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Les paysans, l’état et le marché

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Maxime Haubert

2. Forces de décomposition et dynamiques de résistance

Changements techno-économiques et formes de différenciation de la paysannerie : le cas de l’Algérie

Yves Guillermou

Texte intégral

1Une grande partie de la littérature relative au développement rural tend à présenter les paysanneries du tiers-monde comme des entités homogènes et indifférenciées, participant à un même univers technologique et culturel, qui gommerait pratiquement les divisions internes. Cette vision, qui rejoint généralement celle de sociétés "traditionnelles" attachées à des valeurs ancestrales et à des techniques "archaïques", fait abstraction des multiples transformations subies par les sociétés rurales depuis l’époque coloniale. Ces transformations se traduisent par la constitution de catégories distinctes de producteurs aux objectifs complémentaires ou contradictoires, occupant des positions économiques et sociales inégales.

2L’Algérie offre à ce titre un exemple particulièrement intéressant, de par l’originalité de sa situation géographique et de son histoire récente. Ce pays, au territoire aussi étendu que contrasté, présente une mosaïque de sociétés et de systèmes de production agricoles. Les conditions d’existence des populations rurales ont subi des bouleversements d’une ampleur exceptionnelle sous la colonisation française. Après l’Indépendance, l’Etat algérien s’engage, parallèlement à une industrialisation massive, dans une ambitieuse politique de transformations agraires aux résultats divers.

3De quelle manière les différentes composantes de la paysannerie algérienne se sont-elles adaptées à ces changements successifs, et quels types de positions occupent-elles dans le contexte économique actuel ? Telle est la question à laquelle nous tenterons d’apporter quelques éléments de réponse.

Conditions écologiques et systèmes de production " traditionnels "

4De l’antiquité préromaine à la veille de la conquête française, les collectivités humaines du Maghreb central ont élaboré des civilisations agraires et des formes d’organisation sociale remarquablement adaptées tant aux contraintes du milieu qu’aux vicissitudes du contexte politique et économique.

5Du point de vue de l’occupation de l’espace, on relève une grande diversité de situations, reflétant en partie – mais en partie seulement – celle des conditions physiques. Du nord au sud, le pays apparaît comme une succession de bandes longitudinales, correspondant aux variations du relief et d’un climat de plus en plus sec. Cependant, aucun déterminisme rigide ne dicte les réponses humaines à ces différents types de conditions naturelles. Les zones potentiellement les plus riches ne sont pas toujours les plus intensément peuplées et mises en valeur. D’autre part, des modes de vie et d’activité extrêmement divers coexistent (ou se succèdent au cours de l’histoire) dans des zones écologiquement similaires.

  • 1 En dépit de l’image entretenue par la littérature coloniale, le clivage "sédentaires/nomades" ne re (...)

6Au total, on peut distinguer très sommairement trois grands ensembles agro-écologiques, qui se succèdent du nord au sud : 1) le Tell, ensemble contrasté de massifs montagneux et de minces plaines littorales ou intérieures, propice à l’agriculture et à l’habitat sédentaires ; 2) la Steppe, espace composé de hauts plateaux semi-arides, constituant le domaine principal du pastoralisme nomade ou semi-nomade ; 3) le Sahara, immense espace aride très partiellement "occupé" par le grand nomadisme chamelier et l’agriculture oasienne. En dépit de l’opposition apparente entre les modes de vie1, ces trois ensembles sont complémentaires, unis par de multiples relations d’échange, et étroitement solidaires.

7Quel que soit le mode d’habitat et de mise en valeur du milieu, les collectivités humaines recourent à une gamme de techniques extrêmement diversifiées mais présentant au moins deux points communs : l’adaptation étroite aux conditions écologiques et la faible productivité. Ces deux caractéristiques sont liées aux contraintes climatiques : notamment écarts thermiques et régime des pluies peu favorable à un contrôle des cycles biologiques. Dans ce contexte, toute activité productive, de l’horticulture irriguée la plus intensive à la céréaliculture extensive et au pastoralisme, revêt un caractère aléatoire, incitant davantage à la limitation des risques qu’à la recherche de rendements maxima.

  • 2 Le meilleur exemple est celui de la gestion des terres de certaines zones subarides, périodiquement (...)

8L’organisation sociale contribue à entretenir la cohésion et la solidarité des groupes humains face aux multiples aléas qui limitent leur activité et menacent parfois leur survie. La discipline et la solidarité collective s’appliquent également à la conservation du patrimoine naturel : terres de culture ou de parcours, forêts, ressources en eau... Des règles coutumières précises permettent de résoudre les contradictions éventuelles entre initiatives individuelles et intérêt commun. Enfin, la force des structures communautaires, notamment au niveau de la fraction de tribu (de 1 000 à 2 000 hommes en moyenne) assure dans de nombreux cas une gestion très égalitaire de ressources hautement aléatoires.2

9Les principaux systèmes de production en vigueur dans l’Algérie précoloniale sont fondés sur des formes originales d’adaptation au milieu naturel, tirant parti des spécificités locales tout en valorisant les complémentarités régionales. La production agricole, très variable selon les régions et les périodes, se maintient à un niveau global modeste, assurant la subsistance d’une population de 3 à 5 millions d’habitants en année "normale", sans éviter les disettes périodiques. Mais, si aucun processus cumulatif de croissance ou d’intensification agricole ne se met en place, les écosystèmes, en revanche, ne subissent guère de dégradation continue.

10Les producteurs sont par ailleurs soumis à diverses ponctions sous forme de redevances, tributs ou impôts (notamment sous l’administration turque) : mais celles-ci prennent rarement des proportions démesurées et revêtent généralement un caractère collectif et non individuel. Quant à l’appropriation inégale des moyens de production, elle conduit certes au développement des inégalités sociales et à diverses formes d’exploitation, mais la force des liens communautaires permet d’épargner aux catégories défavorisées la précarité totale.

Impact de la colonisation

11La colonisation française (1830-1962) va provoquer de graves bouleversements écologiques, sociaux et économiques. Dans le Tell, l’administration coloniale s’attache, d’abord par prélèvement autoritaire (séquestre), puis par la mise en place d’un arsenal juridique favorisant les transactions foncières, à récupérer le maximum de terres cultivables aux fins d’installation d’une importante population européenne. De la conquête à la veille de la guerre d’indépendance, les collectivités rurales autochtones se voient ainsi dépossédées de près de 3 millions d’hectares de leurs meilleures terres agricoles ou de pacage (sur un total d’environ 7,5 millions d’ha). À quoi s’ajoutent 3,5 millions d’hectares de terres "forestières", versées au domaine de l’État. La dépossession foncière affecte aussi gravement, bien que sous des formes différentes, les populations nomades et semi-nomades (majoritaires à la veille de l’occupation). Celles-ci sont refoulées vers le sud, tandis que leurs déplacements saisonniers sont soumis à une réglementation rigide.

12Le système économique mis en place par la colonisation relève d’une logique opposée à celle qui prévalait jusqu’alors, fondée sur une valorisation "intégrée" des diverses potentialités locales et des complémentarités régionales. Cette nouvelle logique, fondée sur l’intégration au marché métropolitain, conduit à la destruction des anciens courants d’échange et des équilibres traditionnels : céréales, dattes et produits de l’élevage sont désormais en grande partie exportés vers la métropole française ou l’Europe, au lieu d’être échangés entre Tell, Steppe et Sahara. Dans ce contexte, les spécialisations régionales et spatiales sont poussées à l’extrême : les terres de plaine sont réservées aux cultures "riches" (vigne, agrumes, maraîchage...) ou à une céréaliculture ultra-extensive impliquant une exploitation minière du sol, tandis que les montagnes deviennent des réserves de main d’œuvre...

13Le développement d’un marché "libre" de la terre remet en cause les structures tribales et l’ensemble de l’organisation agraire, favorisant les stratégies individuelles au détriment de la cohésion du groupe. Il permet également à certaines fractions de la paysannerie (et à de gros propriétaires spéculateurs) de racheter aux colons près de la moitié de l’ensemble des terres aliénées. Les dernières décennies de la période coloniale sont marquées par une évolution contradictoire, et par le développement des inégalités au sein de la société rurale autochtone.

14La guerre d’indépendance (1954-1962) donne lieu à des combats très meurtriers, mais aussi à des bouleversements particulièrement lourds de conséquences : les regroupements de populations, qui provoquent le déplacement de plus de deux millions de personnes, surtout dans les zones montagneuses et steppiques, contribuent largement à la dissolution des liens traditionnels entre l’homme et le milieu, ainsi que des structures communautaires.

Politique agraire et transformations des campagnes après l’Indépendance

15Si l’indépendance nationale marque officiellement une rupture avec le système colonial, les mesures "révolutionnaires" de l’État algérien ne modifient pas fondamentalement les conditions d’existence de la majorité de la population rurale.

16La transformation des fermes coloniales en domaines "autogérés" marque le début d’une expérience dont l’originalité masquera longtemps l’échec global, mais aussi et surtout la fin des espoirs de la petite paysannerie, pour qui la lutte pour l’indépendance impliquait la récupération du patrimoine usurpé, c’est-à-dire la redistribution des terres coloniales. Ce secteur "socialiste" étroitement contrôlé par l’appareil d’État reconduit en fait pour l’essentiel le modèle colonial d’une agriculture hautement mécanisée, mais extensive et spéculative, au seul bénéfice officiel d’une minorité de travailleurs permanents (de 100 à 150 000) de moins en moins motivés. Le déséquilibre sectoriel se maintient donc et se renforce même, sans avantage réel pour la collectivité nationale : les piètres performances du secteur "moderne" étatisé, conjuguées aux faiblesses d’un secteur "traditionnel" délaissé, contribuent à la stagnation (ou même la régression) de la production globale, et à l’aggravation de la dépendance alimentaire du pays, compte tenu de la croissance démographique.

17C’est seulement dix ans plus tard que la "Révolution agraire" s’efforce de corriger la situation en faveur des couches rurales déshéritées, en procédant à une redistribution des terres au sein du seul secteur privé et à un ensemble d’actions d’encadrement et d’équipement. Cette opération permet de récupérer de 1972 à 1976 un peu plus d’un million d’hectares de terres de qualité très inégale au profit de quelque 85 000 attributaires (soit environ 10 % des paysans pauvres ou sans terre), lesquels sont en grande majorité regroupés en "coopératives de production". Mais elle comporte également la mise en place de tout un système d’encadrement technique et de services à l’intention de l’ensemble de la petite paysannerie ; en particulier, chaque commune se voit dotée d’une coopérative polyvalente de services (CAPCS) aux fonctions multiples : prestations de travaux mécanisés, fourniture d’intrants, commercialisation des produits, vulgarisation.

  • 3 Source : Recensement Général de la Population et de l’Habitat (1977) ; selon d’autres sources, l’ef (...)

18L’impact réel des changements introduits par la "Révolution agraire" est d’autant plus difficile à apprécier que la politique d’industrialisation massive mise en œuvre dès la fin des années 1960 se répercute largement sur les campagnes. Cette politique a pour première conséquence une multiplication spectaculaire des activités et emplois salariés extra-agricoles : en 1977, ceux-ci concerneraient 1 644 700 personnes, alors que la population officiellement "occupée" dans l’agriculture ne s’élèverait qu’à 692 000.3

19Ce développement très rapide du salariat ne peut – indépendamment des intentions des planificateurs – se limiter aux secteurs urbano-industriels : le statut social lié à cette nouvelle condition exerce jusqu’au fond des campagnes une attraction puissante, conduisant en quelques années à une remise en cause profonde des anciennes normes et valeurs paysannes. La grande majorité des paysans pauvres sans revenus réguliers tendent à se définir comme "chômeurs" et, partant, à consacrer à la recherche d’emploi une part croissante de leur temps et de leur énergie, au détriment de l’activité agricole.

20Ce processus d’intégration de la paysannerie à un marché du travail externe a des effets complexes et contradictoires. D’un côté, il contribue à la désintégration de l’agriculture familiale et à l’accroissement de l’exode rural : en ce sens, il crée du chômage à la campagne. D’un autre côté, il permet d’assurer à un très grand nombre de micro-exploitations un "complément" de ressources indispensables à leur maintien en activité autant qu’à la survie de leurs membres. En réalité, la nature de la "dépendance" vis-à-vis de ce marché est éminemment variable. Pour nombre de paysans pauvres (surtout dans les régions "sous-industrialisées"), il s’agit d’une dépendance aliénante, qui leur impose d’incessantes et coûteuses démarches, pour des résultats dérisoires. Pour d’autres, il s’agit au contraire d’une participation active et sélective, permettant d’harmoniser emploi salarié et activité agricole, ou même d’intensifier celle-ci grâce à l’investissement productif des revenus salariaux.

21Un autre marché connaît dans le même temps un développement considérable : le marché des facteurs de production, et plus particulièrement des prestations de travaux agricoles. Considérant la mécanisation comme la base de la modernisation de l’agriculture, l’État encourage systématiquement l’utilisation de matériel motorisé. Et s’il limite sévèrement à certains moments (notamment au milieu des années 1970) les acquisitions individuelles de gros matériel par les agriculteurs privés au nom de la priorité absolue au secteur public, les CAPCS sont équipées de manière à couvrir (théoriquement) les besoins de l’ensemble de la paysannerie.

22La diffusion des techniques mécanisées est certes très inégale selon les conditions physiques, les systèmes de production et les disponibilités locales. Elle est néanmoins largement favorisée dans la plus grande partie du Tell par la prédominance écrasante de la céréaliculture extensive, dont les opérations de base sont entièrement mécanisables. Par suite du recul ou de la disparition des anciennes pratiques d’entraide, la grande majorité des petits paysans se trouvent en situation de totale dépendance, pour les labours comme pour les moissons. Les tarifs de location d’animaux de labour étant rarement inférieurs à ceux du tracteur, le choix se porte logiquement sur le second. Pour les moissons, les paysans n’ont le "choix" qu’entre la faucille (ce qui implique l’embauche de travailleurs journaliers) et la moissonneuse-batteuse. Or, l’évolution respective des coûts de ces deux types de techniques s’avère très défavorable à la première, comme il ressort de nos observations dans le Tell oranais : alors qu’en 1970 les coûts moyens à l’hectare sont à peu près équivalents, en 1980 le coût des moissons à la faucille représente au moins deux fois et demie celui des moissons mécanisées.

  • 4 Ceux-ci oscillent en moyenne entre 4 et 7 quintaux à l’hectare pour l’ensemble des zones céréalière (...)

23En une décennie, l’évolution économique a conduit à une dénaturation des techniques traditionnelles, converties pour les paysans pauvres en objets de luxe. La mécanisation forcée qui en résulte présente au plan technique des avantages immédiats, mais sans effet notable au niveau de la production : les rendements céréaliers restent comme auparavant excessivement faibles et aléatoires4. En revanche, ce phénomène a des conséquences particulièrement graves (et généralement sous-estimées) au plan social, dans la mesure où il réduit la majorité des petits producteurs au rôle passif de consommateurs de services, soumis aux conditions des entreprises prestataires et n’exerçant plus qu’un contrôle formel sur le procès de production. On assiste d’ailleurs, au cours des années 1970, à la multiplication de pratiques correspondant à des formes de séparation croissante entre producteurs et moyens de production : vente sur pied des récoltes, cession des terres en location ou "métayage" à des exploitants bien équipés, etc.

  • 5 Il s’agit d’associations librement constituées, qui bénéficient de dotations de matériel à crédit e (...)

24La possession de matériel motorisé constitue ainsi un facteur de différenciation décisif, opposant une minorité d’agriculteurs autonomes à une majorité de paysans dépendants. Ce clivage va en se renforçant dans la mesure où il implique une mainmise croissante des premiers sur les terres des seconds, soumis à une dépossession de fait, en dépit de l’interdiction des transactions foncières décrétée par la "Révolution agraire". Or, en dehors de l’expérience intéressante, mais éphémère des "groupements d’entraide paysanne" (GEP)5, l’État ne fera rien pour réduire ce clivage. Il va même le renforcer délibérément à partir des années 1980, dans le cadre de sa nouvelle politique agricole accordant la priorité aux agriculteurs privés les plus "dynamiques" en matière de crédit et d’équipement individuel. Dans le même temps, la dissolution des CAPCS va encore aggraver la dépendance des petits fellahs vis-à-vis des prestataires privés.

  • 6 M. Côte lui-même tempère sensiblement son optimisme dans son dernier ouvrage (1996 : 97-105), lorsq (...)

25Parmi les autres activités agricoles, seul le maraîchage offre à certaines fractions de la paysannerie l’occasion d’une mutation profonde et positive. L’acquisition individuelle de motopompes permet à de jeunes exploitants dynamiques d’irriguer des superficies plus importantes que par l’irrigation traditionnelle, et de mettre au point de nouveaux procès de production qu’ils contrôlent eux-mêmes, tout au moins au niveau de la production directe. Mais cette "révolution silencieuse" (Côte, 1988 : 282-3), se heurte à d’étroites limites, tenant aussi bien aux disponibilités en eau qu’aux conditions de la commercialisation.6

  • 7 Ces problèmes, liés aux contradictions d’une politique agricole plus favorable aux importations qu’ (...)

26La dépendance des petits producteurs vis-à-vis du marché des produits agricoles revêt des formes très diverses, aux conséquences parfois opposées. Le marché des céréales, soumis au monopole de l’État et caractérisé jusqu’à une période récente par la faiblesse des prix à la production, a surtout joué le rôle de frein à l’intensification, alors que l’autosuffisance familiale est souvent loin d’être atteinte, et que la concurrence croissante du marché "parallèle" de l’orge et des fourrages incite nombre de petits fellahs à réduire encore leur production de blé7. Sur les autres marchés (bétail, produits animaux, fruits et légumes...), que l’État a vainement tenté de contrôler au cours des années 1970, les petits producteurs sont le plus souvent à la merci de gros commerçants qui imposent leurs conditions.

27Mais, sur l’ensemble de ces marchés, l’identification des intérêts "objectifs" des différents groupes en présence est d’autant plus malaisée que les paysans (notamment ceux des couches les plus défavorisées) interviennent autant comme acheteurs que comme vendeurs. En prétendant soutenir simultanément petits producteurs et consommateurs urbains tout en s’efforçant de bloquer les prix à la consommation, le pouvoir central a exacerbé les tensions tout en favorisant la spéculation. L’actuelle politique "libérale" a-t-elle plus de chances de réussite ?

Réformes récentes et perspectives

28A partir des années 1980, face à la dépendance alimentaire croissante du pays, l’État algérien adopte une nouvelle politique de plus en plus favorable à l’initiative privée. Au plan foncier, ceci se traduit par une série de mesures remettant graduellement en cause les réalisations de la période "socialiste". Le secteur agricole d’État est d’abord "restructuré" en 1981-82, en vue de la constitution d’unités plus productives, puis "réorganisé" en 1987-88, les domaines étant partagés à l’amiable entre des petits groupes de travailleurs et de techniciens : ce qui revient à une "privatisation interne". Par ailleurs, la loi d’ "Accession à la propriété foncière" (APF) de 1983 permet à des particuliers d’obtenir des terres domaniales sans limite de superficie, dès lors qu’ils s’engagent à les mettre en valeur. Enfin, en 1990, une "Loi d’orientation foncière" et une "Loi domaniale" prévoient la restitution des terres nationalisées par la "Révolution agraire" à leurs anciens propriétaires, ainsi que de nouvelles modalités d’acquisition individuelle de terres publiques : il s’agit manifestement d’un pas supplémentaire vers le rétablissement d’un véritable marché de la terre.

29En matière d’encadrement agricole, la "politique d’assistance" est abandonnée au profit d’une politique d’appui sélectif d’inspiration "occidentale" : mais ceci dans le cadre d’un "désengagement" général de l’État, marqué notamment par l’abandon des principales formes de subvention à l’agriculture, à l’exception des prix à la production pour les produits jugés prioritaires (notamment les céréales).

30Certaines de ces mesures peuvent stimuler l’initiative des éléments les plus dynamiques du monde rural, mais elles semblent favoriser surtout des éléments étrangers à celui-ci (commerçants, fonctionnaires urbains...). Si la majorité de la société rurale a naguère accueilli avec scepticisme la "Révolution agraire" et les autres mesures en faveur des couches déshéritées, il serait bien étonnant qu’elle accueille avec enthousiasme des mesures qui présentent l’aspect d’une "contre-réforme agraire" au profit de catégories privilégiées. L’émergence de "nouveaux agriculteurs", à la faveur des attributions de terres (APF) ou du partage des anciennes unités collectives, constitue un phénomène complexe, dont les implications socio-économiques sont difficiles à prévoir. Certains d’entre eux sont d’authentiques paysans sachant tirer parti des innovations techniques, tandis que d’autres sont des entrepreneurs se livrant à une agriculture spéculative et souvent minière, des "nouveaux colons" fort peu respectueux de l’environnement physique et humain (Pérennès, 1993 : 511-512). Dans le contexte actuel de crise économique et politique, il est à craindre que leur présence ne contribue moins à l’impulsion d’une nouvelle dynamique bénéfique à de larges couches de la paysannerie qu’à l’exacerbation des divisions et inégalités.

31La société rurale algérienne est soumise à un processus de différenciation complexe (et longtemps occulté par la vision "dualiste"). Entre une bourgeoisie agraire très minoritaire mais "ascendante" et un prolétariat rural nombreux mais atomisé, la paysannerie au sens "strict" ne forme nullement une masse homogène. On peut, par-delà l’extrême diversité des situations, distinguer très schématiquement quatre grandes catégories de paysans : 1) les producteurs "autonomes", maîtrisant leur procès de production grâce à la possession (ou aux facilités d’utilisation) de matériel moderne ; 2) les "paysans-ouvriers", associant harmonieusement activité agricole et salariat extra-agricole ; 3) les paysans "dépendants", soumis aux aléas de divers marchés (du travail, des facteurs de production ou des produits), ne contrôlant que très partiellement leur procès de production ; 4) les paysans "paupérisés", âgés ou mal dotés en terre et en force de travail, survivant dans des conditions précaires, entretenant le minimum de rapports avec le marché.

32L’avenir de la paysannerie algérienne dépend en grande partie du sort du troisième groupe, actuellement majoritaire. La dégradation de sa situation risquerait de conduire ses membres à grossir les rangs du dernier groupe, ou ceux du prolétariat rural. Compte tenu des difficultés d’élargissement du groupe des "paysans-ouvriers" dans le contexte actuel de crise économique, le renforcement du groupe minoritaire des producteurs "autonomes" et sa capacité d’intégrer le maximum de paysans "dépendants", constituent un enjeu social décisif.

Bibliographie

Bibliographie

Ait Amara (H.), Founou-tchigoüa (B.), (sous la dir.), L’agriculture africaine en crise dans ses rapports avec l’Etat, l’industrialisation et la paysannerie, Paris, L’Harmattan, 1989.

Ait Amara (H.), "La question paysanne et le pouvoir en Algérie", Recherches internationales, n° 43-44, 1996, pp. 145-162.

Cote (M.), L’Algérie ou l’espace retourné, Paris, Flammarion, 1988.

Cote (M.), Pays, paysages, paysans d’Algérie, Paris, CNRS, 1996.

Frahi (S.), Politique agricole et gestion du marché local : le cas des céréales en Algérie, Thèse de Sciences économiques, USS, Toulouse, 1996.

Guillermou (Y.), Agriculture "familiale" et mutations sociales dans les campagnes algériennes, Thèse d’État, Paris I, 1983.

Guillermou (Y.), "Marchés, État et logiques paysannes en Algérie", Cahiers des Sciences Humaines, ORSTOM, vol. 26, n° 1-2, 1994, pp.155-171.

Lakehal (M.), (sous la dir.), Algérie, de l’indépendance à l’état d’urgence, Paris, LARMISES-L’Harmattan, 1992.

Perennes (J.-J.), L’eau et les hommes au Maghreb. Contribution à une politique de l’eau en Méditerranée, Paris, Karthala, 1993.

Notes

1 En dépit de l’image entretenue par la littérature coloniale, le clivage "sédentaires/nomades" ne revêt nulle part un caractère rigide, à l’exception du Sahara, où l’extrême aridité impose une spécialisation étroite entre agriculteurs oasiens et grands nomades (pasteurs et guerriers) : dans la plupart des régions telliennes et steppiques, il existe toute une gamme de situations intermédiaires entre les deux modes de vie, lesquels se trouvent d’ailleurs fréquemment associés au sein d’une même tribu ou fraction.

2 Le meilleur exemple est celui de la gestion des terres de certaines zones subarides, périodiquement cultivées selon la méthode de l’inondation dirigée : ces terres étant régulièrement divisées en parcelles familiales rigoureusement égales, perpendiculairement au lit de l’oued en crue.

3 Source : Recensement Général de la Population et de l’Habitat (1977) ; selon d’autres sources, l’effectif total de la population occupée hors de l’agriculture serait encore plus élevé.

4 Ceux-ci oscillent en moyenne entre 4 et 7 quintaux à l’hectare pour l’ensemble des zones céréalières du Tell, avec de très fortes variations interannuelles, et des variations énormes à l’échelle locale : de 1 à 5 ou 6 entre les communes, et de 1 à 10 ou même de 1 à 20 entre les exploitations !

5 Il s’agit d’associations librement constituées, qui bénéficient de dotations de matériel à crédit et fortement subventionné ; bien que suscitant un vif intérêt auprès de la petite paysannerie, cette formule sera abandonnée au milieu des années 1980.

6 M. Côte lui-même tempère sensiblement son optimisme dans son dernier ouvrage (1996 : 97-105), lorsqu’il constate à la fois la surexploitation des nappes d’eau ("poule aux œufs d’or") et la faiblesse des producteurs individuels inorganisés face aux gros commerçants.

7 Ces problèmes, liés aux contradictions d’une politique agricole plus favorable aux importations qu’à la production locale, sont remarquablement analysés dans la thèse toute récente de S. Frahi (1996).

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