince Adolphe, signeur de Ravestain,
Et du corps de la dame exaltée en maint bourcq
Le très prudent signeur Jacques de Luxembourg2.

  • 3 C. Martineau-Génieys, Le thème de la mort dans la poésie française de 1450 à 1550, Paris, Champion, (...)
  • 4 Cette connaissance des fastes bourguignons s’est diffusée auprès d’un large public grâce au travail (...)
  • 5 M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres. La mort et les funérailles des princes dans le royaume de Fra (...)
  • 6 É. Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique dans les ville (...)

1Ces quelques vers, qui se poursuivent sur près de 35 quatrains, sont tirés de l’œuvre d’Olivier de la Marche et rapportent, en une écriture rimée mais à la précision proche de la chronique, le périple qu’accomplirent les dépouilles de Philippe le Bon et d’Isabelle de Portugal durant une partie de l’hiver 1473- 1474. Comme l’écrit C. Martineau-Génieys, il existe à la cour de Bourgogne des fêtes sombres et des fêtes claires, qui participent d’une même magnificence, d’un même apparat3. Les cortèges funéraires qui partirent respectivement de Bruges et de la chartreuse de Gosnay près de Béthune, les 30 et 31 décembre 1473, pour arriver à Dijon le 8 février 1474, s’inscrivent dans cette politique du luxe et de l’exhibition qui forgea en partie l’identité politique des grands ducs d’Occident. La lecture attentive des descriptions qui accompagnent ce périple, chroniques curiales, poèmes, mais aussi comptabilités municipales et ordonnances ducales, expose à nouveau le degré de précision et le faste qui caractérisèrent les cérémonies bourguignonnes et qui en firent la renommée4. À la longue liste des fêtes de type familial ou officiel (baptême, mariage, chapitres de la Toison d’Or, banquet du Faisan, Joyeuses Entrées), il faut ajouter les funérailles qui, au fur et à mesure du XVe siècle, se dotèrent d’un protocole d’exception marqué tout autant par une débauche de lumière, de dons et de banquets5. Si les historiens des siècles derniers se firent volontiers l’écho des fastes bourguignons, il faut souligner d’emblée que l’étude des cérémonies, qu’elles soient « claires ou obscures », ne se limite pas à une simple analyse éblouie des ors de la fête. Comme j’ai eu l’occasion de le montrer à maintes reprises, la cérémonie princière est un outil de communication politique à la puissance évocatrice inégalée6. Cette « balade des trépassés » qui nous occupe ici adopte des fonctions identiques, dans un contexte de politique internationale extrêmement tendu pour un Charles le Téméraire qui se doit de rassembler toutes les forces dont il dispose autour de lui et à qui s’impose la nécessité de rappeler la continuité dynastique dans laquelle il s’inscrit.

  • 7 Voir P. Quarré, « La Joyeuse entrée de Charles le Téméraire à Dijon en 1474 », Académie Royale de B (...)
  • 8 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon en janvier 1474. Relations officielles avec introduction (...)
  • 9 Pour une chronologie détaillée du parcours, voir W. Paravicini, « Theatre of Death », art. cit.

2Le séjour de Charles le Téméraire à Dijon en janvier et février 1474 est resté célèbre par la somptuosité qui accompagna cette entrée solennelle, le duc n’ayant encore jamais visité ces pays de « par-delà7 ». La municipalité dijonnaise, représentée par son mayeur Jacques Bonne et ses échevins, se montra à la hauteur des accueils des villes du Nord, expertes en spectacles en tous genres. Le rapport de ces festivités, consigné scrupuleusement par Mongin Lacorne et publié par Henri Chabeuf au début du XXe siècle, raconte les histoires qui furent montées pour le divertissement du prince, les tapisseries que l’on mit à l’abri pour les protéger de la pluie et que l’on ressortit pour décorer le parcours princier, lui-même détaillé, la cérémonie à Saint-Bénigne, la liesse populaire, les robes violettes que les magistrats de la ville se firent faire en l’honneur de Charles, les dons accordés au prince et à ses serviteurs et les banquets que la municipalité organisa pour discuter de la venue de son seigneur8. Car il ne faut pas oublier que si l’entrée solennelle est une fête dédiée à la cour, elle est aussi l’occasion pour les villes de défendre leur honneur et de resserrer les liens qui structurent les hiérarchies sociales au sein de leurs propres murs. Toutefois, Charles le Téméraire ne gagna pas seul le berceau de ses ancêtres. Le 8 février suivant, il fut rejoint par les dépouilles de son père et de sa mère qui, après un périple de cinq semaines à travers les terres du Nord, le Luxembourg et la Lorraine, rejoignirent leurs prédécesseurs dans la nécropole familiale de la chartreuse de Champmol9. Comme le précise Olivier de la Marche dans ses Mémoires, ce transfert fut l’occasion pour Charles le Téméraire d’une propagande minutieusement organisée dans le but de faire honneur à la maison de Bourgogne :

  • 10 Olivier de la Marche, Mémoires, éd. H. Beaune et J. D’Arbaumont, Paris, Renouard, 1883- 1888, t. II (...)

Et pour montrer et donner à entendre les cérémonies et les pompes qui furent tenues à cet enterrement, et en particulier à l’entrée à Dijon, monseigneur voulut que l’on fit honneur à la maison de Bourgogne10.

3Aussi, cette glorification ne se limite pas à une entrée dijonnaise, elle se déploie tout autant dans les terres du Nord. En effet, le cortège funéraire, double dans un premier temps, puis réunifié à partir du 7 janvier à Gembloux près de Namur, emprunta un parcours qui permit aux deux ex-représentants de la principauté de revivifier les liens qui doivent unir naturellement princes et sujets. L’efficacité et la rapidité ne comptent pas parmi les paramètres réglant les étapes du parcours, seule importe la nécessité de montrer la puissance de l’héritier de Philippe aux grandes villes de ses territoires, en plein hiver, alors que les routes sont menaçantes et le temps souvent abominable.

  • 11 Sur le rôle politique de la princesse, voir M. Sommé, Isabelle de Portugal. Duchesse de Bourgogne. (...)
  • 12 BM de Lille, ms. 627, fol. 55-59. Recueil de plusieurs obsèques selon les ordonnances des officiers (...)
  • 13 AM Douai, AA85, fol. 116 : « Touchant les trespas de monseigneur Philippe par la grâce de Dieu duc (...)

4Ainsi, tandis que Philippe le Bon honore de sa présence post mortem les villes de Bruges, Ecloo, Gand, Termonde, Bruxelles, Wavre et Gembloux, la dépouille d’Isabelle s’engage vers Lens, Douai, Valenciennes, Mons, Binche, Nivelle puis Namur pour y rejoindre son époux. J’ouvre une courte parenthèse pour souligner le respect d’une parfaite parité qui prouve encore une fois l’importance du rôle politique que la princesse assuma de son vivant et peut-être aussi l’affection que Charles porta à sa mère11. L’ordonnance qui règle le convoi indique d’ailleurs que rien ne doit distinguer le transport de la princesse de celui du prince, si ce n’est les attributs qui ne conviennent qu’aux hommes12. Douai, qui faisait figure de dernière halte dans le comté de Flandre sur la route de Dijon, n’est plus qu’un passage avant que le cortège ne rebrousse chemin pour se rendre à Valenciennes et s’engager vers le Hainaut13. La démarche ne s’explique pas autrement que par la volonté de rappeler la puissance bourguignonne par l’intermédiaire de ceux qui, en ces temps difficiles, incarnent une sorte d’âge d’or révolu, mais que Charles toujours absent de ses terres, toujours avide d’argent pour ses conquêtes militaires, a tout intérêt à ressusciter. Aussi ce dernier veille-t-il à ce que le déroulement de cette procession se déploie impeccablement et selon ses souhaits. Nous avons la chance de bénéficier de l’ordonnancement entourant ce déplacement, édicté sans aucun doute sous le contrôle ducal, dont l’original est conservé à la Bibliothèque nationale d’Autriche et dont la Bibliothèque municipale de Lille conserve une copie du XVIe siècle. La rédaction sur quelques folios fait apparaître le degré de précision avec lequel les costumes, les harnachements équestres, l’ordre des processions, le poids des luminaires, etc., devaient être réglés. Le tout adopte un rythme d’écriture assez remarquable qui suit la cadence de la marche funèbre et dont témoigne ce court extrait :

  • 14 BM de Lille, ms. 627, fol. 55-59. op. cit.

Item sera mandé et escript à tous les notables de Flandres et meismement a ceulz de Bruges et du francq qu’ilz soient au lieu de Bruges pour le XXIe jour de novembre faire leur debvoir et accompaigniez leur feu prince hors ladite ville de Bruges. […]
Item et les procession et les torses foranées mise en ordre, toute manière d’officiers d’armes polront aller appres iceulx deulx heraulx vestus des armes de mondit seigneur vestus de noir rembrunchié en leurs capperons, leurs chevaulx enharchiez de noir et auront chacun en leur main une blanche vierghe et apprès yront les quattre roys d’armes en l’ordre devant dicte et leurs chevaulx enharnachiez de doeul.
Item, apprès viendra l’escuyer qui portera le pennon vestu et son cheval enharchiez de doeul mais il ne portera point de chapperon et aura la teste nue.
Item et apprez viendront deulx chevalliers a piet vestus de noir et nues testes quy meneront par la bridde ung grant cheval couvert des plaines armes de mondit seigneur et sera ensellez ledit cheval d’une selle couvert de velours noir à estriez honnestes dorrez si honnestement que l’on le saura faire14 […].

  • 15 L’ensemble : torches, tissus, dons aux religieux et églises, aumônes, harnais… coûta au moins 11247 (...)

Charles s’est donc appliqué à ce que le cortège, par sa rigueur et sa somptuosité, frappe les esprits des spectateurs, mais sa démarche ne s’arrête pas là15. Soucieux d’un accueil irréprochable, ce dernier envoie messagers et missives aux villes du parcours dans le but de préparer l’arrivée des cortèges. Dans un recueil contenant la copie de plusieurs chartes et lettres réalisée par Simon Leboucq à Valenciennes, se trouve le document suivant :

  • 16 BM de Valenciennes, ms. 683, Livre contenant plusieurs copies de chartes, privileges, sermons et au (...)

De par le duc de Bourgogne, de Brabant, de Lembourg, de Luxembourg et de Gheldres, comte de Flandres, d’Artois, de Bourgogne, de Haynaut, de Hollande, de Zélande, de Namur et de Zutphen.
Très chiers et bien amez, nous sommes délibérez et concluz de presentement faire tirer et transporter hors de Gosnaÿ le corps de feu ma très chère dame et mere que Dieu absoille, et le faire mener de là en la ville de Dijon pour aux chartreux illec estre enterré et inumé. […] Et pour ce très chiers et bien amez que a l’eure que ledit corps passera parmy nos villes de Valenciennes, desirons iceluy, comme rayson est estre honnestement et honnaourablement acompagnié […] Et voulons et vous mandons que, sitost que serez advertiz de la venue d’icelui corps en notre dite ville de Valenciennes, vous tous ensemble les doyens, jurez et aultres des mestiers, bourgeois et gens notables de notre dite ville, allez audevant avec pourcession16 […].

  • 17 Philippe le Bon mourut le 15 juin 1467 et fut enterré dans la collégiale St-Donatien à Bruges, Isab (...)
  • 18 Archive de l’État à Mons, Registres et recueils de bans et ordonnances de police de la ville de Mon (...)
  • 19 AM d’Arras, BB9, fol. 33 v°-34, « Item avoit ou cueur de ladite eglise un tombeau couvert d’un gran (...)
  • 20 S. Leboucq, Histoire ecclésiastique de la ville de Valenciennes [1650], éd. A. Prignet, Valencienne (...)

5Attardons-nous quelques instants sur ces directives adressées à chacun des hôtes choisis par Charles. Il est frappant de constater la continuité dans laquelle s’installe la liturgie ducale. Ces cortèges apparaissent comme une sorte de répétition des cérémonies d’hommage qui avaient déjà eu lieu au moment même de la mort des défunts dans tout le territoire17. En ce qui concerne Philippe le Bon, Bruges ne fut pas, en effet, la seule à porter le deuil. Et l’absence du corps n’empêcha pas le recueillement des villes les plus importantes du territoire. À Mons, dès le vendredi 19 juin 1467 (le duc est mort le 17 juin), on commence à sonner les cloches pendant trois jours et trois nuits18. À Arras, après la réception d’une lettre de Charles annonçant la mort de son père, des vigiles sont célébrées, le 20 juin, en présence de l’échevinage, des officiers de la ville et du duc, des nobles et des bourgeois. L’assistance se rassemble autour d’un tombeau recouvert des armes ducales et entouré de six cent quatre-vingt trois cierges d’une demie livre chacun19. À Valenciennes, le service funèbre fut célébré le 27 juin à Notre-Dame-la-Grande20. Cette liste n’est, bien entendu, pas exhaustive, elle contribue tout simplement à relativiser la pompe brugeoise, en montrant que partout, en présence ou non de la dépouille ducale, des cérémonies de grande envergure se déroulèrent. Certes, à Bruges, la présence de la cour, associée à la richesse de la ville, assura des funérailles d’exception à Philippe qui fut escorté par près de mille six cents torches, réparties selon un ordre respectant parfaitement un certain équilibre des pouvoirs :

  • 21 G. Chastelain, Œuvres, éd. J. Kervyn de Lettenhove, 8 vol., Bruxelles, 1863-1866, t. V, p. 234.

Pour porter ce duc Philippe en terre, il y avait de grandes cérémonies, et rien toutefois qui ne fût raisonnable et bien séant à l’état du mort. Il y avait seize cents torches pour le porter en terre, dont tous les porteurs étaient vêtus de noir : quatre cents de par le duc héritier, quatre cents de par la ville de Bruges, quatre cents par le membre du Franc, et quatre cents de par les métiers de Bruges21.

Cette répartition des cierges selon les groupes socio-politiques influents à Bruges ne laisse aucun doute sur la fonction de ces rituels répétés par-delà la mort. Au moment du transfert du corps, six ans plus tard, l’ordre de la procession respecte encore une fois ces équilibres que l’on sait extrêmement fragiles en Flandre :

  • 22 BM Lille, ms. 627, fol. 57 v°.

Item et appres ledit chariot marchera mondit seigneur de Ravestain, Jehan monseigneur de Clèves […] et apprès eulx viendront chevalliers et escuiers et touttes gens vestus et enharnachiez de doeul et apprès iceulx viendront tous les aultres chevalliers et escuiers du pays et d’ailleurs et apprès les baillis et escoutette de bruges, ceulz de la loi de bruges et du francq, les nations et aultres marchans et en tel estat marcheront jusques hors de la ville de bruges22 […].

6Les représentants des forces politiques et économiques de la ville se doivent d’intervenir. Pour la duchesse, à Douai, tous les citadins, selon un ordre précis, viennent accueillir à l’extérieur des murailles le corps et son escorte :

  • 23 AM Douai, AA 85, fol. 116.

Et luy fut allé audevant par ceulx de le loy audit Douay, nobles, chevaliers, escuyers et gens de bien à cheval jusques dehors la ville vers Esquerchin. Et quant aux procesions de gens d’eglise, ilz ne allerent que jusques a le porte d’Esquerchin. Mais il y olt XL homes noirs vestus et a noirs capperons prins et officiers des huit hommes, qui avoient chascun un flambel de III livres de cire la pièce aux despens de la ville, qui les portèrent sans allumer tout jusques oudit ladite porte d’Esquerchin. Et quant ilz veirent venir le corps de madite dame ilz les allumèrent et rardoyèrent ledit corps avec lesdits processions, lesdits de la loy, nobles, chevaliers, escuyers et gens de bien et venoient ceulx à cheval devant tout jusques en l’eglise Saint Pierre auquel lieu et après disner on fist ou cueur sur ledit corps vigilles et commandasses23 […].

  • 24 Pour les détails de cette entrée, voir H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », art. cit., p.  (...)

7Non seulement ces cérémonies rappellent les hommages rendus les jours qui suivirent la mort du couple princier, mais elles commémorent dans le même temps et sur un mode d’expression quasi identique les entrées solennelles qui, lors de la prise de pouvoir des princes, scellent l’union des gouvernants avec les gouvernés. Si l’on veut bien considérer la Joyeuse Entrée de Charles le Téméraire le 23 janvier 1474 à Dijon et l’arrivée de Philippe le Bon et d’Isabelle de Portugal le 8 février suivant dans cette même ville, les similitudes sont frappantes. Dans un premier temps, le mayeur dijonnais accompagné des échevins et des bourgeois de la ville et des députés « des bonnes villes de Beaune, Chalon, Ostun, Nuys et autres d’icellui Duché et desdits pays de Charroloiz et Maconnois » allèrent accueillir le prince à Perrigny. Puis suivit une harangue au cours de laquelle maître Étienne Berbisey demanda au duc de confirmer les privilèges de la ville lors de la future cérémonie qui se tiendrait à Saint-Bénigne. Le duc accepta et se mit en route pour Dijon dans un cortège brillant des mille feux des joyaux et de l’orfèvrerie parant les costumes, mais aussi des armures rutilantes de l’armée de Charles. Ce fut alors au tour des nobles du duché, des gens du conseil et des comptes de Dijon et du clergé de venir saluer le prince tandis que, et le détail a son importance, quatre grands nobles vinrent placer au-dessus du prince, dont la tête était recouverte d’un chapeau semblable à une couronne selon le récit d’un ambassadeur milanais, un dais de drap d’or24. Le 6 février suivant, le convoi funéraire fait une halte à Saint-Appolinaire et, avant d’être dirigé vers la Chartreuse de Champmol, les dignitaires du pays, laïcs et religieux, viennent saluer les parents de Charles. Le rapport de Mongin Lacorne précise :

  • 25 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon en janvier 1474 », art. cit, p. 295.

Et par autre ordonnance de mondit seigneur le duc Charles, lesdits mayeur, eschevins et les bourgeois dudit Dijon sont alez audevant desdits très nobles corps jusques auxdits vielz terraulx et aussi les députez de Besançon et des bonnes villes desdits duchié et comté et autres pays de par-deça. Et l’ordre et manière contenue en ung billet de papier baillé audit monsseigneur le mayeur par messeigneurs les maistres d’ostel d’icellui seigneur [… ]25.

8Sans rentrer dans les détails, pourtant abondants, soulignons que l’itinéraire adopté est celui des entrées solennelles et que le duc est accompagné par six chevaliers de la Toison d’Or portant un poêle de drap d’or au-dessus du cercueil. Comme tout au long du voyage de Bruges à Dijon, les armes, le heaume, la bannière et le pennon du duc sont exhibés.

9La cérémonie funéraire complète ainsi parfaitement le lexique festif mis à disposition des princes durant leur vivant pour communiquer leurs intentions politiques, elle donne même l’impression de commémorer ces heures de gloire passées. Deux niveaux de lecture s’imposent ici : le premier nous invite à réfléchir rapidement sur la forme particulière de ces funérailles à retardement, le second nous engage à éclairer les intentions et les ambitions de Charles manifestées à travers cet événement et à cette date.

  • 26 R. E. Giesey, « Modèles de pouvoir dans les rites royaux en France », Annales ESC, 41/3, mai-juin 1 (...)
  • 27 E. Doudet, « Présence du corps absent, mort du prince et théâtre officiel en France et en Bourgogne (...)

10La démonstration de l’expression de la puissance souveraine lors des obsèques n’est plus à faire depuis les études des cérémonialistes américains comme Ralph A. Giesey26. Si les funérailles royales mettent en scène « le mystère de la perpétuité d’un corps politique unique », celles du prince se limitent bien entendu au transfert de pouvoir d’un corps naturel à l’autre. Les travaux récents d’Estelle Doudet, fondés sur une comparaison serrée de deux textes de George Chastelain (La mort du roi Charles VII, écrit en 1461 et La mort du duc Philippe, mystère par maniere de lamentacion, rédigé à la demande des Valenciennois pour l’entrée de Charles le Téméraire à Mons en 1468), ont montré avec force subtilité l’absence de corpus mysticum dans l’idéologie bourguignonne, nous y reviendrons27. Certes, il est difficile de définir une évolution précise de cette cérémonie, tant les morts violentes de Jean sans Peur et de Charles le Téméraire, survenues en dehors de la principauté, entament la rigueur de la démonstration. Cependant, en rassemblant autour des princes héritiers leurs épouses respectives, il semble que la cérémonie des funérailles soit un hommage rendu non seulement à la personne du prince, mais également aux cérémonies qui l’accompagnèrent sa vie durant.

  • 28 Le duc de Lorraine aurait répondu : « Je ne vends point de cadavre : si quelqu’un souhaite célébrer (...)
  • 29 Sur les rumeurs qui accompagnèrent la disparition du Téméraire, voir M.-A. Arnould, « Les lendemain (...)
  • 30 Le rapport de Laurent Pignon sur le transfert du corps a été édité par B. Schnerb, « Les funéraille (...)
  • 31 Pour le détail de ces obsèques voir B. Schnerb, L’État bourguignon (1363-1477), Paris, Perrin, 1999 (...)

11Le premier point de concordance réside dans l’itinérance que semblent adopter à jamais les princes de Bourgogne. Certes, la mort inopinée de Charles le Téméraire sur le champ de bataille nancéen, le 5 janvier 1477, bouleversa le rituel de cette pérégrination des corps défunts. En effet, si René de Lorraine accorde une cérémonie de funérailles à son ennemi, le 11 janvier dans la collégiale St-Georges, il refuse quelques mois plus tard à Marguerite d’York, la restitution du corps de son époux28. Sur place, l’annonce de la mort du Téméraire fut également particulièrement troublée par les rumeurs de sa survie, ce qui bouleversa l’organisation de cérémonies d’hommages29. Le désastre de Montereau fut suivi d’une publicité suffisamment nourrie pour que la mort de Jean sans Peur ne fasse, quant à elle, aucun doute. Aux lendemains du 10 septembre 1419, Philippe le Bon réorienta sa politique et prit le temps d’organiser une cérémonie d’hommage à Arras. Quelques mois plus tard, Philippe exigea que le corps de son père fût ramené dans la plus grande dignité à la chartreuse de Champmol. Le cortège s’ébranla le 27 juin et commença une longue pérégrination, accompagnée d’un luxueux luminaire et scandée par les offices des églises rencontrées30. La mort « excentrée » de Jean sans Peur n’a pas pour autant inauguré cette cérémonie d’un genre particulier qu’est le transfert d’une dépouille princière. Philippe le Hardi, sans doute terrassé par une épidémie de grippe, sur le chemin de son retour de Bruxelles, à Hal le 27 avril 1404, parcourut près de 550 kilomètres pour rejoindre la chartreuse de Champmol. L’itinéraire et le cortège furent très précisément mis au point. Ainsi le convoi, qui partit le 30 avril 1404, prit le temps de faire plusieurs haltes marquées par des hommages fastueux, avant d’arriver à Dijon le 16 juin suivant. Dans le comté de Flandre, le cercueil fut exposé à Audenarde, à Courtrai, à Lille et à Douai. Chargée sur un chariot tendu de noir et décoré des armes du prince, entourée par soixante porteurs de torches vêtus de robes noires avec les armes du duc, accompagnée par les trois héritiers, Jean, Antoine et Philippe, et suivie par près de cent cinquante personnes toutes de noir vêtues, la dépouille dut faire grande impression, contrairement aux dernières volontés de Philippe le Hardi, premier prince de sang à initier la mode des funérailles pénitentielles31. Son refus de toute pompe funèbre ne fut pas respecté et, sur un mode identique à la cérémonie d’entrée, la cérémonie de « sortie » s’accompagna d’aumônes, d’offices religieux et des honneurs rendus par les citadins. Ainsi, à Douai, la réception du cortège funèbre donne lieu au rapport suivant :

  • 32 AM Douai, CC 680, fol. 14 v°.

Lequel monseigneur le duc passa la vie par trespas au retour de Brouxelles en la ville de Hal en la fin du mois d’avril l’an de grace mil IIIIc et quatre apres pasques, fu reconduit par le ville de Lille et entra son corps en Douay le Ve jour du mois de may ensuivant. En sa compaignie nos seigneurs les contes de Nevers et de Rethel, ses enffans et monseigneur le conte de Richemont en Bretaigne aveuc plusieurs aultres nobles seigneurs. Et venant par la porte vasqueresse, passant devant la halle, fut ly corps posez en le nef de l’eglise Saint Amé devant le crucifix ou il reposa par dix jours continuelz. A laquelle porte estoient ordonnez les processions generalles. Et de par la ville VIxx (120) flambeaulx alumez et portes par gens de honnour devant le corps jusques en ladite eglise. En laquelle se fist chascun jour le service divin de commendasse et vigilles et messe et notablement fut reverez par le loi de jour en jour. Et le XIIIIe jour dudit mois de may au partement du corps par le porte saint elloy pour aller a Dijon en Bourgogne ou esleu estoit sa sepulture fut convoyez par lesdites processions et loy avec pluiseurs flambeaulx ardant jusques sur les camps32.

  • 33 M. Clouzot, « Le son et le pouvoir en Bourgogne au XVe siècle », Revue Historique, t. 302, 2000, p. (...)
  • 34 C. Martineau-Génieys, Le thème de la mort, op. cit., parle également de mystères représentés à l’oc (...)
  • 35 M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres, op. cit., p. 229-236.

12C’est là un deuxième point de concordance essentiel pour la diffusion d’un mode d’expression parfaitement maîtrisé par les foules rassemblées. L’utilisation d’une même symbolique festive composée de sons, de lumière, d’aumônes, etc., crée un langage commun perçu de tous et à même de poursuivre avec éclat l’œuvre de propagande commencée du vivant du défunt. Je ne reviendrai pas sur le rôle de la musique abordé par Martine Clouzot ou sur les effets du luminaire étudié par mes soins ; rappelons simplement le fort impact émotionnel de ces démonstrations artistiques33. On peut supposer que la sonnerie incessante du glas et le noir arboré en tout lieu contrastant avec l’impressionnant dispositif lumineux accentuèrent le sentiment de douleur éprouvé par toute une population34. Comme pour les baptêmes ou les mariages, les cérémonies de deuil rassemblent dans un même élan de solidarité et d’amour toute une communauté, unie dans la tristesse comme elle l’était dans la joie. Ce terrain favorable permet alors de diffuser un autre type de message moins pathétique et davantage programmatique. Comme le remarque Murielle Gaude-Ferragu, les funérailles de Philippe le Bon en 1467 et le transfert de son corps en 1474 inaugurent l’utilisation d’insignes de pouvoir qui dépassent amplement le rang et le statut du prince35. Pour la première fois en effet, un dais brodé d’or est déployé de façon à être vu de tous :

  • 36 BM de Lille, ms. 627, fol. 56 v°.

Item et incontinent par dessus ledit chariot sera mis le palle portée [sic] et soustenu par quattre nobles hommes qui l’auront portez et sera eslevez en sy haulte lance qu’il y aura grande distance entre ledit palle et ledit chariot36.

  • 37 Philippe de Vigneulles, Chroniques, éd. C. Bruneau, Metz, Impr. Jacques et Demontrond, 1927-1933, 4 (...)

13Soigneusement replié dans un coffre destiné à accueillir tous les accessoires du faste pendant le parcours, le dais est de nouveau arboré à l’entrée des villes comme en témoigne la chronique de Philippe de Vigneulles pour Metz37. Le dais de majesté est une des regalia propre au pouvoir souverain qui seul peut se rapprocher de la liturgie divine. Charles le Téméraire ne se prive pourtant pas d’en honorer la dépouille de son père, ce qui lui permet dans le même temps de recourir à cet instrument de gloire pour sa propre entrée. Dans un identique état d’esprit, l’épée ducale est disposée avec soin sur la bière :

  • 38 BM de Lille, ms. 627, fol. 55 v°.

Item sera couverte ladite biere par manniere de vesture de velours noir a une croix de drap d’or cramoisy assez estroicte. Et sur la croix sera couchue une espée le pommeau et la croisée bien dorez et le bout du fourreau […] et sera ladite espée au milieu de ladite biere et le pommeau tournez devers le chief du duc38.

  • 39 On peut trouver la trace de la mise en scène de l’épée de justice lors des émeutes qui suivirent la (...)
  • 40 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », art. cit., p. 289 : « Auquel jour de mardi XXVe dud. (...)
  • 41 H. Dubois, Charles le Téméraire, op. cit., p. 328. H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », ar (...)

Cette dernière avait symbolisé la transmission du pouvoir lors des funérailles de 1467 et ne représente pas seulement la puissance militaire ducale. Si sa remise est depuis le IXe siècle une étape dans le couronnement des rois de France, elle semble faire l’objet d’une attention particulière dans la principauté de Bourgogne depuis Jean sans Peur. En effet, elle matérialise à plusieurs reprises le pouvoir politique et surtout judiciaire du duc39. Enfin, le chapeau ducal, posé avec tout autant de soin sur la bière, vient compléter l’attirail de cette nouvelle majesté, car si l’ordonnance précise « qu’au boult de ladite biere aura ung chappeau tel qu’il appartient à porter à ung ducq », les descriptions de cet ornement porté également par Charles le Téméraire à son entrée dijonnaise l’assimilent davantage à une couronne. L’ambassadeur Giovanni Palomar y voit une couronne de roi et Mongin Lacorne précise que le mardi 25 janvier Charles le Téméraire se présenta en habit royal pour recevoir l’hommage de ses vassaux portant un chapeau d’une richesse inouïe40. Cette même journée, il prit la parole pour haranguer l’assistance et évoquer l’ancien royaume de Bourgogne, selon lui usurpé par les Français et réduit en duché41.

  • 42 Voir É. Lecuppre-Desjardin, « Maîtriser le temps pour maîtriser les lieux : la politique historiogr (...)
  • 43 Charles rencontre Frédéric III lors d’un séjour à Trèves du 29 septembre au 25 novembre 1473, pour (...)
  • 44 É. Lecuppre-Desjardin, « Maîtriser le temps pour maîtriser les lieux », art. cit.
  • 45 BM Lille, ms. 627, fol. 55 : « Item sera mandé et escript a tous les notables de flandres et meisme (...)
  • 46 Charles a pu également repenser l’itinéraire du cortège.
  • 47 Jean Aubrion dans son Journal, précise à la page 69 que la ville offrit au seigneur de Ravestein de (...)
  • 48 E. Doudet, « Présence du corps absent », art. cit.

14Ce n’est un secret pour personne et il est inutile de le taire plus longtemps : Charles le Téméraire ne peut se défaire de l’obsession royale. Les indices sont nombreux et il n’est pas de mon propos de les développer ici42. Mais toute la communication symbolique attachée à cette cérémonie de transfert exprime les nouvelles conceptions politiques de Charles le Téméraire. Alors que les pourparlers de Trèves avaient échoué et tandis qu’il multipliait les affronts à la couronne de France, « l’homme qui voulut être roi » élaborait consciemment une stratégie de communication destinée à imposer la souveraineté bourguignonne43. Si on ignore malheureusement la teneur du discours prononcé à Dijon le 25 novembre, on peut aisément établir un lien entre ces propos et la rédaction d’une petite chronique aux origines discutées intitulée Chronique des royz, ducs, comtes et autres saintes personnes de la tres noble maison de Bourgogne, affirmant au terme d’une chronologie hasardeuse que les ducs de Bourgogne sont des rois bien plus éminents que ceux issus du lignage capétien. Cette œuvre, que l’on a cru fort longtemps restreinte à deux ou trois exemplaires, a connu une diffusion assez conséquente et a sans doute vu le jour sous le principat de Charles44. Ainsi, faut-il établir un lien indiscutable entre les décisions politiques du Téméraire, ses commandes historiographiques et la propagande développée à l’occasion de cette triple entrée dijonnaise. Mais quelle place précise accorder à la pompe funèbre dans ce qui aurait pu être un triomphe, si Charles avait en effet reçu une couronne des mains de l’empereur ? Selon Werner Paravicini, le départ des convois avait été programmé pour le 20 novembre, soit deux jours après le couronnement qui aurait dû avoir lieu à Trèves45. Reporté au 10 décembre, le cortège serait par la suite arrivé en même temps que Charles à Dijon pour l’accompagner dans sa Joyeuse Entrée. Mais les préparatifs n’étant pas achevés, la date fut de nouveau reportée à plusieurs reprises, décalant l’arrivée des parents de Charles de près de deux semaines. La documentation n’a pas permis de donner d’explications précises. Tout juste pouvons-nous supposer un réel retard dans le travail des artistes occupés à orner le convoi, ou tout simplement une dégradation des conditions météorologiques, les atermoiements de Charles, déçu par la volte-face de l’empereur, ayant décalé l’événement de novembre à décembre46. Repoussé en effet au 10 du dernier mois de l’année, le transport des corps devait alors se faire au plein cœur de l’hiver. Mais laissons cela pour revenir sur les intentions premières de Charles. Le programme de son entrée dijonnaise, que le cortège funéraire soit concomitant ou décalé, se décline sous le double signe de la transmission légitime du pouvoir et d’une souveraineté royale acquise ou rêvée. En ordonnant aux deux convois de traverser les terres d’Artois, de Flandre, de Brabant et de Hainaut, Charles rappelait l’assise territoriale indispensable à ses ambitions ; en les ramenant à Dijon, il rassemblait le sang princier dans une nécropole familiale capable de rivaliser avec le Saint-Denis royal ; en les faisant passer par Namur, le Luxembourg et la Lorraine, il inaugurait un itinéraire qu’il fit emprunter à ses troupes à l’automne 1475, décidant aux lendemains du traité de Soleuvre (13 septembre 1475) la conquête des terres de René II, clef essentielle pour la jonction des terres de par-deçà et de celles de par-delà. Metz, ville impériale, aurait peut-être senti le danger à venir, en flattant particulièrement les hôtes bourguignons à l’occasion de leur passage47. Charles avait ainsi rassemblé pour le jour de son entrée solennelle une riche symbolique exprimant ses ambitions politiques et s’appuyant sur le dais de majesté, l’épée, le chapeau digne d’une couronne et une argumentation solide s’appuyant sur un héritage royal bourguignon spolié et qu’il était de son devoir de reconquérir. Si les corps étaient arrivés en même temps que lui, la thanatographie aurait été complète. En effet, dans la pièce de Chastelain étudiée par Estelle Doudet, le fatiste met en scène un corps absent, celui du duc Philippe, tandis que le genre humain représenté par Les Hommes cherche, entre l’ici-bas (La Terre) et l’au-delà (Le Ciel et Les Anges), ce corps dont la disparition met en péril l’équilibre politique de la principauté48. C’est la question de la continuité dynastique qui se pose ici. Dans La mort de Charles VII (1461), le corps mystique de la France assure la continuité, sans que la figure de Louis XI ne soit convoquée pour assurer la pérennité du royaume. Au contraire, dans La mort de Philippe le Bon, c’est l’appel à l’héritier qui comble le vide politique laissé par la mort du prince :

  • 49 G. Chastelain, Œuvres, op. cit., t. VII, p. 263-264.

Le Ciel
Dieu en a un autre ordonné
Pour régner aussy bien que luy.
Pour un homme qui est failly,
Le monde n’ira point à nient ;
Quand l’un s’en va, l’autre revient.
[…]
Ainsy vient-on du père au fils49.

  • 50 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », art.cit., p. 260-261.

Comme l’écrit Estelle Doudet, « si la grande principauté bourguignonne est conduite par des ducs légitimes et puissants, Bourgogne, espace aux identités plurielles et parfois contradictoires, ne s’incarne pas en un corps politique ». L’arrivée des défunts au moment du triomphe de Charles à Dijon aurait permis de représenter cette transition, tandis que le spectacle assuré par les compagnies théâtrales pour cette Joyeuse Entrée suivait le programme très classique des figures de prophètes et d’anges venus accueillir avec les Trois États l’héritier du duché, en suivant les mots d’Isaïe 63 : « Qui est-il donc celui qui arrive ? Il est magnifique en son vêtement, il se redresse dans la plénitude de sa force » et d’Isaïe 64, « Ah ! de grâce, regarde : nous sommes tous ton peuple50 ». Mais Charles n’est pas seulement un seigneur venu se faire reconnaître par ses fidèles sujets. Dans son esprit, il est autre chose. On remarquera que le décalage n’est pas seulement chronologique, avec une arrivée tardive des corps défunts. Le décalage est aussi entre la pensée de cet homme qui se voit déjà nimbé de la majesté royale et un peuple, les hommes des villes tout comme son propre historiographe, qui demeure attaché aux ressorts politiques féodaux d’une principauté territoriale soumise à l’autorité supérieure d’un roi de France ou d’un empereur germanique et incarnée par des hommes mortels dont le pouvoir ne s’impose que par l’incarnation. D’ailleurs, les desseins de Charles restent mystérieux et le prince se veut sibyllin :

  • 51 Ibid., p. 291-292.

Et quant icelui monsieur le Chancelier eut cessé de parler monditseigneur le duc parla a tous lesdits Estas moult prudemment et aloquamment et noblia pas de parler du Royaume de Bourgoingne […] et deist qu’il avoit ensoit des choses qu’il n’appartenoit de savoir a nulz qu’a lui51.

15Il est indéniable que Charles a des projets et l’itinéraire des corps de Bruges à Dijon en révélait pour partie la teneur.

16La mort, dans cette mise en scène, est devenue promesse. Les funérailles des princes de la maison de Bourgogne offrent un bel exemple de collaboration, et surtout montrent à quel point le souvenir des fêtes passées ressurgit immédiatement après la mort du souverain qu’elles avaient honoré. Les villes ont été amplement sollicitées, les nobles ont accompagné les dépouilles des premiers d’entre eux, affichant leur union derrière leur seigneur et maître. L’Église, avec son clergé, s’est révélée, tout au long de cette pérégrination des corps, un relais puissant de l’autorité bourguignonne. Par l’ouverture des portes de ses enceintes sacrées, par le partage de sa symbolique religieuse, par ses prédications, ses processions, son soutien tout simplement, elle a contribué à populariser la figure des ducs et à sacraliser ponctuellement le pouvoir en place. Mais la majesté ne s’arrête pas là et prend une tout autre dimension lorsqu’elle s’exprime dans les ordres d’un prince que le camouflet de Trèves a renforcé dans sa détermination. Charles, malgré le revirement impérial, poursuit son rêve royal et fait la course en tête tandis que son propre historiographe semble ignorer les nouveaux ressorts de la pensée politique bourguignonne, nouvelle preuve d’un décalage qui conduisit bientôt à la fracture.

Notes

1 Ce texte a été présenté dans une première version lors d’une conférence donnée à Dijon en juillet 2005. Il a été remanié depuis. Je tiens à remercier Werner Paravicini qui, sur le point de publier lui aussi une étude sur le transfert des corps princiers de Bruges à Dijon, m’a généreusement confié les épreuves de son texte. Nos lectures, aux ambitions différentes mais aux conclusions finalement assez proches, empruntent des chemins historiographiques qui pourront se compléter et participer à une meilleure connaissance du contexte culturel de ces années 1470. Voir W. Paravicini, « Theatre of Death. The Transfer of the Remnants of Philip the Good and Isabel of Portugal to Dijon, November 1473-February 1474 », dans K. H. Spieß et I. Warntjes (dir.), Death at Court, Wiesbaden, Harrasowitz, 2012, p. 33-115.

2 Vie de Philippe le Hardi (Bibliothèque de Turin, G1 21, fol. 125-130), publiée par H. Stein dans Olivier de la Marche, historien, poète et diplomate bourguignon, Bruxelles/Paris, A. Picard, 1888, p. 209-218.

3 C. Martineau-Génieys, Le thème de la mort dans la poésie française de 1450 à 1550, Paris, Champion, 1977.

4 Cette connaissance des fastes bourguignons s’est diffusée auprès d’un large public grâce au travail d’édition de Danielle Bohler : D. Régnier-Bohler (dir.), Splendeurs de la cour de Bourgogne. Récits et chroniques, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1995.

5 M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres. La mort et les funérailles des princes dans le royaume de France au bas Moyen Âge, Lille, Septentrion, 2005.

6 É. Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique dans les villes des anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, 2004.

7 Voir P. Quarré, « La Joyeuse entrée de Charles le Téméraire à Dijon en 1474 », Académie Royale de Belgique, Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, 41, 1969, p. 326-340.

8 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon en janvier 1474. Relations officielles avec introduction », Mémoires de la société bourguignonne de géographie et d’histoire, t. XVIII, 1902, p. 81-349.

9 Pour une chronologie détaillée du parcours, voir W. Paravicini, « Theatre of Death », art. cit.

10 Olivier de la Marche, Mémoires, éd. H. Beaune et J. D’Arbaumont, Paris, Renouard, 1883- 1888, t. III, p. 59-60.

11 Sur le rôle politique de la princesse, voir M. Sommé, Isabelle de Portugal. Duchesse de Bourgogne. Une femme au pouvoir au XVe siècle, Lille, Septentrion, 1998.

12 BM de Lille, ms. 627, fol. 55-59. Recueil de plusieurs obsèques selon les ordonnances des officiers extraites de plusieurs histoires, registres et papiers authentiques par Guillaume Rugher, héraut d’armes du pays et comté de Hainaut (copie du XVIe s.). Fol. 58 : « Et n’y avoit nulle différence excepté du palle du roy d’armes, bannières et aultres choses servans aux princes et hommes […]. » L’original se trouve à la Bibliothèque nationale d’Autriche, Vienne, ms. 3392, fol. 4-76.

13 AM Douai, AA85, fol. 116 : « Touchant les trespas de monseigneur Philippe par la grâce de Dieu duc de Bourgogne et de madame Ysabel de Portugal qui fu sa femme et espeuse […] puis fu ledit corps rechargié et mené a Valenchiennes et fu reconvoye ainsi qu’il avoit esté au venue. » Le convoi d’Isabelle passe à Douai, le 1er janvier 1474.

14 BM de Lille, ms. 627, fol. 55-59. op. cit.

15 L’ensemble : torches, tissus, dons aux religieux et églises, aumônes, harnais… coûta au moins 11247 £ 16 s. 7 d. d’après l’État en bref pour l’année 1474 qui établit ici un reliquat à payer. Voir les Comptes de l’argentier de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, vol. 4, publiés par S. Hamel et V. Bessey sous la direction de W. Paravicini (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Recueil des Historiens de la France. Documents financiers et administratifs, tome X), Paris, 2009, p. 164.

16 BM de Valenciennes, ms. 683, Livre contenant plusieurs copies de chartes, privileges, sermons et aultres lettres de la ville de Valentienne escript et recoeuillees la plupart par Simon Leboucq (XVIIe s.), fol. 41 v°-42.

17 Philippe le Bon mourut le 15 juin 1467 et fut enterré dans la collégiale St-Donatien à Bruges, Isabelle de Portugal décéda le 17 décembre 1471 et fut inhumée à la Chartreuse de Gosnay près de Béthune.

18 Archive de l’État à Mons, Registres et recueils de bans et ordonnances de police de la ville de Mons, n° 1248, fol. 146 v°.

19 AM d’Arras, BB9, fol. 33 v°-34, « Item avoit ou cueur de ladite eglise un tombeau couvert d’un grand drap de velours noir qui est le beau palle de ladite eglise et qui fut semé d’escussons armoyez des armes dudit deffunt aux despens de la ville. »

20 S. Leboucq, Histoire ecclésiastique de la ville de Valenciennes [1650], éd. A. Prignet, Valenciennes, 1842, p. 25.

21 G. Chastelain, Œuvres, éd. J. Kervyn de Lettenhove, 8 vol., Bruxelles, 1863-1866, t. V, p. 234.

22 BM Lille, ms. 627, fol. 57 v°.

23 AM Douai, AA 85, fol. 116.

24 Pour les détails de cette entrée, voir H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », art. cit., p. 278 sq. Voir également le résumé de cette entrée dans H. Dubois, Charles le Téméraire, Paris, Fayard, 2004, p. 326-330. Pour la description du chapeau de Charles, voir le récit de l’ambassadeur milanais Giovanni Palomar dans E. Sestan, (éd.), Carteggi diplomatici fra Milano Sforzesca e la Borgogna, 2 vol., Roma, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1985-1987, vol. 1, p. 343-346 : « … portava in testa una corona molto rechissima de Balassi e perle, diamanti et safiri, alchuni dicono ch’erano rose, a me parse vera corona d’uno re… ».

25 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon en janvier 1474 », art. cit, p. 295.

26 R. E. Giesey, « Modèles de pouvoir dans les rites royaux en France », Annales ESC, 41/3, mai-juin 1986, p. 579-599 ; Id., Cérémonial et puissance souveraine, Cahiers des Annales, n° 41, Paris, 1987 ; Id., Le roi ne meurt jamais : les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1987.

27 E. Doudet, « Présence du corps absent, mort du prince et théâtre officiel en France et en Bourgogne au 15e siècle », dans Roi cherché, roi montré, roi transfiguré. Corps politique et corps du pouvoir en Europe (15e et 16e siècles), Actes du colloque de Blois 13-14 mai 2009, à paraître. Cette note me donne l’occasion de rendre hommage aux efforts réguliers de Danielle Bohler pour rapprocher historiens et littéraires et nourrir notamment l’histoire bourguignonne de leur riche, mais trop rare, conversation.

28 Le duc de Lorraine aurait répondu : « Je ne vends point de cadavre : si quelqu’un souhaite célébrer les obsèques du duc Charles comme il sied à un prince, je suis prêt à lui donner un sauf-conduit. Mais Charles a voulu avoir Nancy et régner dans ce bon pays, j’espère qu’il n’y reviendra pas avant le jugement dernier ». Cité par P. Frédérix, La mort de Charles le Téméraire, Paris, Gallimard, 1966, p. 220. Il faut attendre 1550 et les bonnes grâces de Christine de Danemark, la régente de Lorraine, pour que Charles le Téméraire, à la demande de Charles Quint, puisse rejoindre l’église Notre-Dame de Bruges.

29 Sur les rumeurs qui accompagnèrent la disparition du Téméraire, voir M.-A. Arnould, « Les lendemains de Nancy dans les pays de par-deçà (janvier-avril 1477) », dans 1477, le privilège général et les privilèges régionaux de Marie de Bourgogne pour les Pays-Bas, Anciens Pays et Assemblées d’États, LXXX, 1985, p. 1-76, plus particulièrement p. 2-13. Sur la survie des souverains, voir G. Lecuppre, L’imposture politique au Moyen Âge. La seconde vie des rois, Paris, PUF, 2005.

30 Le rapport de Laurent Pignon sur le transfert du corps a été édité par B. Schnerb, « Les funérailles de Jean sans Peur », Annales de Bourgogne, n° 54, 1982, p. 122-134. ADN, B1602, fol. 97-100.

31 Pour le détail de ces obsèques voir B. Schnerb, L’État bourguignon (1363-1477), Paris, Perrin, 1999, p. 138-140. Voir également plus récemment l’étude de M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres, op. cit., p. 271-281.

32 AM Douai, CC 680, fol. 14 v°.

33 M. Clouzot, « Le son et le pouvoir en Bourgogne au XVe siècle », Revue Historique, t. 302, 2000, p. 53-66 ; É. Lecuppre-Desjardin, « Les lumières de la ville : recherche sur l’utilisation de la lumière dans les cérémonies bourguignonnes (XIVe-XVe siècle) », Revue Historique, t. 301, 1999, p. 23-43.

34 C. Martineau-Génieys, Le thème de la mort, op. cit., parle également de mystères représentés à l’occasion de cette cérémonie. Pour les funérailles de Philippe le Bon, G. Chastelain écrit : « tous les hommes et toutes les femmes, en allant par les rues, se trouvant dans l’église ou dehors, fondaient en larmes, se tordaient les mains et se battaient les paumes, criant comme si c’était la fin du monde ». Il écrivit en effet une pièce pour déplorer la mort du duc, avec pour personnages le Ciel, la Terre, les Anges et les Hommes, mais qui ne fut jouée qu’un peu plus tard, comme il est précisé plus haut. Il faut rappeler que le terme mistere dans les rapports d’obsèques établis par Olivier de la Marche, définit les devises du défunt portées à côté du corps.

35 M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres, op. cit., p. 229-236.

36 BM de Lille, ms. 627, fol. 56 v°.

37 Philippe de Vigneulles, Chroniques, éd. C. Bruneau, Metz, Impr. Jacques et Demontrond, 1927-1933, 4 vol., vol. 3, p. 29-31.

38 BM de Lille, ms. 627, fol. 55 v°.

39 On peut trouver la trace de la mise en scène de l’épée de justice lors des émeutes qui suivirent la mise en place du Calfvel à Bruges en 1406, puis lors de la cérémonie de réconciliation de la ville de Gand avec Philippe le Bon en 1458, et dans un manuscrit représentant une allégorie de justice et datant du début du principat de Charles. Pour l’explication de ces exemples, voir É. Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies, op. cit., p. 179 et 279. Sur le manuscrit, voir W. Paravicini, « Pax et Justicia, Charles le Téméraire ou la théologie politique par l’image », Bulletin de la société nationale des Antiquaires de France, 1995, p. 333-337 et, du même auteur, « Le parchemin de Montpellier, une image troublante du règne de Charles le Téméraire », Journal des Savants, 2010, p. 307-370.

40 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », art. cit., p. 289 : « Auquel jour de mardi XXVe dud. mois de janvier, monditseigneur vint a cheval en lad. Église de Saint Benigne, en habit royal, ayant sur son chie fung merveilleusement riche chappeau d’or aourné en velours quasi inextimable de perles et de pierres précieuses. » Voir la description de l’ambassadeur milanais, note 23.

41 H. Dubois, Charles le Téméraire, op. cit., p. 328. H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », art. cit, p. 291-292 : « … le duc parla a tous lesdits Estats moult prudemment et eloquamment et noblia pas de parler du Royaume de Bourgoigne que ceulx de France ont longtemps ansurpé et d’icelui fait duchié, que tous les sugetz doivent bien avoir a regret. »

42 Voir É. Lecuppre-Desjardin, « Maîtriser le temps pour maîtriser les lieux : la politique historiographique bourguignonne dans l’appropriation des terres du Nord au XVe siècle », dans D. Bohler & C. Magnien-Simonin (dir.), Écritures de l’Histoire (XIVe-XVIe siècle), Genève, Droz, 2005, p. 371-384.

43 Charles rencontre Frédéric III lors d’un séjour à Trèves du 29 septembre au 25 novembre 1473, pour tenter de recevoir le titre de roi des Romains, avant que l’empereur ne lui fasse faux bond. Un résumé de la situation dans B. Schnerb, L’État bourguignon, op. cit., p. 417. Quant au royaume de France, Charles refuse de prêter hommage à Louis XI, le comté de Flandre est exempté de la juridiction du Parlement de Paris, lors de l’entrevue de Péronne en 1468, puis c’est au tour du duché de Bourgogne en 1471, tandis qu’en 1473, Charles crée son propre parlement à Malines.

44 É. Lecuppre-Desjardin, « Maîtriser le temps pour maîtriser les lieux », art. cit.

45 BM Lille, ms. 627, fol. 55 : « Item sera mandé et escript a tous les notables de flandres et meismement a ceulz de Bruges et du francq quilz soient au lieu de bruges pour le XXe jour de novembre fair leur debvoir et accompaigniez leur feu prince hors ladite ville de bruges. » Voir pour la présentation de la démonstration avec les documents édités en annexe, W. Paravicini, « Theatre of Death », art. cit.

46 Charles a pu également repenser l’itinéraire du cortège.

47 Jean Aubrion dans son Journal, précise à la page 69 que la ville offrit au seigneur de Ravestein des bœufs, du vin et de l’avoine, tandis que la cité se chargeait en partie des dépenses du luminaire. Voir Journal de Jehan Aubrion, bourgeois de Metz, avec sa continuation par Pierre Aubrion (1465-1512), éd. L. Larchey, Metz, Impr. F. Blanc, 1857.

48 E. Doudet, « Présence du corps absent », art. cit.

49 G. Chastelain, Œuvres, op. cit., t. VII, p. 263-264.

50 H. Chabeuf, « Charles le Téméraire à Dijon », art.cit., p. 260-261.

51 Ibid., p. 291-292.

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