Version classiqueVersion mobile

Nouveaux partis, nouveaux enjeux

 | 
Françoise Dreyfus

L’institutionnalisation des partis politiques en Europe occidentale de la fin du XIXe siècle à 1914

Yves Thomas

Texte intégral

1L’institutionnalisation des partis politiques peut être définie à un double point de vue. Elle consiste d’un côté en un changement de nature de l’organisation, qui passe d’un stade où les rapports personnels prévalent – il est souvent marqué par la domination des notables et le clientélisme – à un autre où les structures sont formalisées et où le fonctionnement du parti est régi par des procédures précises. D’un autre côté l’institutionnalisation se manifeste par la différenciation géographique et fonctionnelle des instances, qui se multiplient en conséquence.

2Moins bien lotie que les systèmes de partis l’institutionnalisation ainsi définie n’a guère fait l’objet d’études comparatives. On reste encore largement tributaire des analyses vigoureuses mais sans doute trop systématiques au goût de l’historien de Maurice Duverger dans son livre sur les partis politiques. Il faut dire, à la décharge des comparatistes, que la tâche est délicate, car l’historiographie est assez réduite et très inégale dans ce domaine. On ne dispose ainsi que d’une seule monographie d’ensemble sur un État européen, celle de Thomas Nipperdey sur l’Allemagne (Die Organisation der deutschen Parteien vor 1918, Düsseldorf, 1961) et encore sa démarche n’est-elle pas proprement comparative. Une synthèse sur le sujet ne peut donc avoir aujourd’hui que l’allure d’un patchwork, beaucoup de lacunes restant à combler.

3Nous limiterons à peu près notre étude à ce qu’on peut appeler l’institutionnalisation interne des partis, qui découle des statuts votés par les congrès de fondation, constamment remis sur le métier à cette époque – nous y ferons référence à diverses reprises par la suite –, mais plus encore peut-être des pratiques non prévues par les statuts. L’institutionnalisation interne s’inscrit naturellement dans le cadre de la législation sur les associations politiques, qu’on nommera leur institutionnalisation externe. Il suffira de rappeler ici qu’aucune contrainte légale ne pèse sur les partis anglais tandis que les partis français, longtemps mal vus du législateur, vont s’épanouir dans le cadre de la loi de 1901 sur les associations. A l’opposé, les régimes politiques peu libéraux d’Italie et surtout d’Allemagne ont freiné la structuration des organisations politiques, soit à titre général en Allemagne avec une législation très différente d’un état fédéré à l’autre, assez libérale dans le sud et répressive au contraire en Prusse, la libéralisation générale n’étant acquise qu’en 1899 ; soit à titre spécial, en particulier les législations antisocialistes qui ont frappé le parti social-démocrate sous Bismarck jusqu’à la fin des années 1880 et le parti socialiste italien dans les années qui ont suivi sa création, c’est-à-dire au début des années 1890. Notre étude étant centrée sur la phase de maturation partisane, seul moment où la comparaison est pertinente, nous négligerons délibérément les dispositions prises par les partis, notamment par la Social-démocratie allemande, pour tourner ces contraintes temporaires.

4Nous considérerons comme parti politique de type moderne l’organisation qui s’insère pratiquement dans le régime représentatif. A ce titre le parti doit être distingué non seulement des groupes de pression en voie de formation à cette époque mais surtout des organisations politiques qui n’entrent pas dans le jeu représentatif et qu’on appelle, de façon générale, des ligues. En revanche, peu importe que le parti conteste les fondements du régime politique et tienne un discours révolutionnaire en prétendant chercher à lui substituer une autre forme de régime (c’est le cas notamment des partis d’inspiration républicaine en Italie) voire à renverser l’ordre social, comme les partis socialistes. On ne saurait trop se méfier, à ce propos, du discours que ces partis tiennent sur eux-mêmes.

5Cette étude est limitée à quatre pays d’Europe occidentale et aux seules organisations qui peuvent prétendre à la qualité de parti avant la guerre, même si, comme on le verra, leur degré d’institutionnalisation est très inégal : les partis Conservateur, Libéral et Travailliste en Angleterre ; le Parti social-démocrate (SPD), le Parti libéral-national (PLN) et le Centre catholique (Zentrum) en Allemagne ; le Parti radical et la SFIO en France ; enfin le Parti socialiste (PSI) en Italie. Si on peut attribuer une date de fondation précise aux partis français et italien (le PSI est créé en 1892) il est, en revanche, arbitraire de le faire pour les partis anglais et allemands, qui ont subi une lente métamorphose durant plusieurs décennies avant de parvenir à maturité vers la fin du XIXe siècle. En tout état de cause il faut remarquer d’emblée que l’institutionnalisation de tous ces partis s’est accomplie en un laps de temps assez bref, allant en gros du milieu des années 1880 au début du XXe siècle. Autrement dit, contrairement à une idée reçue l’institutionnalisation des partis anglais et moins encore du SPD – longtemps obérée, on l’a dit, par une législation hostile – n’est pas sensiblement antérieure à celle des autres partis.

6Nous partirons de l’hypothèse communément admise que les partis modernes sont nés du double processus de formation de groupes partisans dans les parlements et d’associations politiques locales, mais nous lui donnerons un tour systématique. On posera, en effet, que ces deux sortes d’instances constituent les éléments essentiels de l’organisation partisane, ce qu’on peut appeler sa structure bipolaire, qui recouvre la distinction anglaise entre parti au Parlement et parti dans le pays. Le parti moderne, à vrai dire, naît de leur conjonction. A ce propos il faut se garder du discours de certains partis de gauche (la SFIO surtout) qui ne reconnaît au groupe parlementaire qu’une place marginale dans l’organisation. Cette structure bipolaire s’est imposée pour répondre au défi du régime représentatif et à l’élargissement progressif du corps électoral (on rappelle que seules à cette époque la France et l’Allemagne connaissent le suffrage universel masculin), mais plus encore, on le verra, à la concurrence des autres organisations dans la bataille électorale.

7Après avoir étudié le processus d’institutionnalisation de ce binôme nous verrons comment les autres instances du parti, l’organe représentatif et l’exécutif au centre et les relais régionaux, ont pour fonction d’assurer la cohésion de cette structure et donc l’unité du parti, sans préjudice de l’aspiration fréquente à l’autonomie tant des parlementaires que des associations locales. Trois points d’importance déterminante pour l’institutionnalisation des partis doivent enfin être soulignés : la prégnance du modèle parlementaire, avec la distinction entre instance délibérative et instance exécutive, responsable devant la première ; l’impact du modèle territorial de chaque état sur la configuration géographique des partis, le fédéralisme allemand s’opposant à la centralisation des autres états ; enfin, l’influence du système social, avec le passage progressif et plus ou moins abouti au tournant du siècle d’une société de notables à une société relativement égalitaire, le parti fermé se transformant corrélativement en une organisation ouverte, dont le fonctionnement n’est pas pour autant toujours démocratique

I) Une structure bipolaire : organisation locale et groupe parlementaire

8L’institutionnalisation d’un parti suppose la conjonction d’une organisation locale ramifiée et d’un groupe parlementaire cohérent.

A) L’organisation locale de parti

9Les organisations locales de partis naissent soit d’initiatives purement autonomes soit sous l’impulsion de l’organisation centrale, qui confie ensuite cette fonction de catalyseur des énergies locales aux organisations régionales au fur et à mesure de leur création.

1) La genèse de l’organisation locale

10L’organisation partisane locale naît d’un double processus de spécialisation fonctionnelle et de structuration en réseau géographique.

a) La spécialisation fonctionnelle

11Tandis que certaines organisations se sont cantonnées d’emblée dans l’activité politique, d’autres sont l’aboutissement d’un processus de spécialisation fonctionnelle, plus ou moins achevé au tournant du siècle. Le premier cas de figure se rencontre au SPD et à la SFIO tandis que chez les Conservateurs et les Libéraux anglais les comités de parti résultent de la mutation des sociétés d’enregistrement des électeurs en instruments de conquête des sièges. Toutefois ces deux derniers partis ont jugé utile de doubler l’organisation politique proprement dite de clubs ouvriers, qui sous l’aspect de cercles de sociabilité constituent des vecteurs d’acculturation politique. Ces clubs sont directement créés par l’organisation partisane à moins que des clubs préexistants ne s’affilient à elle.

12Sur le continent l’organisation partisane locale est souvent née de groupes de sociabilité qui ont joué un rôle politique avant de se transformer peu à peu en associations proprement politiques. Le meilleur exemple en est le cercle de sociabilité populaire du Midi de la France, qui, en prenant une couleur politique républicaine, va exercer une fonction de mobilisation électorale, d’abord au profit du courant « républicain » puis des radicaux, qui émergent eux-mêmes de la nébuleuse républicaine. Quand apparaît le Parti Radical la plupart des organisations locales qui s’y affilient sont déjà spécifiquement politiques et reçoivent l’appellation générique de « comité » (avec nombre de qualificatifs dont les plus fréquents sont ceux de radical et de radical-socialiste) : c’est le cas de 72 % des organisations locales en 1904. Mais il existe encore, surtout dans le Midi, beaucoup de « cercles » traditionnels, qui outre leurs fonctions politiques en exercent nombre d’autres, surtout récréatives, ce qui a une incidence notable sur leur fonctionnement. En effet, tandis que les comités politiques n’ont souvent guère d’activité qu’en période électorale, les cercles animent continûment la vie locale. L’Italie connaît un processus analogue, ce qui permet, peut-être de parler d’un modèle méditerranéen. L’organisation locale du PSI n’est, à vrai dire, que l’une des composantes, la moins dynamique, d’une nébuleuse socialiste, illustrée surtout par les coopératives et les syndicats, notamment ceux d’ouvriers agricoles. Même si le nombre des sections politiques locales augmente régulièrement, passant d’environ 200 à l’origine en 1892 à plus de 1 000 en 1902, les autres associations « socialistes » n’en continuent pas moins à jouer un rôle politique important, en participant, par exemple, à la désignation des candidats aux élections. En Allemagne, le Zentrum, parti fort peu institutionnalisé, s’appuie entièrement sur un réseau d’organisations catholiques. De la même façon, le Labour vit longtemps sur ses réserves syndicales, puisque, à la veille de la guerre, il n’a encore créé que quelques dizaines d’organisations locales.

b) La structuration en réseau géographique

13La constitution d’un réseau géographique cohérent de comités est un bon indice d’institutionnalisation des partis. L’organisation locale du Parti Radical voit coexister dans une même circonscription électorale toute une gamme de comités, qui diffèrent à la fois par leur origine, leur nature, leur mode d’implantation et leur taille, mais qui ont en commun d’être largement autonomes, en particulier pour fixer leurs statuts. La SFIO, à l’opposé, établit un maillage homogène de sections au statut uniforme, créées au niveau de la commune. Quand elles sont trop riches de militants elles engendrent elles-mêmes des groupes locaux, les véritables lieux de l’activité partisane quotidienne. Les partis anglais, le PLN et le SPD connaissent une différenciation géographique analogue, avec le niveau élémentaire du village ou du quartier de ville au dessous de l’organisation de circonscription. Les partis de tradition libérale, toutefois, laissent plus de liberté à leurs comités locaux que les partis socialistes pour établir leurs statuts. Mais toujours l’organisation locale s’inscrit, d’une façon ou d’une autre, dans le cadre de la circonscription électorale.

2) Le statut de l’adhérent

14La notion d’adhérent est plus ou moins rigoureuse selon le degré d’institutionnalisation des partis. Dans les partis peu institutionnalisés l’adhésion est en général indirecte. Au Parti Radical elle n’est définie que dans le cadre des comités locaux et seuls les élus adhèrent à l’organisation nationale à titre individuel. Le cercle républicain a l’aspect d’un réseau amical assez fermé tandis que le comité politique est plus ouvert aux électeurs – il l’est parfois même aux femmes, surtout en ville – tout en instituant dans certaines localités une cotisation, l’un des critères de l’organisation partisane moderne. Mais, selon Gérard Baal, quand on crée une association radicale, en règle générale, « il s’agit moins de l’ouverture d’un « bureau de recrutement » d’un parti que de la mobilisation d’un réseau d’amitiés ». L’organisation centrale ne connaît pas nominalement les membres du parti ni même leur nombre. On a certes songé dès 1901 à établir une carte nationale d’adhérent, mais si le congrès de 1911 en vote le principe rien ne sera réalisé avant 1920. Le PSI a connu dans les premiers temps un système analogue d’adhésion indirecte. C’est en 1895 qu’est instituée l’adhésion directe au parti national. Le Labour représente un cas limite puisque, mis à part les élus, il ignore à proprement parler la notion d’adhérent individuel au parti. De même le Zentrum ne recrute pas d’adhérents de base mais trouve un vivier de cadres dans une organisation de masse parallèle, l’Association populaire pour l’Allemagne catholique, fondée en 1890.

15Dans son recrutement l’organisation locale peut, selon le cas, se montrer élitiste ou ouverte. Les comités du PLN comme ceux du Zentrum restent longtemps des associations de notables cooptées et dépourvues de troupes. Cette conception prédominait à l’origine dans les partis anglais. Mais sous la pression de la concurrence électorale, la plupart des partis s’ouvrent dès la fin du XIXe siècle à l’ensemble de leurs électeurs, au point que l’opposition entre partis de cadres et partis de masses perd alors sa pertinence, même si les notables continuent souvent de dominer les associations élitistes à l’origine. Le PLN lui-même, sous la pression des Jeunes Libéraux, ratifie dans ses statuts de 1905 cette nouvelle conception de l’adhérent, et en 1912 il n’englobe pas moins de 11 % de son électorat : on est bien loin du parti de cadres.

16Parmi les membres d’un parti on distingue divers degrés d’engagement dans la vie de l’organisation. L’engagement minimum se manifeste en général par le versement d’une cotisation. Les statuts-types établis par l’Union Nationale tory pour les comités locaux prévoient une modeste cotisation d’un shilling. Chez les Libéraux anglais la cotisation, fixée par les statuts des associations locales, quoique minime, conditionne la participation à leurs activités, notamment l’élection des dirigeants et de délégués aux échelons supérieurs. Une cotisation est également prévue par nombre d’associations du PLN. L’institution de cette modeste contribution financière dans ces partis fondés par des notables est d’autant plus significative qu’on n’y voit pas d’abord un moyen de financer le parti. L’adhésion entraîne souvent, en outre, l’engagement moral de souscrire au programme du parti, engagement sanctionné même dans les partis de tradition libérale. Au PLN on relève plusieurs mesures d’exclusion pour l’avoir violé. Le Parti Radical va jusqu’à imposer un certain comportement à ses adhérents et les comités sont particulièrement sourcilleux sur l’orthodoxie laïque de leurs membres.

17Les partis socialistes ne se différencient pas fondamentalement des partis d’inspiration libérale, puisque eux aussi visent à intégrer le plus possible d’électeurs. Au SPD la notion d’adhérent n’est d’ailleurs bien fixée qu’à la fin du siècle une fois abolie la législation anti-socialiste. Les partis socialistes se caractérisent d’abord par un statut de l’adhérent uniforme, précis et contraignant. Les statuts du SPD de 1905 définissent, pour la première fois, l’adhérent comme rattaché à une organisation locale à laquelle il paie une cotisation en s’engageant à promouvoir les principes du parti. Le militant de la SFIO est admis par la section de sa résidence – en pratique par le groupe, qui approuve l’admission à la majorité de ses membres –, la fédération décidant en cas de contestation. Il reçoit une carte nationale et paie à la section une cotisation, reversée en grande partie au centre et à la fédération. Les partis socialistes sont particulièrement stricts sur le chapitre de la discipline, dont les principes et la procédure sont affinés. La section de la SFIO forme une commission arbitrale, qui applique une échelle de sanctions, l’exclusion n’étant prononcée que pour motif grave par cette commission présidée par un membre du Conseil National. Au PSI on débat longtemps pour savoir si le parti peut imposer un certain comportement à ses membres. Les statuts de 1905, en tout cas, obligent la section qui le recrute à s’assurer de la moralité civile et politique de l’adhérent. Comme les autres partis socialistes, le PSI sanctionne l’absentéisme, le manque de solidarité et le retard dans le paiement des cotisations (source fondamentale de financement pour ces partis). A la veille de la guerre, les maximalistes, qui parviennent à sa tête avec Mussolini, cherchent à imposer une conception du militant laissant peu de place à la liberté individuelle. Le SPD et la SFIO se singularisent encore en encourageant un engagement plus prononcé de leurs membres en matière de formation et d’agitation afin d’en faire des militants à proprement parler. Les plus zélés, auxquels on confie des fonctions permanentes, sont pour cette raison appelés fonctionnaires, ce qui n’implique pas le versement d’une rémunération ni donc la bureaucratisation de l’organisation locale. Cette dénomination, courante au SPD, qualifie également les secrétaires, non rémunérés, de section et de groupe à la SFIO.

18Dans l’ensemble les conceptions de l’adhérent tendent en définitive à se rapprocher entre les partis. Et si les partis socialistes sont plus exigeants à l’égard de leurs membres, le SPD pâtit, par contrecoup, d’une forte instabilité de ses adhérents de base qui contraste avec la stabilité des cadres.

3) La structure interne de l’organisation

19Au sein de l’organisation locale on distingue en général une instance délibérative et une instance exécutive. Dans la plupart des partis existe, en principe, à chaque échelon de l’organisation locale une assemblée plénière des adhérents. Mais dans les grandes organisations urbaines du SPD, qui comptent parfois des milliers de militants, il est en pratique impossible de convoquer l’assemblée plénière de ville et les militants sont réunis seulement dans des assemblées de quartier. Au demeurant, les assemblées des comités de base sont dans tous les partis plus fréquentes que celles des organisations de niveau supérieur. A la SFIO l’assemblée de section est souvent mensuelle alors que celle de groupe est hebdomadaire. Au Parti Radical et dans les grands partis anglais l’assemblée plénière de certaines associations n’a guère lieu plus d’une fois dans l’année. Dans les partis bien structurés mais souffrant d’un militantisme médiocre on se contente de convoquer à l’assemblée de l’organisation supérieure des délégués des comités de base.

20Le plus souvent l’organisation locale comporte un comité exécutif, sauf quand elle est de taille restreinte soit par pénurie d’adhérents soit parce qu’elle n’est ouverte qu’à une mince couche de notables. Selon le cas ce comité ou l’assemblée générale des adhérents désigne un bureau, l’exécutif au sens strict. Au Parti Conservateur l’assemblée de l’association locale comme celle de l’association de circonscription électorale élisent au sein du comité un président, un secrétaire honoraire, c’est-à-dire non rémunéré, et un trésorier. La transformation de certaines organisations, comme le PLN, de partis de notables en partis d’électeurs a eu pour conséquence une certaine démocratisation des exécutifs. A partir de 1905 le comité exécutif de l’association locale du PLN doit être formé en majorité d’élus des adhérents et non de notables cooptés comme c’était le cas auparavant. Mais souvent, il est vrai, ces élections, qui ne sont pas secrètes, font l’objet de manipulations de la part des dirigeants traditionnels.

21Peu à peu on voit apparaître des agents permanents dans nombre d’organisations locales. Dès la fin du siècle les associations des grands partis anglais sont pourvues de secrétaires salariés, du moins au niveau de la circonscription électorale, parfois même au niveau élémentaire. Le secrétaire, appelé au Parti Libéral « agent libéral pour la circonscription », est la cheville ouvrière de l’organisation de circonscription. Il est souvent choisi par le candidat du parti comme agent électoral. En principe, il n’a pas d’autorité proprement politique, mais tout dépend de l’énergie déployée par le président de l’association : si ce dernier est défaillant le secrétaire prend en fait la direction de l’association. En tout état de cause, ces agents sont d’origine sociale trop modeste pour pouvoir prétendre à la députation : il s’agit le plus souvent d’avoués ou de comptables qui vont peu à peu consacrer le plus clair de leur activité à l’association politique.

22Le secrétaire d’organisation locale salarié est encore l’exception sur le continent : on n’en trouve guère que dans les grandes organisations urbaines du SPD. Quant à l’« homme de confiance », qui avait à lui seul animé l’organisation locale du SPD à l’époque de sa proscription, une fois établie la liberté d’association il joue le rôle de relais permanent entre les petites associations et l’organisation de circonscription.

4) Les fonctions de l’organisation locale

23Toute organisation locale exerce une fonction idéologique en propageant les idées et le programme du parti. A ce titre elle diffuse sa presse et sa littérature politique, organise des réunions plus ou moins publiques où elle accueille des conférenciers envoyés par le centre et exerce un contrôle sur la conduite politique voire sur la vie privée de ses adhérents, un aspect de ce qu’on appelle chez les radicaux la « bonne besogne républicaine ». Il n’en reste pas moins que dans la logique du système représentatif l’organisation locale a d’abord un rôle électoral. C’est souvent, d’ailleurs, la concurrence électorale entre partis qui a suscité la diffusion des comités. Cette activité électorale représente dans beaucoup de cas, du moins dans les années de formation, l’essentiel de la vie de l’organisation, qui entre plus ou moins en léthargie entre les consultations, comme on le voit en particulier au PSI.

24La fonction électorale première de l’organisation est la désignation du candidat du parti. Dans le système de suffrage uninominal commun à l’époque, on rencontre deux cas de figure. Le parti peut d’abord apporter sa caution à un candidat qui se présente de son propre mouvement. C’est, peut-on dire, le modèle français, celui qui respecte le plus l’esprit du régime représentatif. Le comité du Parti Radical, qui n’est pas un comité électoral même si son activité est intense surtout en période d’élections, accordera ainsi son investiture à un candidat se réclamant du radicalisme. Les candidats sont très sensibles à l’influence électorale du comité, pourtant souvent peu exigeant lui-même à l’égard de ceux-ci. En cas de pluralité de comités dans une circonscription électorale, on peut avoir plusieurs candidats radicaux, avec les inconvénients sur lesquels on reviendra. En 1909, pour favoriser l’unité de candidature dans la circonscription on institue des congrès électoraux de circonscription, composés de délégués des comités. En principe, le candidat socialiste se déclare aussi spontanément, mais la SFIO impose la règle de l’unité de candidature. Le candidat doit être membre du parti depuis trois ans, signer l’engagement d’en respecter les principes et les décisions et faire ratifier sa candidature par le conseil fédéral de sa fédération départementale.

25Hors de France il semble qu’en général l’organisation locale désigne son candidat. Dans les partis anglais le choix en est fait en principe par le comité général de l’association de circonscription, en pratique par son comité exécutif. Souvent le candidat sera le président de l’association lui-même, mais comme il est nécessaire, surtout en l’absence d’indemnité parlementaire, de trouver des candidats fortunés, on peut être contraint d’en rechercher un en dehors de la circonscription. Le rôle de l’organisation de circonscription électorale n’est pas moins déterminant dans les partis allemands. Au PLN on trouve une forme d’organisation de primaires dans les associations d’électeurs. Le Zentrum représente un cas limite. Il n’y existe pas, on l’a dit, d’organisation partisane locale à proprement parler mais seulement des comités électoraux autoproclamés et composés de clercs et de notables actifs dans les associations catholiques locales. Là où se manifestait la concurrence du PLN on a connu, en outre, du moins jusqu’au début des années 1890, des associations d’électeurs vouées à ratifier les choix opérés par les notables.

26A côté de son rôle décisif dans l’investiture des candidats, l’organisation locale intervient dans la campagne électorale aux côtés d’autres acteurs, agents électoraux, comités électoraux, grands électeurs, journaux, etc., dont certains jouent, en raison de leurs ressources financières, un rôle matériel plus important qu’elle. Dans ces conditions le candidat élu n’apparaît pas, le plus souvent, comme l’homme de l’organisation locale, qui ne peut véritablement lui demander des comptes en cours de mandat, quitte à lui retirer son investiture pour les élections suivantes. Des liens étroits peuvent exister, toutefois, entre l’élu et l’organisation, faits de services réciproques, dans la mesure, surtout, où le député, quand il dispose d’un accès privilégié à l’administration, peut constituer l’organisation locale en véritable clientèle : les députés radicaux et ceux du PSI représentent le cas limite de cette pratique. Il reste, cependant, que le député conserve toujours un sentiment d’autonomie très vif à l’égard de l’organisation locale comme à l’égard des instances centrales du parti.

B) Le groupe parlementaire

27Le groupe parlementaire est un élément essentiel de l’organisation de parti parvenue à maturité. La plupart des partis en sont pourvus au début du siècle. En Angleterre l’identification précoce du groupe au parti s’exprime par l’appellation de « parti au Parlement ». Le Labour, né de la volonté de regrouper les députés socialistes aux Communes, l’a lui-même adoptée dès l’origine. Sur le continent on conserve les dénominations traditionnelles de groupe parlementaire en France et en Italie et de fraction en Allemagne. A la différence des partis anglais un lien univoque entre groupe parlementaire et organisation partisane hors du parlement a souvent tardé à s’imposer dans ces pays.

1) L’établissement d’un lien univoque entre groupe parlementaire et parti

28Les groupes parlementaires apparaissent assez tôt sur le continent. On en trouve dès le début des années 1830 dans les Landtag des États méridionaux d’Allemagne. Mais pendant longtemps il ne s’agit que de regroupements partiels au sein des « partis » au sens ancien du terme : ils ne correspondent pas à des organisations dans le pays. Comme cela avait été le cas en Angleterre à l’origine, ces groupes tiennent à la fois de la mouvance idéologique et de la clientèle constituée autour d’une forte personnalité au parlement. C’est encore le cas pour les Libéraux italiens au début de ce siècle. Ces groupes ont par nature des contours incertains et une composition fluide : l’appartenance à plusieurs groupes comme le passage de l’un à l’autre sont des phénomènes banals. Il ne saurait, bien sûr, être question de discipline en leur sein. Tous ces traits déteignent encore plus ou moins sur les groupes partisans au tournant du siècle.

29La création de véritables groupes partisans s’est parfois faite par étapes. Ainsi dans les années 1860 les diverses fractions libérales des assemblées d’Allemagne établissent un Comité électoral central commun, première ébauche d’une organisation de parti dans le pays, qui va préparer la fusion des groupes. La constitution d’un groupe partisan a été particulièrement malaisée au Parti Radical, dont les députés se répartissent longtemps entre le groupe de la gauche radicale et le groupe radical-socialiste, indépendants l’un et l’autre de la direction nationale du parti. D’où l’appel de nombreux militants à l’« unification », réalisée finalement par le congrès de 1913 quand il décide la création d’un groupe unique à la Chambre, qui comprendra en 1914 les deux tiers des députés se réclamant du radicalisme.

30Dès l’origine, au contraire, les partis socialistes se distinguent en général par des groupes cohérents. Celui du Labour s’identifie presque au parti à l’origine. Lorsqu’il est fondé en 1900 sous le nom de Comité pour la représentation du travail (autrement dit, comité des députés du travail), son but proclamé est « d’organiser et de maintenir un parti parlementaire du travail, ayant ses propres whips et sa politique propre ». Une fois encore le PSI est très en retard par rapport aux autres partis socialistes. Certes, un an après sa création le congrès de 1893 décide que les députés qui s’en réclament seront liés par son programme et devront constituer un groupe à la Chambre. Mais celui-ci ne compte au départ que cinq députés, quatre socialistes restant « indépendants », et les frontières du groupe restent en fait assez floues jusque en 1913.

31Le Zentrum, enfin, représente un cas limite d’identification du groupe au parti puisque sa fraction au Reichstag comme dans les assemblées de Land forme à elle seule la direction du parti.

2) Le lien entre le parlementaire et le parti

32La création d’un groupe partisan n’implique pas un lien institutionnel étroit entre le parlementaire et son parti. Peu de partis exigent de leurs parlementaires enregistrement et paiement régulier de cotisations : encore celles-ci sont-elles de montant fort inégal, car si en 1910 les députés radicaux se plaignent de voir la leur passer de 10 à 200 F, au même moment celle des députés socialistes est de 3 000 F ! De même on n’impose que rarement aux députés la participation aux travaux des organes extra- parlementaires du parti. En réalité, le plus souvent on se satisfait de considérer comme député du parti celui qui a été élu en son nom et adhère à son groupe. Le lien entre parlementaire et parti est particulièrement ténu chez les Radicaux. A partir de 1909, les parlementaires sont membres de droit du Comité exécutif du parti à la seule condition de s’y inscrire et d’y cotiser. Or en 1910 encore, seuls 168 députés sur 261 acceptent, par ce biais, de s’intégrer au parti hors du parlement.

33Eu égard à la conception du régime représentatif qui prévalait vers 1900 l’institutionnalisation du lien entre parlementaire et parti ne pouvait, il est vrai, aller bien loin. L’idée, chère à beaucoup de socialistes, que le député est le simple mandataire de l’organisation du parti hors du parlement n’est pas admise par beaucoup de députés socialistes eux-mêmes. Non seulement elle est contraire à l’esprit traditionnel de l’institution parlementaire, mais elle heurte le souhait des députés d’échapper à toute contrainte extérieure. Ceci ne préjuge nullement, d’ailleurs, de la discipline au sein du groupe, mais celle-ci ne procède pas nécessairement d’une source étrangère au groupe lui-même.

3) Le statut officiel du groupe parlementaire

34La réglementation des assemblées ne semble avoir favorisé l’institutionnalisation des groupes partisans que dans une faible mesure. Ici encore l’Angleterre fait exception : la reconnaissance officielle des « partis au Parlement » découle tout naturellement de leur place dans le régime parlementaire. Il est remarquable que le statut « d’opposition à sa Majesté » soit très tôt défini, avec les prérogatives qui en résultent.

35Sur le continent, au contraire, la reconnaissance des groupes, qui n’ont pas toujours au demeurant une assise partisane, n’est pendant longtemps qu’officieuse ou indirecte. En Italie le règlement de la Chambre ne prescrira leur formation qu’en 1919, afin de désigner les membres des commissions permanentes. Jusque là les groupes parlementaires n’avaient aucune existence officielle. En France on a institué en 1910 des commissions permanentes, dont les membres sont désignés par les groupes, qui reçoivent ainsi une certaine forme de reconnaissance. En Allemagne, enfin, les groupes sont depuis longtemps reconnus officieusement par le gouvernement, qui négocie avec leurs dirigeants. Ils s’affirment en particulier au sein du Comité des anciens, formé par les principaux dirigeants du Reichstag pour prendre des décisions d’intérêt commun. D’après le règlement de la chambre, les commissions parlementaires sont constituées par des sections tirées au sort et la parole en séance plénière est attribuée par le président mais ces questions sont en fait réglées par les fractions au sein du Comité des anciens et dès la fin des années 1870 les sièges dans les commissions sont attribués au prorata de la taille des fractions.

4) L’organisation du groupe parlementaire

36L’organisation des groupes est plus ou moins développée. Certes, un groupe restreint n’appelle guère d’articulation mais l’augmentation des effectifs ne la suscite pas nécessairement.

37La fonction la plus commune est celle de président du groupe, dont le pendant en Angleterre est le leader du parti au Parlement. Le président détient parfois en droit des pouvoirs importants. Celui de la fraction du Zentrum, par exemple, nomme ses représentants dans les commissions du Reichstag. Mais sur le continent les présidents n’ont guère de poids politique en tant que tels, la direction effective du groupe revenant à une oligarchie ou à une personnalité dominante qui n’est pas forcément le président. Même au Zentrum la présidence est surtout considérée comme une instance d’arbitrage et de représentation. Il en va, bien sûr, tout autrement en Angleterre où le « leader » du parti au Parlement a, dès cette époque, un poids considérable, alors même que, paradoxalement, sa désignation et ses fonctions sont peu institutionnalisées.

38Sur le continent l’oligarchie du groupe se retrouve en général au sein d’un comité directeur. Au Zentrum ses membres, élus en principe, sont en fait les chefs des divers courants. Celui du PLN est assez étoffé (16 membres en 1874) pour représenter non seulement les tendances mais les régions. Il se réunit pour débattre des questions importantes soumises ensuite à l’assemblée de la fraction. Le comité ne compte que cinq membres au SPD jusque en 1900 dont Bebel, la personnalité dominante du groupe : sa taille augmente ensuite avec celle de la fraction. Au Reichstag les comités jouent un grand rôle par leur représentation dans le Comité des anciens. Il n’existe, en revanche, aucun comité de groupe aux Communes et de façon générale aucune institution de groupe en dehors des whips. Il faudra attendre 1922 pour que soit créé, en réponse aux récriminations des députés, le Comité des membres conservateurs des Communes, encore appelé « Comité de 1922 ».

39Certains membres des groupes peuvent être chargés de tâches de gestion. Au PSI apparaît vers 1900 un Secrétaire parlementaire, qui consacre en fait l’essentiel de son activité à des tournées de propagande. Le Secrétaire général du groupe du PLN est chargé d’établir l’ordre du jour des séances de la fraction. Le SPD possède à la fois un Secrétaire et un bureau à partir de 1912. Ses fonctions n’ont pas de caractère politique mais leurs détenteurs représentent en fait une tendance. C’est en Angleterre que la fonction administrative, confiée au Bureau des whips, est la plus développée. Les whips d’un parti sont chargés notamment de s’entendre avec ceux du parti adverse pour composer les comités spéciaux de la Chambre.

40Enfin, le groupe peut se réunir en assemblée plénière pour élire ses organes et ses représentants dans les organes de l’assemblée parlementaire et pour décider de sa conduite politique. Au PLN cette assemblée nomme les représentants de la fraction dans les commissions parlementaires sur proposition du comité directeur, en respectant la diversité des tendances. Elle peut aussi donner des directives à ses représentants dans les organes du Reichstag.

5) L’exercice de l’autorité dans le groupe parlementaire

41Tous les membres du groupe ne pèsent pas le même poids. Dans beaucoup de groupes le clivage est net entre une oligarchie d’anciens et les membres les plus jeunes ou les plus récents : on retrouve un peu partout la distinction traditionnelle en Angleterre entre « Frontbenchers » et « Backbenchers ». Mais la formation d’une oligarchie peut résulter aussi de simples considérations pratiques. Dominent souvent le groupe les députés les plus assidus à ses travaux et à ceux du parlement. Or ce sont bien souvent ceux qui résident le plus fréquemment dans la capitale et peuvent se dispenser d’exercer une activité professionnelle trop prenante en dehors du parlement : dans la plupart des pays, en effet, l’indemnité parlementaire n’apparaît que très tardivement (en Italie en 1912 seulement). Au demeurant, la tradition de localisme qui caractérise la vie politique en Italie fait que les députés du PSI passent le plus clair de leur temps dans leur circonscription : en moyenne un quart seulement des députés sont présents à Rome. On observe le même phénomène au Zentrum, surtout parmi les députés des campagnes méridionales.

42En tout état de cause tous les groupes sont dominés par une oligarchie au sein de laquelle se détachent un ou plusieurs ténors dont l’autorité repose moins sur une fonction officielle que sur la force de la personnalité, la possession d’une clientèle ou la direction d’une tendance. Le groupe du PSI est dominé jusque en 1918 par Turati, dont l’autorité est renforcée par son entente avec le Président du Conseil Giolitti. De même, Windhorst régente jusqu’à sa mort en 1893 la fraction du Zentrum, dont il n’a jamais été président : c’est avec lui que traitent le gouvernement et les autres fractions. Un petit cercle de six à huit membres gère seul les affaires de la fraction. Après 1900, toutefois, on consulte volontiers les députés les plus représentatifs d’une région ou d’une catégorie sociale. Dans la fraction du PLN l’oligarchie représente la diversité des tendances.

43La fraction du SPD est elle-même dominée par un petit groupe, qui représente la tendance centriste de Bebel. Au groupe de la SFIO s’impose la personnalité de Jaurès. Les députés radicaux, au contraire, se singularisent par l’absence d’un vrai dirigeant, du moins jusqu’à l’alliance de leur parti avec Caillaux dans les années 1910. Il est enfin inutile d’insister sur l’ascendant exercé par les leaders sur les « partis au Parlement » anglais. Mais les directions les mieux assises trouvent une double limite à leur autorité dans l’existence de tendances au sein du groupe et la revendication d’autonomie des députés.

6) Les tendances au sein du groupe parlementaire

44Tous les groupes sont parcourus par des conflits d’idées et d’intérêts aboutissant le plus souvent à la constitution de tendances, qui reflètent, en général, des conflits dans l’organisation du parti hors du parlement. Même quand elles ne sont pas institutionnalisées elles influent fortement sur la vie du groupe. L’une des divisions les plus tranchées se rencontre au PSI, avec l’opposition entre réformistes et maximalistes révolutionnaires, les premiers dominant le groupe jusqu’à la guerre. La fraction du SPD, où le centre, majoritaire, est flanqué d’une aile réformiste et d’une autre révolutionnaire, se singularise par l’institutionnalisation de ces tendances. En effet, leurs membres se réunissent régulièrement en comité, à partir de 1905, pour définir une position commune avant les débats dans la fraction, dont les décisions résultent bien souvent d’un compromis entre tendances. Pas plus que dans les autres partis le poids relatif des courants dans le groupe ne reflète forcément ce qu’on observe dans le parti hors du parlement : ainsi dans les années 1890 et à partir de 1903 les réformistes sont plus puissants dans la fraction que dans le parti en général.

7) La discipline au sein du groupe

45La discipline imposée par le groupe et à plus forte raison par la direction du parti heurte le sentiment traditionnel d’autonomie du député. Les partis, semble-t-il, se rendent à ces raisons puisque la discipline est rarement institutionnalisée. Elle est parfois même purement et simplement ignorée des statuts. Ceci n’exclut pas, tant s’en faut, l’unité du groupe, y compris dans les partis de droite. Le Parti Radical où non seulement aucune discipline n’est imposée mais où il n’y a guère d’unité de groupe représente un cas limite. Mais au PSI les députés ne sont pas tenus de participer aux travaux du parlement et on ignore la discipline de vote. Les partis allemands, dans l’ensemble, parviennent à concilier l’absence de contrainte institutionnelle et l’unité du groupe. Ni les statuts ni les traditions du Zentrum n’imposent de discipline aux membres de la fraction mais on constate que la minorité se plie en général spontanément au point de vue de la majorité. Sur les questions les plus importantes, toutefois, la direction de la fraction peut exercer une certaine contrainte psychologique sur les dissidents, mais un petit groupe résolu pourra toujours voter contre la majorité. Au PLN on ignore aussi, en principe, la discipline imposée. Cependant, dans les affaires importantes, définies comme telles par une majorité des deux tiers, on ne peut voter contre la majorité sous peine d’exclusion. La direction du groupe use de moyens indirects pour sanctionner ceux qui manifestent une opposition trop systématique, en leur refusant l’accès aux commissions parlementaires et en ne leur accordant pas la parole en assemblée plénière. La direction de la fraction du SPD elle-même impose rarement la discipline de vote et, en général, les dissidents peuvent s’abstenir, même s’ils n’usent pas régulièrement de cette faculté. En fait l’autonomie des députés s’appuie sur l’appartenance aux diverses tendances de la fraction. La direction a une meilleure emprise sur les députés – « fonctionnaires » du parti. En Allemagne l’unité du groupe résulte le plus souvent, en définitive, de compromis en son sein et d’une discipline consentie.

46Seuls les partis anglais ont institutionnalisé la discipline de groupe. C’est la fonction, bien connue, attribuée aux whips outre leurs tâches administratives. Ils sont chargés d’abord d’assurer la présence du quorum du groupe, du moins pour les votes décisifs. Il leur faut aussi persuader les « backbenchers » de consentir aux demandes du leader. En fait ce qui leur importe est le résultat du vote plus que l’obéissance des députés en soi. On tolère donc l’abstention ou même le vote dissident dès lors que la majorité est assurée à la chambre. Ceci explique que la discipline soit plus rigoureuse dans le parti au pouvoir que dans l’opposition. Les whips disposent de moyens de pression sur les députés, surtout par la distribution des fonds électoraux, mais tant qu’un député est sûr de sa circonscription les moyens de le contraindre s’avèrent peu efficaces. La montée de la concurrence électorale vers la fin du XIXe siècle joue donc en faveur de l’autorité des whips, sans compter la surveillance des comités locaux sur l’action de leurs députés.

47On notera, enfin, que l’usage des partis socialistes de rémunérer leurs députés, du moins tant qu’il n’existe pas d’indemnité parlementaire, assure à la direction un moyen de pression non négligeable sur eux.

48Si l’organisation locale et le groupe parlementaire forment les deux pôles de la structure partisane ils ne suffisent pas normalement à constituer le parti, car il est exceptionnel que le parti au parlement domine directement le parti dans le pays (l’institution du leader en Angleterre est ce qui se rapproche le plus de ce cas de figure) et réciproquement les comités locaux n’ont qu’une emprise limitée sur le parlementaire de leur circonscription, même quand ils contribuent grandement à son élection. L’institutionnalisation des partis appelait le développement d’instances de liaison et d’intégration.

II) Les instances de liaison

49Les instances de liaison ont pour fonction d’assurer, au centre, la coordination entre parlementaires et délégués des comités locaux et de fédérer ces comités.

A) L’instance représentative

50Dans tous les partis il existe une forme ou une autre de représentation des membres ou, du moins, des composantes du parti. Le type classique en est le congrès national annuel, auquel on peut assimiler, dans une certaine mesure, le Conseil de la Fédération du Parti Libéral et la Conférence de l’Union Nationale tory, les deux instances qui fédèrent les comités locaux. Seul le Zentrum ne connaît rien d’analogue. La fonction représentative y est remplie par le Congrès catholique annuel, assemblée des catholiques allemands, dont les résolutions ont souvent un caractère politique et peuvent même être adressées à la fraction du parti au Reichstag.

51Le congrès est généralement présenté comme le « parlement » du parti, ce qui implique un fonctionnement régulier et une compétence souveraine.

1) La représentativité du congrès

52Le Labour constitue un cas particulier en raison de sa structure originale. Ses composantes, trade-unions et sociétés socialistes, sont en effet représentées à la conférence annuelle à raison d’un délégué pour mille membres. Dans la plupart des partis trois catégories d’instances ont leur place au congrès : les organisations territoriales, les groupes parlementaires et les organes exécutifs.

53La prise en charge de l’organisation du congrès par l’exécutif du parti suffirait à y justifier la présence de ses membres. Celle des parlementaires ès qualités manifeste l’appartenance du groupe parlementaire à l’organisation du parti. Par exception, la SFIO n’admet au congrès qu’une délégation du groupe de deux à cinq membres. Ceci s’explique par la volonté, assez illusoire, de le marginaliser en raison de la méfiance de principe qu’il inspire aux militants. Le groupe parlementaire du SPD, au contraire, est tout entier admis au congrès mais sa participation a été parfois mise en question, surtout par l’aile radicale du parti, à cause de son orientation plutôt modérée. En 1904 puis en 1911 on a ainsi proposé de réduire sa présence au quart ou au tiers de ses membres mais cette suggestion a été rejetée par le congrès. Au Parti Radical non seulement les parlementaires sont membres de droit du congrès, comme beaucoup d’élus, mais ils sont en principe tenus d’y assister. Or ils le désertent le plus souvent, pour ne pas sembler acquiescer aux décisions que le congrès prétend leur imposer.

54Pour l’essentiel, toutefois, le congrès représente les organisations territoriales. Le plus souvent il s’agit des organisations locales, sauf à la SFIO, le plus structuré des partis, au congrès duquel sont représentées les fédérations départementales. En raison du caractère foncièrement fédératif du parti, conçu d’abord comme un agrégat d’organisations territoriales même quand il existe un lien direct entre l’organisation centrale et l’adhérent, sous forme, par exemple, d’une carte nationale, on n’a pas cherché d’emblée à proportionner la représentation des organisations locales à leur importance numérique. Selon les partis, d’ailleurs, celle-ci est appréciée différemment. Dans les partis socialistes c’est le nombre des militants qui importe. Dans les partis d’inspiration libérale, où prime la légitimité électorale, c’est la population de la circonscription pour les partis anglais et, pour le PLN, les résultats électoraux. Certains partis ont dès l’origine admis une forme ou une autre de proportionnalité. Au Parti Libéral depuis 1877 le nombre des délégués est ainsi fonction de la population de la circonscription électorale. A l’inverse d’autres partis sont restés longtemps indifférents à l’importance relative des comités locaux, avant que les récriminations des comités sous-représentés ne les obligent à rechercher une « meilleure » représentativité du congrès pour le « démocratiser ». Au congrès du PSI il y a d’abord deux délégués au maximum par section : c’est seulement en 1908, sous l’influence des maximalistes, qu’on accorde à chacune un délégué pour cent adhérents. Au SPD on fixe en 1891 le nombre maximal de délégués à trois par organisation de circonscription électorale. Les organisations de villes moyennes, les plus radicales, réclament longtemps en vain la proportionnalité. En 1909, enfin, l’exécutif accepte de faire avaliser par le congrès un système complexe et relativement proportionnel de représentation. Pendant longtemps les délégués au congrès du PLN, en fait des notables, sont au nombre de trois par organisation locale. A la demande des Jeunes Libéraux les statuts de 1905 accordent à chaque circonscription de deux à cinq délégués en fonction des suffrages obtenus aux élections au Reichstag. La Conférence du Parti Conservateur, qui manquait tout à fait de représentativité à l’origine, va elle-même, sous la pression des nouveaux militants issus des couches moyennes des villes, accueillir des délégués au prorata de la population des circonscriptions électorales.

55Quelles que soient les réformes mises en œuvre la conception fédérative du congrès entraîne fatalement des distorsions sensibles dans la représentation des organisations locales. De façon générale les petits comités sont sur-représentés, ce qui peut avoir un impact non négligeable sur l’orientation politique du congrès, ces organisations, souvent rurales, ayant dans tous les partis des positions plus modérées que les autres. Souvent aussi ces organisations se trouvent dans les régions où l’influence du parti est faible, comme on le voit au Parti Radical et à la SFIO.

56Le mode de nomination des délégués est laissé, en général, à la discrétion des organisations locales. Au PLN ils sont désignés, selon le cas, par élection ou par le comité directeur dans les organisations dominées par les notables. Le système courant dans les fédérations de la SFIO est l’élection par le congrès de la fédération avec représentation proportionnelle des tendances. Le choix des délégués est parfois soumis à condition. Chez les Radicaux, à la suite de fâcheuses expériences, on porte de trois mois à un an la durée minimale de leur affiliation au parti. Dans les partis où l’organisation locale doit verser une contribution au centre on exige qu’elle ait été acquittée pour que l’association puisse être représentée au congrès : pour cette raison on observe au PSI des changements constants d’un congrès à l’autre quant aux sections représentées.

57Il y a souvent un écart sensible entre la règle et la représentativité effective du congrès. Beaucoup de petites organisations hésitent à se faire représenter en raison du coût élevé de l’envoi de délégués. Ici encore le degré de structuration du parti joue un rôle déterminant. A la SFIO, la sélection des délégués au niveau des fédérations permet d’amortir l’obstacle financier : ainsi la représentativité du congrès semble correctement assurée. Il en va tout autrement au Parti Radical où cet obstacle, ajouté à l’intérêt médiocre des comités pour les débats politiques nationaux, entraîne des distorsions géographiques étonnantes, puisque, à en croire F. Buisson, 800 des 1 200 délégués au congrès de Toulouse de 1904 viendraient de Haute-Garonne, 900 en tout cas venant du seul sud-ouest ! Mais ce phénomène ne semble guère inquiéter les Radicaux, pour qui le congrès n’est pas une arène politique où se disputent des enjeux décisifs. Il est certain, en tout cas, qu’au Parti Radical comme au SPD la sur-représentation des petites organisations locales reste souvent théorique du seul fait du coût des délégués.

2) L’organisation du congrès

58Parlement du parti, le congrès doit être convoqué régulièrement. La périodicité des congrès semble bien réelle. Dans la plupart des partis, elle est annuelle. Au SPD le congrès a lieu à l’automne et dure souvent une semaine entière. Le congrès du Parti Radical précède toujours en octobre la rentrée parlementaire, ce qui illustre l’intégration étroite de ce parti au régime républicain. L’époque du congrès est, au contraire, fort variable à la SFIO, dont les congrès de 1907, 1908 et 1911 sont, de surcroît, divisés en deux sessions, espacées de plusieurs mois. Par exception, au PSI le congrès est bisannuel à partir de 1900.

59Certains statuts prévoient des congrès extraordinaires, convoqués à l’initiative de l’exécutif ou à la demande d’un nombre minimal d’organisations locales. Les statuts de 1905 imposent de réunir le congrès du PLN en principe tous les deux ans, mais comme la direction du parti souhaite répondre par des manifestations d’unité à l’intensification des conflits internes, il l’est en fait douze fois entre 1894 et 1912.

60Le choix de la ville de réunion n’est pas indifférent. Non seulement l’organisation du congrès permet aux organisations locales élues de se mettre en valeur, mais elle est l’occasion de diffuser l’influence du parti dans la région, ce qui est d’autant plus utile qu’on est en « pays de mission ». Le lieu du congrès est fixé soit par le congrès précédent (Parti Radical) soit par un organe exécutif (le Conseil National à la SFIO).

61La préparation du congrès permet de mesurer le degré de démocratie interne du parti et sa vitalité. Particulièrement important est l’établissement de l’ordre du jour. Au Parti Libéral le soin en est confié à un organe ad hoc, le Comité des objets généraux de la Fédération, qui en raison de l’importance fondamentale de cette fonction devient en 1895, sous le nom de Comité exécutif, l’organe moteur de la Fédération. L’ordre du jour est transmis ensuite, comme dans les autres partis, aux organisations locales pour en débattre. La Commission administrative permanente de la SFIO, chargée de son élaboration, le transmet avec un certain nombre de documents aux fédérations, qui saisissent à leur tour les sections. Chez les Radicaux on constate une faible participation des comités locaux au travail préparatoire.

62Le déroulement du congrès présente de fortes similitudes d’un parti à l’autre. On relèvera l’importance des rapports présentés par les diverses instances du parti, notamment par les groupes parlementaires et les organes exécutifs. Non moins courante, la formation de commissions pour débattre de points particuliers : une fois de plus le modèle parlementaire semble s’imposer. Mais la participation à leurs travaux est fort variable selon les partis, médiocre en tout cas au congrès Radical, où elle semble purement volontaire. Le congrès du Parti Radical, dans l’ensemble, paraît constituer un cas limite d’attention distraite des délégués et, pour tout dire, d’anarchie. Jacques Kayser, membre éminent et historien du parti, l’appelle « une cohue qui finit par ratifier plus qu’une assemblée qui délibère ».

63La procédure de vote au congrès témoigne de son caractère plus ou moins fédératif selon les partis. Le mandat impératif est de rigueur à la SFIO. De leur côté les sections du PSI en munissent souvent leurs délégués. La marge de manœuvre des délégués semble d’autant plus réduite que l’ordre du jour a été discuté avec attention dans les organisations locales. Au SPD, pourtant, les délégués ne se sentent guère tenus par leurs électeurs. Leur mandat n’a qu’un caractère très général et leur liberté reste assez grande. Elle l’est d’autant plus qu’elle doit permettre d’aboutir à des compromis ou à des solutions de rechange.

3) Les pouvoirs du congrès

64A une époque où triomphent les régimes représentatifs les partis n’ont guère de goût pour la démocratie semi-directe. Seul le PSI recourt effectivement au référendum. Il est prévu par les statuts de nombreuses sections et introduit en 1900 dans les statuts nationaux à l’instigation du principal dirigeant, Turati. La direction peut y recourir et il est obligatoire s’il est demandé par vingt sections au moins. Peu après cette date un référendum est décidé sur le soutien du groupe parlementaire au gouvernement Giolitti : les votants y sont très favorables, mais la participation est faible, 150 sections seulement sur plus d’un millier l’ayant organisé. Face à des sections avides de démocratie directe dans un parti décentralisé au plus haut point, Turati, circonspect, fait limiter l’usage du référendum à la résolution des graves controverses non tranchées par le congrès. On a proposé, sans succès, d’instituer la procédure référendaire au SPD en 1910. Les opposants à cette initiative font valoir que l’organisation d’un référendum retarde la prise de décision et qu’au demeurant l’opinion des membres du parti peut s’exprimer suffisamment au congrès. La direction du parti pour sa part craint que le référendum ne cristallise l’opposition des ailes.

65Le congrès est, en principe, l’organe souverain du parti. C’est ce que déclarent, sous une forme ou une autre, l’ensemble des statuts. Ceux du PSI, dont l’institutionnalisation est particulièrement lente, ne le feront, toutefois, qu’en 1919 : ce n’est sans doute pas par hasard s’il est aussi le seul parti à admettre la démocratie semi-directe. A l’opposé, dès sa fondation en 1877 la Fédération du Parti Libéral a voulu faire de son Conseil le « parlement du parti ». Ce dernier prétendit même un temps dicter sa politique au parti au Parlement : ambition déçue dès la fin des années 1880 quand les whips assurèrent leur emprise sur la Fédération. La Conférence de l’Union Nationale tory a fait le chemin inverse. Jusque en 1885 elle ne vote guère de résolution que pour exprimer sa confiance aux leaders. A partir de cette date, en revanche, elle est le lieu de réels débats, sanctionnés par le vote de résolutions. Mais dans les deux grands partis anglais l’instance représentative des membres n’a jamais pu s’imposer face aux leaders, qui ne le considèrent guère, pour reprendre l’expression d’un dirigeant de l’Union Nationale, que comme « la servante du parti ».

66Le congrès a d’abord un pouvoir constituant. Le plus souvent la structure pyramidale du parti, parfois même ses organisations locales ont été instituées par un congrès. Le congrès a seul autorité pour réformer les statuts, et il n’est pas rare, en cette période de tâtonnements dans l’organisation, qu’il y apporte des retouches plus ou moins profondes.

67Le congrès a le pouvoir de nommer la plupart des organes exécutifs. Une exception, le Comité directeur du PLN qui, en dépit des demandes des Jeunes Libéraux, reste coopté. Le congrès socialiste nomme la CAP, la Commission de contrôle, le directeur de « l’Humanité » mais non le premier organe exécutif, le Conseil National, en raison, on le verra, de la nature particulière de cet organe. Il ne faut pas exagérer cependant la portée de ce pouvoir de nomination. Le congrès du SPD, par exemple, quand il ne se contente pas de réélire le Comité directeur sortant ratifie les propositions de nomination faite par ce dernier, en pratique en faveur de membres du centre du parti.

68Le congrès exerce une sorte de pouvoir législatif en fixant les grandes orientations politiques du parti et en adressant des directives aux divers organes. Le vote de grandes motions de politique générale est un exercice obligé. L’élaboration et le vote de la motion de clôture sont, en définitive, les seules procédures prises vraiment au sérieux au congrès du Parti Radical. Ces motions sont particulièrement adressées aux groupes parlementaires dont, dans la plupart des partis du continent, les congrès sont censés fixer la ligne de conduite, mais dans des termes, il est vrai, souvent imprécis. Les congrès manifestent beaucoup d’intérêt pour la préparation des élections législatives, dont ils fixent la stratégie. En 1906, le premier congrès ordinaire de la SFIO s’occupe ainsi presque exclusivement de la préparation des élections qui vont avoir lieu six mois après.

69Le congrès a encore un pouvoir de contrôle sur l’activité des instances du parti, ce qui lui permet, en principe, de mettre en cause la responsabilité de leurs membres. Il s’exerce notamment par le vote de résolutions sur les rapports d’activité. Ici encore la démocratie est déficiente au PLN où en 1905 on essaie en vain d’introduire l’obligation pour le Comité exécutif de présenter au congrès un rapport d’activité qui serait sanctionné par un vote. Enfin, le congrès constitue, en général, l’arbitre en dernier ressort des conflits au sein du parti, y compris parfois pour les litiges d’ordre disciplinaire. Ainsi au SPD il est la plus haute instance d’appel en matière d’exclusion.

70C’est donc une conception très large de la souveraineté du congrès qui figure dans les statuts. Mais qu’en est-il en réalité ? Les congrès sont largement sous l’emprise des instances dites exécutives. De bout en bout elles jouent un rôle déterminant dans leur déroulement, d’autant qu’elles ont la maîtrise de l’ordre du jour. Le cas du SPD est particulièrement topique. L’exécutif a le droit de nommer un rapporteur pour présenter les sujets à traiter. Il a également le privilège du « dernier mot », ce qui influe fortement sur la substance de la motion finale. Pour s’imposer l’exécutif bénéficie le plus souvent d’une certaine cohésion face à une assemblée parfois énorme et alors incapable de s’organiser. Les congrès du Parti Radical comptent en général plus de mille délégués fort indisciplinés, souvent absents des débats, ce qui réduit d’autant la légitimité représentative de l’assemblée. Au PLN l’augmentation constante des effectifs du congrès (1 235 délégués en 1912) le transforme en un organe trop lourd pour être efficace et de fait il n’exerce pas un vrai pouvoir de décision.

71Quel est, en définitive, le rôle effectif du congrès ? C’est moins un organe de décision que de rassemblement des forces vives du parti, dont il constitue le lieu d’identification par excellence. Ceci est très perceptible aux premiers congrès du PSI, qui permettent à des organisations très disparates d’acquérir un certain sentiment d’unité. Le congrès a ainsi surtout pour objet, comme le dit G. Baal à propos des Radicaux, de « proclamer la vitalité, l’enthousiasme et l’unité du parti ». Il est spécialement important d’afficher cette unité face à un monde extérieur parfois hostile. Préoccupation très vive dans les partis socialistes, qui nourrissent volontiers un sentiment obsidional. Les dirigeants cultivent le mythe de l’unité du parti en évitant de recourir à des procédures, comme le vote nominal, qui mettraient trop en évidence les clivages existant en son sein et donc des oppositions à la direction. Au Parti Libéral en 1887 on pose même en principe que le Conseil ne pourra adopter des résolutions qui ne recueilleraient pas l’unanimité !

72Mais unité ne signifie pas forcément unanimisme car le congrès est aussi le lieu où peuvent s’exprimer des critiques voire des rancœurs à l’encontre des autres instances du parti, qui le tolèrent d’autant plus aisément, d’ailleurs, qu’on sait que ceci n’aura guère de suites pratiques. Au congrès du Parti Radical il est devenu rituel de s’en prendre aux parlementaires, absentéistes au congrès, méprisants pour les comités, ne respectant pas les directives du parti. Nipperdey qualifie le congrès du PLN de « soupape de sûreté » : on attend de lui « un assainissement de l’atmosphère ». Entre 1896 et 1906 on y attaque vivement la politique « non libérale » de la fraction, ses compromissions avec les Conservateurs. Le congrès est encore l’occasion, surtout dans les partis allemands semble-t-il, non seulement de mesurer la force relative des tendances mais d’essayer de réduire les fractures, de trouver des compromis. Enfin ses débats peuvent servir de tremplin à de jeunes politiciens dynamiques.

73On peut sans doute généraliser le bilan établi par Nipperdey pour le PLN. Le congrès ne change guère directement l’orientation générale du parti. Son influence est plutôt indirecte. « Ce n’était pas le lieu de la prise de décision pour le parti, mais un terrain privilégié pour préparer ses décisions » car « les dirigeants n’auraient pu faire aucune politique sans ou contre le parti tel qu’il s’exprimait au congrès ».

B) Les organes exécutifs

74On trouve dans tous les partis des organes de dimension plus ou moins restreinte qui reçoivent le nom d’exécutif ou de direction. Il s’agit d’une part d’instances politiques, plus ou moins modelées sur le régime parlementaire, d’autre part d’organes dits administratifs.

1) Les instances politiques

75Les instances politiques tirent leur légitimité soit des parlementaires soit des militants du parti.

a) Organes fondés sur la légitimité parlementaire

76Il s’agit des « leaders » des partis anglais, des dirigeants du Zentrum et de ceux du SPD à l’époque des lois anti-socialistes.

77Parce qu’il a eu dès l’origine vocation à devenir Premier ministre le leader du parti anglais trouve naturellement la source de son pouvoir dans la volonté des parlementaires et au delà des électeurs eux-mêmes. Mais sa désignation est en fait peu institutionnalisée. Pour s’en tenir au Parti Conservateur, quand son chef disparaît alors qu’il est Premier ministre le monarque choisit formellement le nouveau chef du gouvernement, qui devient d’emblée le leader du parti. Si, au contraire, le poste de leader devient vacant quand le parti est dans l’opposition, on ne choisit pas un leader pour le parti mais, formellement, les parlementaires de chaque chambre choisissent leur leader ; si le parti revient au pouvoir c’est encore, formellement, le monarque qui choisit le Premier ministre, qui devient donc le nouveau leader du parti. Mais cette façon de procéder cache le mode de sélection effectif du leader, dont on a pu dire qu’il n’est pas élu mais qu’il « émerge ». Mc Kenzie résume ainsi ce parcours : le futur leader établit d’abord sa réputation dans la bataille oratoire aux Communes ; il est ensuite introduit par le leader dans les conseils du parti, Cabinet ou Cabinet fantôme ; en le mettant en valeur ce dernier le fait bientôt apparaître comme son héritier. Quand le choix officiel a lieu les jeux sont déjà faits. Le leader sélectionne ensuite ses proches conseillers pour former ce qui porte le nom de Comité central ou Comité consultatif (et a reçu le sobriquet de Cabinet de l’ombre ou fantôme semble-t-il sous la plume de Austen Chamberlain en 1907). Rien de ceci n’est formalisé : le leader constitue son équipe comme il l’entend, sans aucun droit de regard des députés. Il est également assisté d’un Comité de gestion, composé des principaux dirigeants des comités fonctionnels du parti au Parlement. Il dispose enfin des services de l’Office central, dont on va parler, et naturellement du Bureau des whips et il domine effectivement l’Union nationale.

78Au départ le Labour refusa de suivre la même voie que les anciens partis, car on y jugeait contraire à la démocratie d’accorder le pouvoir prédominant à un leader. Quand le parti eut 29 élus aux élections de 1906 on se contenta donc d’élire à la tête du parti parlementaire un « président », soumis tous les ans à réélection. Pour des raisons fortuites trois présidents se succédèrent alors qui jouèrent seulement le rôle de porte-parole du parti avant qu’en 1911 fût élu Ramsay McDonald, dont la forte personnalité allait, jusqu’à son départ en 1914, faire gagner à la fonction de président la stature d’un véritable leader, événement d’ailleurs sans lendemain immédiat. Cette évolution est d’autant plus remarquable qu’en raison des résultats électoraux encore modestes du Labour, son dirigeant ne pouvait espérer être nommé Premier ministre dans un proche avenir et donc voir ainsi renforcée sa légitimité.

79Le cas du Zentrum est singulier. Dans un premier temps ce parti n’a reposé que sur une couche de notables. Mais pour répondre surtout à la concurrence que lui font les socialistes auprès d’une partie de l’électorat populaire est créée en 1890 l’Union populaire pour l’Allemagne catholique. Il s’agit en fait d’une organisation indépendante du parti et dépourvue de tout pouvoir de décision politique. Elle apparaît comme l’auxiliaire de la fraction au Reichstag, dont les dirigeants sont étroitement liés aux siens. Le Zentrum n’ayant pas d’organisation de masse propre n’a eu d’autre organe de direction que la fraction elle-même.

80Les circonstances expliquent seules le rôle joué par la fraction à la tête du SPD sous le régime des lois anti-socialistes jusqu’à la fin des années 1880. C’était, en effet, la seule instance socialiste tolérée par le pouvoir et, en liaison avec les « hommes de confiance », unique institution de l’organisation locale à cette époque, elle assura la survie du parti à l’intérieur du pays. Ceci explique en partie l’importance qu’elle conserva ensuite à la tête du SPD.

b) Organes fondés sur la légitimité militante

81La légitimité de ces organes peut être acquise par délégation directe de la base militante ou par délégation de l’instance représentative du parti.

82La SFIO pousse à la dernière extrémité l’application du principe de la souveraineté des militants. Son organe de direction, le Conseil national, apparaît en effet comme un congrès en réduction. Il est composé, en plus des membres de la commission administrative et d’une délégation du groupe parlementaire, de délégués des fédérations, qu’elles désignent au prorata de leur représentation au congrès et peuvent révoquer. Le souci d’ancrage dans le pays est tel qu’à partir de 1911 les délégués sont obligés de résider dans leur département. A l’origine, en effet, pour éviter les frais de séjour de ceux-ci les fédérations éloignées de la capitale désignaient des militants parisiens pour les représenter. Pour les aider à supporter ces frais le congrès leur accordera ensuite des crédits.

83Dans les autres partis l’exécutif est désigné par le congrès. C’est le système le plus proche du régime parlementaire, d’autant que cet exécutif est responsable devant l’assemblée. Au Comité exécutif du Parti Radical chaque département dispose, à partir de 1902, d’un nombre de délégués proportionnel à sa population : on retrouve le balancement caractéristique de ce parti entre légitimité militante et légitimité électorale. A dater de 1909 les parlementaires en deviennent membres de droit, mais seule une partie d’entre eux y adhère effectivement. Le comité est donc dominé par les militants, mais ses séances mensuelles souffrent d’un très fort absentéisme : en 1906, sur 520 délégués le nombre des présents oscille entre 48 et 105 ! La participation des parlementaires y est dérisoire. On comprend pourquoi le comité n’a guère d’autorité dans le parti, pas plus d’ailleurs que le bureau qu’il désigne, privé de réel pouvoir par crainte d’une « dictature ».

84L’autorité de l’exécutif est, au contraire, très affirmée au SPD. Le Comité directeur (Vorstand) est un organe de cinq membres à l’origine, soit deux présidents, deux secrétaires et un trésorier. Parmi les membres du comité on trouve toujours certains des principaux dirigeants du parti : ainsi Bebel en fut l’un des présidents à partir de 1891. L’autorité de cet organe est renforcée par la réélection constante de ses membres. Comme ses semblables il a des fonctions à la fois politiques et administratives. Il est chargé notamment de superviser les moyens de propagande et la presse du parti. Il en a la gestion financière, avec des moyens hors du commun en Europe. Il est chargé de préparer les élections et ses proclamations ont une incidence décisive sur le combat électoral. C’est aussi une instance d’arbitrage au sein du parti.

85Le PLN est dirigé par un comité composé des parlementaires et, en majorité, de délégués des organisations locales au prorata de leur succès aux élections. Il n’est pas élu par le congrès, on l’a déjà noté, mais résulte d’une cooptation entre notables. Ce comité délègue lui-même des pouvoirs à un comité restreint.

2) Les instances administratives et la bureaucratisation des exécutifs

86L’étude des instances administratives des partis soulève le problème classique de la bureaucratisation de leur direction. Il convient d’abord de s’entendre sur ce qui relève effectivement de l’administration. A la SFIO, à côté du Conseil national, censé être l’exécutif du parti mais trop lourd pour jouer effectivement ce rôle, existe une Commission administrative permanente, dont le nom ne doit pas prêter à confusion. Certes, elle n’a pas la même légitimité que le Conseil puisqu’elle est élue par le congrès et non par la base du parti. Mais elle s’apparente aux comités politiques restreints des autres partis, d’autant plus qu’elle est composée de dirigeants politiques reflétant les diverses tendances. Afin de limiter, croyait-on, l’influence des parlementaires dans le parti on leur a fermé l’accès à la CAP. Jules Guesde, battu aux élections de 1898 et 1902, en sera, en revanche, un pilier. Georges Lefranc relève ce paradoxe : « L’insuccès électoral devenait un facteur d’influence supplémentaire sur le parti ». La CAP confie elle-même certaines fonctions à un bureau exécutif, élu parmi ses membres par le Conseil national et composé de trois secrétaires et de deux trésoriers rétribués. A la différence de la CAP ce bureau semble n’être qu’un organe d’exécution même si ses membres sont naturellement des dirigeants politiques. Mais il est probable que grâce à leur stabilité (Dubreuilh, le secrétaire général, reste en place jusque en 1918) ils ont influencé, d’une façon ou d’une autre, l’orientation politique du parti.

87Les partis anglais possèdent de véritables instances administratives, à la disposition du leader du parti. L’office central est un rouage essentiel du parti car il est au contact à la fois du leader, du parti parlementaire et de ses whips (l’office est d’ailleurs une extension du bureau des whips), de l’organisation des militants et des clubs affiliés au parti. A la tête de l’office conservateur, l’Agent principal est l’un des personnages les plus importants du parti, même si, en théorie, il ne participe pas aux décisions proprement politiques. L’office central joue un rôle important dans la préparation des élections. Pour réduire le poids politique de l’Union nationale conservatrice et de la Fédération libérale la direction de leurs partis respectifs les a logé dans le même édifice que l’office central, de sorte que le dirigeant de celui-ci exerce en pratique son autorité sur l’instance représentative du parti elle-même.

88Le PSI est trop dépourvu de moyens financiers pour songer à établir une véritable administration centrale : la direction dispose en tout et pour tout de deux secrétaires administratifs ! Le PSI avait l’ambition de ressembler au SPD, dont la réussite, bien connue, dans ce domaine est impressionnante, puisque dans les années précédant la guerre il parvient à mettre sur pied de nombreux organes de gestion aux fonctions très diversifiées. Mais ce qui caractérise particulièrement le SPD est la multiplication d’agents rémunérés, à l’origine, on le sait, de la polémique lancée notamment par Robert Michels contre la domination des bureaucrates sur le parti. Qu’en est-il au juste ? En réalité on donne de façon générale le nom de « fonctionnaire » à tous les membres du parti qui, à quelque niveau que ce soit, remplissent une tâche de gestion aussi modeste soit-elle. Mais seule la couche supérieure des fonctionnaires est rémunérée, et rarement à plein temps. Son expansion va de pair avec le renforcement des structures du parti, surtout régionales, et l’augmentation de ses ressources. En 1914 il y aurait eu 50 secrétaires régionaux et une centaine de secrétaires de grandes organisations locales rémunérés. Ces agents sont nommés pour leur compétence technique et non en vertu de leur engagement politique. Mais les tâches des fonctionnaires ne sont pas seulement techniques, ils jouent un rôle important dans l’éducation politique des adhérents et exercent sur eux l’influence que permet un contact étroit et quotidien. On a volontiers mis l’accent sur la tendance naturellement « conservatrice » de ce personnel, qui aspire plus qu’à tout à la stabilité. Mais seule a pu détenir une véritable autorité politique la petite frange qui participe aux organes centraux du pouvoir. Selon Nipperdey, sa « croissance fit, à la fin, du Vorstand le lieu d’une bureaucratie de parti solidement implantée et en pratique inamovible ; les secrétaires rémunérés agissaient comme de vrais professionnels et avec le trésorier avaient la prépondérance sur les deux assesseurs, non rémunérés, et le président, à peine rémunéré ». Mais il ne faut pas exagérer la portée de cette évolution car ces secrétaires sont longtemps de vrais dirigeants politiques, remplacés lentement par de purs gestionnaires. Par ailleurs, Ebert, le maître d’œuvre de cette bureaucratisation du parti, voulut en faire un instrument d’intégration au régime représentatif. Selon Schorske, « à la différence du corps de professionnels de Lénine, celui de Ebert fut construit d’abord pour rivaliser avec d’autres partis politiques, pour gagner des membres et des électeurs, non pour ébranler l’ordre existant ».

89Tenter d’évaluer le poids relatif de l’exécutif dans l’organisation de parti amène à des conclusions nuancées. D’un côté il est indéniable que, quoi qu’en pensent à l’époque les thuriféraires de la démocratie de parti, l’exécutif joue un rôle dirigeant dans la vie des partis bien organisés : le SPD en est le meilleur exemple. D’un autre côté on constate que le poids de la « direction » est souvent contrebalancé par d’autres forces dans le parti. Trois points méritent d’être soulignés. D’abord l’influence très nette, dans tous les partis bien organisés, des parlementaires. Quel contraste significatif offrent, à cet égard, le Parti Radical et la SFIO ! Dans le premier aucun chef parlementaire ne se dégage avant Caillaux, le poids des parlementaires est faible à la tête du parti et, en définitive, la direction du parti est elle-même inconsistante et faible. A l’opposé, la SFIO est dominée par ses ténors parlementaires, et d’abord par le plus prestigieux d’entre eux, Jaurès, qui, faut-il le préciser, du fait de son mandat ne pouvait faire partie de la direction officielle du parti : en face de lui qui se souvient aujourd’hui du secrétaire général Dubreuilh ? N’est-ce pas, d’ailleurs, une situation analogue qu’on retrouvera dans l’entre-deux guerres avec le « couple » Blum/Faure ? Dans les partis qui, à la différence de la SFIO, ignorent toute prévention idéologique contre les parlementaires on assiste à une osmose remarquable entre exécutif et groupe parlementaire. Encore une fois l’exemple du SPD est topique : non seulement les principaux membres du Vorstand sont parlementaires, mais celui-ci ne prend jamais de décision importante sans consulter la fraction. Dans certains partis l’exécutif pèse même d’un faible poids face au groupe parlementaire, qui décide véritablement de la politique du parti, comme on le voit au PLN.

90Il faut en second lieu insister sur le fait que l’exécutif se heurte toujours aux pesanteurs de l’organisation locale, qui conserve partout une autonomie plus ou moins forte par rapport au centre, dont elle fait usage surtout lors des élections. Enfin il ne faut pas négliger que dans tous les partis, y compris dans ceux où elle semble la plus assurée et la plus autoritaire, c’est-à-dire dans les partis anglais, la direction ne peut maintenir son autorité sans la confiance de l’opinion publique du parti.

C) L’organisation régionale

91Il n’est pas de parti organisé sans un certain degré d’emprise directe de l’organisation centrale sur l’organisation locale. Elle peut s’exercer tout d’abord par le contrôle de l’affiliation des adhérents et le reversement au centre d’une part des cotisations. Celui-ci peut également procéder à des enquêtes sur l’activité ou l’état d’esprit de la périphérie. Il collabore enfin à l’activité des organisations locales, notamment en leur adressant des orateurs et du matériel de propagande. Toutefois lors des élections il se borne, en général, à fixer la stratégie de ces organisations. Pour exercer son contrôle sur elles il envoie parfois des délégués sur place, alors que le parlementaire de la circonscription n’a pas normalement vocation à servir de relais à l’organisation centrale.

92L’emprise directe du centre sur la périphérie reste, somme toute, limitée à cette époque face à des organisations souvent jalouses de leur autonomie, surtout quand elles sont le fief d’un élu, et plus intéressées, du moins celles de tradition libérale, par les affaires locales que par la politique nationale du parti. Dans ces conditions l’institution de relais régionaux est utile voire nécessaire à la cohésion du tout. Dans la plupart des partis une telle structure commence à se mettre en place dès la fin du siècle. Si les fonctions que remplissent les organisations régionales présentent beaucoup de similitudes, leur institutionnalisation s’est réalisée de façon fort variée.

1) La structuration des organisations régionales

93Il s’en faut que l’organisation régionale soit toujours une création ex nihilo du centre et une simple courroie de transmission de ses volontés. D’un parti à l’autre sa place dans l’architecture d’ensemble est très différente. On peut distinguer trois cas de figure : une organisation régionale forte et centralisée, une organisation régionale centralisée mais faible, une organisation régionale forte et décentralisée.

a) Une organisation régionale forte et centralisée

94Dans certains partis la volonté du centre d’utiliser des relais régionaux pour mieux dominer la base est indéniable. Une conférence spéciale de l’Union Nationale tory décide en 1886 la création de dix divisions provinciales recouvrant l’Angleterre et le pays de Galles. Chaque union provinciale doit englober l’ensemble des associations affiliées au parti. Le caractère centralisateur du système apparaît déjà dans la structure de l’organisation, calquée sur celle de l’Union Nationale elle-même, avec une conférence annuelle et un conseil, dont font partie les députés. En outre, un whip et l’Agent principal du parti sont membres de droit de ces organes. Enfin l’Office central du parti y envoie un secrétaire permanent, véritable cheville ouvrière de la centralisation. Cette organisation a pour fonction affichée d’entretenir le dynamisme des organisations locales. Elle a surtout pour but peut-être d’empêcher celles-ci d’être le point d’ancrage d’une opposition à la direction et un tremplin pour des ambitieux. Selon Lowell, les divisions doivent fonctionner comme des « compartiments étanches » afin d’empêcher un homme de les confisquer une à une pour se rendre maître de l’Union Nationale. Après la défaite des Conservateurs aux élections de 1906, toutefois, on instaure plus de souplesse dans cette organisation. C’est sans doute du même état d’esprit que procède la création en 1887 au Parti Libéral de fédérations régionales pour le pays de Galles et les comtés du centre de l’Angleterre.

95La même visée centralisatrice se rencontre à la SFIO. Fait significatif, l’organisation intermédiaire s’y met en place très rapidement puisque dès 1905 il existe 65 fédérations pour 77 départements représentés au congrès, et on en compte 83 en 1912. Le terme de fédération est équivoque. Certes, cette institution fédère les sections du département, mais à la condition qu’elles se rallient aux principes définis au centre. En outre, ses statuts sont pour l’essentiel calqués sur un modèle uniforme. La fédération, comme l’union provinciale du Parti Conservateur, a des structures analogues à celles de l’organisation centrale : un congrès fédéral, un conseil ou comité fédéral et une commission exécutive. Enfin la fédération est tenue elle-même par les directives du centre. On ne lui reconnaît donc pas d’autonomie politique mais seulement une certaine autonomie administrative.

b) Une organisation régionale centralisée mais faible

96La volonté de bâtir une organisation régionale centralisée s’est heurtée dans certains partis à l’esprit d’autonomie très vif de la périphérie. On retrouve ici encore les partis les plus allergiques à l’institutionnalisation. Quelques fédérations provinciales sont, certes, créées au PSI à partir de 1893, mais elles manquent de toute vitalité en raison du repli farouche des sections sur elles-mêmes. Dans leur désir de centraliser le parti les maximalistes voudront en 1912 généraliser le système provincial.

97Au Parti Radical on ne se heurte pas moins aux réticences des comités, pour qui l’organisation départementale doit borner ses ambitions à mobiliser l’électorat. Elle ne saurait, en revanche, prétendre « s’immiscer dans les affaires de chaque arrondissement » (Baal). En conséquence, le centre ne peut imposer la constitution de fédérations départementales : il sert plutôt de catalyseur à l’initiative locale. La nature essentiellement fédérative de l’organisation départementale se manifeste par le fait étonnant que les fédérations comptent souvent des comités non affiliés au centre. En tout état de cause la création de fédérations devait être lente. On passe de 18 en 1905 à 39 seulement en 1911. Avec le paradoxe de départements, comme la Charente-Maritime, dotés d’un réseau dense de comités mais qui repoussent toute fédération jusqu’à la guerre. Dans ce département, il est vrai, chaque comité constitue le fief d’un notable, qui tient à conserver toute son indépendance.

98L’organisation régionale n’est certes pas la priorité du Labour, tant son implantation locale est encore faible avant la guerre. Sa première ébauche apparaît en Écosse en 1914 mais très vite on se heurtera à une vive résistance de la périphérie à son extension.

c) Une organisation forte et décentralisée

99Tout autre est la situation en Allemagne, où l’organisation régionale a, en général, une origine autonome. Son développement a été modelé par trois facteurs. D’abord les traditions d’organisation politique régionale antérieures à l’Empire. Ensuite les élections aux Landtag, qui ont souvent servi à cristalliser cette organisation. Enfin la législation sur les associations : si la législation nationale joue jusque en 1899 contre la structuration nationale des partis, les législations de Land, très diverses, autorisent parfois, surtout dans le sud, l’épanouissement de l’organisation régionale.

100Au Zentrum, dont l’organisation centrale est embryonnaire, l’organisation régionale constitue l’élément essentiel du parti. Celui-ci, en effet, s’est formé dans le cadre de chaque état, avec une assise sociale et des traditions politiques différentes de l’un à l’autre. L’organisation régionale est ainsi animée d’un vif sentiment fédératif. Elle est née de rencontres de plus en plus régulières entre les dirigeants des comités locaux. Elle comporte partout une assemblée des délégués de ces derniers, qui se réunit avant les élections au Reichstag. Selon les Land elle élit soit directement un exécutif restreint (Vorstand) : dans ce cas l’organisation est fortement tenue par ce comité ; soit un comité plus ample (Ausschuss), dont procède le Vorstand : les chefs locaux ont alors plus d’influence car le comité se réunit tous les six mois et collabore aux décisions du Vorstand. Dans les années précédant la guerre mondiale on crée en outre des secrétaires régionaux permanents.

101Il existe dès avant l’Empire une ébauche d’organisations libérales régionales, mais elles ne prennent vraiment forme qu’avec l’institution d’assemblées et de comités à partir du milieu des années 1880. Avec l’adoption des statuts de 1892 le centre commence à s’intéresser à leur création. Comme toujours les notables dominent longtemps ces organisations : avant 1899 les comités se recrutent par cooptation, ensuite ils sont élus par les organisations locales. Pour répondre à l’augmentation de leurs tâches le centre y nomme des secrétaires permanents, qui restent dépourvus d’influence politique face aux notables. L’organisation régionale rend des services aux organisations locales sans porter atteinte à leur indépendance. Elle représente en même temps le Land auprès de la direction.

102L’organisation régionale du SPD est également fort variable d’un Land à l’autre. Les régions méridionales restent imprégnées d’une tradition autonomiste qu’utilisent les réformistes contre l’orientation plus à gauche de la direction nationale. Mais à dater de la libéralisation de la législation sur les associations en 1899 le centre essaie de créer une organisation uniforme dotée de « fonctionnaires », notamment des secrétaires régionaux permanents dotés de larges pouvoirs. Ce renforcement de la structure intermédiaire accroît l’autorité du centre et réduit de plus en plus les organisations locales au rôle de simples exécutants.

2) Les fonctions de l’organisation régionale

103Les organisations régionales ont souvent joué un rôle non négligeable dans la création ou le renforcement des organisations locales dans les zones où le parti est faiblement implanté : c’est le cas en particulier pour le SPD. Elles contribuent aussi par leur activité de propagande à animer la vie politique dans la région. Mais elles ont surtout été développées pour coordonner la stratégie électorale des organisations locales. Avec le temps la concurrence est toujours plus vive dans les circonscriptions électorales et celles qui jusque là étaient réputées « sûres » pour un parti tendent à disparaître, même si cette évolution est moins nette en Angleterre que sur le continent. Or, très souvent les comités qui coexistent dans une même circonscription ont le plus grand mal à s’entendre pour assurer les meilleures chances de succès à leur parti. L’organisation régionale collabore alors au choix des candidats, à nouer des alliances avec des forces voisines ou à conclure avec elles des accords de désistement. En règle générale les comités locaux acceptent mieux l’arbitrage des fédérations que les décisions du centre.

104C’est pour répondre à ces besoins que le Parti Radical cherche à multiplier les fédérations départementales au début des années 1910 à la suite d’échecs électoraux répétés. Il est courant, en effet, dans ce parti de voir les divers comités d’une circonscription électorale présenter chacun un candidat différent. Dans ces conditions il est facile pour le candidat socialiste unique de devancer les radicaux, qui au nom de la « discipline républicaine » acceptent, bon gré mal gré, de se retirer au second tour. Les fédérations de la SFIO, pour leur part, tirent de cette fonction électorale une certaine marge de manœuvre par rapport au centre. En concertation avec les sections locales elles procèdent, en effet, au choix des candidats et peuvent prendre toute initiative au second tour, à la seule condition de respecter les intérêts du parti. En Allemagne l’organisation de Land n’intervient pas directement dans le choix des candidats, qui revient aux organisations de circonscription. Mais l’autorité des dirigeants régionaux est telle qu’ils exercent une forte influence sur ces choix, qui peut aller au Zentrum jusqu’au veto contre des candidatures. L’instance régionale incite surtout les organisations locales à conclure des alliances ou à passer des accords de désistement pour les élections au Reichstag ou aux Landtag.

105L’institutionnalisation des principaux partis politiques d’Europe occidentale a entraîné une certaine convergence de leurs structures vers un modèle qui s’inscrit nettement dans le cadre du régime représentatif, au sens où d’une part elle a cherché à répondre aux besoins de ce régime et d’autre part elle s’est modelée sur ce régime. Tout se passe comme si, en dépit de leurs conceptions divergentes de la société et de leurs objectifs souvent opposés, les dirigeants des partis ont tous eu le souci d’adapter leur organisation aux exigences du régime politique qui commence à s’imposer alors dans cette partie de l’Europe. On a relevé ainsi que les politiques de recrutement des partis convergent peu à peu vers le vivier de l’électorat. De même l’organisation territoriale du parti se conforme essentiellement au découpage des circonscriptions électorales. Il est inutile, enfin, de revenir sur les analogies étroites entre l’articulation des organes représentatifs et exécutifs aux divers échelons de l’organisation et le modèle du régime parlementaire, dont l’institution partisane apparaît parfois comme le microcosme.

106Il reste que le degré et les modes d’institutionnalisation varient encore sensiblement d’un parti à l’autre. Mais ces différences ne s’expliquent pas fondamentalement par des oppositions idéologiques et sociologiques. En d’autres termes l’opposition classique entre partis de gauche de masses à l’organisation rigoureuse et partis de droite de cadres à l’organisation relâchée n’est pas pertinente dès lors que les partis entrent franchement dans le jeu du système représentatif. Tout au plus admettra-t-on que le statut de l’adhérent est défini en général plus fermement à gauche et que, dans l’ensemble, le recrutement des cadres est plus élitiste à droite. Seul le Zentrum, en définitive, correspond exactement à l’image du parti de cadres, mais c’est un parti archaïque. En sens inverse, il est vrai, le Labour n’est pas encore vraiment un parti de masses. S’il y a des différences indéniables dans l’institutionnalisation des partis elles se situent donc le plus souvent en dehors du clivage droite/gauche.

107Il semble, en fait, qu’elles soient de caractère surtout national, parfois même régional. On a déjà mis l’accent sur les conséquences de la structure fédérale de l’Allemagne sur les partis de ce pays, notamment l’autonomie longtemps forte de l’organisation dans le cadre du Land, particulièrement au sud du pays. Mais il faut tenir compte surtout de l’ancienneté relative du régime représentatif dans chaque pays et des traditions d’organisation propres à chacun. En Angleterre l’ancienneté de l’insertion des partis dans le régime parlementaire a eu pour effet que le Labour lui-même, en dépit de son idéologie, a modelé son organisation centrale sur celle de ses prédécesseurs. En Allemagne, outre une tradition associative ancienne, ce qui semble avoir compté dans l’institutionnalisation convergente du SPD et du PLN et dans l’évolution forcée du Zentrum lui-même est la contrainte que fait peser de plus en plus la concurrence électorale sur l’organisation. A l’opposé, l’Italie, où le régime représentatif moderne s’implante avec une grande lenteur, le PSI, faute d’émulation, a le plus grand mal à se détacher d’une longue tradition de sociabilité méridionale qui ne prédispose pas à l’organisation de partis modernes. De façon générale il faut insister sur la force d’entraînement qu’a été dans chaque pays la concurrence entre partis pour permettre leur institutionnalisation. Le cas de la France, toutefois, est singulier. L’extrême difficulté du Parti Radical à créer une organisation moderne tient sans nul doute aux pesanteurs de la tradition, d’un côté à l’idéologie française classique du régime représentatif et de l’autre, surtout dans le Midi, sa terre d’élection, à la persistance des formes anciennes de sociabilité. Aux antipodes des Radicaux, la SFIO tient peut-être la vigueur de ses structures à la tradition, en partie révolutionnaire, d’organisation de l’extrême gauche. A cet égard il faut dire que si le SPD a pu être un modèle théorique d’organisation pour beaucoup de socialistes (mais on a vu qu’elle n’atteint sa maturité qu’au début du siècle), il s’en faut qu’en pratique la SFIO et à plus forte raison le PSI se soient effectivement modelés sur elle. Les traditions et contraintes nationales l’ont toujours emporté, dans le procès d’institutionnalisation, sur les affinités idéologiques avec les partis étrangers.

108Au bout du compte on peut esquisser une typologie de l’institutionnalisation des partis, en les classant sur trois axes. Selon le degré d’institutionnalisation, on va du parti le plus structuré, la SFIO, aux partis les moins structurés, le Parti Radical et le PSI, sans parler du cas marginal du Zentrum. Selon le mode de répartition du pouvoir, on ira des partis où il est le plus concentré, comme les partis anglais, à celui où il est le plus diffus, sans doute le PLN. Selon le mode de légitimation du pouvoir on peut opposer les partis où domine la légitimité parlementaire et électorale, comme les deux grands partis anglais, à ceux où l’emporte la légitimité militante, comme les partis socialistes, le parti radical étant en position médiane. On constate que les deux premières distributions ne correspondent pas à l’axe idéologique gauche-droite. D’un autre côté ces classements ne se recouvrent nullement, ce qui confirme, s’il en était besoin, la complexité du tableau des partis dans l’Europe de 1900 et la nécessité de multiplier les nuances pour le brosser.

Bibliographie

Principales références bibliographiques

G. BAAL, Le Parti Radical de 1901 à 1914, thèse, Paris I, multigr., 1991.

E. F. FEUCHTWANGER, Disraeli, Democracy and the Tory Party, Conservative Leadership and Organisation after the Second Reform Bill, Oxford, 1968.

F. GRASSI, « Modelli e strutture del socialisme italiano », dans Il partito politico nella Belle Epoque, G. Quagliarello dir., 1990.

W. L. GUTTSMAN, The German Social Democratic Party, 1875-1933, Londres, 1981.

H. J. HANHAM, Élections and Party Management, Politics in the time of Disraeli and Gladstone, Londres 1954.

H. U. HESSE, « Il gruppo parlamentare del PSI », dans Il movimento operaio e socialista in Italia e in Germania dal 1870 al 1920, Bologne, 1978.

R. HUARD, La naissance du parti politique en France, Paris, 1996. D. LANCIEN, « La formation des partis politiques britanniques modernes vue à travers l’étude des structures partisanes », Revue Historique, t. CCLVII, 1, 1977.

P. LOUIS, Le parti socialiste en France, Paris, 1912.

A. LOWELL, Le gouvernement de l’Angleterre, 2 vol., Paris, 1910. R. MCKENZIE, British Political Parties, Londres, 1964.

R. MICHELS, Les partis politiques, Paris, 1971.

Th. NIPPERDEY, Die Organisation der deutschen Parteien vor 1918, Düsseldorf, 1961.

M. OSTROGORSKI, La démocratie et les partis politiques, Paris, 1993.

A. PANEBIANCO, Modelli di partito. Organizzazione e potere nei partiti politici, Bologne, 1982.

M. PRÉLOT, L’évolution politique du socialisme français, Paris, 1939. M. RIDOLFI, Il PSI e la nascita del partito di massa, 1892-1922, Rome, 1992.

C. E. SCHORSKE, German Social Democracy, 1905-1917, Harvard U. P, 1955.

A. ZEVAES, Le PS de 1904 à 1923, Paris, 1923.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search