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Les paysans, l’état et le marché

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Maxime Haubert

2. Forces de décomposition et dynamiques de résistance

L’aptitude de l’agriculture familiale à replanter

Application au café à Sumatra (Indonésie)

François Ruf

Texte intégral

1Dans le monde tropical, l’agriculture familiale a démontré son aptitude non seulement à survivre, mais aussi à triompher de l’agriculture capitaliste (sauf lorsque celle-ci bénéficie de politiques d’aide spécifiques) et même – par les prélèvements qui sont opérés sur sa production – à faire vivre l’État et beaucoup de groupes sociaux non agricoles. Un large courant de recherche a mis en relief sa viabilité, c’est-à-dire aussi sa capacité d’adaptation et de participation aux changements.

2Nous proposons ici d’analyser cette viabilité dans les contextes d’"économie familiale de plantation" (EFP) et d’"économie familiale de replantation" (EFR), où l’arbre joue la fonction de principal capital et source de revenu, et cela dans le cas du café dans le Sud de Sumatra. Après une brève vérification de l’efficacité de l’agriculture familiale en conditions pionnières, nous abordons les conditions du passage de la phase du défrichement de forêt primaire à celle de la culture itinérante en ce qui concerne une culture dite "pérenne" : les producteurs abandonnent la parcelle et redéfrichent une "jachère forestière" quelques années plus tard. Enfin, nous étudions en détail les déterminants d’une replantation beaucoup plus rapide, éliminant la phase de jachère. La replantation est analysée comme innovation susceptible de répondre aux problèmes de revenu et de durabilité soulevés par la pression démographique.

Des grandes plantations à l’agriculture familiale

  • 1 Avant le boom, la culture de café se pratique au XIXe siècle dans le Sud de Sumatra et notamment à (...)

3La production indonésienne de café dépend à 95 % d’exploitations familiales, dont approximativement la moitié se concentrent dans les trois provinces du Sud de Sumatra, Lampung, Sumatra Sud, et Bengkulu. Selon Cramer (1924), l’essor des plantations familiales de café robusta de Sumatra Sud a débuté en 19151. Alors que les "indigènes" pratiquaient déjà un peu de café arabica, ils auraient remarqué les nouvelles plantations de café robusta introduites dans les grandes plantations privées hollandaises, auraient surtout observé des rendements élevés, jusqu’à 2 tonnes par hectare, et se seraient procuré des semences. Quand les producteurs s’aperçoivent que le café robusta demande moins de travail et peut se planter à moindre altitude, sur des terres forestières plus accessibles, les extensions se multiplient. Les témoignages recueillis auprès des personnes âgées dans les villages de Sumatra Sud et Bengkulu confirment cette description.

4À partir des années 1920, la production familiale dépasse définitivement celle des grandes plantations de Java (plutôt spécialisées en café arabica), qui ne cessent de décliner (Mc Stocker, 1987 ; Clarence-Smith, 1994). Sa croissance est stimulée par le développement de la consommation de café robusta, à partir des années 1930, développement lui-même en grande partie dû à la capacité de l’agriculture familiale à produire massivement et à bas prix.

5En interaction avec l’évolution de la demande internationale, la chute des grandes plantations de Java peut s’interpréter par la conjonction de trois changements, ou trois crises, "triple crise" bien classique en économie de plantation. La crise écologique se cristallise sous la forme d’une maladie, la rouille du caféier arabica ; la crise économique est la chute du cours international du café ; la composante sociale est un début de saturation foncière et un manque de forêt à coloniser à proximité des grandes plantations (Clarence-Smith, 1994). En symétrie à cette chute des grandes plantations, au moins dès les années 1920, les familles vivant et migrant à Sumatra peuvent profiter de la rente forêt. Le prix du café remonte dans les années 1920 : les producteurs établis et surtout les grandes plantations, mis à mal par la "triple crise", ne peuvent en bénéficier.

6L’histoire économique du café ramène à un grand facteur de viabilité de l’agriculture familiale : celle-ci s’adapte au marché en mobilisant les forêts, la main-d’œuvre et les innovations plus rapidement que l’agriculture capitaliste, du moins si l’État ne lui met pas d’entraves.

De la rente forêt aux cycles de replantation

7Après un nouveau boom dans les années 1970-80, accéléré par la flambée du prix international en 1976-77 et alimenté par des migrations, les producteurs de café connaissent une grave chute de prix, qui se renforce entre 1986 à 1993. Comment ont-ils survécu ? Comment s’articulent les "crises" ou "changements" d’environnement des petites exploitations familiales ? Soulignons que la pluviométrie annuelle de 3 500 mm à Kapahiang et les sols fertiles de la chaîne des Barisan favorisent les replantations. Néanmoins, malgré ces avantages naturels, les productions et productivités déclinent avec le temps, la contrainte foncière, la consommation de la rente forêt.

Changement écologique, économique, social, politique

8Les effets décisifs des changements sociaux coïncident avec ceux des changements économiques. Les migrations continues depuis les années 1950, de Java et Bali vers le sud de Sumatra, ont contribué à faire de l’Indonésie le troisième producteur mondial de café. Les migrations massives contribuent à provoquer les surplus de café sur le marché international et la chute du prix qui en résulte.

  • 2 Au passage, on notera que l’encadrement ne garantit en rien la viabilité d’une colonisation agricol (...)

9Ces migrations se renforcent encore par des mouvements de populations internes et en "cascades" entre les trois provinces du Sud de Sumatra et entre régions de chaque province. Par cascades, nous entendons des migrations répétées par les mêmes familles, délaissant une première zone d’accueil pour une nouvelle. Ainsi, à l’échelle de Kapahiang, les premiers migrants sont originaires du Sud de la province de Bengkulu Sud. Ils s’installent dans les années 1950 en reprenant les anciennes plantations hollandaises. Entre 1955 et 1960, des migrants de Java sont installés dans le cadre de la politique de transmigration. A la fin des années 1960, des Balinais abandonnent un projet de transmigration dans le nord de la province. Ils passent donc du statut de migrant encadré à celui de migrant spontané2. Parce qu’ils arrivent tardivement et parce qu’ils sont peu sûrs de leurs droits, ils s’installent sur des jachères forestières concédées par les autochtones en bagi tanah. Le propriétaire fait défricher et planter et reçoit la moitié de la plantation, ce qui ralentit l’accumulation des migrants et symbolise la rente foncière construite par les autochtones ou par les fils des premiers migrants. Mais, dans les années 1970, de nouveaux migrants originaires de Sumatra Sud, de Lahat, arrivent nombreux et osent alors s’attaquer aux forêts restantes dans le canton de Kapahiang (Taher, 1991). Il en résulte une situation "classique", où les replantations sont contemporaines de défrichements de forêts.

10La contrainte foncière s’accroît sous l’effet des mêmes migrations et des héritages chez les autochtones et les migrants les plus anciens. Dans le même temps, la propriété de la terre se développe, avec formation d’un prix et d’une rente foncière. Lorsqu’ils parviennent à épargner sur des revenus de travail agricole, même les jeunes autochtones se positionnent comme acheteurs sur le marché de la terre. Ainsi, si l’accès à la terre est inégal selon les groupes, il devient globalement plus difficile.

11L’accès à la terre par simple défrichement de forêt évolue vers un accès dominant par héritage ou cession de plantation, achat de jachère et de plantation, et par la formule de bagi tanah. Dans les transactions, de 1980 à 1990, le prix de la terre, tous types confondus, passe de 500 000-600 000 rp/ha à 2 000 000-3 000 000 rp/ha, alors que le prix relatif café/riz a plutôt baissé.

12Le changement écologique est aussi simultané, part intégrale du même processus. La forêt recule et de nouveaux problèmes liés à la consommation de la rente forêt, tels que la baisse de fertilité et l’accroissement des mauvaises herbes, font fléchir les rendements et augmentent le travail. Ainsi, sur l’échantillon des caféières de Kapahiang, les sarclages sont soignés et nombreux : 3 à 4 par an pour la moitié des caféiers, et même 5 à 6 pour plus du quart des caféiers de moins de 3 ans (enquêtes Salem Taher, 1991).

13Ces nouvelles contraintes, foncières, écologiques et financières, peuvent être absorbées jusqu’à un certain seuil puisque la densité de population a augmenté et que les superficies en café ont diminué. La densité de population varie entre 100 et 250 habitants/km2 et la superficie moyenne des exploitations est de 2,4 ha, dont 1, 2 ha de café.

14La fréquence de 3 à 4 sarclages annuels, élevée en comparaison de la Côte d’ivoire, est cohérente avec l’abondance de la pluviométrie, la densité de population et la surface réduite des exploitations, mais semble aussi liée à la disparition de la rente forêt.

15La quantité de travail à l’hectare peut donc augmenter, avec des adaptations et des innovations pour relever la productivité du travail et de la terre. Cela vérifie bien la validité de la théorie de Boserup (1965), agrémentée de rente forêt et de différenciation sociale entre autochtones et migrants.

16Les flux de travail et parfois de capital et les nouvelles contraintes suscitent des innovations, de nature à remonter la productivité de la terre et du travail. Comment s’expriment ces innovations dans le cas du café à Bengkulu ?

Le processus d’innovation

17Repartons des années 1950 avec le témoignage de Cramer (1957) décrivant les plantations de café après défrichement de forêt ou après des plantations "abandonnées" : "It (the coffee plantation) is kept only for 5 to 7 years and then abandonned. Every year a new field is opened but if the new fields have been planted to coffee, the soil needs to be rested for seven to ten years, and for an even longer period for poor soils. From an economic point of view, the System of maintaining the coffee planting only a few years and opening new land every year has proved to be a defensible System. In Southern Sumatra with its very wet climate, Robusta gives the heaviest yields in the first cropping years. The drawback is that this policy may lead to a serious destruction of virgin forests and their replacement by grass plains, that may have grave effects on the ground water supply".

18On retrouve le principe de la rente forêt, ici repérée par les rendements élevés obtenus après défrichement de forêt, mais aussi le paradoxe de la "culture pérenne itinérante". Loin d’être passif, l’abandon relève bien d’une stratégie pour favoriser le recrû forestier et récupérer ainsi plus tard une part de rente forêt.

19Tant que terres et forêts sont disponibles, on sait pourquoi le système est plus que défendable. Le défrichement de forêt ou de plantation enrichie en recrû forestier peut se réaliser assez vite. Les temps affectés à cette tâche sont largement compensés par les gains de travail réalisés à l’entretien de la jeune plantation, grâce au faible développement des mauvaises herbes (composante essentielle de la rente forêt). Le système évite tout recours au capital monétaire, auquel se substitue l’optimisation du capital biologique "arbre".

20Des facteurs écologiques locaux tels que le climat renforcent la logique du système consistant à ne récolter que sur 5 à 7 ans.

21Au plan de l’environnement, il y a bien des inconvénients à attendre, tels que la conversion de forêts et de plantations en prairies d’"alang alang" (Imperata cylindrica). Si le système de jachère-café fonctionnait parfaitement, il devrait permettre d’éviter la colonisation des terres par l’alang alang. Cramer l’explique par l’accroissement des feux de forêts et de plantations. On retrouve là une des composantes classiques de la dégradation de l’environnement en front pionnier.

22Il est vrai également que le défrichement de la chaîne des Barisan semble avoir contribué à modifier le tracé du lit de la rivière Musi, dans la plaine de Palembang. Des inondations surviennent de temps à autre dans la plaine. Mais la dégradation de l’environnement est-elle si dramatique ? Les systèmes caféiers, avec leurs adaptations progressives, ne sont-ils pas au minimum un "pis-aller" acceptable au plan de l’environnement ?

23Avec la raréfaction des forêts disponibles, au moins pour une partie des familles, et sous l’effet des trois types de changement, que font les producteurs ? Plusieurs stratégies se combinent, parfois dans la même exploitation :

24• Le non-changement : renouvellement des défrichements de forêt

25Au moins à Bengkulu, les pans de montagne défrichés dans les années 1980-1990 montrent que les fronts pionniers progressent. Malgré l’apparence de raréfaction de la forêt, les migrants relancent la production par de nouveaux défrichements dans des régions voisines. Même si la majorité des défricheurs de forêt sont de nouveau venus, c’est, en termes de maintien de la production, la forme de viabilité la plus classique de l’agriculture familiale en fronts pionniers.

26• Le renouvellement de la jachère forestière

27Le système décrit par Cramer en 1957 se poursuit activement bien qu’il ne soit pas toujours facilement identifiable. Ainsi, au cours des enquêtes, nous n’avons pas assez fait attention à ce que les paysans déclaraient comme plantation après défrichement de jachère. À notre tour, nous nous sommes "rappelé" en cours d’enquête que bien des jachères étaient d’anciennes caféières.

28• Prolongation de la vie économique de la caféière

29Pour une partie des planteurs, les caféières ne sont plus abandonnées mais bénéficient encore d’un entretien minimum. Même si les rendements baissent, la vie économique de la caféière est prolongée, avec souvent des associations agroforestières apportant des revenus complémentaires, parfois en monoculture avec la méthode de la monocaulie et de l’étêtage. C’est un processus logique d’intensification intermédiaire et d’alternative à l’abattage/replantation.

30• Suppression de la phase de jachère forestière

31Pour une partie des caféières, la phase de jachère forestière a pu et dû être supprimée. Les plantations sont abattues entre 7 et 12 ans, dès que le rendement de café fléchit notablement, puis replantées l’année suivante. On obtient ainsi une série de cycles courts en régénération permanente.

32Sur notre échantillon de 225 parcelles dans la région de Kapahiang, seulement 36 % des caféières seraient ainsi installées après abattage d’une caféière encore relativement productive, non abandonnée, mais abattue parce que les rendements et les revenus sont estimés trop faibles. L’analyse de la replantation sans phase de jachère forestière est donc conduite sur ce sous-ensemble de 81 parcelles au cycle de vie bien identifié avant abattage/replantation.

Les déterminants de la décision de replantation

33Ce qui décide un producteur à renouveler son capital productif est avant tout l’objectif de maintenir un minimum de revenus avec une certaine sécurité. C’est la condition de sa viabililité. Les déterminants de la replantation sont donc ceux qui influent sur cet objectif, soit en le menaçant comme la contrainte foncière, soit en le favorisant comme une innovation "fiable".

Ecotypes du caféier et contrainte/sécurité foncières

34Dans une analyse de la diversification des systèmes caféiers de Sumatra Sud, Godoy et Bennett (1989) constatent que les producteurs du cœur caféier de la région, entre 700 et 1 200 mètres d’altitude, créent peu ou pas de nouvelles plantations après défrichement de forêt. Ils préfèrent replanter. En revanche, dans l’étage moins favorable, au dessus de 1 200 m, il y aurait plus de plantations créées aux dépens des forêts.

35Les auteurs expliquent facilement la replantation chez les producteurs établis par le manque de forêt primaire dans l’étage le plus adapté, par la distance des premières forêts accessibles (entre deux et quatre heures de marche), par l’inconvénient des fortes pentes, par le risque foncier. En revanche, les nouveaux arrivants, pauvres, s’installant près des forêts, sont prêts à affronter les risques écologiques et fonciers de la déforestation illégale.

36Avec quelques nuances, nous obtenons le même type de résultat à Kapahiang (Bengkulu). Les villages à proximité immédiate de la route, sur le plateau, ont des taux de replantation plus élevés et surtout des cycles plus courts. Nous allons voir que le facteur distance du champ au village et à la route, en termes de coût de transport, joue moins pour le café que pour la culture annuelle associée à la replantation. Mais, sur les sols riches du plateau et sous 3 000 mm de pluie par an, avec la sécurité foncière acquise, replanter est plus attrayant qu’aller récolter à quatre heures de marche avec un risque d’expulsion.

37Toutefois, sur l’ensemble de 10 villages étudiés, les migrations sont assez anciennes, et on a vu que les migrants originaires du Sud de Sumatra, bien qu’arrivés après les Javanais et les Balinais, se sentent plus sûrs d’eux pour entrer dans les forêts. Ils ne sont pas passés par des contrats bagi tanah, lesquels auraient ralenti leur accumulation, et auxquels se sont assujettis les Balinais.

Source : échantillon 81 parcelles replantées, enquêtes Ruf/Taher, 1990/91.

38Alors que les parcelles des planteurs autochtones se répartissent de façon homogène dans les trois classes d’âge, le comportement des migrants "spontanés", Pasemah et Serawai, originaires du Sud de Bengkulu, installés près des forêts, s’oppose à celui des Javanais et Balinais, plus près des routes.

Rentes de localisation, risque, cycles de vie, politiques

39À Sumatra, comme dans tout pays de montagne, et comme dans tous les cas où les prix sont relativement libres, la rente de localisation joue un rôle notable. Cela est d’autant plus vrai pour les cultures annuelles et notamment les produits maraîchers, ou les tubercules et racines, comme la patate douce et le gingembre. Si un hectare produit deux tonnes de café vert, il peut produire 20 tonnes de gingembre. Si ces cultures annuelles sont associées à la replantation de café (cf. infra), la distance de la parcelle prend d’autant plus d’importance.

40Soulignons qu’il y a interaction entre la rente de localisation, s’exprimant par le temps de déplacement des travailleurs et le coût de transport des produits, le risque lié à l’innovation et la contrainte foncière. En effet, pour une petite exploitation ne disposant que d’une seule parcelle, la replantation représente plus de risques mais peut aussi s’imposer comme la seule solution pour remonter la productivité de la terre et la production. La distance de la parcelle n’intervient plus et on constate qu’elle est effectivement en moyenne plus importante. En revanche, si une exploitation dispose de plusieurs parcelles, elle peut appliquer la replantation sur sa parcelle la plus proche et la distance moyenne à la route est plus faible.

41Par ailleurs, il faut prendre en compte le critère ehnique et donc le cycle de vie de la famille. On observe, en effet, que la distance moyenne à la route est beaucoup plus courte pour les parcelles des autochtones, replantées tardivement par le chef d’exploitation, âgé, ou par son fils, après héritage ou cession de son vivant ; et elle est plus importante pour les migrants Serawai, disposant de plusieurs parcelles, peu pressés de les régénérer, également relativement âgés.

42Il est possible enfin que les politiques aient évolué en faveur des défrichements au début des années 1970 et que les migrants Pasemah et Serawai soient arrivés au bon moment. Il est aussi possible que les migrants originaires du Sud de Bengkulu maîtrisent mieux les techniques de déforestation que des Javanais. Mais l’intérêt principal de ces comparaisons réside dans l’articulation rente forêt/rente foncière.

43La sécurité foncière conforte l’investissement dans la replantation, chez les autochtones, chez les producteurs établis. Chez les migrants, c’est l’incertitude foncière sur les forêts et la représentation qu’ils s’en font qui amène les Balinais à accepter de reprendre des jachères en bagi tanah plutôt que d’aller défricher la forêt.

L’innovation sur le matériel végétal et le capital arbre

44Toujours à Sumatra Sud, à Lahat, région de forte densité de population, Godoy et Benett repèrent que les planteurs ont mis au point une technique de plantation avec peu d’ombrage, pour stimuler une production élevée, rapide, avec un pic de récolte dès la quatrième année, en partie : grâce à un matériel végétal sélectionné par un planteur et appelé "Marzuki". Nos enquêtes confirment ces résultats, avec des noms locaux différents.

45L’agriculture familiale a toujours ses améliorateurs de matériel végétal. À Sumatra sud, dans cette même région du Sud de Lahat, plusieurs planteurs affirment effectivement avoir sélectionné un nouveau clone, productif, aux branches souples, ne se cassant pas, qu’ils dénomment "Lembut bakir".

  • 3 Certains planteurs de Sumatra Sud évoquent cependant des cas "d’emprunt" de leurs clones par des ag (...)

46Dans le Bengkulu, à Kapahiang, nous avons vérifié l’engouement des planteurs pour un matériel végétal précoce et productif, qu’ils croient originaire de Sumatra Sud. Ce caféier est appelé localement "Cik ari" et contribue à motiver des replantations. Ces innovations et adoptions d’innovations relèvent totalement de l’agriculture familiale. Les services de recherche et de vulgarisation n’y ont aucunement participé3. Au contraire, les pratiques sont souvent opposées aux recommandations du développement. On retrouve ici le rôle déterminant des innovations paysannes.

Revenus des cultures annuelles : contrainte foncière, marché, facteurs institutionnels

47En étudiant les transmigrations au Lampung, P. Levang fait une excellente description de replantation financée par les cultures alimentaires, telles que pomme de terre, piment et oignon. Il observe en même temps que ces cultures annuelles sont pratiquées par des migrants louant pour une somme modique la vieille caféière, quasi improductive, pour faire trois ou quatre cultures de chou dans l’année. "Le propriétaire récupère au bout d’un an une parcelle propre, au sol ameubli et fertilisé, prête à recevoir des boutures de café et cela sans aucun frais pour lui" (Levang, 1989 : 216).

48Le changement institutionnel accompagne ainsi le changement technique et économique. L’innovation technique "replantation" et les éventuelles innovations sociales, telles que les locations de sept ans pour un cycle caféier, résultent de la convergence logique entre la contrainte foncière et l’élargissement de la demande en produits alimentaires. Il s’agit d’abord de la demande des familles, en nombre croissant, puis de la demande extérieure aux communautés villageoises.

49À Sumatra, les cultures, "traditionnelles" ou d’adoption récente, visent moins à l’autosuffisance alimentaire qu’au marché : plantes maraîchères et piments destinés aux marchés urbains locaux ; tabac destiné au marché national.

50Plus récemment, à Kapahiang, le gingembre, destiné à l’exportation vers le Japon et le Proche-Orient, se substitue au tabac, sous l’impact des prix relatifs des deux produits. La quantité de travail exigée par le tabac ne résiste pas à la concurrence du gingembre, notamment lorsque les intermédiaires et exportateurs encouragent la production avec fourniture de matériel végétal et engrais à crédit. Le gingembre était connu des familles de Kapahiang depuis les années 1940 mais a pris son essor sous l’effet des informations sur le prix relatif gingembre/café et le crédit apparaissant dans les années 1980. Cette innovation doit une bonne part au réseau d’intermédiaires et entrepreneurs d’origine chinoise bien informés sur les marchés, de par leur diaspora (Ruf, 1994).

  • 4 Ces appareils de vulgarisation ne sauraient être jugés sur leur seule efficacité dans la diffusion (...)

51On retrouve donc aussi la viabilité de l’exploitation familiale à travers les réseaux d’information que représentent les intermédiaires et sa capacité de recevoir une information et de s’en souvenir au bon moment. Ce système d’information est souvent plus efficace que celui des appareils de vulgarisation de l’État4.

52Cette évolution paraît également typique du passage d’un front pionnier à une agriculture plus stabilisée à l’échelle de la parcelle, qui confirme assez bien le modèle d’E. Boserup tout en le complétant. Par abattage/replantation et introduction de chou ou de tabac dans la rotation, l’innovation consiste à contrer la baisse des revenus, induite par la raréfaction de la terre et de la rente forêt, en augmentant le travail à l’unité de surface et en optimisant la fonction biologique du capital "arbre". Puis l’introduction du gingembre équivaut à une introduction complémentaire de capital monétaire, toujours pour maintenir ou augmenter les revenus dans un contexte où des limites sont apparues concernant les disponibilités en terre et en ressource naturelle "forêt".

Le cycle de vie productive du caféier

53D’après la première série d’enquêtes, en 1989/1990, pour les producteurs de Sumatra Sud et Bengkulu, en replantation après caféière, sur un sol moyen, sous réserve de trois à quatre sarclages (à la daba, en grattant le sol jusqu’à le mettre à nu, malgré les pentes), sans application d’engrais, et avec des densités assez fortes (de 3 000 pieds/ha en moyenne), les rendements évoluent selon le profil d’âge suivant :

Source : enquêtes F. Ruf, Lahat, 1989.

  • 5 Pour l’époque actuelle, c’est démontré dans le cas du cacao à Sulawesi (Ruf, Jamaluddin Yodang et W(...)

54Le premier commentaire concerne les rendements de plus de 2 000 kg/ha, voire de 2 000 à 4 000 kg/ha, obtenus durant 3 ans, selon les planteurs, après défrichement de forêt, sur de bons sols. Ces déclarations de planteurs sont peut-être exagérées et restent difficiles à vérifier puisqu’elles font allusion au passé. Comparés aux 2 000 kg/ha évoqués par Cramer pour les plantations hollandaises au début du siècle, ces chiffres nous paraissent plausibles : les plantations familiales sont parfaitement capables d’obtenir de meilleurs rendements que les plantations capitalistes5. Sous le climat de Sumatra Sud, l’effet rente forêt se concentrerait sur les premières années de production.

55Même si ces chiffres de rendements aux meilleurs temps de la rente forêt sont embellis a posteriori, la baisse de rendements et de revenus sur la culture de café, par replantation, mais sans autre innovation, est certaine.

56D’après les planteurs de Lahat, si les sols sont bons, une augmentation des entretiens autres que les sarclages (taille et égourmandages) et le recours éventuel aux engrais permettent de stabiliser les rendements entre 500 et 1 000 kg/ha pendant quelques années. Si les sols sont moins favorables et l’entretien non régulier, les rendements plongent rapidement à 200 kg/ha et la plantation subit une forte mortalité.

57Le planteur a donc le choix entre deux options : soit il prolonge la vie économique des caféiers, au prix d’une certaine quantité de travail et de capital monétaire, soit il abrège cette vie économique par l’abattage/replantation. On retrouve le principe des coûts d’entretien croissants avec l’âge des arbres, ici résolu par un nouveau cycle. La replantation demande aussi beaucoup de travail, mais elle est rentabilisée par les cultures annuelles. En d’autres termes, le coût d’opportunité du travail sur la replantation de la culture pérenne est faible. Le coût d’abattage, d’entretien et d’engrais est supporté par la culture annuelle. L’arbre n’a plus qu’à grandir. Cette seconde option tente donc de reproduire les atouts de la phase pionnière : l’optimisation du capital biologique arbre.

58Au cours des dix dernières années, l’adoption du matériel végétal "Cik ari" modifie la courbe de rendement. C’est un matériel végétal extrêmement précoce, qui donnerait une première récolte dès 2 ans d’âge, et des rendements pouvant aller au moins jusqu’à 2 000 kg/ha en année "royale", donc permettant de se rapprocher des sommets auparavant atteints après défrichement de forêt. Une telle hypothèse demande confirmation, mais cette innovation de l’agriculture familiale va bien dans le sens d’une remontée de la productivité de la terre et du capital plantation.

59Cependant, en corollaire à la précocité, la phase de déclin des rendements et la durée de vie des caféiers est accélérée. Après la récolte royale, en moyenne en année 6, soit après 4 ans de récolte, les rendements s’écroulent et de nombreux pieds meurent. Il faut donc abattre et replanter en année 7 ou 8. Le cycle est considérablement accéléré. L’innovation induit aussi une certaine part d’irréversibilité puisqu’elle supprime un degré de liberté : l’option d’entretien et de prolongement de la vie économique de la plantation disparaît pour un cycle. Par ailleurs, le caféier ne suffit plus à remonter la productivité, les arbres dits d’ombrage ne suffisent plus à assurer la viabilité du système et de l’environnement, d’où le développement des cultures annuelles de rente.

Conclusion : sécurité, diversité et intensification

"Si j’ai un conseil à donner, je dis aux planteurs : ayez toujours du café et faites quelque chose à côté" (Planteur de Kapahiang, juin 1991).

  • 6 Le différentiel de rendement reste à démontrer statistiquement.

60Après la phase pionnière, susceptible de se prolonger par la technique de la jachère forestière ou "culture pérenne itinérante", on a bien une baisse de rendement liée à la perte de la rente forêt6. Mais en retour, au moins dans les conditions favorables de sol et de climat de Kapahiang, sous l’effet de la contrainte foncière, associée aux effets de la consommation de la rente forêt, sous certaines conditions de marché et de densité de population et de disponibilité en travail, les innovations apparaissent : introduction de cultures annuelles de rente, introduction de capital dans le système (crédit en semences, engrais), possibilité d’invention et d’adoption d’un nouveau matériel végétal caféier. C’est le passage de l’équation de l’EFP à celle de l’EFR :

61terre + rente forêt + travail = capital plantation

62terre + capital plantation + capital monétaire + travail = capital replantation

63Toutefois, ces innovations suppriment des degrés de liberté. Le concept d’irréversibilité apparaît. Pour contrer les risques, les planteurs combinent plusieurs options : agriculture et autre activité, café et autres cultures, cycle rapide sur une partie de la caféière et cycle plus lent sur l’autre. Le caféier, capital peu demandeur en investissements, et le café, d’une sécurité de marché absolue, restent les garants de la viabilité de l’agriculture familiale locale. Donc ils replantent.

64Des "doutes atténués" subsistent sur le renouvellement et la reconstitution des ressources naturelles. Mais, au plan économique, il serait difficile de ne pas conclure favorablement : par adaptation progressive de la vieille technique agroforestière, l’"agriculture pérenne itinérante", et dans leur environnement écologique et économique particulier, les planteurs de Kapahiang ont inventé des systèmes de régénération caféière d’une efficacité économique remarquable.

Bibliographie

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Taher (S.), La gestion paysanne du capital caféier à Bengkulu (Indonésie), Montpellier, CNEARC/CIRAD, 1991.

Notes

1 Avant le boom, la culture de café se pratique au XIXe siècle dans le Sud de Sumatra et notamment à Bengkulu, mais sans adoption massive.

2 Au passage, on notera que l’encadrement ne garantit en rien la viabilité d’une colonisation agricole. Voir la thèse de référence de P. Levang (1989) sur ce sujet.

3 Certains planteurs de Sumatra Sud évoquent cependant des cas "d’emprunt" de leurs clones par des agents de la recherche ou de la vulgarisation, lesquels les rediffuseraient dans d’autres provinces comme produit de leur recherche ! En soi, repérer une belle innovation de l’agriculture familiale et contribuer à sa diffusion est un des meilleurs rôles pour ces services. Simplement, les oublis de "droits d’auteur", répétés à travers l’histoire de tous les pays, contribuent à faire sous-estimer la viabilité de l’agriculture familiale. Toutefois, le processus inverse, mais cette fois inintentionnel, lié à la rebaptisation d’une variété produite par la recherche, existe également.

4 Ces appareils de vulgarisation ne sauraient être jugés sur leur seule efficacité dans la diffusion d’un progrès technique adapté, puisque leur fonction réside aussi dans l’encadrement social.

5 Pour l’époque actuelle, c’est démontré dans le cas du cacao à Sulawesi (Ruf, Jamaluddin Yodang et Waris Ardhy, 1995).

6 Le différentiel de rendement reste à démontrer statistiquement.

Table des illustrations

Crédits Source : échantillon 81 parcelles replantées, enquêtes Ruf/Taher, 1990/91.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75554/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 23k
Crédits Source : enquêtes F. Ruf, Lahat, 1989.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75554/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 14k

Auteur

Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD)
Département SAR (Montpellier)

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