Le Bon Passage
|Préface
Texte intégral
1Toutes les contributions à cet ouvrage collectif sur le « bon passage » portent sur la mort. On aurait pu songer à d’autres transitions. L’entrée dans la vie, par exemple, ou encore la naissance auraient pu susciter des réflexions. Mais c’est cette mutation qui aura été unanimement privilégiée.
- 1 Voir L.-V. Thomas, Mort et pouvoir (1978), Paris, Payot, 1999, p. 55.
2Étudiant de Louis-Vincent Thomas, et sachant qu’après la période des années 1970 ce sujet prétendument « très à la mode » est à peu près interdit de tout enseignement universitaire (la thèse du déni de la mort1 serait-elle obsolète, comme le disent bien naïvement quelques sociologues ?), je ne peux que me réjouir de cette réunion. L’anthropologie de la mort que proposait Louis-Vincent Thomas n’est pas réductible à une sociologie du décès. Cette anthropologie de la mort faisait, par exemple, une large place au cinéma, qu’il soit d’« auteur » ou populaire, en montrant qu’il est une ressource d’analyses et non pas qu’une illustration pour des théories préétablies. Une telle anthropologie ne vise pas l’autorité d’un système théorique. Elle met en relation, exprime des contradictions, met à jour des logiques de représentations, critique des dominations, explore l’ambiguïté des pratiques… Il s’agit de la mise en œuvre d’une dynamique des connaissances. La place de l’imaginaire y est essentielle. L’imaginaire n’est pas qu’un tissu de représentations, comme le scientisme sociologique aura obligé à le croire des générations d’étudiants, persuadés qu’il fallait saisir (à la manière des huissiers) des pratiques et non pas des « faussetés ».
- 2 Voir P. Legendre, Les Enfants du texte, Paris, Fayard, 1992.
3Sans l’imaginaire, la mort est insoutenable. On dira ici que l’imaginaire institue le rapport à la mort, la tient à distance de toute objectivation sinistre et met en forme, fictionnalise la donne symbolique d’une humanité parlante2.
- 3 R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 97.
4Robert Antelme : « En rentrant de l’usine, on a croisé le cortège. Trois hommes, deux pour porter le mort, la sentinelle. Un de plus, et ç’aurait été une cérémonie. Les SS ne l’auraient pas permis. Il ne faut pas que le mort puisse nous servir de signe3. »
- 4 Voir P. Kuon, L’Écriture des revenants, Paris, Kimé, 2014.
5Il y a trois raisons à cette citation. La première est que l’un de nos collègues parle ici des cimetières sans tombeaux (Peter Kuon), en traitant de la mort dans les camps d’extermination4. Antelme souligne, pour éloigner l’effroyable entreprise de la disparition, les gestes de peu, les rituels simples mais s’opposant par leur faiblesse même, s’il suffisait de les prendre ainsi, à la force de la barbarie. La deuxième raison : souligner combien le rapport à la mort est œuvre humaine, mise en œuvre d’une humanité. La ritualité à l’endroit de la mort et des morts procède, en effet, d’une histoire mise en mots et en images. La troisième raison de cette citation tient à la mise en récit. Et donc d’un art de faire. Nous ne cherchons pas à nous distraire de l’horizon en tentant d’aimables causeries. Nous sommes pris dans l’altérité qui porte, en racontant, à rencontrer un visage.
- 5 F. Nietzsche, Humain, trop humain (1878), Paris, Gallimard, 1968, p. 201.
- 6 Voir L.-V. Thomas, Cinq Essais sur la mort africaine (1968), Paris, Karthala, 2013.
- 7 M. Heidegger, Essais et conférences (1954), Paris, Gallimard, 1958, p. 212.
6Si l’art nous permet, pour reprendre l’expression de Friedrich Nietzshe, de « ne pas sombrer par la vérité5 » (mais quelle vérité ?), faudrait-il comprendre que le refus du mur suppose de recourir aux artifices ? N’est-ce pas d’ailleurs ce procès que l’on fit aux sociétés que l’on disait primitives, quand on croyait qu’elles avaient, comme en un stade enfantin ou sous forme d’une pré-mentalité, des croyances ? Le magico-religieux dont parlaient les ethnologues pouvait s’entendre comme un imaginaire édifié sur le déni de la réalité pourtant la plus évidente. Après qu’on eut, en scientifique, marqué un respect pour des différences, ne pouvait-on se dire que les tourments relatifs aux âmes errantes, les soins du double, ou l’interrogatoire du cadavre6 relevaient bien moins d’un monde des esprits que de la catégorie des sornettes ? On pourrait ainsi peindre une humanité désespérante : sans cesse « aux histoires », remettant indéfiniment sur le métier les mêmes archétypes, s’émerveillant de l’intrépide Pierre qui prend le loup par une corde avec la complicité d’animaux, ou de maître Yoda transmettant la compétence à détruire la forteresse qui génère la « force obscure ». Enfantillage du récit qui, de fées en trois grâces, de démons en sortilèges, d’énigmes en trouvailles, permettrait d’échapper au secret : « le secret de l’être lui-même », si l’on en croit Martin Heidegger7, qui voyait en la mort l’humanité de l’homme.
7Pourrait-on croire, ce serait bien une autre croyance, que les mythologies ne valent rien, si ce n’est de détourner de ce rien si bien vissé à l’être qu’il en ignore la vérité « ontique » ?
- 8 M. Deguy, Homme de peu de foi, Paris, Bayard, 2003, p. 88.
8Plus qu’un néant, encore propice à la rêverie, c’est le rien qui semble s’imposer comme représentation contemporaine de la mort. Que peut ce reste, que serait la littérature contre cette évidence crue d’une mort valant de point très exactement terminal ? Et donc en quoi la mort pourrait-elle encore être passage ? Après le butoir, le train qui s’est préalablement arrêté au terminus n’aura pas d’autre déplacement. La mort tient si peu du passage qu’elle se manifeste comme impasse. Michel Deguy écrit : « La mort inéluctable comme un rien ; la mort sans majuscule, sans visage, sans article, sans personnalité, sans divinité. La mort comme impasse8. »
9On peut dire du cinéma qu’il fait intervenir des idées qui sont, par après, mises en images. Mais l’on peut aussi dire l’inverse : que ce sont d’abord des images qu’il s’agit, qui font éventuellement place à des idées. Croire qu’il serait plus facile d’analyser les images que les idées est naïf. Mulholland Drive (David Lynch, 2001) donne, par exemple, une illustration d’un film d’images dont les idées peuvent venir ou ne pas venir, sans – parce qu’elles ne viendraient pas – que la qualité filmique puisse un seul instant être mise en cause. On ajoutera encore ceci : quand l’obsession des idées borne les images pour leur faire dire ce que vaudrait la théorie qui s’en empare, nous avons affaire à des discours qui omettent la parole, la poésie et l’imprévisilité des images. Le discours bien fait veut prendre la pose devant des images, mais il ne se sert de celles-ci que pour reproduire une force rhétorique et une démonstration de peu. La Jetée de Chris Marker (1962) est une succession d’images fixes (sauf un court passage). On a dit qu’il s’agit d’un film de fiction. Pour moi, toute la beauté de ces images, réglées, selon Marker, par le récit et la musique (mais le récit est aussi une musique), raconte la mort d’un homme qui s’invente, dans le moment d’un coma, toute la vie qu’il aurait pu vivre et que, partiellement, il a peut-être vécue. Ce film raconte un passage. Était-ce un bon passage ? Puissance de l’imaginaire. Beauté de la forme qui porte fiction.
- 9 G. Simmel, Rembrandt, Belval, Circé, 1994, p. 115.
10Georg Simmel : « Nous ne sommes pas destinés à la mort ; tout cela ne peut se produire que lorsqu’on hypostasie l’élément fonctionnel et immanent de la mort qui devient quelque chose de substantiel – mais notre vie et son phénomène global seraient différents, s’ils n’étaient pas entièrement régis par ce que nous appelons, après son terme définitif, la mort9. » Reste donc la question du passage. Qu’en faisons-nous ?
Notes
1 Voir L.-V. Thomas, Mort et pouvoir (1978), Paris, Payot, 1999, p. 55.
2 Voir P. Legendre, Les Enfants du texte, Paris, Fayard, 1992.
3 R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 97.
4 Voir P. Kuon, L’Écriture des revenants, Paris, Kimé, 2014.
5 F. Nietzsche, Humain, trop humain (1878), Paris, Gallimard, 1968, p. 201.
6 Voir L.-V. Thomas, Cinq Essais sur la mort africaine (1968), Paris, Karthala, 2013.
7 M. Heidegger, Essais et conférences (1954), Paris, Gallimard, 1958, p. 212.
8 M. Deguy, Homme de peu de foi, Paris, Bayard, 2003, p. 88.
9 G. Simmel, Rembrandt, Belval, Circé, 1994, p. 115.
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