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Clergés, communautés et famille des montagnes d’Europe

 | 
Serge Brunet
, 
Nicole Lemaitre

Partie V. Au temps des rivalités confessionnelles

Les catholiques cévenols, des minoritaires mal connus

Robert Sauzet

Texte intégral

  • 1 « En 1567 les derniers papistes des Cévennes, terrorisés par le massacre de la Michelade passent en (...)
  • 2 Philippe Joutard, La légende des camisards. Une sensibilité au passé, Paris, 1977 ; Robert Sauzet, (...)
  • 3 André Chamson, La Superbe, Paris, Plon, 1967. Les Taillons ou la terreur blanche, ibid., 1974, Sans (...)

1Les catholiques des Cévennes sont une catégorie de montagnards qui n’a pas eu de chance sur le plan historiographique. Leur existence est parfois niée1. C’est seulement dans les années 1970 que la recherche a commencé à s’intéresser à ces Cévenols, le quart peut-être de la population2. Leur présence intempestive n’avait pas retenu l’attention car ils étaient, au sens propre du mot, insignifiants. S’ils étaient évoqués, par les « romans dans l’Histoire » d’André Chamson par exemple, c’était pour servir de faire-valoir aux vrais Cévenols, les réformés. Je m’arrête sur cet auteur parce qu’il revendique « l’exactitude de l’historien et du chartiste », tout en admettant la prolonger par « le regard visionnaire du romancier et du poète ». Il en ressort une image manichéenne où, face à des protestants aseptisés (« les tribus de l’Aigoual et du Lozère qu’animait le souffle de l’Esprit », écrit-il dans La Superbe), les catholiques, sauf de rares exceptions, apparaissent comme de quasi-idolâtres : les compagnons du curé réfractaire chef de bande, Sans-Peur, étaient « animés par toutes les superstitions que le christianisme a ramassées dans les ruines du monde païen ». Superstitieux, ces papistes sont aussi des naïfs, prosternés devant les autorités civiles et religieuses à l’instar de Jean Abric et de ses amis, volontaires royaux en 1815, « de la race des chiens fidèles, chien(s) de berger, chien(s) de montagne, attentif(s) au moindre désir de (leur) maître ». Dépourvus du moindre discernement, ces montagnards étaient enfin de redoutables fanatiques « toujours prêts à entrer en rébellion pour leur roi et leur foi »3.

  • 4 Je me permets de renvoyer à mon ouvrage Robert Sauzet, Les Cévennes catholiques. Histoire d’une fid (...)

2 La réalité est évidemment fort éloignée de ces jugements passionnés. Je voudrais en dégager trois aspects qui me paraissent essentiels : d’abord, le mystère d’un refus initial opposé par une partie des Cévenols à la Réforme ; ensuite l’antiprotestantisme d’une religion qui s’est redéfinie à travers une série d’affrontements et qui ne se contente pas d’être une Contre-Réforme mais, sur un temps long, se présente, et ce sera mon dernier point, comme un catholicisme renouvelé4.

3Des facteurs variés, géographiques, économiques, sociaux ou tenant à la psychologie collective ont pu faciliter ou gêner la diffusion du calvinisme. Aucun n’est véritablement décisif. Il n’y a pas d’explication globalement satisfaisante. Le protestantisme étant venu des villes, il est raisonnable de penser que les lieux les plus reculés – par exemple la haute vallée de l’Arre et au-delà (Bez, Arre, Arrigas, Alzon) ou le versant nord du mont Lozère (Le Bleymard) – n’ont pas eu le temps d’être atteints par les idées nouvelles... Cependant, on constate que, dans la vallée du Gardon, c’est dans le cours moyen que se trouvent les bastions catholiques de Sainte-Cécile-d’Andorge et de Saint-Julien-des-Points, alors que le bassin supérieur (Saint-Frézal-de-Ventalon, Saint-Privat-de-Vallongue) devint passionnément réformé. Le haut Vidourle (Valleraugue) huguenot est séparé de Ganges de même confession par les « terres blanches » (Saint-André-de-Majencoules, Le Mazel, Notre-Dame-de-la-Rouvière) au papisme militant.

  • 5 Emmanuel Le Roy Ladurie, Paysans du Languedoc, Paris, 1966, p. 353.
  • 6 Le 19 février 1579 est solennisé « en l’église réformée à l’Évangile de Jésus Christ » le mariage e (...)

4Au plan socio-économique, l’explication d’un « ralliement des rustres » provoqué par des artisans ou des marchands en contacts réguliers avec les villes n’est pas totalement satisfaisante5. Des villages de même économie ont fait des choix opposés. L’adhésion de la noblesse a pu jouer un rôle d’entraînement (les Airebaudouze à Anduze) ou, inversement stimuler la résistance (les Assas à Saint-André-de-Majencoules, les Saint-Étienne à Saint-Martial), mais ce n’est nullement certain. Le choix seigneurial peut rester sans influence sur celui des habitants ; il peut, inversement être motivé par eux. En 1560, par exemple, Balthazar de Saint-Étienne, seigneur de Saint-Martial, acheta la baronnie de Ganges, ce qui n’empêcha pas cette ville de passer entièrement à la Réforme au plus tard en 1561, date à laquelle furent démolis l’église paroissiale et le couvent des Cordeliers. Au contraire, au plus tard dix ans après la mort de son père Balthazar au combat pour la cause catholique, Gabriel de Saint-Étienne, son second successeur, manifesta son adhésion à la religion de ses censitaires gangeois. Cette conversion n’entraîna pas ses vassaux de Saint-Martial ou de Notre-Dame-de-la-Rouvière6.

  • 7 Alain Molinier, « De la religion des œuvres à la Réformation dans les Cévennes 1450- 1600 », Revue (...)
  • 8 M. Cabane, Histoire de Sumène de la Réforme à la Révolution, thèse de l’École des chartes, 1946, Su (...)

5 Le clergé, pléthorique dans les Cévennes du début du xvie siècle, ne semble avoir été ni assez instruit, ni assez zélé pour renforcer le catholicisme de ses ouailles dans un diocèse dirigé, de 1496 à 1561, par trois évêques de la puissante famille des Briçonnet qui brillèrent autant par leur absentéisme que par l’éclat de leur nom. Quant à l’attachement à la « religion des œuvres »7, il était universel à la veille de la Réformation. La vitalité du culte des « bons » saints thérapeutes ou protecteurs des troupeaux et des récoltes se manifestait partout par l’existence de confréries et par les réjouissances profanes qui accompagnaient leurs fêtes. La luxuriance des services pour les défunts concernait aussi bien les localités qui devaient devenir huguenotes que les paroisses restées papistes. Selon un processus classique, les dévots catholiques devinrent parfois les dévots protestants : à Sumène, par exemple, les familles Massanne, Ducros, Nissolle, bienfaiteurs du collège des quatre prêtres fondé en 1531 dans l’église paroissiale « pour l’augmentation du culte et du service divin », brillèrent dans le consistoire de la jeune église réformée mais les Boisserolles également bienfaiteurs des collégiats restèrent, comme d’autres notables du lieu, fidèles à la « religion des œuvres »8.

  • 9 Robert Poujol, Histoire d’un village cévenol Vébron, Aix, 1981, p. 59. Pierre Rolland qui m’a fourn (...)
  • 10 Les Cévennes de la montagne à l’homme, Toulouse, 1979, p. 110.

6L’histoire des mentalités collectives peut aussi invoquer comme cause ou tout au moins comme catalyseur des choix religieux les rivalités intercommunautaires. Robert Poujol explique ainsi le refus du protestantisme par les habitants du village de Fraissinet-de-Fourques en conflit traditionnel – à propos des pâturages de l’Aigoual – avec le bourg voisin de Vébron d’où venaient les prédicants calvinistes. Saint-Martin-de-Boubaux au sud du mont Lozère passa à la Réforme tandis que Le Bleymard au nord resta catholique : ces deux villages étaient également en procès pour des pâturages... D’autres antagonismes opposaient les gens de Saint-Martial restés majoritairement catholiques à leurs voisins de Sumène devenus aux trois quarts protestants9. L’étude de ces conflits – comme celle des arrière-plans économiques et sociaux – éclaire, dans une certaine mesure, la formation de multiples frontières religieuses internes aux Cévennes, qui n’en reste pas moins « une énigme » pour reprendre la formule de Philippe Joutard10. En un temps où la tolérance était un état d’esprit fort minoritaire, ces frontières furent des lieux de confrontations qui marquèrent jusqu’à notre temps les esprits des deux religions.

  • 11 J’ai développé longuement ces problèmes de coexistence belliqueuse dans l’ouvrage cité note 4 (chap (...)

7 La religion des catholiques des Cévennes apparaît d’abord comme un antiprotestantisme. Les Cévenols ont été engagés dans toutes les guerres civiles de 1562 à 1629. En 1568 par exemple, Balthazar de Saint-Étienne, seigneur de Saint-Martial, parvint à couper la route Montauban-Nîmes, très importante pour la stratégie protestante, en s’emparant de Sumène. Il s’y maintint une semaine avant d’être vaincu et tué – les catholiques laissant deux cents hommes sur le carreau. Lors des guerres de la Ligue, les papistes des Cévennes occidentales appuyés par les ligueurs rouergats coupèrent pendant quelques jours la fameuse voie en occupant Le Vigan... Mais, à partir de 1568 et au temps des « politiques » et de Montmorency Damville après 1574, la plupart des catholiques cévenols furent, comme lors des guerres de Rohan, soumis à une domination protestante : sauf exception (Mandagout, 1622), ils ne furent pas forcés d’abjurer, mais furent soumis à des contributions financières et à des travaux de fortification. Lors de la vérification des dettes des communautés après 1629, les villages papistes se plaignirent d’avoir dû s’endetter lourdement pour payer les frais d’une guerre qui n’était pas la leur. En outre, les catholiques les plus militants étaient chassés des villages mixtes et obligés de chercher refuge dans des localités totalement papistes. Certains de ces expulsés s’engagèrent dans l’armée du prince de Condé, tel le fils du notaire de Saint-Martial, le jeune praticien Pierre Émenard, qui trouva la mort en mai 1628 dans la vaine tentative de débloquer le château de Meyrueis assiégé par Rohan. Quelques mois plus tard, ce dernier échouait près de Millau, devant Creissels défendu par Charles d’Albignac et ses vassaux catholiques d’Arre et Arrigas11.

  • 12 Exemple de ce marquage du territoire : photos en fin d’article.

8La paix de 1629 marquait la fin de la domination protestante dans les Cévennes. Il est certain que, une génération plus tard, nombre de montagnards papistes ont dû considérer la politique religieuse de Louis XIV comme une « divine surprise ». Les plus vieux devaient garder des souvenirs précis des temps que le notaire catholique nîmois, Borrelly, appelait « d’esclavitude ». Parallèlement, depuis cette époque jusqu’au xxe siècle, ces catholiques s’attachèrent – face à un iconoclasme récurrent acharné tout particulièrement contre les croix – à marquer de ce signe leur territoire. Ils en érigèrent sur les places, sur les sommets, en peignirent à la chaux au-dessus des portes de leurs maisons12. À côté des croix et des calvaires fleurirent les statues de la Vierge, multipliées au xixe siècle.

9Cependant la coexistence des catholiques et de leurs compatriotes de la Religion ne fut pas toujours conflictuelle, même dans les périodes les plus difficiles comme la guerre des camisards : à Saint-Roman-de-Codières par exemple, village partagé à peu près à égalité entre les deux confessions. Papistes et huguenots convaincus, les Saint-Romanais eurent cependant la sagesse de ne pas s’entretuer pendant les années du soulèvement des « fanatiques ». Le protestantisme était très vivant dans cette paroisse où il n’avait cessé de progresser à longueur de xviie siècle. Cinq camisards en étaient issus. Quant aux catholiques – privés de sacrements par l’absence du curé réfugié à l’abri des murailles de Saint-Hippolyte-du-Fort –, ils manifestaient leur attachement à leur religion en allant faire célébrer leurs mariages ou baptiser leurs enfants à deux lieues de leur paroisse, à Saint-Martial. Ce dernier village très majoritairement catholique (quatre cinquièmes de la population) était fortifié. La majorité de ses habitants étaient groupés dans le bourg (alors que Saint-Roman avait un habitat totalement dispersé) et il possédait une active milice bourgeoise : pendant toute la guerre ses habitants durent monter la garde jour et nuit pour éviter le sort de leurs coreligionnaires de Fraissinet-de-Fourques massacrés au début de la révolte, en février 1703.

10À la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle, les plaintes des consistoires ou des autorités catholiques révèlent d’autres formes de coexistence. Le souci des patrimoines conduisait – au prix d’une éphémère abjuration – à des mariages mixtes contre lesquels tonnaient vainement les évêques ou les synodes protestants. En plein xviie siècle, des réformés participaient aux réjouissances carnavalesques ou continuaient à fréquenter les sanctuaires des saints thérapeutes. Lors des dragonnades, des curés donnaient des états volontairement inexacts du nombre d’abjurations pour éviter la venue des soldats. Inversement, des protestants aidèrent les prêtres réfractaires persécutés.

11En temps de paix comme en temps de guerre il y eut, parmi les Cévenols des deux religions, des militants zélés et des tièdes, des prophètes, des croisés et des opportunistes, des pacifiques et peut-être simplement des chrétiens pour qui, comme pour Érasme ou Michel de l’Hôpital, l’essence de leur religion était la paix.

  • 13 Arch. dép. Gard II E 201 à 232.
  • 14 Ces formulations se répètent constamment. Exceptionnel et émouvant ce testament d’Isabeau Amourouze (...)

12Au-delà du rejet du protestantisme, très tôt, les idéaux du catholicisme en voie de réforme pénétrèrent les convictions religieuses des catholiques cévenols. Les testaments ne sont pas d’un grand secours à cet égard. Ceux des catholiques perdent la luxuriance du premier xvie siècle. Les notaires – et c’est un autre aspect de la coexistence nécessaire – adoptent souvent des formulations valables pour tous où l’on ne distingue l’appartenance à la religion romaine que par la mention initiale du signe de la croix (parfois omise même pour les catholiques), par la prévision de funérailles suivant l’ordre de l’une ou l’autre confession, éventuellement par la demande de messes. L’utilisation des minutes notariales de la « terre blanche » est assez décevante si l’on souhaite atteindre les sentiments religieux des populations. J’ai cependant repris ce dossier qui m’a réservé une agréable surprise, à savoir les développements pieux rédigés en tête et parfois en conclusion de ses registres annuels par le notaire de Saint-Martial, Balthazar Émenard. Fils du notaire Valentin Émenard, il était le filleul du seigneur du lieu dont il porte le prénom, mort au combat contre les protestants en 1568. Il était le père de Pierre Émenard qui devait mourir en 1628 dans l’assaut de Meyrueis. Le grand intérêt des réflexions liminaires ou terminales d’Émenard est, pendant une trentaine d’années dans le difficile premier tiers du xviie siècle, leur aspect personnel13. Malheureusement ces précieuses remarques ont été mal conservées : à cause de leur place au début ou à la fin des registres, elles ont souffert de l’humidité plus que le reste. Ce qui en subsiste est passionnant car Émenard, s’il développe souvent les mêmes thèmes, ne se répète pas. Il ne recopie pas des ouvrages pieux : la preuve en est le style parfois très embarrassé d’un homme qui s’exprimait ordinairement en occitan. Les fautes concernant surtout la première ou la deuxième personne (dans son écriture professionnelle, le tabellion employait, bien sûr le français mais principalement à la troisième personne : « en premier lieu comme chrétien catholique a recommandé son âme à Dieu », « a rendu grâces a Dieu de l’avoir laissé vivre jusqu’à présent »14). Émenard écrit par exemple : « Je toy remercie mon Dieu » ou « je te supplie au nom de ton bien-aimé fils Notre Seigneur Jésus Christ moy soustenir, garder et conduire », etc.

13Au moment du bilan et des résolutions annuelles, le notaire se tourne avec amour et confiance vers Dieu. Sa religion est centrée sur les trois personnes trinitaires. Il s’adresse à Dieu « tout puissant », « créateur du ciel » et de la terre, « père de lumière », « sapience infinie », mais aussi tutélaire (« mon refuge »), « père de miséricorde ». Ce Dieu manifeste son amour par « la très généreuse mort et passion de ton fils » et Émenard demande (en exacte théologie catholique, sur la « procession » du Saint-Esprit, alors qu’il était parfois inexact sur ce point) aux deux premières personnes de la Trinité de le faire vivre par l’Esprit : « Plaize vous (qu’il vous plaise), païre (père en occ.) de toute bonté et mizéricorde m’envoyer votre Saint Esperit afin que de sa grâce je soye conduict et assisté. » (1615) ou : « Ô bon Jesus vie des âmes, souleil de grâce dresse mon esprit [...] envoye moi ton Saint Esperit qu’il accompagne toutes mes actions et inspire toutes mes pensées. » (1614). Le registre de 1612, par exemple, commençait par une belle élévation vers l’Esprit divin dont le notaire attend qu’il lui communique ses sept dons et particulièrement la sagesse, l’intelligence et la force :

Ô consolateur (le Paraclet) très clément, plaize vous par votre clémence, douceur paternelle, de visiter les plus secrets lieux de mon âme, de la nettoyer de toutes ordures de péché, la horner de tous vos sacrés dons de sagesse, entendement, conseil, force, science, piété et crainte de vous afin que votre sainte sagesse m’aprane à mespriser l’honneur du monde quy n’est que pure follie devant vous. Le don d’intelligence me soit donné. Votre sainte force moy fortifie et me guarantisse contre toutes les embusches et asauts que mes ennemis tant visibles qu’invisibles pourroient dresser.

14 Émenard attend de Dieu une purification. De fait, le perfectionnement moral est un des objectifs principaux de ses réflexions annuelles. Il est très conscient de sa condition pécheresse : « Je te demande pardon, merci et miséricorde de tout le mal que j’ai faict et de tout le bien que j’ay (aurais) dû faire et de tout le temps que j’ay mal employé et de toutes les mauvaises pensées, parolles et œuvres » (1627) ; « Ô Dieu clément, souverain père. Regarde ce pauvre pécheur » ; « Ô Cœur royal, je te salue d’un cœur abaissé et honteux. » (1628). L’année suivante il demande « ceste grâce espécialle de la charité et de l’humilité » et, en 1631, il souhaite être libéré de sa « vanyté misérable... » Pour « vivre en ce monde terrien en suivant vos saincts et divins commandements » (1602), le notaire compte sur la grâce divine « sans laquelle nul ne pouroyt bien faire » (1619). Les intercesseurs célestes, anges et saints ne sont que très discrètement évoqués. En 1630, les « prières et intercessions de la Vierge » sont demandées, dans un préambule vibrant en l’honneur de cette « royne du ciel », « Estelle de mer » (maris Stella) qualifiée aussi de « temple de Dieu ». Notre-Dame, à la fois glorifiée et subordonnée, est envisagée essentiellement en fonction de l’Incarnation, associée physiquement aux « abaissements du Verbe incarné » cœur de la doctrine christocentrique de Pierre de Bérulle dont le Discours de l’état et des grandeurs de Jesus avait paru sept ans plus tôt.

  • 15 Marc Venard, « Intermédiaires culturels par fonction. Les notaires au xvie siècle », dans Les inter (...)

15Balthazar Émenard a-t-il eu connaissance de l’œuvre de Bérulle ? C’est possible mais il ne nous donne pas les sources de ses méditations : entretiens avec des prêtres ? lectures (les Cévenols fréquentaient la foire de Beaucaire) ? Il évoque seulement, en 1630, son père et sa mère, le notaire Valentin Émenard et Catherine de Saint-Étienne, remerciant Dieu d’être né de parents catholiques « par la soigneuse diligence desquels » il a été « endoctriné en la foy de son église catholique ». Malgré son engagement au service des ennemis de Rohan, Émenard comptait des protestants parmi les clients de son étude. Il a pu discuter de religion avec eux et, peut-être, tenir compte de certaines critiques contre les « superstitions de la papauté », pour parler la langue des consistoires. Quelles qu’en fussent les origines, Balthazar Émenard témoigne de l’adhésion précoce d’une élite villageoise aux idéaux d’un catholicisme en cours de renouvellement. Ce dévot montagnard était « intermédiaire culturel » par état, notamment en tant que rédacteur de testaments15. Le recentrage de la piété qu’il effectue personnellement est totalement en phase avec la simplification du discours religieux dont témoignent les préambules testamentaires. La grande masse des catholiques ne devait être « remodelée », selon l’expression de Jean Delumeau, que lentement au cours du xviie siècle et du xviiie siècle par les missions et par un clergé paroissial dont le zèle pastoral s’accrut lentement (séminaires seulement en 1663 à Bagnols pour le diocèse d’Uzès et en 1667 à Nîmes).

  • 16 Jean Coulet né en 1636. Mémoire de la naissance et mort des enfans de Jacques Coulet et Gaspare Éme (...)
  • 17 Thèse sur le clergé du diocèse d’Alès (dir. Henri Michel), université Montpellier III, soutenue en (...)
  • 18 Archives personnelles de Christian Salendres, curé-doyen de Saint-André-de-Majencoules. Portrait de (...)
  • 19 La moyenne nationale est de 52 % de jureurs, la moyenne départementale du tiers mais de près de 45  (...)

16 S’il est difficile d’apprécier l’influence du notaire Émenard sur ses concitoyens, un mémoire glissé parmi les minutes de son gendre et successeur Jacques Coulet atteste la continuité catholique et militante de la famille : l’un des six enfants du notaire reçut le prénom de Pierre, le fils de l’aïeul Balthazar, tué au combat à Meyrueis en 1628 (ce Pierre Coulet mourut à sept ans et son prénom fut donné à un autre garçon). Un autre, Jean, devait entrer dans les ordres et son père nota fièrement : « Le dimanche 30 juillet 1662, Jean Coulet mon fils a chanté sa première messe en l’esglise de Saint-Martial »16. Jean Coulet annonce un mouvement qui s’accentua au xviiie siècle : l’augmentation du nombre de desservants originaires de la région. Au xviie siècle ils étaient une minorité ; encore en 1695 les Cévenols ne formaient que 15 % des desservants du nouveau diocèse d’Alès (la majorité de ce clergé paroissial venait des diocèses du sud du Massif central). Les recherches de François Pugnière montrent l’augmentation constante (20 % de 1688 à 1720, 30 % de 1720 à 1755, 42 % de 1755 à 1789) du nombre de prieurs-curés ou de vicaires perpétuels originaires du diocèse d’Alès. Le second jansénisme joua un rôle assez important par l’intermédiaire des professeurs installés au séminaire par Mgr de Beauteville (1755-1776)17. Les papiers du prêtre cévenol Joseph Valette constituent un témoignage intéressant sur ce clergé autochtone instruit et zélé18. Valette était né à Saint-André-de-Majencoules, dans la « Terre blanche », en 1747. Cette paroisse était, à la veille de la Révolution, le pays natal de quatre prêtres du diocèse d’Alès. Après le séminaire de cette ville, il avait obtenu à l’université de Montpellier une maîtrise ès arts et il y avait suivi des cours de théologie. Ordonné prêtre en 1776 il desservit plusieurs paroisses cévenoles et, de 1777 à 1782, fut chargé par son évêque de faire des conférences de théologie et de morale à ses confrères de l’archiprêtré du Vigan. À la Révolution, il était depuis 1785 curé de sa paroisse natale. Il prêta le serment constitutionnel (comme onze de ses confrères sur dix-neuf) de l’archiprêtré de Sumène dont dépendait Saint-André19.

17Pendant la période révolutionnaire, il ne semble pas avoir été suivi par ses ouailles, qui étaient aussi ses compatriotes, dans le schisme constitutionnel mais sans les violences que l’on rencontre ailleurs. Après la Révolution il retrouva sa place dans le clergé concordataire à Mandagout puis à Valleraugue où il mourut en 1817. Il est frappant de voir, dans sa correspondance, qu’il entretient alors d’excellentes relations avec l’influent doyen de Saint-Hippolyte-du-Fort, ancien prêtre réfractaire...

18La montée des vocations pour les fonctions ecclésiastiques les plus pénibles et les moins rémunérées est un signe d’adhésion de la population catholique cévenole à la religion tridentine. Ce renouvellement du catholicisme fut l’œuvre – à côté des « nouveaux prêtres » comme Jean Coulet ou Joseph Valette – des missionnaires. Le plus célèbre au xviiie siècle fut Jacques Bridaine qui a exercé une forte influence en Cévennes où les missionnaires qui avaient perdu à peu près tout espoir de rallier les « nouveaux catholiques » concentrèrent leurs efforts sur les populations « anciennes catholiques »... Missions, jubilés, érection de confréries de pénitents manifestent un processus qui devait se poursuivre activement au xixe siècle. Combiné à la volonté de se distinguer des protestants, il y a là un phénomène qui évoque ce que les historiens allemands appellent « confessionnalisation » : dans ces montagnes, la religion devint identitaire pour les catholiques comme pour les protestants.

Marquage du territoire. Croix de Saint-Roman-de-Codières (Gard)

Marquage du territoire. Croix de Saint-Roman-de-Codières (Gard)

© R. Sauzet

Saint-Martial

Saint-Martial

© R. Sauzet

Portrait de Joseph Valette (1747-1817), coll. particulière, Christian Salendres, curé-doyen de Saint-André-de-Majencoules

Portrait de Joseph Valette (1747-1817), coll. particulière, Christian Salendres, curé-doyen de Saint-André-de-Majencoules

Notes

1 « En 1567 les derniers papistes des Cévennes, terrorisés par le massacre de la Michelade passent en bloc à la Réforme » : Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire du Languedoc, sous la dir. Philippe Wolff, Toulouse, 1967, p. 327, 2e éd. 1988. Il nuance cette assertion en 1983 : « Les Cévennes (dans les années 1560) sont devenues décidément protestantes malgré certaines exceptions locales », Parmi les historiens, Paris, 1983, p. 103.

2 Philippe Joutard, La légende des camisards. Une sensibilité au passé, Paris, 1977 ; Robert Sauzet, Contre-Réforme et Réforme catholique en Bas-Languedoc. Le diocèse de Nîmes au xviie siècle, Paris, Louvain, 1979.

3 André Chamson, La Superbe, Paris, Plon, 1967. Les Taillons ou la terreur blanche, ibid., 1974, Sans-Peur, ibid., 1977, Castanet, le camisard de l’Aigoual, ibid., 1979.

4 Je me permets de renvoyer à mon ouvrage Robert Sauzet, Les Cévennes catholiques. Histoire d’une fidélité, xvie-xxe siècle, Paris, 2002.

5 Emmanuel Le Roy Ladurie, Paysans du Languedoc, Paris, 1966, p. 353.

6 Le 19 février 1579 est solennisé « en l’église réformée à l’Évangile de Jésus Christ » le mariage entre Gabriel de Saint-Étienne et Jeanne d’Allemand, dame de Soubeyras, M. Guy, Les seigneurs de Ganges, Sumène, t. Il, 2000, p. 136-137.

7 Alain Molinier, « De la religion des œuvres à la Réformation dans les Cévennes 1450- 1600 », Revue d’Histoire de l’Église de France, 1986, p. 245-263.

8 M. Cabane, Histoire de Sumène de la Réforme à la Révolution, thèse de l’École des chartes, 1946, Sumène, 1995, p. 40-49.

9 Robert Poujol, Histoire d’un village cévenol Vébron, Aix, 1981, p. 59. Pierre Rolland qui m’a fourni les renseignements sur la région du Lozère considère les conflits pastoraux comme non déterminants (4e rencontre Abraham Mazel, Saint-Jean-du-Gard, 2001).

10 Les Cévennes de la montagne à l’homme, Toulouse, 1979, p. 110.

11 J’ai développé longuement ces problèmes de coexistence belliqueuse dans l’ouvrage cité note 4 (chap. 3 à 7).

12 Exemple de ce marquage du territoire : photos en fin d’article.

13 Arch. dép. Gard II E 201 à 232.

14 Ces formulations se répètent constamment. Exceptionnel et émouvant ce testament d’Isabeau Amourouze dont l’accouchement se passe mal : elle invoque le secours de Dieu « au travail de son enfantement à cette fin que le fruict qu’elle porte, si c’est son bon plaisir, puisse recevoir le saint baptesme, le priant de luy faire miséricorde etc. », 28 février 1612, Arch. dép. Gard, II E 68 213.

15 Marc Venard, « Intermédiaires culturels par fonction. Les notaires au xvie siècle », dans Les intermédiaires culturels, Aix, 1981, p. 157-170.

16 Jean Coulet né en 1636. Mémoire de la naissance et mort des enfans de Jacques Coulet et Gaspare Émenard du lieu da Saint-Martial (registre de 1637), Arch. dép. Gard, II E 68-234. Il termina son existence comme vicaire perpétuel de son village natal, en 1719, E. Goiffon, Monographies paroissiales (archiprêtré du Vigan), Nîmes, 1900, rééd., Nîmes, 1994, p. 335.

17 Thèse sur le clergé du diocèse d’Alès (dir. Henri Michel), université Montpellier III, soutenue en décembre 2002.

18 Archives personnelles de Christian Salendres, curé-doyen de Saint-André-de-Majencoules. Portrait de Joseph Valette (coll. personnelle Christian Salendres).

19 La moyenne nationale est de 52 % de jureurs, la moyenne départementale du tiers mais de près de 45 % pour les trois districts cévenols, A. Talazac-Laurent, « Le Bas-Clergé cévenol et la Révolution », dans Religion, Révolution, Contre-Révolution dans le Midi 1789-1799, Nîmes, 1990, p. 25-34

Table des illustrations

Titre Marquage du territoire. Croix de Saint-Roman-de-Codières (Gard)
Crédits © R. Sauzet
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Fichier image/jpeg, 51k
Titre Saint-Martial
Crédits © R. Sauzet
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/64239/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 120k
Titre Portrait de Joseph Valette (1747-1817), coll. particulière, Christian Salendres, curé-doyen de Saint-André-de-Majencoules
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/64239/img-3.jpg
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