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État et société dans le Tiers-Monde

 | 
Christiane Frelin
, 
Maxime Haubert

2. L’État entre dépendance et autonomie relative

L’ État contourné : économie et réseaux d’information dans les pays du Sud

Yvonne Mignot-Lefebvre

Texte intégral

1Les réseaux d’information qui ont irrigué les différentes « économies-monde » au cours de l’histoire se sont situés aux avant-postes des transformations de l’économie : des messages en écriture alphabétique transmis par les courriers romains à cheval sur tout l’empire, en passant par le télégraphe de Chappe pendant la Révolution jusqu’aux réseaux télématiques d’aujourd’hui relayés par satellite, l’organisation de l’information préfigure et accélère le fonctionnement d’économies et de modes de vie nouveaux.

2Actuellement, ce décalage entre Etats nationaux et réseaux d’information transnationaux apparaît avec une extrême évidence. Les nouvelles technologies d’information (NTI) se propagent relativement rapidement, selon certains axes privilégiés, des décideurs aux classes moyennes dans les pays de l’OCDE, par exemple, mais laissent à l’écart les couches les moins qualifiées de la population, celles-là mêmes qui, chassées de la grande industrie pour cause de délocalisation ou de robotisation, ne trouvent plus où employer leur force de travail.

3Pour la première fois dans l’histoire des hommes et en dehors des périodes de crise, il y a trop de bras, trop de manouvriers selon une expression du début du siècle. Cette exclusion d’une bonne partie des classes ouvrières au Nord se répercute directement sur le Sud, exportateur de matières premières mais aussi de travailleurs, précédemment recherchés mais désormais dépréciés. L’on assiste à la dérive de nombreux pays autrefois relativement florissants, voire de continents entiers tels que l’Afrique, et plus récemment l’Amérique latine. Ce marasme économique s’explique par les profondes mutations des entreprises et leur répercussion sur l’ensemble des sociétés. Le problème du rôle de l’Etat se pose avec de plus en plus d’acuité pour les pays où la gestion directe est assumée par la Banque mondiale ou le FMI.

4 La transnationalisation de l’économie et le contournement de l’Etat qui en résulte est à la fois suscitée et accélérée par les moyens de communication dans leurs trois composantes : audiovisuel, télécommunications, informatique.

5Trois points seront examinés successivement, de manière très condensée dans le cadre de cet article :

  1. Les mutations accélérées des économies du Nord : l’émergence de ce que nous avons appelé la société combinatoire ; le rôle d’avant-garde et de catalyseur des NTI dans cette société.
  2. Les répercussions de la société combinatoire au Sud ; l’éclatement du Tiers-Monde et des économies nationales.
  3. Le désert technologique, les satellites et la perte de contrôle de l’espace national. Dans cette troisième partie, le cas des télévisions africaines permettra d’illustrer à la fois l’échec des politiques nationales de création de programmes, le recours aux produits importés de France et des Etats-Unis, le retour des acteurs/consommateurs avec la concurrence sauvage des magnétoscopes introduits en fraude et la perte de contrôle enfin de l’espace satellite avec l’introduction de plusieurs télévisions, l’Etat mobilisant dans certains cas le capital local pour traiter directement avec les entreprises combinatoires l’installation de TV à péage de luxe... Bilan net de l’ensemble de ces opérations, aucune politique de programmes nationaux ou inter-africains n’est, depuis trente ans, en vue.

I. Les mutations accélérées des économies du nord : l’émergence de la société combinatoire

1. De l’entreprise citadelle à l’entreprise combinatoire

6Depuis 1980 les économies des pays du Nord se sont profondément transformées mais ces mutations ne deviennent nettement perceptibles que depuis quelques années. En 1984, par exemple, la futurologie se concentrait sur les bénéfices à attendre de la science et des nouvelles technologies de la communication (NTC) ; nulle mention dans la presse de risque de krach boursier généralisé, d’offres publiques d’achat (OPA) fabuleuses, menées avec des fonds virtuels, mais quelques allusions déjà à l’énorme dette du tiers-monde prise fort au sérieux par les banques.

7Actuellement, ce qui menace, c’est un monde d’instabilité perpétuelle régi par le jeu boursier, en apparence égalitaire – à chacun sa chance –, mais dont les règles secrètes, si justement appelées délits d’initiés, profitent à la reconduction du pouvoir d’une petite élite organisée en réseaux de communication particulièrement efficaces.

  • 1 MIGNOT-LEFEBVRE, Y., LEFEBVRE, M., La société combinatoire, réseaux et pouvoirs dans une société en (...)

8L’analyse de ces transformations, qui toutes vont dans le sens d’une complexité croissante des économies du Nord, part en tout premier de l’évolution de l’entreprise, dans son fonctionnement le plus quotidien. Voici un résumé des points les plus marquants de nos travaux1 :

  • L’environnement de l’entreprise-citadelle, héritée du XIXe siècle, était considéré comme stable bien qu’agité par des crises cycliques mais ces fluctuations concernaient une filière unique de produit.
  • La stratégie centrale de l’entrepreneur était de s’assurer de la maîtrise de l’amont de son produit et la bataille faisait rage pour contrôler les marchés de matières premières.
  • Valeurs : taylorisme et fordisme étaient à l’honneur dans les ateliers de fabrication et la discipline directement inspirée du modèle militaire.
  • Communication interne : officiellement la voie hiérarchique descendante servait de canal ; en fait, les conversations informelles permettaient de diffuser parallèlement d’innombrables informations. Par ailleurs, les organisations syndicales remettaient en cause, au nom de la dignité des travailleurs, la hiérarchie traditionnelle, la division du travail et le mode de répartition de ses fruits. Des grèves sporadiques, souvent très dures, débouchaient, pour l’essentiel, sur des réajustements salariaux.

9Dans l’entreprise qui se développe actuellement :

  • L’environnement est posé d’emblée, aux yeux des salariés comme à ceux des entrepreneurs, comme instable, hautement concurrentiel et menaçant.
  • La stratégie dominante est d’opérer vers l’aval, c’est-à-dire de se rapprocher du consommateur final ou destructeur du produit. Ce renversement de perspective s’est effectué dans les années 1960 et a été formalisé par John Kenneth Galbraith comme l’inversion de l’offre sur la demande.

10Désormais, la stratégie gagnante consiste à contrôler la distribution du produit, étape ultime de la filière. La logistique prime donc l’intérêt pour le produit, lequel en se massifiant s’est banalisé. Les objets de grande consommation, transformés en produits sensoriels magnifiés par la publicité, se diversifient, se multiplient, renforçant ainsi la politique d’expansion de l’entreprise combinatoire et sa capacité d’alliance avec des partenaires très variés, en apparence très éloignés de sa vocation première. Cette fascination pour la filière aval transparaît dans la politique suivie par exemple par la société Bouygues, N° 1 des travaux publics au plan mondial – travaillant plutôt vers l’amont de sa filière –, qui a pris le contrôle de la chaîne de télévision TF1, s’adressant ainsi, par cette voie, sans intermédiaire, au grand public.

  • 2 Baroudeur, expression utilisée par le président de la Compagnie Générale des Eaux (CGE), entreprise (...)

11– Valeurs : la fabrication (qui est souvent délocalisée) est donc moins valorisée que la commercialisation : performance, compétitivité, agressivité, sens des médias, adaptabilité, mobilité, disponibilité, autonomie, autant de valeurs nouvelles recommandées aux « baroudeurs »2 des entreprises. L’organisation du travail se fait par petites équipes autonomes qui peuvent, à n’importe quel moment, être coupées de l’ensemble parent. Le niveau de responsabilisation est élevé et les cellules relativement soudées, mais la raison d’entreprise comme la raison d’Etat exige de l’individu qu’il se sacrifie lorsque l’intérêt de l’entreprise est en jeu. La gestion du personnel, devant cette fluctuation croissante des marchés et l’automatisation des tâches techniques ne s’inspire plus, comme autrefois, de la discipline militaire et du taylorisme.

12– Communication interne : les responsables, en raison de l’instabilité des produits, doivent expliquer en permanence l’environnement et le rôle de l’entreprise et sont mis devant la nécessité d’élaborer une politique de communication, en concertation avec les différents acteurs. L’entreprise combinatoire est le plus souvent segmentée en petites unités quasi autonomes, qui peuvent, à n’importe quel moment, être extraites de l’ensemble parent. Le personnel est séparé en fractions non communicantes, de façon à pouvoir couper aisément les parties devenues non compétitives ou à les échanger dans le cadre d’accords avec d’autres partenaires. Ainsi Thomson-CGR, spécialisé dans l’imagerie médicale, apparemment florissant, fut-il sacrifié aux intérêts supérieurs du groupe Thomson, à la suite d’un accord passé sur le marché de la télévision avec General Electric.

13Cette menace permanente risquerait d’entraîner un certain découragement si elle ne s’accompagnait, en général, d’éléments plus positifs : responsabilisation des individus dans les cellules autonomes, équipes de petite taille, motivées et relativement soudées, salaires élevés et promotions rapides, en fonction des résultats obtenus.

14Des mécanismes puissants entraînent l’entreprise, des multinationales à une partie des PME, en passant par les entreprises nationales, dans des opérations spéculatives sans limites. Nous avons appelé cette nouvelle entité : l’entreprise combinatoire, en la définissant comme une entité économique dont les instances dirigeantes ont fait le choix d’une organisation en groupe de sociétés et mènent, avec une volonté délibérée, des stratégies d’expansion orientées vers le contrôle de la distribution et de la destruction des produits.

15Ce phénomène de spéculation crée ou renforce des réseaux de partenaires, en fait de véritables ethnies qui, en retour, par une série de rétroactions, l’accélèrent et le rendent violent. Des valeurs positives – l’individualité reconnue, la liberté d’expression accrue...– cachent des valeurs négatives, l’exclusion, l’acceptation du dualisme, la solidarité n’étant plus conçue que comme une chaîne à maillons détachables.

16La société combinatoire qui émerge est de moins en moins limitée par l’appareil démocratique national, lui-même conçu dans le cadre d’une économie beaucoup moins complexe. Aucune instance internationale n’est en mesure de réguler actuellement ces échanges immatériels qui s’effectuent à travers toutes les parties « utiles » du monde. Les conséquences de cette absence quasi complète de concertation supranationale se manifestent au plan social par les poches de pauvreté et de nouvelles sortes d’exclusion et par un désengagement grandissant vis-à-vis de certaines parties du tiers-monde, l’Afrique en particulier.

2. Entreprises combinatoires et réseaux de communication, une complexité croissante

17L’entreprise combinatoire, de par sa vocation même, manie l’information. Elle en vit. Elle sait la traiter avec efficacité. Sa nature décentralisée lui donne des atouts considérables pour optimiser ces traitements, si l’on en croit les théoriciens de l’information.

18Ses performances en matière de traitement de l’information sont encore accrues par les capacités de ses cellules à agir avec des réseaux multiples de partenaires qui constituent des aides précieuses pour sélectionner, au bon moment, les informations utiles.

19En retour l’entreprise combinatoire, via ses cellules, produit énormément d’informations, de plus en plus volatiles. On mesure encore mal les conséquences de ces situations de fait.

20Cette mise en réseau des appareils et cette circulation intense de messages engendrent une spirale de l’information. Le cas, souvent décrit, d’ordinateurs déclenchant les ordres de bourse, est caricatural mais bien réel et significatif.

  • 3 N° spécial, sous la direction d’Y. MIGNOT-LEFEBVRE, « Transferts des technologies de communication (...)

21La connexion entre systèmes implique des réactions en chaîne nécessairement génératrices d’information, ne serait-ce que pour signaler à leurs utilisateurs l’état des situations ; mais ceux-ci réagissant, il en résulte une instabilité générale croissante. Les informations ont une vie de plus en plus courte. Elles deviennent volatiles. Et que dire des industries de la communication qui produisent tout particulièrement, par leur organisation même et par leurs fonctions, une masse d’informations quasi impossible à interpréter ? Dans le numéro de la Revue Tiers-Monde consacré au transfert des technologies de communication3, l’on cite Alan Hancock du Conseil inter-gouvernemental du programme international pour le développement de la communication qui évoque, non sans raisons, de sévères difficultés méthodologiques à propos de l’élaboration du rapport statistique sur l’état de la communication dans le monde.

22Les méthodes statistiques couramment utilisées pour suivre une activité économique voient leurs champs d’application sérieusement réduits par l’impossibilité matérielle de saisir des données disparates et volatiles. Des recherches significatives sur les outils mathématiques capables de représenter au moins certains aspects des systèmes complexes se sont développées.

3. De la planification à la stratégie

23L’idée que le développement est planifiable était bien ancrée dans les esprits jusqu’à une époque récente. La problématique était posée en termes simples ; il s’agissait d’opérer les adéquations besoins du pays / priorités politiques / moyens techniques et financiers / ressources naturelles / éducation et ressources humaines... Il y avait une croyance très grande en la possibilité d’atteindre des objectifs pourvu que l’on s’en donne les moyens. En somme, les techniques traditionnelles de conduite d’entreprise étaient étendues à celles de la nation. La planification suppose qu’il est possible d’agir de façon volontariste – politique – sur l’orientation du développement des systèmes de production que l’on a auparavant repérés et dont on a analysé les logiques de fonctionnement. Or, nous avons vu que les systèmes de production formaient des systèmes complexes, quasi impossibles à cerner et échappant à tout contrôle.

24La planification telle qu’on l’envisageait devient un mythe.

25Les entreprises d’une certaine surface abandonnent l’idée de programme et préfèrent multiplier les mécanismes permettant de réagir aux modifications de l’environnement afin de s’adapter en permanence. Elles n’excluent pas de se fixer des objectifs, mais elles les définissent le plus largement possible, l’essentiel étant de survivre et de croître (c’est la définition de la victoire généralement admise). On préfère maintenant parler de stratégie définie comme « un ensemble coordonné d’actions concourant à la victoire » (dictionnaire Robert) plutôt que de planification.

26Stratégie et information sont indissociables. La stratégie déployée par une entreprise appelle le développement des stratégies des entreprises concurrentes. Quelles peuvent être les limites d’un tel phénomène ?

27L’économie fonctionne en intégrant des événements aléatoires.

28Les ordinateurs des grands agents de change vendant et achetant seuls les actions créent des événements aléatoires mécaniques. Les anticipations des agents, dans des actes de spéculation, sur les attitudes de leurs collègues génèrent également des événements aléatoires.

29La complexité des réseaux augmentant, les déséquilibres se répercutent de proche en proche et accroissent la fréquence et l’importance des événements aléatoires, contribuant ainsi à l’instabilité de l’économie.

30L’entreprise combinatoire, par ses structures et ses modes de fonctionnement, est en mesure de tenir compte de la conjoncture avec plus d’atouts que l’entreprise-citadelle. Face à ses concurrentes, elle tire des avantages de cette instabilité. Elle en vit. Elle est, par conséquent, elle-même facteur d’événements aléatoires. L’entreprise qui veut survivre est condamnée à devenir combinatoire.

4. La démocratie menacée

31Les entreprises combinatoires acquièrent une indépendance par rapport aux forces politiques – prises dans leur sens noble, c’est-à-dire se rapportant à des fonctions de conduite de la Cité – dans un mouvement d’une ampleur mondiale. Elles se développent en elles-mêmes et pour elles-mêmes, en se ramifiant, en s’alliant, en franchissant leur bassin d’emploi, les frontières nationales, les continents. Elles forment des réseaux inextricables. Elles sont à la fois multinationales et locales.

32Les produits sensoriels : les entreprises qui comptent dans l’économie se trouvent engagées dans cette stratégie aval où il importe non pas de répondre à des besóins exprimés par des consommateurs en fonction de leur niche écologique et de leur culture, mais de modéliser des cibles constituées d’individus bien adaptés à la consommation-destruction des produits proposés.

33Le contrôle des systèmes de distribution et des cibles qui y sont associées devient le premier enjeu de toute entreprise leader moderne. D’où cette course, on l’a vu, au contrôle des chaînes de distribution, des logistiques de diffusion et des médias. Il est éclairant d’analyser la composition des fonds propres des nouvelles chaînes de télévision commerciales et des grands hebdomadaires. La plupart des grandes entreprises combinatoires participent au capital de l’un ou l’autre de ces médias. Les produits considérés ordinairement comme essentiels sont transformés en produits sensoriels. Il ne s’agit pas de faire ici la critique de la société de consommation – de nombreux auteurs l’ont déjà analysée – mais de montrer la logique implacable qui amène cette puissante machine économique mondiale à faire n’importe quoi.

34Parallèlement d’immenses besoins essentiels ne sont pas satisfaits. Les exemples foisonnent. Les conséquences sont multiples : du simple inconfort d’un logement bâclé aux ravages biologiques que provoque la sous-alimentation.

35Deux évolutions très nettes se sont alors dessinées dans la plupart des pays de l’OCDE à l’égard des services publics et sociaux : l’une, c’est l’abandon ; l’autre, c’est la privatisation.

36L’abandon est accompagné d’un invraisemblable discours sur l’impossibilité économique « de faire mieux ». En fait, la société combinatoire privilégie les orientations favorables à la spéculation.

37La privatisation, elle, permet la spéculation et le renouveau de l’intérêt pour certains secteurs délaissés... au prix de l’abandon d’une certaine égalité entre les citoyens.

38L’absurdité de l’accumulation de produits sensoriels, renforcée par l’instabilité des situations et la volatilité des informations qui en sont les corollaires, alors que de nombreux besoins élémentaires sont ignorés, engendre une perte de sens. C’est peut-être la difficulté la plus grave que l’on vit non seulement en France et dans la plupart des pays industrialisés mais aussi et de manière encore plus aiguë dans le tiers-monde.

39La perte globale de sens renforce cette tendance de l’individu à se réfugier dans son ethnie. Le protectionnisme à craindre n’est pas celui des conditions de production mais celui des conditions d’épanouissement des esprits. Les guerres se déroulent entre systèmes fermés, entre ethnies qui se côtoient, s’ignorent puis s’affrontent.

40Le protectionnisme s’est déplacé. Hier, il était repérable aux frontières du pays. Aujourd’hui, il borde les ethnies à l’intérieur d’une même nation.

II. Les répercussions de la société combinatoire au sud ; l’éclatement du tiers-monde et des économies nationales

1. Les lignes de fracture du tiers-monde

41La société combinatoire se désintéresse du tiers-monde, excepté pour les questions de sécurité et de dette. Ce tiers-monde dont on ne parle guère, sauf quand il s’agit d’en savoir plus sur ces entreprises combinatoires asiatiques ou brésiliennes, terriblement dynamiques dans leurs interventions sur certaines chasses gardées.

42Désormais le tiers-monde se divise, dans les esprits, en trois parties. Le tiers-monde dynamique – ou nouveaux pays industriels – dont les industries savent concurrencer les nôtres et en étouffent parfois certaines complètement ; le tiers-monde de la misère et du désert technologique ; le tiers-monde du pétrole et de la rente pétrolière, si commode encore pour écouler nos produits. Une place particulière est réservée à la Chine qui, par sa démographie et ses potentialités, suscite de multiples interrogations.

  • 4 Sciences et pratique de la complexité, colloque de mai 1984, IDATE.

43En quelques années, la société combinatoire a provoqué un énorme brassage des courants d’échanges, enrichissant ici, appauvrissant là. Serge Latouche évoque, avec raison, l’affaiblissement des Etats-nations dû à la transnationalisation de l’économie et la crise de la notion même de développement conçue pour être appliquée dans un cadre national4.

44Sur 151 pays, l’OCDE qui regroupe les nations les plus riches du monde, pays ex-communistes non compris, comprend 23 membres (ils assurent les deux-tiers de la production mondiale avec seulement un sixième de la population) ; une quinzaine de pays ont un régime communiste ou post-communiste dont la comptabilité nationale est difficile à évaluer pour le moment ; 5 ou 6 pays sont réputés nouvellement industrialisés ; 2 ou 3 pays, tels que le Brésil et l’Inde présentent, par leur importance, des potentialités économiques ; une dizaine de pays ont des ressources naturelles – principalement le pétrole – en grandes quantités. Le reste, plus d’une centaine de pays auxquels on pourrait ajouter quelques pays ex-communistes, forment progressivement un désert économique.

2. L’évacuation de l’Afrique et d’une part grandissante du tiers-monde

45La société combinatoire évacue ces pays de son champ d’action. Ce n’est pas une figure de style. Nos partenaires étrangers regardent avec commisération les chiffres du commerce extérieur français sur l’Afrique : ils sont relativement importants. Facilité. Les cadres, les techniciens qui reviennent d’un pays du tiers-monde connaissent bien le petit sourire d’ironie de leur collègue, voire de leur employeur. Déqualification.

46Les dettes du tiers-monde rendent improbables de nouvelles affaires fructueuses avec les pays qui ne possèdent pas les ressources naturelles nécessaires à nos industries. Par exemple la CFAO, Compagnie française de l’Afrique occidentale, une puissante entreprise combinatoire qui assurait le commerce avec l’Afrique se retire graduellement.

  • 5 « La faillite de l’Afrique », Dynasteurs – Les Echos, déc. 1989. Ce thème a été repris par les prin (...)

47Certes le mot évacuation n’est pas employé. Il est trop dur, il appartient à la sémantique du temps de la décolonisation. Il est remplacé par « ajustement des structures », « mesures d’allégement », des termes de management moderne5.

48Le mot d’ordre de tous les hommes politiques, quand ils parlent de stratégie économique mondiale, se résume à l’idée de recentrage des exportations sur les pays développés.

49La désertification économique s’explique par de multiples facteurs : épuisement des matières premières, produits de substitution, polarisation des centres de production, sophistication des techniques de production.

50Le cas des industries nationales des appareils de communication est significatif du processus de détérioration de l’économie des biens manufacturés dans le tiers-monde. Ils prolifèrent sur toute la planète. Le poste de radio, par exemple. Pourtant la plupart des pays, notamment dans le tiers-monde, voient leurs industries dans ce secteur se réduire en valeur relative. Il est loin le temps où les ministères du plan de ces pays prévoyaient, presque systématiquement, l’implantation d’une usine de montage de postes de radio destinée à satisfaire les besoins locaux. Il suffisait de contrôler les importations, et c’était facile, parce qu’il n’existait que quelques modèles d’appareils généralement volumineux, pour imposer une fabrication locale.

51Avec les transistors, cette période s’est terminée... Aujourd’hui comment peut-on suivre, dans ces pays, l’évolution technique qui permet d’abaisser les coûts, de miniaturiser les appareils, de réduire constamment la part de la main d’œuvre et ceci dans des domaines aussi sophistiqués que la micro-informatique, le matériel télécom ou la TV haute définition ? Les entreprises des pays industrialisés, comme Thomson ou Philips, qui traditionnellement implantaient des filiales pour le montage d’appareils de radio dans les pays du tiers-monde, se retirent. Ce phénomène s’est généralisé à tous les secteurs.

52Les entreprises combinatoires mènent une stratégie aval... Une rivalité existe pour contrôler les logistiques et les médias mais il y a consensus pour se débarrasser des problèmes posés par les matières premières. La société combinatoire est une société d’information. L’exploitation des matières premières n’entre pas dans son champ d’intérêt. Les sources d’approvisionnement sont diversifiées, dispersées, concurrentes : le café, le cacao, les huiles essentielles, le bois... Il s’ensuit des prix très bas. Les cours des produits de base ont chuté en moyenne de 25 % en trois ans. Des produits de substitution aux matériaux traditionnels sont mis au point à chaque fois que cela s’avère possible : le chrome, le cuivre, le zinc, l’étain... disparaissent de notre environnement au profit des matériaux composites justement pétris d’information.

53Cette évolution signifie que la spirale de la pauvreté s’étend à la quasi-totalité des pays du tiers-monde. Ces pays sont sans ressort parce qu’ils ne possèdent pas ces ethnies d’affaires, propres aux sociétés combinatoires.

  • 6 « Les scénarios catastrophe du Quai d’Orsay pour l’Afrique », Le Canard enchaîné, 11 juillet 1990.

54Mais il y a des côtés terriblement dangereux. Des classes sociales se forment, des inégalités se creusent, de gigantesques métropoles naissent – il est courant qu’elles regroupent près de la moitié de la population d’un pays – et posent les graves problèmes que produit toute mégapole humaine. Des formes larvées de guerre civile apparaissent6.

III. Le désert technologique ; les consolations urbaines : télévisions à péage, magnétoscopes et programmes américains

1. L’absence de statistiques fiables rend nécessaires des études de terrain

55Cette mise à l’écart économique se double bien évidemment d’une mise à l’écart technologique. Elle est récente : où sont les équivalents de la période 1965-75 où des projets grandioses de télévision éducative devaient permettre de scolariser les enfants africains ?

56Comment par ailleurs, actuellement, peut-on connaître le nombre et la nature des équipements de communication avec des frontières d’une porosité grandissante où software et hardware circulent sans laisser de trace ?

  • 7 Op. cit., note (3).

57Les travaux déjà cités du N° spécial de la Revue Tiers-Monde sur « Transferts des technologies de communication et développement »7 se poursuivent’ actuellement à travers une double approche :

  • Une étude statistique, portant sur l’état de la communication dans 22 pays, afin de dégager quelques indicateurs pertinents concernant le développement des matériels et logiciels en liaison avec des indicateurs plus généraux (éducation, emploi, économie, démographie).
  • Des études plus qualitatives, portant sur des pays sélectionnés en fonction d’un certain nombre de critères et notamment de certaines formes de créativité dans le domaine de l’information et de leur niveau d’intégration à l’économie générale, à partir d’enquêtes sur le terrain.

58Les statistiques disponibles sur les technologies d’information sont extrêmement disparates, voire lacunaires, sauf en ce qui concerne les gros équipements le plus souvent concentrés dans la capitale et acquis par l’Etat. Elles témoignent, au moins pour l’Afrique, d’une stagnation relative du parc télécom correspondant au redéploiement sur l’Europe des entreprises combinatoires ; ce sous-équipement en transmissions est un véritable cercle vicieux : comment faire des affaires avec un téléphone perturbé, des télex insuffisants et des spots publicitaires télévisés qui touchent moins d’un consommateur sur 1 000 ? Le travail informel, s’appuyant sur des réseaux traditionnels éprouvés, peut s’en accommoder à court terme mais au prix d’une certaine stagnation.

  • 8 Les statistiques concernant les télévisions africaines proviennent principalement : du répertoire d (...)

59Pour le parc des téléviseurs, magnétoscopes et radiocassettes, dont la plupart ne transitent pas par les douanes, les évaluations annuelles de I’UNESC08 fournissent au plus un ordre de grandeur, une échelle mobile permettant avec beaucoup de précautions de comparer les pays entre eux. Les données sur le petit équipement informatique manquent cruellement pour les mêmes raisons.

60Cependant, les données en analyse dynamique sur plusieurs années sont suffisantes pour révéler le fantastique écart qui se creuse entre les pays de l’OCDE, les nouveaux pays industriels, d’une part, et une centaine de pays progressivement abandonnés à leurs seules ressources et recevant, faute de mieux, les miettes télévisuelles des programmes satellites du Nord ou d’un puissant voisin ; comme un contact ténu venu d’une autre galaxie.

2. Les télévisions nationales d’Afrique francophone face à la concurrence combinatoire ou la logique d’état mise en échec

61Pour illustrer les difficultés d’un développement autonome au niveau national ou local, je prendrai le cas des télévisions nationales africaines et de leur progressive déshérence interne accentuée par le contact avec les réseaux satellites internationaux puissants et par la menace prochaine de leur mise en concurrence avec les toutes nouvelles TV à péage lancées par des entreprises combinatoires.

62Des trois fonctions attribuées à une télévision nationale selon la tradition de la BBC, informer, distraire, éduquer, les premières télévisions africaines (Nigéria créée en 1959 ; Congo, 1962 ; Côte d’Ivoire et Gabon 1963) en avaient surtout retenu une, l’éducation et l’éducation pour le développement. Cette aspiration était en tous points conforme à l’idéologie de la première décennie de développement lancée par les Nations-Unies après les Indépendances, l’école étant la première étape dans la course au rattrapage des pays riches. Des projets importants et spécifiques de télévision éducative furent lancés dans plusieurs pays du tiers-monde, en particulier en Afrique francophone, afin de scolariser l’ensemble des enfants et de résorber l’analphabétisme des adultes ; TV Niger, TV Bouaké, TV Sénégal, enfin, qui ne put dépasser la phase expérimentale.

63Ces projets, conduits avec des financements bilatéraux et multilatéraux considérables et une assistance technique nombreuse, s’adressaient, potentiellement au moins, à l’ensemble des jeunes ou des analphabètes d’un pays. Les infrastructures considérables de transmission qui ont été nécessaires à leur implantation font désormais partie du patrimoine de la nation et ont été récupérées par la télévision nationale montée parallèlement en puissance . Après une phase consacrée à des essais de production nationale, la nouvelle télévision devait se résoudre à plus de réalisme : si l’on ne peut créer, faute de moyens, des programmes originaux pourquoi ne pas accepter les émissions voire les programmations complètes qu’offrent les anciennes métropoles et les différents centres culturels, ainsi que les feuilletons américains hors d’âge fournis gratuitement ou à des tarifs extrêmement bas ?

64D’après les données disponibles pour 6 pays le pourcentage de programmes importés excède 50 % dans 4 pays : le Kenya, le Sénégal, l’Ouganda, le Zimbabwé, la Côte d’Ivoire, dépasse les 50 % pour le prime time ainsi que les autres pays précédemment cités à l’exception du Kenya où les programmes nationaux connaissent une légère remontée. Exception de taille, le Nigéria dont les programmes étrangers n’excèdent pas 31 % pour l’ensemble et 21 % en prime time.

  • 9 TAPIO V., International flow of television programmes, Paris, UNESCO, 1985.

65Les sources d’images utilisées globalement en Afrique proviennent, par ordre d’importance, des Etats-Unis (47 %), de Grande Bretagne (25 %), des agences internationales d’images (15 %), de France et d’Allemagne (4 % chaque), des pays du Golfe (1 %) et enfin de divers pays (3 %)9.

66La fonction éduquer ayant trente ans après les indépendances été progressivement abandonnée, la fonction distraire étant prise en charge presque totalement par les programmations étrangères, il reste la fonction informer. La plupart des équipes de télévision y accordent beaucoup de soin mais, là encore, les obstacles sont nombreux. Les journalistes sont soumis au contrôle permanent des pouvoirs publics voire de la Présidence quant au contenu politique et les reportages sur le terrain se font de plus en plus rares, faute de moyens. D’après des observations répétées faites à l’occasion de missions dans plusieurs pays africains francophones et anglophones, trop souvent les informations nationales se limitent aux allocutions interminables du chef de l’Etat et plus rarement de ministres en visite à l’intérieur ou à l’étranger, suivies de danses, musique et autres festivités. Le folklore national est également mis à contribution mais il n’est pas inépuisable et enthousiasme peu la jeunesse. Les grands moments du sport national et panafricain, bien que de plus en plus concurrencés par l’impact des événements internationaux tels que le Mundiale contribuent, filmés en direct, à combler le quota de la programmation nationale.

  • 10 « Comment faire face aux conséquences indésirables des transferts de technologie de communication : (...)

67La désaffection de la population pour la télévision gouvernementale s’est exprimée sans bruit et sans traces par l’achat massif de magnétoscopes dont la plupart ont franchi les frontières ainsi que les cassettes enregistrées les accompagnant de manière clandestine. La concurrence inavouée entre la télévision nationale et les feuilletons américains des vidéocassettes n’a pas, en général, profité à l’expression de l’identité nationale, bien au contraire, comme en témoigne l’expérience du Nigéria, l’un des mieux placés pourtant pour la production des programmes nationaux, et qui, seul pour l’instant en Afrique, a développé un réseau de télévisions privées10.

68Cette ruée toute relative eut du moins le mérite de réveiller un peu les télévisions nationales endormies. Elle révéla surtout l’existence d’un marché potentiel pour d’autres chaînes plus conformes au goût du temps, ouvertes sur le monde et comprenant, pourquoi pas, des programmes éducatifs pour les enfants. Les déjà vieilles télévisions de certains pays soigneusement ciblés vont désormais entrer dans une zone de turbulences où elles risquent de perdre les maigres ressources publicitaires qui assurent actuellement leur survie. Peu de citoyens auront cependant le privilège d’arbitrer par le zapping entre les programmes, car ces nouvelles chaînes privées seront cryptées et il en coûtera au moins 100 F par mois pour pouvoir les regarder.

3. Satellites, télévisions à péage et entreprises combinatoires

69Le paysage audiovisuel de l’Afrique, comme son économie, a été ainsi laissé en déshérence, les anciennes métropoles continuant leurs perfusions d’émissions sous forme de cassettes envoyées par avion.

70Un programme de production harmonisée fut tenté par l’ACCT pour les pays francophones à partir de 1974 ; la règle du jeu était simple : chaque télévision devait produire une émission sur un sujet choisi en commun, l’expédier aux participants et recevoir gratuitement les autres émissions du programme. Le but explicite de l’opération est de permettre l’expression des identités culturelles mais le choix des sujets, volontairement intemporel pour éviter tout conflit politique, a rendu cette opération plus formelle qu’efficace : l’homme et l’outil, chronique d’un village, un produit national agricole, un produit national industriel, récit d’un voyage, un instrument de musique, un portrait, une manifestation populaire, l’Homme et la nature, se nourrir dans un pays et enfin, pour 1989, l’artisanat, autant d’exercices de style qui, à raison de 26 minutes par an et par TV, ne permettent guère de résoudre le problème de la libre création africaine.

71Parallèlement se déroulent de grandes manœuvres liées au contrôle de l’espace satellite, où les stratégies des entreprises combinatoires se profilent nettement et où progressivement les Etats africains se voient progressivement dépossédés de toute maîtrise de leur territoire de communication . Les entreprises de plusieurs pays sont sur les rangs et prennent pied par différents procédés en Afrique. Les Japonais ont remporté le projet de la nouvelle Maison de la radio et de la télévision au Sénégal et espèrent équiper en télécommunications plusieurs autres pays. Les Américains ont étendu au continent le réseau spécialisé Worldnet mis en place par l’Agence d’information des Etats-Unis pour l’Europe. Depuis le 20 août 1987, Abidjan, Brazzaville, Lagos et Libreville reçoivent en anglais cette « Voix de l’Amérique » en images. Un programme en français est en cours : information, sport, art, cinéma.

72La France n’est pas non plus restée inactive et Canal France International qui émet sur le canal du satellite Intelsat AF11 réservé depuis août 1987 couvre potentiellement la quasi totalité de l’Afrique. Il diffuse quatre heures d’émissions, conditionnées en modules, insérables directement dans la programmation des télévisions nationales, soit 1400 heures par an. Finies les cassettes d’actualité qui arrivaient après le Journal du soir. Mais la dépendance reste la même et l’efficacité du système tend même à l’accentuer.

73Par ailleurs, deux projets de télévision à péage, également sur satellite, se sont livrés une guerre de simulation pour la conquête de l’Afrique francophone afin tout simplement d’occuper le terrain en attendant le temps de développer des activités plus lucratives.

  • 11 « Ces images qui viendront d’ailleurs », Jeune Afrique, n° 1457, 7 déc. 1988.

74« 2M », télévision privée du Maroc, née il y a un an rassemble au sein de la SOREAD (Société d’étude et de réalisation audiovisuelle) des intérêts privés marocains (66,5 %) dont 31,5 % pour l’Omnium Nord-Africain le plus puissant groupe privé du Maroc. Divers capitaux étrangers (18 %) se regroupent autour de TF1 (TFI 1,8 % ; Francis Bouygues et Robert Maxwell, 5 % chacun) et de Vidéotron, le géant canadien qui détient 15 % des parts et qui va prendre en charge l’installation et la gestion du parc de décodeurs, 0,5 % seulement pour la SOFIRAD en désengagement11. Rappelons que Bouygues construit par ailleurs au Maroc la très grande et très contestée mosquée de Casablanca, la Bibliothèque coranique, l’aéroport d’Agadir...

75TF1 et la SOREAD souhaitent faire une chaîne à l’américaine avec deux grands films par jour, du sport et des variétés. La matinée en clair comporte des services pratiques en langue arabe et TF1 doit fournir 3 heures par jour de programmes soit 1000 heures par an.

  • 12 DAFSA, Les liaisons financières en France, 1989.

76Le deuxième projet émane de Canal Plus, chaîne à péage qui connaît un vif succès en France, dont le capital est le suivant : Havas 24,7 % ; Compagnie Générale des eaux 21,3 % ; L’Oréal 6,1 % ; Caisse des Dépôts 6 % ; Groupe CCF 5,2 %. Geneval 5,9 %12. Canal Afrique, devenu Canal Horizons, est également un projet de télévision payante calqué sur le prototype français et qui se propose, au moins dans un premier temps, d’effectuer essentiellement le déport des programmes français. Le capital de Canal Horizons est composé de Canal Plus et d’une importante participation, 34 %, de la SOFIRAD, société de droit privé qui gère les intérêts de l’Etat français dans le secteur audiovisuel et dont le PDG Hervé Bourges, un ancien de TF1, est également président de Canal Horizons.

77Dans les deux projets l’on se prémunit de toutes les manières contre l’accusation possible de résurgence du vieil impérialisme ou d’une forme subtile de colonialisme électronique. Les projets doivent être financés majoritairement par les pays demandeurs. Les identités nationales et culturelles seront respectées et auront droit à l’expression, mais dès que les nouvelles chaînes feront des bénéfices. Les vieilles télévisions nationales garderont le monopole des informations. Pour les Etats, c’est la stratégie du moindre mal par rapport aux satellites sauvages qui vont se multiplier et qui risquent de diffuser sans ménagement des nouvelles inopportunes. C’est aussi la possibilité de satisfaire à moindre coût la demande d’images de qualité faite principalement par l’élite de la capitale. Elite de l’élite, car seules les catégories les plus élevées de la population reçoivent la télévision actuelle en couleur ou, le plus souvent encore, en noir et blanc.

  • 13 Le Monde, 20/4/90 et Multiplex, n° 43, mai 90.

78A l’heure où nous revoyons ce texte, en mars 1991, la situation des deux projets en est au point suivant : 2M, la chaîne marocaine dont la société financière émet depuis le 4 mars 1989 mais n’a pu comme elle le souhaitait essaimer vers d’autres pays africains. Par contre, elle a préparé des packages d’émissions en arabe pour les immigrés du nord de la France diffusés par Région Câble, filiale de la Compagnie Générale des Eaux (qui a des parts, rappelons le, dans la société concurrente Canal Plus)13.

79Canal Horizons, dirigée par un économiste tunisien Serge Haddad, et puissamment aidée par la SOFIRAD, vient de résoudre le problème qui a empêché son rival au moins pour l’instant d’occuper l’espace africain : il partage avec le programme public de Canal France international le même canal satellite d’Intelsat. Les premières diffusions, qui devaient commencer au début 1991, ont été reportées en raison de la guerre du Golfe. Le Sénégal puis le Gabon et la Tunisie attendront jusqu’à l’été 1991 et la Côte d’Ivoire jusqu’au début 1992. Des négociations sont en cours avec l’Algérie, le Cameroun et l’Egypte.

80Les promoteurs de Canal Horizons estiment pouvoir toucher d’ici cinq ans 100 000 foyers en Tunisie, 20 000 à Dakar, 15 000 à Libreville. Ils estiment que l’argent public et la publicité ne suffisent pas pour financer la création et que seule une chaîne payante est capable de générer des ressources nouvelles pour la production audiovisuelle au Maghreb et en Afrique.

81Pour l’instant, le projet 2M est mis en sommeil sur l’Afrique subsahélienne car il n’y aurait pas de place pour deux chaînes payantes, compte tenu de l’exiguïté du marché ou plus exactement pour un marché à naître. Mais de nombreux rebondissements restent possibles en fonction des premiers résultats du projet. L’important semble bien plus d’occuper la place que la rentabilité à court terme qui est d’ailleurs pratiquement exclue. Les premiers bénéfices en 1996 serviront-ils à alimenter les productions nationales ? Là n’est peut-être déjà plus la question . Elle est sans doute ailleurs, dans cette mise en tutelle de l’audiovisuel non par la force mais par la séduction et l’hédonisme ? L’entreprise combinatoire ne menace pas, elle est proche du terrain, elle reconnaît les aspirations, les identités culturelles et nationales, elle les assimile et travaille avec elles. Les gens ont droit au désir, à tous les désirs, et de ce morcellement, de cette immense mosaïque transnationale, l’entreprise combinatoire tire sa puissance d’action.

Conclusion

82Les choix et les contraintes des entreprises combinatoires actuelles tendent ainsi à les éloigner dangereusement du contrat social qui fonde toute démocratie politique, garantissant l’égalité des droits et la reconnaissance du premier d’entre eux, le droit au travail. La société duale, permettant de gérer plusieurs types de citoyens ayant des droits et des devoirs différents, s’est déjà mise en place et fonctionne progressivement, à l’instar du tiers-monde qui la connait depuis longtemps.

83Dans les pays où elle existe, le danger de voir se creuser le fossé entre démocratie formelle et activités économiques est de deux ordres :

  • La faible régulation par le politique de l’économique entraîne une accélération de sa croissance selon ses objectifs propres, amplifiant ainsi ses conséquences sociales.
  • Le politique lui-même risque, à terme, d’être investi par la logique des entreprises combinatoires et de ne plus pouvoir jouer le nécessaire rôle d’arbitrage qui lui incombe traditionnellement. Les institutions ne serviraient plus alors qu’à faire l’accompagnement social nécessaire pour éviter l’affrontement entre « gagneurs » et « sécurisés », d’un côté, et « précaires » et « exclus », de l’autre.

84Ainsi, en dix ans, la problématique des transferts de technologie s’est profondément modifiée . Le nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC), promu par les pays non alignés puis l’UNESCO avec la commission Mc Bride qui mettait au premier rang des préoccupations le rééquilibrage des flux d’information et des technologies du Nord et du Sud, est complètement passé à la trappe sous la pression des Etats-Unis et de la Grande Bretagne et la vague du libéralisme triomphant.

85La politique menée en Afrique reflète parfaitement cette évolution des idéologies et apparaît imprégnée, y compris dans les interventions des Etats qui se distinguent de moins en moins de celles du secteur privé, d’un solide pragmatisme visant à s’assurer le contrôle des espaces satellites, même s’il faut pendant un moment l’occuper à perte. L’Afrique n’est pas abandonnée, mais elle n’est plus prise en compte globalement, uniquement dans ses parties utiles, rentables, au moins à terme. L’archipel ténu des riches en médias s’enrichit de nouvelles sources d’information, les pauvres eux devront se contenter de la radio et, dans le meilleur des cas, de la télévision nationale encore appauvrie par le siphonage publicitaire des chaînes payantes par satellite.

86Dans cette économie d’enclaves, que valent les promesses relatives à l’identité culturelle et à la promotion de la production nationale ? Elles sont clairement indexées aux lois du marché. Dans un nombre croissant de pays des tiers-mondes, l’Etat en perte flagrante de légitimité, et souvent privé de l’essentiel de ses fonctions économiques, qui sont prises en charge directement par les organisations internationales, n’est plus en mesure de jouer son rôle d’arbitrage ni, même à terme, de représentation. Cette déchéance de l’Etat est annonciatrice de crises graves, déjà amorcées sur le continent africain.

Bibliographie

Bibliographie sommaire

Les travaux qui traitent des entreprises combinatoires et de leur emprise sur les sociétés, au nord comme au sud, sont encore discrets. Ils n’abordent, le plus souvent, que l’un de ses aspects. Citons notamment :

– BRESSANT A. et DISTLER C., Le prochain monde, Paris, collection Odyssée, le

Seuil, 1985.

– BEAUD M., Le système national mondial hiérarchisé, Agalma La Découverte, Paris, 1988.

– « Qui possède les 200 premières entreprises françaises ? », Sciences et Vie, juil.–

août 1987.

– Tableaux de l’économie française 87, Paris, INSEE, 1988.

– LEFEBVRE F., Mémento pratique, Paris, éditions Francis Lefebvre, 1986.

– BOSTON CONSULTING GROUP, Les mécanismes fondamentaux de la compétitivité, Paris, éditions Hommes et techniques, 1980.

– GOLDFINGER C., La géofinance, Paris, le Seuil, 1986.

– LATOUCHE S., L’occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, 1989.

– CROZIER M., Etat modeste, Etat moderne, Paris, Fayard, 1987.

– HUYGHE F., La soft idéologie, Paris, Laffont, 1987.

– FINKIELKRAUT A., La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987.

– GUATTARI F., Les années d’hiver, Paris, Barrault, 1987.

– IDATE, « Sciences et pratiques de la complexité », colloque de mai 1984.

Notes

1 MIGNOT-LEFEBVRE, Y., LEFEBVRE, M., La société combinatoire, réseaux et pouvoirs dans une société en mutation, Paris, l’Harmattan, 1989, 241 p.

2 Baroudeur, expression utilisée par le président de la Compagnie Générale des Eaux (CGE), entreprise typiquement combinatoire, pour illustrer le profil des cadres supérieurs qu’il désirerait recruter (intervention à l’école des Mines, 1988).

3 N° spécial, sous la direction d’Y. MIGNOT-LEFEBVRE, « Transferts des technologies de communication et développement », Revue Tiers-Monde n° 111, juil.– sept. 1987, 269 p., article sur « Les Etats, les cultures nationales et régionales face aux systèmes complexes d’information et de communication ».

4 Sciences et pratique de la complexité, colloque de mai 1984, IDATE.

5 « La faillite de l’Afrique », Dynasteurs – Les Echos, déc. 1989. Ce thème a été repris par les principaux hebdomadaires dont L’Express « Afrique, le naufrage d’un continent » 20-26 avril 1990, qui a accompagné cette parution d’un colloque sur l’avenir de l’Afrique. Le Monde a également publié du 29 mai au 30 juin 1990 une série de 9 articles « Plaies d’Afrique ».

6 « Les scénarios catastrophe du Quai d’Orsay pour l’Afrique », Le Canard enchaîné, 11 juillet 1990.

7 Op. cit., note (3).

8 Les statistiques concernant les télévisions africaines proviennent principalement : du répertoire de l’information en Afrique et dans l’Océan Indien, RFI, 1989 ; du World communication report, UNESCO, 1989 ; des annuaires de l’UNESCO de 1985 à 1989 ; du supplément de Jeune Afrique n° 1513 du 1/1/90 « Les paris de la télévision africaine » ; du dossier de Sonovision « télévisions et satellites, l’Afrique convoitée » n° 323, fév. 1989 ; de la revue Multiplex éditée par RFI, notamment le N° 43, mai 1990.

9 TAPIO V., International flow of television programmes, Paris, UNESCO, 1985.

10 « Comment faire face aux conséquences indésirables des transferts de technologie de communication : le cas du Nigéria » in supplément au N°spécial de la Revue tiers-monde, Effets des technologies de communication sur les identités culturelles, SFSIC-CECOD, mai 1988 ; cf. également Tiers-Mondes : transferts de technologies et pratiques sociales et culturelles, SFSIC-CECOD, avril 1986.

11 « Ces images qui viendront d’ailleurs », Jeune Afrique, n° 1457, 7 déc. 1988.

12 DAFSA, Les liaisons financières en France, 1989.

13 Le Monde, 20/4/90 et Multiplex, n° 43, mai 90.

Auteur

CECOD-IEDES, Université de Paris I, et CNRS.

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