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Dictionnaire historique de la comparaison

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Nicolas Delalande
, 
Béatrice Joyeux-Prunel
, 
Pierre Singaravélou
, 
et al.

Pratiques politiques

Néolibéralisme

La France et les États-Unis : la fin du New Deal ?

Philip Nord

Texte intégral

1L’élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis a marqué un tournant dans la façon dont le pays réglait ses problèmes, laquelle consistait jusqu’alors à adopter des approches centrées sur l’État. Son accession à la Maison-Blanche a également clos un chapitre historique pour l’Amérique, celui du New Deal. La France a eu, elle aussi, des contacts étroits avec ce qu’elle appelle le néolibéralisme. Le très apprécié Commissariat général au plan de Jean Monnet n’existe plus et les secteurs nationalisés sont de moins en moins nombreux. Pourtant, à maintes reprises, d’importants mouvements populaires de contestation ont émergé, notamment en 1995, lorsque Alain Juppé proposait de repousser l’âge de la retraite et plus récemment encore, quand le président Macron a décrété une hausse de la taxe sur l’essence. Bon gré, mal gré, l’État français continue de présider un système d’aide sociale qui est, de par sa portée et son ampleur, inimaginable pour les Américains, sauf pour la fraction la plus à gauche du Parti démocrate. Comment cela s’explique-t-il ?

2La France et les États-Unis opèrent tous deux sur le même marché mondialisé. La concurrence des puissances économiques émergentes, surtout en Asie, a eu des effets dévasta-teurs sur le vieux noyau industriel du monde, notamment sur la France et l’Amérique. Ce processus a entraîné la délocalisation des emplois, la désindustrialisation et une baisse spectaculaire de l’affiliation syndicale. L’ordre industriel de l’après-guerre a été remis en cause et l’on voit émerger, dans les deux pays, un sentiment de nostalgie profond et tenace pour une époque plus heureuse. En France, cela se traduit par le désir d’un « récit national » révolu, d’un récit unitaire et unificateur de l’histoire de la nation désormais pulvérisée en un monde communautaire plus divisé que jamais. Aux États-Unis, les élections présidentielles sont remportées par des candidats qui brandissent le slogan « Make America Great Again ». Il existe donc des similitudes entre les situations des deux nations, mais les différences sont tout aussi importantes.

3La notion de race a façonné le New Deal américain de manière fondamentale. Comment pourrait-il en être autrement, lorsque l’on sait que le parti politique qui a soutenu le New Deal, les démocrates, comptait ardemment sur les votes des Blancs du Sud ? Les programmes d’aide sociale du New Deal ont été conçus pour profiter davantage à certains secteurs d’activités qu’à d’autres, en désavantageant en particulier la main-d’œuvre agricole qui comptait en son sein un nombre important d’Afro-Américains. La mise en œuvre d’autres programmes, comme la disposition de la loi GI Bill sur les prêts pour l’achat d’un logement, a été confiée au secteur privé et a entraîné un double résultat. Il subsistait un obstacle d’ordre racial à l’obtention de l’aide sociale, celle-ci étant soumise à la décision des banquiers, et la protection sociale qui était fournie ne semblait aucunement provenir du gouvernement fédéral. L’Amérique était un État-providence, mais dans de nombreux cas, ses activités n’étaient pas évidentes aux yeux du public qui en bénéficiait.

4À l’époque, la majorité des membres du Parti républicain, le parti des milieux d’affaires et de la libre entreprise, ne voyaient pas le New Deal d’un bon œil et la plupart s’en accommodait à défaut de l’accepter. C’est alors qu’ils ont vu un intérêt politique à profiter des tensions raciales qui avaient été attisées par les bouleversements engendrés par le mouvement des droits civiques. Les républicains ont exploité ces craintes et ont rallié à leur cause les Blancs du Sud qui avaient jadis été démocrates, ce qui a alors provoqué une scission au sein de la coalition du New Deal. Dans les années 1970 et 1980, le monde a connu un regain de ferveur religieuse, ce qui a renforcé encore un peu plus l’emprise des républicains. Au cours de ces décennies, de nombreux acteurs animés par leur foi – qu’ils soient musulmans en Iran, catholiques en Pologne, juifs orthodoxes en Israël ou hindous en Inde – ont fait leur entrée sur la scène publique et se sont assurés que leurs préoccupations fassent l’objet d’un débat urgent. Aux États-Unis, ce sont les évangélistes qui sont devenus le fer de lance de la mobilisation en faisant de la lutte contre l’avortement leur cri de ralliement. Le Parti républicain a également réussi à tirer parti de ce courant en improvisant une coalition qui promettait de maintenir les minorités à leur place, de restaurer les valeurs familiales et de générer une grande richesse grâce à la libéralisation des marchés.

5Ce projet a été une réussite politique et s’est également assuré un succès économique suffisant pour le rendre crédible. C’est alors que des éléments du Parti démocrate ont commencé à leur tour à céder au chant des sirènes. Le secteur financier s’est épanoui et a prospéré, à l’instar de la Silicon Valley. Les années 1990 ont été une période favorable aux start-up et à l’économie à la demande qu’elles ont contribué à stimuler. De nombreux secteurs de ce nouveau monde fantastique détestaient le moralisme rigide du Parti républicain, optant pour des styles de vie plus libres, et les démocrates se sont aperçus qu’ils pouvaient exploiter cette préférence à des fins politiques. Ces derniers ont donc renoncé à leurs politiques dépassées axées sur le travail et ont élaboré leur propre version du néolibéralisme, favorable à Wall Street et aux médias de la côte ouest, mais ouverte aux mœurs relâchées de la jeunesse high-tech. Dans la foulée, ils ont conquis les circonscriptions « éclairées » et branchées des côtes ouest et est. Celles-ci constituaient la composante d’un électorat qui, complété par les minorités raciales et une frange de la classe ouvrière blanche qui n’avait pas encore déserté les urnes, offrait parfois aux démocrates les majorités tant désirées. Le New Deal n’était pas tout à fait mort, mais presque.

6Son équivalent français s’en est-il mieux tiré ? À la Libération, la France a entamé une refonte de l’État. Les politiques de laissez-faire de la vieille IIIe République ont cédé la place à un nouvel ordre industriel centré sur l’État et caractérisé par des plans pour bâtir une économie avancée, axée sur la croissance, qui allait favoriser la reconstruction du pays après la guerre et qui permettrait à la France de regagner sa place au premier rang des nations. Le train de mesures de modernisation qu’impliquait ce projet a été accompagné d’une série de projets sociaux qui promettaient à tous les citoyens un avenir plus sûr et un meilleur accès aux biens culturels. L’adhésion du public s’est ainsi renforcée au fil du temps et le boom économique de l’après-guerre a contribué à maintenir le nouvel ordre en place. Il existait également une différence notable entre les deux pays, car si le camp des opposants de droite était très puissant sur la scène américaine, ses rangs étaient bien moins fournis en France. La droite française s’était effectivement discréditée à plusieurs reprises pendant la guerre, en soutenant Vichy et même, dans certains cas, la collaboration avec l’occupant allemand, ce qui a laissé davantage de place pour que le modèle français se développe. À cela s’ajoute le fait que le complexe militaro-industriel de la France ait été sur le déclin, contrairement à son homologue américain. En effet, après une série de défaites coloniales dégrisantes, et en raison de son implication toujours plus importante dans un projet européen qui promettait de reléguer au passé la guerre continentale, la France n’a plus eu besoin d’être dotée d’un appareil militaire massif. Tandis que la politique américaine se divisait quant à savoir s’il fallait choisir le beurre plutôt que les canons, la question ne suscitait pas tant de controverses en France, et plus les Français réduisaient leurs dépenses militaires, plus ils avaient de l’argent à consacrer à d’autres fins.

7Y avait-il de toute façon quelqu’un pour s’opposer à cet ordre des choses ? On peut citer le Parti communiste, entre autres, lequel ne voulait guère d’un système qui promettait de consolider le capitalisme en France et de favoriser une intégration toujours plus grande du pays au sein de la zone de libre-échange de l’Union européenne. Or le Parti communiste, aussi important fût-il à son apogée, n’a jamais été en mesure de définir un programme national et, à partir des années 1970, avec la désindustrialisation et le rétrécissement de la classe ouvrière, il a commencé à essuyer des revers de fortune. Les socialistes français avaient eux aussi autrefois misé sur un électorat prolétarien, mais ils avaient réussi à se réinventer et à survivre en mobilisant un autre électorat composé d’enseignants et d’électeurs urbains instruits. Pourtant, ce faisant, le militantisme anticapitaliste qui caractérisait autrefois le Parti socialiste s’est estompé, jusqu’à même ne plus être qu’un réflexe rhétorique, et le PS est devenu lui aussi un parti du système. Cette transformation est apparue on ne peut plus évidente lorsque François Mitterrand a été élu à la présidence de la République (1981-1995). Quant à la droite française, elle n’a pas connu de phénomène comparable à la ferveur évangélique qui a joué un rôle crucial dans la montée du sentiment antiwelfariste aux États-Unis : la pratique religieuse chrétienne en France connaît, en effet, un fort déclin depuis les années 1970. Par ailleurs, le sentiment d’hostilité à l’égard des immigrants a sans nulle doute donné un nouveau souffle à l’extrême droite, mais le populisme à la manière de Le Pen ne cible pas l’État-providence comme le fait son homologue trumpien.

8 Non, le néolibéralisme en France n’est pas animé par le même zèle belliciste que celui que l’on rencontre en Amérique. Ses objectifs consistent à réduire les avantages sociaux, à prolonger la vie professionnelle des travailleurs et à assouplir les règles régissant l’emploi, et ils sont de toute façon poursuivis par intermittence en raison d’une résistance tenace de la population. Aux États-Unis, en revanche, les modestes avantages qui existent sont menacés, voire tout bonnement éradiqués, par des alternatives dictées par le marché, à l’image du sort réservé à l’Obamacare et qui laisse augurer de la suite.

Indications bibliographiques

Bibliographie

Ira Katznelson, Fear Itself : The New Deal and the Origins of Our Time, New York, Norton, 2013.

Philip Nord, France’s New Deal : From the Thirties to the Postwar Era, Princeton, Princeton University Press, 2010.

Thomas Piketty, Le capital au xxie siècle, Paris, Seuil, 2013.

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