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L’imaginaire du sacré

 | 
Agnés Lhermitte
, 
Élisabeth Magne

Représentations et réalités actuelles

Sacré et révolutions : aspects de la doxa du printemps arabe

Salafisme, utopisme et sexualité

Ali Abassi

Texte intégral

  • 1 Dans le langage philosophique, l’adjectif endoxal renvoie à la doxa (opinion courante).

1Les pensées et postures stéréotypées intègrent dans leur territorialité tentaculaire même les mouvements les plus rétifs au sacré comme les révolutions dénuées de tout fondement religieux. Rien n’échappe donc à la récupération endoxale1, en particulier dans les religions, la politique et la sexualité, et selon des catégories mentales et psychologiques telles que : sacré/profane, sacralisation/profanation. Aucune démonstration quintessenciée n’est indispensable pour nous rendre compte que les révolutions arabes, par exemple, nées absolument profanes, ont été de plus en plus disputées par deux tentations opposées (séculière et théologique), également conformistes, autant que par des tensions individuelles et groupales, conscientes et inconscientes, chacune ayant ses dogmes, programmes, topoï, stratégies, adeptes et maîtres à penser. Mon propos se limitera à l’étude de ce qui, dans le printemps arabe, se prête à cette lecture balisée par le contraste entre, d’une part, les faits et discours sacralisés selon le dogme révolutionnaire et, d’autre part, leur topique latente (religieuse, politique et sexuelle), convenue ou faussée, comme le veut la logique tenace des lieux communs.

Dogmatisme et révolution

  • 2 Il reste que, parmi les options offertes à la pensée sociale et politique en général, le modèle dém (...)

2Cette entrée en matière semble mettre sur le même pied d’égalité ce qu’on appelle aujourd’hui communément le salafisme, la religiosité modérée et la laïcité, aspects essentiels qui encadrent l’histoire du Printemps arabe. Il faut observer d’entrée de jeu qu’au regard des leçons que l’histoire ancienne et contemporaine nous a léguées, tous les dogmatismes, religieux ou non, ne diffèrent ni dans leurs processus activistes, ni dans leurs objectifs universels, ni dans les axiomes finalistes de base où les idées reçues jouent un rôle déterminant. Pour le chiisme islamiste, comme pour le messianisme chrétien, le stalinisme ou le nazisme, il s’agit de niveler la société et sa culture en émondant, par tous les moyens, les aspérités transgressant l’ordre établi souhaité, en vue d’instaurer un modèle plutôt endoxal, unique et holiste2.

  • 3 En Égypte et en Tunisie, les Frères musulmans et le parti de la Nahdha ont montré toutes leurs limi (...)

3Deux idées majeures devraient, à ce propos, structurer l’analyse du dogmatisme des révolutions arabes et orienter les praxis militantes, dans le cadre de l’étape transitoire que traversent les pays concernés par le Printemps. La première est que l’axe géographique touché jusqu’ici par ce mouvement, de Rabat à Sanaa, en passant par Tunis, Tripoli et le Caire, se fait doucement, mais sûrement, récupérer par le conservatisme religieux le plus commun, alors qu’à la base les soulèvements n’avaient visiblement rien de conformiste et étaient justement dirigés contre les idées reçues, le conservatisme politique et les morales figées. Voici un premier voile révélé par les faits où, malgré un certain repli du triomphalisme religieux3, observé depuis quelque temps, la révolution se dogmatise et n’a plus rien de révolutionnaire. La deuxième est qu’une fois la théologisation du pouvoir politique sera accomplie aux dépens de la sécularisation, la lutte se déplacera nécessairement au sein même des régimes théologiques, dont naîtront des conflits encore plus dogmatiques et plus sanguinaires. La concurrence militaire et idéologique actuelle entre l’organisation de l’EI (État Islamique) et celle d’Al-Qaïda, de plus en plus engluée dans le conservatisme et l’obscurantisme, le prouve clairement, au grand dam des révolutionnaires du Printemps arabe.

4On comprendra donc aisément pourquoi, en Tunisie par exemple, quelles que soient les exactions perpétrées dans la rue, les mosquées, les institutions de l’État comme l’école ou l’université, par les tenants les plus irréductibles du conservatisme religieux, à savoir les salafistes, et quelle que soit la dangerosité du discours qu’ils diffusent dans l’espace public, le gouvernement téléguidé par les nahdhaouis, par le plus convenu des calculs politiciens en rapport avec la doxa, adopte un profil bas ou, dans les cas les plus flagrants, négocie sous la table toutes sortes de compromis. Le plus éloquent dans ce sens, c’est que malgré l’expansion rapide de l’activisme salafiste (occupation violente du terrain, exactions terroristes), les gouvernements successifs depuis le 14 janvier 2011 en Tunisie, le gouvernement d’A. Sissi en Égypte, celui d’A. Abdrabou au Yémen et d’autres dans le monde arabe restent relativement timorés, à cause des risques encourus s’ils provoquent de manière frontale l’ordre social trop dominé par le conformisme religieux.

  • 4 Figure de proue et l’un des fondateurs du Mouvement de la Nahdha, il fut agressé verbalement et phy (...)
  • 5 Les exemples de confrontations violentes, courant 2012, entre étudiants salafistes et d’autres d’ob (...)
  • 6 Même en reprenant le pouvoir des mains des Frères musulmans, en Égypte, l’armée se contente d’arres (...)

5Ainsi, dans la rue ou dans les mosquées arabes, les salafistes peuvent bien persécuter la jeunesse accusée de dévergondage vestimentaire et comportemental, violenter les créateurs et les journalistes ou les oulémas modérés, traités d’athées sinon de renégats (le cas d’Abdelfattah Mourou4 en Tunisie en dit long), semer la pagaille dans les universités littéraires et humanistes, considérées comme des viviers de la culture para-doxale, laïque et athéiste5, et même prononcer des fatwas sanguinaires contre des dissidents, comme l’ont fait Karadhaoui au Qatar et le député tunisien Chourou sous la coupole de l’ANC. Rien de tout cela ne semble justifier une mesure disciplinaire immédiate et sans ambages, ni même une déclaration de principe de la part des autorités politiques. Les députés tunisiens, censés être une élite intellectuelle pourvue d’un pouvoir décisionnel, étaient eux-mêmes (majorité islamiste oblige), intimidés et paralysés par la doxa religieuse extrémiste6, dont la Nahdha, parti majoritaire, ne pouvait se dissocier.

6Il faut donc croire que, quel que soit le gouvernement en place, dans les pays arabes, il ménage et ménagera longtemps les salafistes, non seulement par nécessité idéologique ou par calcul électoraliste, mais aussi par tactique appropriée au conservatisme en général et à la doxa religieuse en particulier. On utilise les salafistes comme épouvantail, on les manipule pour ne pas s’aliéner leurs alliés conservateurs et trop puissants dans le monde arabe (Égypte, Arabie saoudite et Qatar, surtout), on les laisse émerger à une nette visibilité pour mieux connaître le redoutable adversaire de demain. Voilà, je crois, ce qu’il faut toujours se remémorer, pour savoir mieux situer le conflit actuel entre les séculiers et les religieux, le vent du changement et la doxa, si on privilégie une meilleure immunisation de la révolution contre un raz de marée mythologique et théosophal, contraire aux valeurs du progrès et au sens même de l’histoire réclamés par les martyrs et les enfants « profanes » du 14 janvier (Tunisie), du 25 janvier (Égypte) ou du 17 février (Libye). Si l’on examine, à présent, la naissance et l’évolution du Printemps arabe avec le même doute méthodique, on aboutit à des déductions comparables.

Genèse révolutionnaire truquée ?

7Depuis toujours, toutes les doctrines, sacrées ou profanes, se sont adossées à des tabous et des idées reçues dont la transgression a été systématiquement punie. Le christianisme condamnait les brebis galeuses au bûcher, pratiquait l’excommunication, y compris contre les rois et les empereurs. L’Islam conquérant vouait ses renégats au pire des châtiments. La révolution française fit joujou, pendant de longues années, avec la guillotine, même sur simple délation douteuse. L’histoire de la révolution bolchévique est à jamais éclaboussée par la cruauté du stalinisme et par le triste souvenir du Goulag. On ne rappellera jamais assez le sort réservé aux kharijites ou aux protestants.

8De célèbres personnages ont dû se confronter à toutes sortes de diktats : Antigone, Jeanne d’Arc, Luther, Galilée, Calas, Danton, Farg Foda, Salman Rushdie et… Soljenitsyne, pour ne citer que certains des plus notoires. Abstraction faite de la légitimité ou non de leur dissidence, tous ces pourfendeurs d’une doxa donnée, ont osé exercer une forme de libre examen et l’ont souvent chèrement payé. Voilà dans quelle fourmilière le commentateur (qui, du reste, ne mérite pas de se comparer à Galilée ou à Soljenitsyne) trempe sa plume, s’il prétend soumettre à une lecture révisionniste rien que la genèse conventionnelle de ce qu’on appelle, depuis plus de quatre ans : le Printemps arabe. On le sait, pour le commun comme pour beaucoup d’observateurs de bonne (ou parfois de mauvaise) foi, le mouvement contestataire arabe, commencé en Tunisie entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, puis déferlant comme une extraordinaire onde océanique sur le reste du monde arabe et même ailleurs, serait tout à fait spontané (même s’il a été ignominieusement récupéré par les éminences grises des grandes puissances). Il n’obéirait, en dernière analyse, qu’à la logique interne des choses comme la dialectique historique marxienne : le ras-le-bol populaire finit par exploser un jour ou l’autre contre le conservatisme et prendre sa revanche sur ses cortèges de déceptions sociales.

9De cette doxa sur la genèse du Printemps arabe découle, évidemment, tout un credo où les idées reçues (« authenticité », « témérité », « militantisme »…, « pat riotisme ») font le lit de discours, de rhétoriques, de littératures pour tout dire, abondantes et têtues, prévoyant l’avènement et l’apothéose de la démocratie. Sur cette littérature, élevée à un statut de naturalité et de truisme, se fonde désormais une exégèse politique courante, figée, et selon laquelle les peuples finissent par recouvrer leur dignité et s’affirmer face au monde et ses tyrans. Ses outils sont simples : la conscientisation spontanée ou volontaire des masses populaires et les vérités gnomiques les plus abordables, telles que « l’union fait la force », « le bien finit toujours par triompher », « notre Père qui [est] aux cieux [nous délivre] du mal ! » etc.

  • 7 Par référence au Printemps de Prague de 1968 ou au Printemps des peuples de 1848.

10En somme, selon l’opinion courante dans les basses et parfois dans les hautes sphères sociales et culturelles, la genèse du Printemps arabe serait tout à fait nette et plausible, puisque la chronologie convenue la situe à une date quelconque (17 décembre 2010), dans un patelin tunisien quelconque (Sidi Bouzid), où l’histoire et la géographie auraient été à l’abri de toutes machinations internes et/ou externes. Sa morale serait logique et forte de son ancrage dans l’humanisme enraciné et communément admis. Son exégèse serait avérée, grâce à l’empirisme historique que le nom printemps7 entend soustraire à toute interprétation réservée ou carrément suspicieuse.

11Admettons que les apparences privent l’honnête homme de toute crédibilité, s’il a l’audace d’arguer contre l’opinion politique commune et user de quelque prudence rationnelle, afin de remettre à plat le sujet, ne serait-ce que par principe méthodologique, ou par devoir de citoyen déjà suffisamment échaudé par les exactions des fabricants de prêt-à-porter historiques, les charlatans idéologiques et tutti quanti. Comme beaucoup d’autres, on peut avoir la prétention de ne pas avaler de couleuvres et de jouir de son droit de douter, quitte à bousculer la sacralité révolutionnaire en vogue, ce qui n’implique, en aucun cas, l’assimilation de tous les révolutionnaires du Printemps arabe à des moutons de Panurge.

12Il s’agira juste de ne pas prendre pour argent comptant les discours de ceux qui ont largué deux bombes atomiques sur des civils en 1945, qui ont créé Saddam, Ben Laden ou Al-Baghdadi pour les utiliser contre leurs propres peuples, qui n’ont cessé de façonner l’histoire et la géographie du monde à la mesure de leurs intérêts, depuis au moins les accords de Yalta, en 1945, jusqu’à l’invasion et la destruction de l’Iraq, en 2003, en passant par toutes les autres farces impérialistes jouées par de mauvais histrions, à l’Est comme à l’Ouest. On peut adhérer aux mouvements insurrectionnels des masses qui se lèvent et se relèvent contre l’ordre inique implanté, soutenu et perpétué par les partageurs du monde, mais en gardant un œil sur le cours et le style des événements. On ne peut alors s’empêcher de se poser des questions sur la plus que probable immixtion des montreurs de marionnettes dans la genèse, l’orientation et le couronnement des insurrections arabes.

13Voici quelques pistes de réflexion que chacun pourra méditer, en son âme et conscience, sans affirmations préconçues, loin de tout parasitage dû à la doxa et aux discours officiels structurés et servis comme le sont tous les dogmes :

    • 8 Les dessous de la politique de l’Oncle Sam, Écosociété, 1996. /11-9 : autopsie des terrorismes, Ser (...)
    • 9 Fahrenheit 9/11, film réalisé en 2004.

    Pourquoi certains penseurs de valeur et des acteurs essentiels de la scène politique culturelle en Amérique (Noam Chomsky8, Michael Moore9…), ou en Europe (Hubert Védrine, Cohn Bendit, Dominique de Villepin…) n’hésitent-ils pas à décrier les mascarades conçues par les grands et appliquées au globe, sous couvert de slogans chatoyants et à géométrie variable, comme le « droit d’ingérence », la lutte contre les « États voyous », le « droit des peuples à la liberté », la « globalisation », le « Nouvel ordre mondial », le « Printemps » ?

  1. Pourquoi ce printemps ne refleurit-il pas les hivers des régimes arabes les plus anachroniques, dans les pays les plus riches et les plus soumis à l’Occident, tels que l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Bahreïn ou le Koweït ?

  2. Pourquoi ce sont les conservateurs (les islamistes en général) qui raflent paradoxalement la mise, alors que les mouvements insurrectionnels arabes ont été, à chaque fois, l’œuvre d’une jeunesse majoritairement anticonformiste et acquise à la modernité occidentale ?

    • 10 Malgré les apparences, en Tunisie, la jeunesse révoltée a, en fait, cédé très vite le terrain aux p (...)

    Pourquoi c’est exclusivement la jeunesse qui s’est insurgée sans être encadrée par des meneurs idéologiques, comme dans toutes les révolutions authentiques, et pourquoi s’est-elle livrée ensuite à la débandade et au défaitisme, livrant l’usufruit de son insurrection aux adultes, sans demander vraiment des comptes10 ?

14Il n’y a pas de réponses toutes faites. Ces questionnements se réclament du droit d’être admis sur la table spéculative, dénudant les préjugés et les lieux communs repris à tout bout de champ par les foules comme par certaines élites. Sur cette même lancée critique, essayons d’analyser certains des lieux communs les plus courants, attachés à la question du salafisme religieux.

La face cachée de l’idéologie salafiste

15L’idéologie salafiste qui encombre le Printemps arabe n’est pas exclusivement religieuse et islamique. Certains, y compris dans les sphères huppées intellectuellement, sont figés dans des postures aprioriques, sacralisent les révolutions et ne voient pas qu’elles ne souffrent ni sacralisation ni malentendu sur le plan des motivations, généralement trop prosaïques.

16Le salafisme, comme le suffixe l’indique, fait la queue avec tous les autres bougres en isme, pour prendre place dans le spectacle de la dogmatisation pérenne du monde. Anthropologiquement, c’est un phénomène tout à fait normal, prévisible, commun et, comme un champignon, il comprend un salafisme vénéneux et un autre « consommable ». Structuralement, il est systémique, c’est-à-dire qu’il a sa genèse, ses dogmes, ses lieux communs, ses combats, ses exégèses et ses doctrinaires. Il est de tous les temps et des tous les lieux. Lato sensu, métaphoriquement et abstraction faite de la nuance méliorative ou péjorative, aucune période de l’histoire n’a donc manqué de salafistes, c’est-à-dire d’hommes et de groupes humains adeptes d’un système d’idées spirituelles, éthiques, philosophiques et sociales arrêtées, qu’ils cherchent à imposer par quelque moyen aux autres (christianisme, marxisme, anarchisme, et tous les intégrismes contemporains).

17Comme paradigme de l’extrémisme rétrospectif (tirant vers un modèle antérieur), le salafisme est donc omniprésent dans l’histoire humaine. Ainsi la démocratie de la Grèce antique, divisée en esclaves humains et hommes divins, renvoyait l’humanité à ses origines mythiques ; le classicisme français renouait avec l’antiquité comme parangon unique et indépassable ; le protestantisme, les intégrismes chrétien, juif et musulman se réclament des fondements soi-disant purs et durs des trois religions révélées ; le communautarisme soixante-huitard et l’anarchisme moderne prônent la résurrection de l’état de nature, etc. Dans chacun des systèmes ici mentionnés, une quête éthique, esthétique, spirituelle ou autre est hypostasiée dans un retour en arrière, une résurrection du passé, destinés à répondre catégoriquement à un questionnement conscient et inconscient sur le présent et l’avenir.

  • 11 La racine salaf désigne en arabe l’ascendance qui remonte jusqu’au prophète Mohamed.
  • 12 Ahmed Ibn Hanbal, IXe siècle.
  • 13 Ibn Thaymiya, XIVe siècle.
  • 14 Mohamed ben Abdelwaheb, XVIIIe siècle.

18Stricto sensu, le salafisme est un fondamentalisme religieux, particulièrement islamique et arabe11. Il date du haut Moyen Âge12 et a connu au moins deux renaissances successives, au bas Moyen Âge13 et au tout début de la Nahdha14. Enfin, il connaît son âge d’or à notre époque, avant et pendant les révolutions où il se décline en plusieurs mouvances déjà existantes ou naissantes, dont les plus connues sont le wahabisme saoudien, les Frères musulmans en Égypte, l’islamisme démocrate à la turque, le djihadisme prôné par l’organisation de l’EI en Syrie et Iraq, ou par celle d’Al-Qaïda, en Afghanistan et au Maghreb.

  • 15 Comme dans le génocide algérien des années 90, l’attaque du 11 septembre 2001 ou les exactions actu (...)

19Il caractérise précisément la culture arabo-islamique et, dans sa temporalité, son organisation et ses stratégies qui alternent terrorisme et prédication pacifique, il est comparable à l’intégrisme hindou (sikh et autres mouvances), autant qu’aux idéologies nationalistes dont le fascisme est une acmé. Quand il opte pour le terrorisme15, il ne diffère, en effet, que quantitativement des méthodes radicales des nazis pratiquant la solution finale sur les malades mentaux et les Juifs, ou du stalinisme liquidant physiquement ses opposants, par centaines de milliers.

20On convient de définir le salafisme islamique, à présent, par trois éléments :

  1. Une orthodoxie littéraliste où seuls le Coran et la sunna sont des références théologiques et médiatrices d’un modèle sociétal (califat). C’est ce qui le différencie partiellement du chiisme iranien, en particulier, lequel se fonde aussi sur une allégeance politique aux seuls descendants de l’imam Ali, en tant que fondateur de l’imamat, outre les différences doctrinaires relatives à Dieu et à la relation de l’ici-bas avec l’au-delà.

  2. Un holisme où le spirituel et le séculier sont indifférenciés, donc, exit la séparation de l’État et de la religion. La laïcité et la démocratie sont nécessairement des idéaux de mécréants.

    • 16 Les récentes exactions sanguinaires de l’EI (État Islamique) en Orient en disent long sur ce fanati (...)

    Un dogmatisme qui censure la liberté de confession, la pluralité démocratique et la tolérance, allant si nécessaire jusqu’à l’usage de la violence (guerre sainte, endoctrinement des masses, répression, exécutions sommaires16).

21Vu de l’extérieur, ou de l’intérieur, au sens large ou au sens strict, le salafisme est donc un extrémisme idéologique d’essence conservatrice et réactionnaire, incompatible avec l’idée de progrès, puisqu’il est obsédé par un passé fondateur, tandis que le progrès, associé nécessairement à tout processus révolutionnaire, est tourné vers l’avenir et est axé sur les concepts de dissidence, de rupture et de créativité. Il est culturellement anachronique, car la civilisation humaine est maintenant arrivée au pinacle d’une courbe ascendante, annihilant en principe toute forme de centrisme (géographique, cosmique, ethnique ou autre). Il est humainement invivable puisqu’il sacrifie l’individu à la masse endoctrinée, le réel à l’idée et l’immanence à la transcendance, ce qui est exactement aux antipodes de la modernité où les hommes sont censés être égaux et ne sont redevables d’aucune sujétion collective, sauf au droit et aux lois positives.

22La psychanalyse définit les phénomènes de l’extrémisme en général (les excès de toutes sortes) comme des sublimations bénéfiques ou maléfiques d’un inconscient individuel ou collectif, où l’âme, l’esprit et le corps plient sous l’emprise d’une angoisse existentielle. À ce titre, les gnostiques fanatiques comme les athées intransigeants, les dogmatiques de tous les temps et de tous les lieux, les sectaires et les maîtres de chapelles… seraient des malades qu’il faut concevoir et traiter en tant que tels.

  • 17 Alias Averroès.

23Contrairement à la foi et à la religiosité individuelles, qui engagent un rapport entre l’homme et Dieu, sans engager quelque oppression systématique exercée sur le prochain, le salafisme qui a ressurgi des décombres des révolutions arabes serait donc une maladie qui peut être guérie, mais ne manque pas de connaître des résurgences surprenantes et contagieuses, comme pour n’importe quel fléau. Seule la prévention peut en limiter l’évolution en épidémie, voire en pandémie. La thérapeutique adéquate dans ce domaine est connue depuis Ibn Ruchd17 au moins, en Orient, depuis Voltaire au moins en Occident, depuis El Fadhel Ibn Achour au moins en Tunisie. Elle est à base d’un vaccin (la raison) et de deux normes hygiéniques : la tolérance et le refus de la doxa.

24Qu’en est-il maintenant de cet autre aspect essentiel des révolutions arabes qu’est la sexualité, elle aussi empreinte d’une sacralisation pernicieuse ?

Une révolution sexuelle

25La jeunesse arabe se révolte-t-elle parce qu’elle est d’abord sexuellement refoulée ? Voici de quoi casser tout un sacerdoce mental et démystifier trop de topoï politiques, que même les plus avertis peuvent associer au phénomène de la révolution ! La jeunesse arabe voit, en effet, un étalage de nudité affriolante et de permissivité sexuelle sur les écrans de télévision, les pages de magazines importés et sur la place publique squattée par des touristes débraillés, mais reste, dans la plupart des cas, prisonnière de traditions qu’elle ne peut ni brader complètement, ni observer à la lettre. La schizophrénie sape-t-elle sa vie présente et hypothèque-t-elle son avenir ?

26C’est un sujet casse-tête, il faut en convenir, car :

  • La scène révolutionnaire arabe est verrouillée par toutes sortes de tabous, d’idées reçues colportées par tous les acteurs – et pas seulement par les masses incultes ou les gardiens du temple.

  • L’opinion est majoritairement rétrograde, poltronne, généralement ignare et croit au qu’en dira-t-on, aux ragots et aux lieux communs, plutôt qu’à la science, au rationalisme et à l’ordre social et politique de caractère positiviste.

  • Les spécialistes taisent la chose sexuelle par peur de la sexualité, premier tabou dans le monde arabe, car ils ne sont pas nécessairement des hommes engagés culturellement et politiquement.

    • 18 Respectivement assassinés par des fondamentalistes en juin 1992 et en février 2013.

    Les intrépides parmi eux, qui s’aventurent sur ce terrain de la dissidence, auront tout juste l’air de prêcher un donquichottisme de mauvais goût et risquent jusqu’à leur propre vie. Farag Foda en Égypte et Chokri Belaïd en Tunisie en sont des exemples flagrants18.

27Pourtant, les énervés enturbannés ainsi que le vulgaire endoctriné par les discours comme il faut et intimidé par les censeurs et les initiés convaincus mais pusillanimes, tous gagneraient à aller y voir de plus près. La révolution est peut-être (sans doute ?) une espèce de poussée libidinale qu’il faut identifier, dire, savourer et thésauriser en tant que telle, mais qui est en passe de devenir une cruelle épreuve de castration.

28Donc, les révolutions arabes qui se déclinent en ruées terrifiantes, autodafés, hurlements, empoignades, possessions et dépossessions, griffures, blessures, parricides, régicides, fratricides et autres accrochages répétés, cumulés, dans un crescendo prolongé par une fièvre en plateau, puis couronné par une explosion à la fois hémorragique et euphorique… ne peuvent pas ne pas faire penser à la scène sexuelle.

  • 19 Mot technique qui désigne le saignement de nez.

29On l’a dit et redit au point de galvauder ce théorème psychanalytique : Éros est constamment notre ange protecteur, même là où Thanatos sévit, comme dans les combats de gladiateurs, de pugilistes et de bretteurs. La mort a quelque chose d’érotique et l’éros porte en soi une part mortifère. Du reste, et s’il faut encore essayer de venir à bout des réticences exégétiques dans ce domaine, posons simplement que, comme l’éruption volcanique, le typhon, le séisme ou l’épistaxis19, la révolution découle d’une pression (oppression) telle qu’il faut nécessairement une explosion autant euphorique que dysphorique, en tout cas ambivalente par son caractère à la fois nécessairement violent et abréactif.

30Un pays qui fait sa révolution pour la première fois (la France de 1789, la Russie bolchévique de 1917, la Pologne de Solidarnosc en 1989, la Tunisie le 14 janvier 2011, l’Égypte le 25 janvier 2011, la Libye le 17 février 2011…) rappelle, à l’échelle d’un groupe, la décisive phase libidinale où le corps d’un individu donné découvre sa puberté, dans les menstrues ou l’orgasme. Dans l’histoire d’un pays qui a déjà vécu la matrice violente et jouissive de son passage de l’enfance (soumission) à l’adolescence (liberté), les révolutions qui suivent la toute première équivaudraient à la pratique répétitive de la scène érotique matricielle, la structure devenant rodée et la causalité et son usufruit reconnus. C’est le cas de mai 68 en France, ou de la glasnost en Russie, 1989, qui répètent respectivement 1789 et 1917, mais autrement.

  • 20 W. Reich, La Révolution sexuelle, Paris, Christian Bourgois, 1993.

31Comme dans l’histoire sexuelle des sujets individuels, la révolution d’une collectivité, (en l’occurrence le Printemps arabe), ainsi conçue et admise comme une découverte brutale de sa puissance libidinale groupale, peut faire accéder un peuple à la maturité, à l’autonomisation et à la maîtrise du potentiel fertile et jouissif. Depuis mai 68, la France est métamorphosée et promue au rôle de leader dans la libération sexuelle, économique et intellectuelle, au sein d’une Europe plutôt timorée, mais désormais séduite et portée à faire comme, à consacrer une conduite simiesque fructueuse. Les corps et les choses circulent sans entraves, la sexualité déferle, s’exhibe et se fête20, malgré la fâcheuse pérennisation de l’instinct d’appropriation primaire des choses et des corps, à travers la prostitution, la traite des blanches, la pédophilie et la pornographie.

32Idem pour la Russie après la pérestroïka : croissance et affirmation de l’économie russe dans le marché mondial, renaissance du modèle tzariste sous un Vladimir Poutine aux allures de Slave virile et conquérant, mais non sans dommages collatéraux, indissociables de toute libido débordante et anarchique, comme l’appauvrissement des ouvriers et des paysans, ou le développement de la délinquance et du terrorisme. Pareillement, si chez les sujets particuliers, le passage à l’adolescence et l’exercice libre du pouvoir sexuel peuvent évoluer dans le sens d’une aliénation telles que l’impuissance, la frigidité ou la névrose, une révolution ne conduit pas nécessairement à la libération tous azimuts. Le sursaut iranien, qui a destitué le chah et intronisé les ayatollahs à la tête du pays (1979), fut d’abord une apothéose pour la population. Éblouie par l’explosion insurrectionnelle, la chute de la dictature et la future construction des châteaux en Espagne, elle déchanta bien vite, à cause de la nouvelle dérive. Le dogmatisme islamiste confisqua, en effet, les esprits et les corps, cadenassa les sexes et codifia strictement les discours. La révolution iranienne s’apparente, notamment au début du nouveau millénaire à une régression au stade oral, après que les révolutionnaires crurent dépasser même le stade œdipien, en proscrivant le roi, Med Reda Bahlawi, proscription qui équivaut à son exécution symbolique.

Conclusion

  • 21 Coutumier.

33Que va-t-il se passer dans les pays arabes bouleversés par le printemps, mais en même temps englués dans le conservatisme traditionnel autant que dans les topoï de la révolution ? Avec l’instrumentalisation des salafistes (très probablement manipulés par les islamistes dits modérés, à l’intérieur, et par les ennemis éternels des Arabes et de l’Islam, à l’extérieur), avec la bipolarisation progressive et systématique des débats et des discours conservateurs entre islamistes et laïcs, croyants et athées, bien-pensants et progressistes, la résurgence de certains signes, dont l’enjeu est non seulement la culture et la religion, mais aussi le corps et la sexualité, notamment la sexualité féminine (niqab, excision, polygamie et mariage orfi21…), il faut s’attendre à la pire des régressions.

34Les « révolutions arabes » seraient non pas un rite de passage de la minorité endoxale à la majorité para-doxale, comparable au passage de la puberté à la jeunesse dans la vie d’un individu, mais un transfert de tutorat entre une mafiocratie et une théocratie, comme si la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Yémen… étaient ces filles nubiles arabes, libérées du pouvoir patriarcal traditionnel par le mariage et livrées à la domination phallique du mari. On ne serait point sorti de l’auberge car on ne serait pas libéré des moules des doxas.

35Le grand perdant serait la jeunesse qui a conduit et réalisé les révolutions. Elle entendait disposer de son corps, de son esprit, de ses biens et de ses discours, dans le cadre d’un rejet de la doxa et d’une délivrance démocratique, mais si la confiscation de ses libertés continue, elle se verra vouée au plus terrifiant des destins sociaux, politiques et sexuels, celui du castrat.

Notes

1 Dans le langage philosophique, l’adjectif endoxal renvoie à la doxa (opinion courante).

2 Il reste que, parmi les options offertes à la pensée sociale et politique en général, le modèle démocratique et républicain moderne, fondé également sur un macro-dogme essentiel (sacralité des libertés individuelles), demeure le moins critiquable, le moins arbitraire, et à ce titre, il servira aux révolutionnaires arabes authentiques de canevas idéologique et argumentatif, pour se prémunir contre toute autre orientation oppressive, fondée sur les stéréotypes et les a priori idéologiques.

3 En Égypte et en Tunisie, les Frères musulmans et le parti de la Nahdha ont montré toutes leurs limites à l’exercice du pouvoir politique. Les premiers en ont été dessaisis par une habile coalition entre la rue et l’armée. Les religieux tunisiens, quant à eux, ont fini par renoncer au gouvernement par l’action conjuguée de la société civile et de l’opposition.

4 Figure de proue et l’un des fondateurs du Mouvement de la Nahdha, il fut agressé verbalement et physiquement plusieurs fois sous la révolution par des fondamentalistes tunisiens.

5 Les exemples de confrontations violentes, courant 2012, entre étudiants salafistes et d’autres d’obédience progressiste, aux universités du Caire (Égypte) et de Manouba (Tunisie) sont toujours d’actualité.

6 Même en reprenant le pouvoir des mains des Frères musulmans, en Égypte, l’armée se contente d’arrestations des leaders et, auparavant, s’assure publiquement le soutien de la rue. En Tunisie, Ali Larayath, ancien chef du gouvernement de la Troïka, reconnaîtra avoir ordonné le repli des forces de l’ordre autour de la mosquée Al-Fatah où se trouvait Aou Iyath, leader de l’organisation salafiste, pour permettre la fuite de ce dernier.

7 Par référence au Printemps de Prague de 1968 ou au Printemps des peuples de 1848.

8 Les dessous de la politique de l’Oncle Sam, Écosociété, 1996. /11-9 : autopsie des terrorismes, Serpent à Plumes, 2001. / Autopsie des terrorismes. Les attentats du 11 septembre 2001 et l’ordre mondial, Agone, 2011.

9 Fahrenheit 9/11, film réalisé en 2004.

10 Malgré les apparences, en Tunisie, la jeunesse révoltée a, en fait, cédé très vite le terrain aux partis ressurgis de leur hibernation ; en Égypte elle a été manipulée dès le départ par l’armée pour reconquérir le pouvoir, en Libye, c’est pire, les jeunes ont été enrôlés dans les guerres de clans, l’appât étant l’illusion de puissance militaire, la liberté absolue, le chaos.

11 La racine salaf désigne en arabe l’ascendance qui remonte jusqu’au prophète Mohamed.

12 Ahmed Ibn Hanbal, IXe siècle.

13 Ibn Thaymiya, XIVe siècle.

14 Mohamed ben Abdelwaheb, XVIIIe siècle.

15 Comme dans le génocide algérien des années 90, l’attaque du 11 septembre 2001 ou les exactions actuelles de l’EI.

16 Les récentes exactions sanguinaires de l’EI (État Islamique) en Orient en disent long sur ce fanatisme.

17 Alias Averroès.

18 Respectivement assassinés par des fondamentalistes en juin 1992 et en février 2013.

19 Mot technique qui désigne le saignement de nez.

20 W. Reich, La Révolution sexuelle, Paris, Christian Bourgois, 1993.

21 Coutumier.

Auteur

Université de Manouba (Tunisie)

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