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Militaires en République, 1870-1962

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Olivier Forcade
, 
Éric Duhamel
, 
Philippe Vial

2. Les grandes crises nationales et l’appel de la politique

État de droit et ordre militaire : les officiers dans les grands procès de l’affaire Dreyfus1

Christophe Prochasson

Texte intégral

  • 1 . Je remercie Claude Pounnou (S.H.A.T.) pour l’aide très précieuse qu’elle m’a apportée. Ma reconna (...)

« Pour saisir cela d’une façon plus claire, il nous faut ici comme en d’innombrables cas analogues, considérer les particularités des processus : regarder de plus près ce qui se passe ».
(Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques.)

  • 2 . Vincent Duclert, « Les militaires » dans Laurent Gervereau et Christophe Prochasson (dir.), L’aff (...)
  • 3 . Outre les ouvrages cités supra, cf. Vincent Duclert, « Le général Billot et l’affaire Dreyfus. Le (...)

1L’histoire militaire n’est pas le genre le mieux représenté dans l’abondante historiographie de l’affaire Dreyfus. Très souvent évoqués dans le compte rendu des faits, les officiers sont surtout perçus comme les tenants d’un mauvais rôle sans que l’on saisisse vraiment les ressorts de leurs comportements. Les officiers sont ainsi à la fois extraordinairement présents et tout à fait absents. A l’encontre des intellectuels, ils n’ont guère fait l’objet d’étude de groupe, à quelques très rares exceptions près2. Ce n’est que récemment que de nouveaux travaux se sont préoccupés de mettre en place les bases d’une histoire militaire de l’affaire Dreyfus, à peu près inexistante jusqu’à ces dernières années3. Les résultats fournis par ces premières recherches dissipent déjà nombre de préjugés sur le comportement des officiers pendant l’Affaire. Ils contribuent même à enrichir la compréhension globale de celle-ci.

  • 4 . Jacques Revel, introduction à Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans (...)
  • 5 . Idem, « Micro-analyse et construction du social » dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La (...)
  • 6 . Cf. Vincent Duclert, L’Affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, « Repères », 1994.

2La communication qui suit se place délibérément dans le sillage de ce renouvellement historiographique. Elle prétend en outre s’emparer de l’Affaire, pour reprendre l’heureuse expression de Jacques Revel, « au ras du sol »4, non pas pour diminuer le rôle des attendus classiques (rivalités idéologiques, concurrences sociales, affirmations identitaires, etc.) mais pour en mesurer et en comprendre toute la complexité. En modifiant l’échelle d’observation, d’autres enjeux pourront apparaître, des lectures traditionnelles s’en trouveront modifiées : « L’un des effets du passage au « micro » est de transformer [...] la nature de l’information et la relation que l’historien entretient avec elle5. » A partir de l’examen attentif des deux grands procès publics (procès Zola de février 1898 et procès de Rennes d’août-septembre 1899), au cours desquels les officiers se donnèrent à voir, il est possible d’approcher des composantes d’habitus militaires, bien plus composites que ce que nous laisse parfois entrevoir une psychologie sociale aux attendus trop sauvages. On peut surtout mieux saisir les différentes formules de compromis que les militaires de haut rang eurent à passer avec la société et la culture républicaines. Ces deux procès forment, l’un et l’autre, des cas de micro-histoire dans lesquels les forces à l’œuvre révèlent le fonctionnement de celles qui travaillent un espace social de plus vaste ampleur. L’histoire sociale des représentations confère en outre un autre sens aux partis pris politiques. Elle souligne ici l’une des faiblesses de l’histoire politique de l’affaire Dreyfus qui reste trop enfermée dans des catégories d’analyse produites par l’événement lui-même. Et l’on sait à quel point l’Affaire s’est accompagnée, parallèlement à son déroulement même, de l’écriture de sa propre histoire à forte charge polémique6 ! En ayant recours à la sociologie et à l’anthropologie des officiers appelés à la barre, en disséquant leurs systèmes argumentaires par des analyses de discours, il sera possible de mettre en évidence d’autres ressorts de l’adhésion à un camp ou à un autre que ne le sont les seuls préjugés politiques.

Défendre l’autonomie de l’ordre militaire

3Que les comportements et les arguments des protagonistes des deux procès aient évolué entre février 1898 et août 1899 ne me semble pas devoir interdire une enquête soucieuse de dégager une typologie d’officiers à partir des cas de ceux qui y témoignèrent. Les antidreyfusards ne modifièrent pas leur position, affinèrent même leurs armes, épurèrent leur logique et rendirent ainsi encore plus nettes leurs postures. Autant les officiers antidreyfusards qui témoignèrent au procès Zola apparaissent dominés et commirent des maladresses, autant firent-ils preuve, au cours du procès de Rennes, d’un raffinement tactique, alors même que leur cause était perdue. Le premier, il est vrai, est un procès civil. Le second est organisé et maîtrisé par des militaires. S’esquisse déjà à ce niveau une discordance que d’autres indices confirment. Ces officiers ne sont au fond ni politiquement (ils ne peuvent voter pas plus qu’ils ne peuvent ouvertement s’exprimer) ni socialement intégrés. Ils prennent acte de ce fait et ne souhaitent nullement changer de situation. Leur conception de l’ordre militaire contredit toute idée d’intégration au monde civil dont ils redoutent les valeurs et ne peuvent admettre les règles de fonctionnement.

  • 7 Conseil de guerre de Rennes, Le Procès Dreyfus devant le Conseil de guerre de Rennes (7 août-9 sept (...)

4Les comportements et mises en scène durant les deux procès en font foi. La plainte déposée par le ministre de la Guerre, le 18 janvier 1898, contre trois passages du J’accuse de Zola trahissait le heurt entre deux univers. L’Armée, représentée par son ministre, s’en prenait à la « Lettre au Président de la République » comme si celle-ci diffamait l’institution tout entière. Zola lui-même s’était d’ailleurs tout autant attaqué à un système qu’à des opinions singulières. Lors de la première audience, l’intervention initiale de son avocat Labori allait dans le même sens en s’en prenant à la collusion qui unissait le Parquet au plaignant. Si Labori reconnaissait bien volontiers que l’avocat général ne pouvait pas ignorer le droit, la compétence de celui-ci n’excluait en rien que, comme représentant d’un ordre qui faisait l’économie du droit dans les faits, il ne pouvait se plier aux règles juridiques communes. Aux yeux de Labori, l’ordre militaire échappait naturellement à un droit qui commandait la société civile. Lors du conseil de guerre de Rennes, le capitaine Freystätter, favorable à la cause de Dreyfus, lui donna on ne peut plus raison en avouant qu’en 1894, alors qu’il était membre du Conseil de guerre qui avait condamné le capitaine, il se trouvait « dans une ignorance absolue des règles du droit » : « […] je ne savais pas du tout qu’il fût interdit de nous communiquer quelque chose en chambre du conseil […]7. »

  • 8 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 423.
  • 9 Ibid., p. 427.

5Le déroulement du procès Zola confirme également l’opinion de Labori. Le droit réservait déjà un régime particulier aux officiers qu’un juge d’instruction ne pouvait interroger sans que ceux-ci aient obtenu une autorisation préalable de leur chef. Les officiers convoqués éprouvèrent quelque difficulté à se plier aux nouvelles normes qui s’imposaient à eux et conservèrent leurs « habitudes professionnelles » parfois même jusqu’au ridicule. L’entrée de Du Paty de Clam profita ainsi d’un petit succès comique : « Le témoin, après s’être avancé dans le prétoire, d’un pas cadencé, salue militairement la Cour, fait un demi-tour, pour faire face au jury qu’il salue aussi militairement, et se tient à la barre dans une attitude militaire, ce qui soulève les rires de l’auditoire8. » Son départ ne manqua pas non plus de produire un certain effet : « Le témoin se retire après avoir salué militairement la Cour, puis le Jury, et regagne sa place dans la même attitude qu’à son entrée. – Hilarité générale9. » Si l’on suit la leçon de Bergson, la signification du rire ne fait ici aucun doute : elle est bien une sanction sociale résultant d’un décalage entre deux ordres de valeur.

  • 10 Procès Zola, 11e audience, 18 février 1898, ibid., p. 769.
  • 11 Conseil de guerre de Rennes, 7e audience, 19 août 1899, t. 1, op. cit., p. 523.

6Il convient enfin de noter que la plupart des officiers viennent témoigner dans la solennité de leur uniforme. Pellieux, qui s’en était défait pour l’audience du 19 février, pria les membres du jury de bien vouloir l’en excuser. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de remarquer que l’attaque qu’il porta alors contre Picquart, reléguant celui-ci au rang des civils, s’appuyait sur l’indignation que provoquait chez lui la vue d’un « Monsieur » en uniforme : « [...] ce que je trouve encore plus étrange, et je le lui dis en face, c’est l’attitude d’un Monsieur qui porte encore l’uniforme de l’armée française [...] et qui est venu ici à la barre accuser trois officiers généraux d’avoir fait un faux ou de s’en être servi10. » A Rennes, où Mercier et Roget affectèrent de nommer Picquart « M. Picquart », le général de Boisdeffre, après avoir révélé que ce dernier lui avait demandé de ne rien dire à Gonse des soupçons qu’il portait sur Esterhazy, qualifia cette requête d’« absolument antimilitaire, antihiérarchique, antiréglementaire »11. Boisdeffre signifiait ainsi au « héros » dreyfusard son congé d’un ordre auquel il prétendait encore appartenir. L’emploi de telle ou telle titulature n’est pas indifférent. Il faut rappeler qu’en décembre 1898, la campagne de dénigrement qui avait été engagée contre la Chambre criminelle de la Cour de Cassation s’était appuyée sur un fait apparemment dérisoire : Louis Loew, son président, n’avait nullement renoncé à appeler Picquart, lors de sa déposition, « Mon colonel », puisque celui-ci restait normalement propriétaire de son grade.

  • 12 Conseil de guerre de Rennes, 13e audience, 26 août 1899, t. 2. op. cit., p. 401.

7La hauteur du ton pris par les officiers antidreyfusards met au jour le mépris dans lequel ils tiennent la procédure et ceux qui s’y plient. Les incidents au cours desquels se heurtent civils et militaires sont parfois violents : lors de la 10e audience du Procès de Rennes, la tension fut extrême entre Mercier et Labori. Poussé à bout, le colonel Maurel finit même par lancer : « Je ne répondrai plus rien à M. le défenseur12. » La forme légale des débats joue en faveur des officiers refusant de descendre dans le monde civil. Comme il se doit, ils ne répondent pas directement aux auteurs des questions qui leur sont posées et adressent leur réponse au président. Ce mécanisme, qui vise à instaurer la sérénité des débats, aboutit également à renforcer l’exceptionnalité de l’ordre militaire. Cette règle civile est bien la seule qui puisse convenir aux valeurs de ce dernier. Le caractère contradictoire, et donc égalitaire, des débats vient contrarier les hiérarchies normales de la caserne ou du service. La libération des paroles provoque des situations de crise et explique le nombre des incidents de séances et leur caractère souvent brutal dans le cours du procès Zola. Pris en charge par les militaires eux-mêmes, le procès de Rennes en connut beaucoup moins. Il n’empêche : la forme du procès pousse à une réévaluation de facto des hiérarchies professionnelles même si certains officiers, dans les deux camps, les utilisèrent parfois à leur profit. Des supérieurs font sentir à leurs subordonnés qu’ils ont des comptes à rendre comme, à l’inverse, des inférieurs montent à l’assaut de leurs chefs. Les rapports entre le colonel Henry et le colonel Picquart durant le procès Zola constituent une bonne illustration de l’importance qu’y eut le jeu des hiérarchies. Durant le même procès, les escarmouches qui opposèrent Picquart à son ancien subordonné Lauth manifestent les mêmes tendances : embarrassé, Lauth, en rappelant qu’il n’était qu’un simple exécutant des ordres de Picquart, se réfugie sous l’abri que lui offre l’ancienne hiérarchie qu’il n’hésite pas à contester. Dans les deux procès, on régla également de vieux comptes qui n’avaient que bien peu à voir avec l’innocence ou la culpabilité du capitaine Dreyfus.

  • 13 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 206.
  • 14 William Serman, Les Officiers français dans la nation…, op. cit., p. 207.

8Lors du procès Zola, Labori sut fort bien utiliser les valeurs hiérarchiques qui règlent l’ordre militaire : « Comment M. le commandant Lauth a-t-il pu avoir dans l’esprit une idée pareille et n’en pas parler à ses chefs13 ? » On sait à quel point celles-ci viennent s’inscrire dans la quotidienneté la plus simple. Telle page du règlement de la fin du siècle dernier le montre sans le moindre humour : « [...] les officiers ne peuvent se regarder que dans une seule glace de 0,80 x 0,60 m (avec bordure d’acajou), alors que les officiers supérieurs disposent de deux miroirs du même type et d’un troisième au format de 1 x 0,80 m14. »

  • 15 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 547-548.
  • 16 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, ibid., p. 220.
  • 17 Procès Zola, 3e audience, 9 février 1898, ibid., p. 406.
  • 18 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 207.
  • 19 Procès Zola, 3e audience, 9 février 1898, ibid., p. 127-128.
  • 20 Ibid., p. 177.

9Tous les officiers antidreyfusards arguent du secret professionnel non seulement pour échapper aux questions embarrassantes mais également pour affirmer leur appartenance à un ordre sur lequel nul civil ne peut avoir prise. Par prétérition (cette figure rhétorique ne manque pas surtout au cours du procès Zola durant lequel l’affaire Dreyfus ne devait pas être évoquée !), le général de Pellieux s’en défend : « Profondément respectueux de la justice de mon pays, je n’ai pas voulu me retrancher derrière le secret professionnel15. » Piégé dans un débat dont il ne peut sortir, le commandant Lauth sort ainsi sa dernière arme : « Je n’ai pas d’explications à donner16. » Dans une situation identique, Gonse adopte la même attitude : « Je n’ai pas à répondre », « Je n’ai rien à répondre à cette question. Je me retranche derrière le secret professionnel », « Je n’ai rien à dire »17. Il est vrai que des civils, comme l’ancien président du Conseil Charles Dupuy, qui partagent cette conception retranchée de l’armée, font preuve du même comportement. Labori lui-même, au cours du procès Zola, veut bien admettre que tout ne peut être dit et qu’à nul moment il ne songe à mettre en péril les « intérêts de la défense nationale »18. Le général Mercier, qui a prêté serment « sous les réserves imposées par le secret professionnel », ce qui le délivre de nombre d’indiscrétions, affecte de fournir à Labori des réponses brèves dont on devine aisément le ton sec et hautain (« Je n’en ai pas pris connaissance », « Je ne la connais pas », « Non, je ne la connais pas »), administrant au passage une leçon de droit à l’avocat de Zola pour mieux fuir une question : « Je crois que l’affaire Dreyfus n’est pas en question et qu’il est intervenu un arrêt de la Cour qui interdit de la mettre en question19. » A Lauth qui, à l’instar du général Mercier, « jure »« sous les réserves du secret professionnel », le président Delegorgue répond pourtant : « Le secret professionnel n’a pas de rapport avec le serment. Veuillez lever la main et dites : Je le jure20. » Ce sont ici les civils qui donnent des ordres aux militaires. Encore faut-il remarquer que le président ne fit aucune remarque au général de Boisdeffre quand celui-ci avança les mêmes réserves que Lauth. Il disposait d’une toute autre autorité...

  • 21 Ibid., p. 136.
  • 22 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 200.

10L’irritation que provoque ce procès chez Mercier trouve ici l’une de ses explications. Elle couve sous une morgue que légitime son statut supérieur de soldat. Un incident de séance permet de bien apprécier la posture dans laquelle Mercier et plusieurs de ses collaborateurs se sont figés. Après avoir laissé maladroitement entendre qu’une pièce secrète avait été communiquée aux juges, Mercier se rétracte confusément puis passe à l’offensive : « Monsieur le Président, je n’ai pas à revenir sur le procès Dreyfus ; mais si j’avais à y revenir, puisqu’on me demande ma parole de soldat, ce serait pour dire que Dreyfus était un traître qui a été justement et légalement condamné21. »« [...] sur mon honneur de soldat, dit l’archiviste Gribelin, à un autre moment du procès Zola, cela est vrai, et vous savez que je ne mens jamais !22 » Le système argumentaire des militaires repose d’abord sur une éthique – un soldat de l’armée française ne peut mentir sans mettre en danger l’honneur de son pays – et sur une compétence – les références à une technologie que les civils ignorent, pullulent. Labori eut d’ailleurs vite fait de le démontrer et d’en dénoncer la malice.

  • 23 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, ibid., p. 284.

11Le recours à l’argumentaire technique, que légitime aisément une expérience professionnelle dont les civils par définition sont dépourvus, fut la tactique la plus retenue dans les deux camps. Le caractère professionnel du discours des antidreyfusards, qui masque préjugés, partis pris et mauvaise foi, s’affirme souvent dans les moments les plus difficiles du débat : au moment de battre retraite, le général Gonse manœuvre avec l’arme technique : « Pour vous répondre, il faudrait un officier de la troisième direction de l’artillerie au ministère de la Guerre. C’est donc une appréciation que je donne […]23. » Dreyfusards et antidreyfusards n’en font cependant pas tout à fait le même usage. Le domaine technique laisse place à tous les arguments d’autorité. Cette tactique fut employée, lors du procès Zola, par le général de Pellieux pour un nouvel examen du bordereau. L’intervention est de ce point de vue tout à fait exemplaire. Elle n’est ni plus ni moins qu’une leçon d’artillerie infligée par un expert à des ignorants :

« Il y a là, Messieurs, dans cette contexture, un point qui me frappe, l’auteur du bordereau dit : « une note sur le frein hydraulique du 120 ». C’est là l’expression pure d’un officier d’artillerie ; un officier d’artillerie dit en parlant « le 120 » ; un officier d’infanterie ne dirait jamais cela, il dirait « la pièce de 120 ».

12En outre, nous savons combien le service de l’artillerie est gardien jaloux de ses secrets. Le frein hydraulique de la pièce de 120, je vous le déclare – je suis officier général, j’ai été chef d’état-major d’un corps d’armée – je ne le connais pas, je ne l’ai jamais connu. On a dit qu’on avait pu connaître cette pièce et son frein hydraulique aux manœuvres. C’est bien inexact. Il a été impossible de voir le fonctionnement de cette pièce aux manœuvres, absolument impossible, et je vous déclare que moi, qui ai assisté aux grandes manœuvres de 1895 et aux manœuvres de 1897, je ne le connais pas.

  • 24 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 258-259. Passages soulignés par moi.

13En outre, il ne peut s’agir dans ce paragraphe 1er [celui du bordereau] que d’un rapport qui existe, en effet, au ministère de la Guerre, à la 3e direction, sur la façon dont s’est conduit, en effet, ce frein hydraulique dans les expériences, un officier du ministère de la Guerre seul a pu donner sur ce point des renseignements utiles. Jamais – et il ne faut pas avoir été officier d’artillerie pour le savoir – mais un officier d’infanterie n’a vu tirer la pièce de 120. Moi-même, qui ai assisté à des écoles à feu, je ne l’ai jamais vu tirer, et j’en appelle à tous mes camarades de l’armée, jamais un officier d’infanterie n’a vu tirer la pièce de 120.24 »

  • 25 Cf. Marion Carel, « L’argumentation dans le discours : argumenter n’est pas justifier », Langage et (...)

14Toutes les tournures soulignées relèvent d’une technique d’argumentation assez simple qui peut être décrite sous la forme suivante : pour admettre le ceci, il faut convenir du cela. En d’autres interventions, on met facilement au jour les armes logiques les plus habituelles aux démonstrations : « donc », « par conséquent », « a fortiori », etc.25. La vérité présumée du terme de la démonstration conditionne la logique des éléments argumentaires qui y aboutissent : puisque Esterhazy est innocent (et donc Dreyfus coupable), « un officier d’infanterie ne dirait jamais cela » ou encore « jamais un officier d’infanterie n’a vu tirer la pièce de 120 » (et donc Dreyfus, officier d’artillerie, aurait pu dire cela ou aurait été en mesure d’assister à un tir du 120). L’attention extraordinaire portée aux expressions militaires dans les deux procès, notamment celles servant à désigner le canon de 120, montre à quel point les codes militaires font de l’armée des antidreyfusards un monde clos sur lui-même, jusque dans son langage, inaccessible à ceux qui n’y appartiennent pas. Quant au reste de l’argumentation de Pellieux, elle repose surtout sur l’autorité de la compétence (« je suis général, j’ai été chef d’état-major d’un corps d’armée ») alliée au poids que confère à son propos, selon lui, la majorité de l’opinion militaire (« j’en appelle à tous mes camarades de l’armée ») et contre laquelle, en conséquence, les civils ne peuvent aller.

  • 26 Conseil de guerre de Rennes, t. 1, op. cit., p. 131.
  • 27 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, ibid., p. 206.
  • 28 Conseil de guerre de Rennes, 4e audience, 16 août 1899, ibid., p. 291.

15L’examen du bordereau par Mercier et l’attention particulière qu’il porta aux expressions utilisées s’apparentent à la démonstration de Pellieux. L’ancien ministre de la Guerre manifeste encore plus d’habileté et sait transformer des présomptions en preuves. Il sait également écraser les débats d’arguments d’autorité : « Il n’est pas possible, pour qui connaît le fonctionnement intérieur du ministère de la Guerre, de s’arrêter un instant à cette supposition26. » Le général Zurlinden est même encore plus catégorique : « Le bordereau, ce bordereau est une preuve matérielle dont la valeur est incontestable et incontestée. [...] La discussion technique du bordereau, cette discussion technique donne à ceux qui connaissent les hommes et les choses de l’armée des indications des plus utiles, des plus probantes, qui peuvent ne pas être saisies par ceux qui ne sont pas du métier, ou n’en connaissent qu’une partie.27 » Le général Roget, enfin, va jusqu’à faire un petit cours de vocabulaire militaire et rappelle le sens du terme « formation pour conclure » : « De sorte que l’on peut dire presque à coup sûr qu’un officier qui n’a pas appartenu à l’état-major n’emploiera pas le mot formation dans ce sens28. » Le sens des mots eut toute son importance au cours des deux procès. Les militaires tendaient à jouer de termes qui leur étaient propres pour établir un rapport de force rhétorique en leur faveur. Tout se passe comme si, loin d’être à la recherche d’un langage commun qui permît que l’on s’entendît de part et d’autre, les perpétuelles redéfinitions ou appréciations d’usages constituaient parmi les armes les plus efficaces des controverses.

  • 29 Déposition du Lieutenant-Colonel Gendron, Conseil de guerre de Rennes, 9e audience, 22 août 1899, t (...)
  • 30 Cf. Vincent Duclert, « Les Militaires », op. cit.

16Le procès de Rennes, aux mains des militaires, vit se déployer de très nombreuses discussions techniques durant lesquelles d’ailleurs les protagonistes n’étaient parfois pas loin de trahir le secret professionnel. Le grand déballage que représente la description du fonctionnement de la Section de Statistique révèle à quel point l’invocation du secret professionnel pendant le procès Zola avait souvent constitué une parade facile aux questions trop gênantes. L’un des anciens adjoints du colonel Sandherr, le prédécesseur de Picquart, s’en désola : « […] c’est avec une angoisse douloureuse que je vois démolir ici tout ce que nous avons fait. Il ne reste plus rien de l’édifice construit par Sandherr : ni argent, ni procédés, ni méthode, et il avait construit, cet homme, ce grand patriote, un instrument de défense merveilleux.29 » En dépit des réserves de certains, les audiences de Rennes mirent en pleine lumière le dysfonctionnement d’un service aussi important que le service de renseignement composé d’un personnel somme toute assez médiocre et surtout hostile aux conceptions modernistes de Picquart30. Il n’est pas d’autre secret de l’Affaire que celui-ci : l’état-major ne pouvait pas laisser apparaître un vice aussi grave pour une armée qui prétendait assurer la sécurité du pays.

  • 31 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, op. cit., p. 325.
  • 32 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 333.
  • 33 Procès Zola, 2e audience, 8 février 1898, op. cit., p. 377.

17Le monde à part que constitue l’armée avec son savoir, ses hiérarchies voire son langage dispose également d’un système de valeurs autonomes. Ne pas s’y soumettre est s’en exclure. La divulgation par Picquart des lettres que lui avait adressées Gonse valait bien une trahison. Le monde civil ne pouvait en prendre connaissance : « Il ne me serait jamais venu à la pensée de communiquer les lettres du colonel Picquart à qui que ce soit, en dehors de mes chefs […]31. » Les officiers antidreyfusards ont souvent recours à de tels rappels à la bienséance qui révèlent leur conception de l’ordre militaire. Quelles qu’en soient les raisons, il est des actes irrecevables par la règle militaire. La morale personnelle de Picquart ne peut rien justifier. Si elle contredit les mécanismes normaux de la discipline, elle ne peut qu’être écartée. Tout manque de respect à la règle est une faute. Ce fut là le talon d’Achille de Picquart, militaire à l’éthique civile. Gonse, ancien chef de Picquart, aura beau jeu de souligner l’indépendance incongrue de son subordonné d’autrefois : « [...] il ne faisait pas complètement son service ; il était absorbé par cette affaire […]32. » Quand l’heure fut venue, l’avocat Leblois, ami et confident de Picquart, sut d’ailleurs fort bien parer l’attaque en intervenant dans le registre militaire : « Je dis, Messieurs, une partie des faits, car le colonel Picquart ne m’a jamais révélé aucun secret dans le sens que la langue militaire attache à ce mot33. »

  • 34 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, t. 1, op. cit., p. 171.
  • 35 Ibid., p. 180.

18Dans sa déposition au procès de Rennes, le général Billot, ancien ministre de la Guerre, laissa tout simplement entendre qu’il manquait au monde civil quelque chose comme le sens de l’honneur, fleuron de l’éthique militaire. Rapportant qu’il avait autrefois refusé de s’associer à un piège tendu à un officier de l’armée française soupçonné par la police, Billot affirma avoir répondu en ces termes au préfet de police qui lui en avait fait la proposition : « Vous n’avez pas le droit de faire une chose pareille. Dans tous les cas, si vous en avez le droit, étant données vos mœurs et vos habitudes de police, moi, chef de l’armée, je n’ai pas le droit de faire à un officier supérieur une chose pareille […]34. » Et c’est même sur la base d’une éthique propre aux militaires que Billot condamne le faux Henry : « Le faux Henry, je l’ai dit à la Cour de Cassation, lorsqu’il a été révélé, m’a profondément surpris et affligé, car je ne croyais pas qu’un officier supérieur de l’armée française fut capable de commettre un acte de cette nature, dans un but quelconque, et surtout pour tromper ses chefs35. »

  • 36 Ibid., p. 79.

19Alors même qu’intellectuels et journalistes antidreyfusards noircissaient des pages de propos antisémites (aux yeux de beaucoup, il suffisait que Dreyfus fût juif pour être un traître acceptable), l’antisémitisme ne fait pas partie des valeurs exprimées dans le cours des deux procès. A l’inverse, des officiers antidreyfusards se prirent parfois à dénoncer l’antisémitisme de leurs camarades dreyfusards. A Rennes, Mercier rappela que les préjugés antisémites n’habitaient nullement les chefs du deuxième bureau. Ceux-ci n’avaient-ils pas également recruté des officiers juifs36 ? Le lieutenant-colonel Bertin-Mourot, qui avait eu Dreyfus sous ses ordres lorsque celui-ci était stagiaire au 4e bureau et l’avait mal noté, se défendit de toute espèce d’antisémitisme :

  • 37 Conseil de guerre de Rennes, 9e audience, 22 août 1899, t. 2, op. cit., p. 58.

« Il y a eu beaucoup d’officiers israélites au ministère qui étaient nos camarades, qui avaient toute notre estime. Je comptais parmi eux un ami que j’ai encore. Jamais la question juive, de mon temps, n’a existé au ministère ; je ne puis en donner une meilleure preuve que celle-ci : c’est que le capitaine Dreyfus, stagiaire, arrivant avec six ou sept de ses camarades, est placé où ? au réseau le plus important, le plus secret, lui, officier juif, puisque vous parlez d’officier juif. Et, comme j’en ai déposé tout à l’heure, dès que Dreyfus est arrivé parmi nous, il a été un camarade à qui j’ai donné tous mes travaux, tous mes secrets, les secrets de toutes mes armoires.37 »

  • 38 Ibid., p. 86-87.
  • 39 Conseil de guerre de Rennes, 15e audience, 29 août 1899, t. 2, op. cit., p. 528.
  • 40 Ibid.

20Le commandant Maistre, professeur-adjoint de tactique générale à l’École supérieure de Guerre, contesta, pour sa part, ce qu’avait laissé entendre Picquart : « A le croire, nous aurions été un foyer d’antisémitisme. C’est une assertion contre laquelle je m’élève de toutes mes forces […]. Et si le tribunal veut me permettre de dire quelque chose de personnel, j’ai accepté d’être officier d’ordonnance d’un officier général israélite, et je m’honore d’avoir rempli ces fonctions pendant trois ans38. » Lauth le confirme : à la section de Statistique, personne ne professait des opinions antisémites. A une exception près : selon Lauth, le colonel Cordier, aujourd’hui partisan de l’innocence de Dreyfus, faisait autrefois montre d’un antisémitisme exacerbé. Lecteur acharné de La Libre Parole et de L’Intransigeant, il se répandait dans les bureaux du service en dénonçant le grave péril que l’influence grandissante des juifs faisait courir à la nation. « Dans le reste de la section, personne ne voulait entendre parler d’antisémitisme39. » Le colonel Fleur confirma la véracité du témoignage et Cordier l’admit sans rechigner : « Oui, à ce moment-là, je criais très fort au ministère contre les juifs, je ne cache pas mes impressions. [...] Oui, j’ai été antisémite : mais mon antisémitisme n’a jamais été et n’ira jamais jusqu’à porter témoignage contre un juif parce qu’il est juif ; je suis un honnête homme, j’ai une conscience40. » A l’encontre d’Édouard Drumont qui n’hésitait pas à s’en prendre violemment aux officiers juifs, tout se passe ici comme si les militaires souhaitaient mettre en évidence la solidarité de corps et dépasser ainsi les divisions de « race ». L’antisémitisme ne constitue donc pas une frontière entre deux systèmes de valeurs, civil et militaire. Les officiers n’affirment pas leur distinction par ce biais. C’est en d’autres points que l’opposition s’exprime.

  • 41 Procès Zola, 4e audition, 10 février 1898, ibid., p. 551.
  • 42 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 565.
  • 43 Ibid., p. 591.
  • 44 Procès Zola, 11e audience, 18 février 1898, ibid., p. 753.

21La déposition du général de Pellieux, qui avait été chargé de mener une enquête en vue d’établir une culpabilité éventuelle d’Esterhazy, indique clairement, lors de la 4e audience du procès Zola, que deux éthiques étaient en train de s’affronter. Pour accabler Esterhazy, il fut cherché des preuves (que Pellieux prétend d’ailleurs ne pas avoir découvertes). Pour condamner Picquart, il suffit de fautes commises dans l’ordre des valeurs militaires : « Je disais : contre le commandant Esterhazy, aucune preuve, mais, contre le colonel Picquart, une faute grave relevée, au point de vue militaire – je faisais une enquête militaire41. » Le même Pellieux a recours à l’honneur militaire pour fonder en valeur la procédure suivie par les juges du conseil de Guerre de 1894. Nous, les militaires, vous les civils, chacun dispose de son code de l’honneur, de sa morale, de son interprétation du droit et de sa conception du fonctionnement de la Justice : « Et quand on accuse sept officiers, dont plusieurs ont versé leur sang sur le champ de bataille pendant que d’autres étaient je ne sais pas où, d’avoir été criminels... (Bruit)42 » ou encore cette affirmation on ne peut plus nette : « […] même certains magistrats ne se rendent pas bien compte du fonctionnement de la justice militaire43. » Le coup de grâce est porté par le général de Boisdeffre qui en appelle aux valeurs morales contre le droit : « Et maintenant, Messieurs, permettez-moi, en terminant, de vous dire une chose : Vous êtes le jury, vous êtes la nation ; si la nation n’a pas confiance dans les chefs de son armée, dans ceux qui ont la responsabilité de la Défense nationale, ils sont prêts à laisser à d’autres cette lourde tâche, vous n’avez qu’à parler. Je ne dirai pas un mot de plus.44 »

  • 45 Conseil de guerre de Rennes, t. 1, op. cit., p. 99.
  • 46 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, ibid., p. 146.

22La justification par Mercier de la communication du dossier secret en 1894 relève d’un registre de séparation semblable. Elle est commandée par la défiance exprimée à l’endroit d’un monde civil trop bavard, dominé par les cancans véhiculés par les journaux et dépourvu, par ignorance et légèreté, du sens bien compris de l’intérêt national. L’irresponsabilité de la presse qui parvient toujours « à être en possession de tout ce qu’elle veut »45 justifiait ainsi l’illégalité commise. Celle-ci était présente à Rennes : le président eut d’ailleurs bien soin de lui rappeler à la suite de quelques manifestations un peu bruyantes que sa présence ne résultait que d’un compromis nécessaire passé avec le droit d’informer mais toujours fragile46.

  • 47 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 164.
  • 48 Conseil de guerre de Rennes, 5e audience, 17 août 1899, t. 1, op. cit., p. 336. L’avocat Demange ne (...)
  • 49 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 497-498.

23L’attitude du commandant Henry durant le procès Zola est la plus spectaculaire. La mise en scène et les arguments auxquels il eut recours correspondent à la forme militaire outrée que la plupart des officiers témoignant aux audiences tentèrent de rendre acceptables à leur auditoire en les civilisant. Henry ne dispose pas de la rhétorique lissée de ses chefs. Il s’embrouille et hache ses phrases, convient qu’il s’est mal expliqué ou qu’on l’a mal compris, oublie des éléments qu’il juge importants, pratique des retours en arrière et lance, en préalable à un long développement, un martial « Et bien allons-y ! »47. A Rennes, Roget joua également de ses prétendues maladresses : « Je ne suis pas orateur ; l’expression peut trahir souvent ma pensée48. » Lors de la 4e audience, Henry présente les traits du valeureux soldat. Souffrant, il refuse d’accepter la proposition de s’asseoir que lui fait le président. Il invoque la prise de quinine pour rendre compte d’une légère surdité qui l’empêche de bien entendre une question de Clemenceau. Gonse intervient alors en sa faveur et demande à la Cour qu’elle autorise Henry à se retirer. A un doute émis par Labori sur la réalité de la maladie du colonel, celui-ci répond en ces termes : « Je veux répondre deux mots à Me Labori. Il a l’air de mettre ma maladie en doute, parce que hier j’étais en mission ; mais si je n’étais pas malade, je serais en mission. J’ai la fièvre ; j’ai dix-huit campagnes d’Afrique et j’ai bien le droit d’avoir la fièvre49. » L’incohérence de la dernière phrase traduit l’inadaptation de Henry à un jeu auquel il ne parvient pas à se plier.

  • 50 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, t. 1, op. cit., p. 151-157.

24L’opposition entre société civile et ordre militaire ne se fit jamais aussi bien sentir que lors d’une violente altercation qui opposa, à Rennes, l’ancien Président de la République Casimir-Périer à l’ancien ministre de la Guerre Mercier. Ce sont deux principes d’autorité qui s’y affrontent. Casimir-Périer, fragilisé par une réputation qui laissait entendre que Mercier l’avait tenu à l’écart de bien des affaires, tint à faire valoir sa prééminence constitutionnelle : « le général Mercier était mon subordonné, n’avait qu’à obéir aux ordres qu’il recevait de moi », « Le général Mercier, que j’avais nommé ministre de la Guerre, n’avait pas à intervenir dans les questions diplomatiques, et s’il y était intervenu, je l’aurais rappelé à son devoir »50, etc. Ce moment de tension extrême dans les débats de Rennes mettait à nu l’un des ressorts principaux de l’affaire Dreyfus tout entière : la rivalité entre deux pouvoirs, le civil et le militaire, mais également entre deux institutions, les magistratures correspondantes.

  • 51 Procès Zola, 3e audience, 9 février 1898, op. cit., p. 410.

25La force du système d’argumentation mis en place par les officiers antidreyfusards est qu’il joue sur trois registres, relevant tous de leur position singulière de militaires : la soumission à une hiérarchie étrangère au monde civil, le vécu qui fonde le témoignage, la compétence technique qui confère à leur propos l’autorité de l’expertise. C’est donc bien l’argument d’autorité sur lequel s’appuie l’architecture de toutes leurs interventions et rend ainsi tout échange impossible puisqu’il instaure une inégalité préalable. Par ce fait même, ces militaires se présentent comme les dissidents d’une société civile qu’ils perçoivent comme leur persécutrice. Contraint aux excuses à la suite d’un incident de séance qui l’avait opposé à Labori, Gonse souligne ainsi toute l’étrangeté de la procédure en cours aux yeux d’un militaire : « Sous l’emprise de l’émotion que vous devez comprendre, puisque je n’ai pas l’habitude de paraître devant cette auguste assemblée, l’expression de mes paroles a dépassé ma pensée. Je ne crains pas de le dire et je le dis très nettement, je n’ai jamais voulu attaquer en quoi que ce soit ni le barreau, ni le défenseur. Je professe, au contraire, une estime très grande pour le barreau51. » Huron dans la société civile, l’officier laisse ainsi entendre que le civil l’est tout autant dans le monde militaire, auquel il doit, à son exemple réversible, toutes sortes de respect.

Principes et pratiques de l’État de droit

26Les plus récents développements historiographiques, qui viennent mettre fin à une histoire sainte de l’Affaire où les militaires avaient tous le mauvais rôle, ont souligné l’importance qu’eurent quelques officiers ralliés à la cause du capitaine. Le colonel Picquart est bien loin d’être le seul de son espèce. D’autres mirent leur compétence et leur honneur de soldat au service d’une cause que les militaires antidreyfusards ne comprenaient que comme produite par un système de valeurs étranger à l’ordre militaire. Toute l’argumentation des officiers dreyfusards repose sur l’association d’une fidélité à leur métier et d’une éthique démocratique. Cette alliance ne s’imposait pas d’elle-même et laissait place à des failles et à des contradictions que sut utiliser la rhétorique antidreyfusarde.

  • 52 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 147.

27Les protagonistes dreyfusards des deux procès, civils ou militaires, ne se laissèrent pas enfermer dans un rôle de critique de l’Armée. Labori, le plus menacé par le rejet de ses adversaires, se défendit, à plusieurs reprises, en insistant sur son attachement à l’Armée et à la patrie. Lors du procès Zola, il dénonça même ce qu’il considérait comme une récupération de valeurs nationales et qu’en aucun cas une fraction de l’Armée ne pouvait accaparer. Mercier, Pellieux ou Gonse avaient recours, à ses yeux, à une tactique indigne en jetant « leur parole de soldat dans la balance, convaincus que, grâce à l’amour que ce pays-ci a pour lui-même et à l’ardente affection qu’il a pour la patrie, il suffira de cette parole de soldat pour l’entraîner sans lui dire pourquoi »52. Ni Demange ni Labori n’ignorent le prestige de l’Armée dans la France fin de siècle. Ils savent qu’aux yeux de l’opinion leur parole d’avocat ne vaut pas celle d’officiers généraux. Toute leur force réside dans le ralliement de quelques officiers à la cause qu’ils défendent. On comprend dès lors l’acharnement mis par les officiers antidreyfusards à déligitimer ceux qui, selon eux, défendaient une cause qui ruinait les valeurs sur lesquelles reposait l’ordre militaire.

28Tout l’effort des dreyfusards, même civils, fut de refuser d’être figés dans un registre d’arguments qui aurait fait l’économie des données propres au monde militaire. Ils prétendent rivaliser en matière de compétence (ils relèvent le défi de la querelle des mots) et d’esprit de responsabilité (cf. supra). La déclaration finale de Zola traduit un effort pour dissocier le respect naturel dû à l’Armée et ceux des officiers qui avaient sali son honneur :

  • 53 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, ibid., p. 850.

« Et c’est au nom de cet honneur de l’armée que je fais appel moi-même à votre justice. [...] je n’ai jamais outragé l’armée. J’ai dit, au contraire, ma tendresse, mon respect pour la nation en armes, pour nos chers soldats de France qui se lèveraient à la première menace, qui défendraient la terre française. Et il est également faux que j’ai attaqué les chefs, les généraux qui les mèneraient à la victoire. Si quelques individualités des bureaux de la guerre ont compromis l’Armée elle-même par leurs agissements, est-ce donc insulter l’armée tout entière que de le dire ?53. »

  • 54 Ibid., p. 867.
  • 55 Ibid., p. 871.

29La plaidoirie de Clemenceau mérite également d’être analysée car elle est une contribution à l’histoire des rapports entre société civile et ordre militaire. C’est par une critique de la délégation en démocratie que Clemenceau esquisse des mauvais chefs d’une Armée naturellement intouchable. L’arrangement politique inventé par la démocratie moderne serait « admirable » si les hommes chargés de le réaliser étaient autres que des hommes avec leurs imperfections, tombant « dans l’ordinaire confusion des intérêts personnels, des intérêts de corps, avec l’intérêt général ». En confiant la volonté générale à des hommes chargés de la représenter, la démocratie a, du même coup, encouragé l’esprit de corps lorsque ces hommes sont mis en cause. L’Armée n’est encore nullement citée comme exemple par Clemenceau qui n’évoque que le « Parlement », les « juges » et la « force publique ». Il nie même l’idée que les dreyfusards aient voulu se dresser contre l’Armée : « Non, nous n’insultons pas l’armée. Nous l’honorons en l’invitant au respect de la loi, car elle n’est rien que la loi, car nous la voulons grande par la loi. Nous avons des devoirs envers elle, elle a des devoirs envers nous, et l’entente doit se faire entre la société militaire et la société civile sur le grand principe commun de la justice et de la loi54. » Habile rhéteur, Clemenceau après avoir établi la supériorité nécessaire du principe civil sur le principe militaire en vient à reconnaître : « Il est pénible pour nous, comme pour vous, de nous trouver en conflit avec de braves gens qui sont des soldats, qui ont cru bien faire, qui veulent bien faire, et qui, croyant bien faire, n’ont pas bien fait. Cela arrive aux civils sans uniforme, cela arrive aux civils en uniforme militaire, car les soldats ne sont que des hommes faillibles comme les autres55. »

30Le rapport de forces fut beaucoup plus défavorable aux partisans de Dreyfus lors du conseil de Guerre de Rennes qu’il ne l’avait été pendant le procès Zola même si le discours des officiers dreyfusards y fut beaucoup plus fort sans que le camp dreyfusard n’ait su en tirer profit. Moins nombreux, plus maladroits face à des officiers antidreyfusards beaucoup mieux armés, les dreyfusards, dans leur ensemble, furent souvent en position défensive. Il n’empêche. Dans les deux procès, en dépit de la révérence affichée à l’égard de l’Armée, comme institution, une conception originale de celle-ci se laisse entrevoir. Les dreyfusards utilisent un type d’arguments ou ont recours à des systèmes de conviction qui les distinguent nettement de leurs adversaires. Ils parviennent en outre à renverser purement et simplement les arguments des antidreyfusards au service de leurs propres démonstrations.

31L’aspect le plus frappant qui contribue à unifier les discours des officiers partisans du capitaine réside dans leur attachement à un processus de modernisation d’une Armée qui leur paraît ne plus être adaptée à leur temps. Il serait à peine excessif de soutenir que l’un des mobiles de leur engagement dreyfusard trouve son origine dans leurs partis pris techniques. Ils sont convaincus que l’Affaire a révélé des pratiques qui ne conviennent plus à l’Armée d’une nation démocratique ou, pour le dire autrement, à celle d’une époque où les masses jouent un rôle décisif dans la conduite des sociétés. Le dreyfusime de ces militaires exprime moins, ou tout autant, un choix moral ou politique qu’un choix technique. Si la prochaine guerre doit se faire, comme ils le pensent, avec la nation tout entière, l’Armée doit alors s’imprégner des valeurs nationales qui se confondent avec celles de l’État de droit telles que la République les exprime. Ce point de vue préside à leurs interventions durant les deux procès.

  • 56 Conseil de guerre de Rennes, 18e audience, 1er septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 169.

32Cordier, tout en regrettant ce qu’il y avait parfois d’outré dans une telle appréciation, admettait ce que les journaux spécialisés écrivaient bien souvent : depuis la guerre de 1870, l’état-major français n’avait pas su se doter d’un service d’espionnage suffisamment efficace. Les graves dysfonctionnements de la Section de Statistique que l’affaire Dreyfus exhuma ne sont pas sans donner quelque crédit aux observateurs du temps qui partageaient cette analyse. Cordier reconnaît par ailleurs volontiers que le colonel Sandherr avait sensiblement amélioré le fonctionnement du service (ce que d’autres contestaient). L’arrivée de Henry, imposé à Sandherr, lui semblait être à l’origine des graves perturbations que la Section connut. Ce mauvais choix expliquait, selon Cordier, la situation désolante dans laquelle celle-ci se trouvait. C’est par volonté de discréditer Picquart, devenu son chef, que Henry aurait décidé de fabriquer son faux56. Plausible ou non, cette version des faits s’accorde avec une critique technique de l’Armée. Conjoncturelle chez Cordier, elle était beaucoup plus globale et mieux articulée chez d’autres officiers dreyfusards.

  • 57 Ibid.
  • 58 Ibid., p. 174.
  • 59 Ibid., p. 180.

33La déposition du général Sébert fit une forte impression. Convoqué comme expert – il était en retraite depuis dix ans et n’avait rien connu des faits –, il développa un argumentaire technique, le seul à vrai dire en mesure de rivaliser avec celui que déployaient les antidreyfusards à Rennes. Argument d’autorité contre argument d’autorité : l’appartenance de Sébert à l’Institut lui conférait un avantage certain et recevable. Le général Sébert pouvait ainsi procéder d’une façon fort proche de celle retenue par les antidreyfusards. L’administration de la preuve s’apparente à la constitution d’un faisceau de présomptions. C’est l’interprétation qui renverse la conclusion, non le cheminement logique. Relevant le défi de l’analyse de discours, Sébert met en évidence « les incorrections de langage et les tournures de phrases tout à fait particulières, et surtout les impropriétés de termes et les preuves d’ignorance professionnelle que laisse échapper l’auteur du bordereau »57. Sébert, lui-même ancien élève de l’École polytechnique, insiste beaucoup sur les vices de langage que renferme le bordereau et y décèle la preuve que celui-ci ne peut avoir été rédigé par un officier d’artillerie, plus au fait de la terminologie en cours, moins encore par un ancien élève de la grande école militaire dont lui-même est issu. Celle-ci conférait à ses élèves une distinction de langage qui interdisait certains barbarismes contenus dans le bordereau : « [...] ce que je crois pouvoir dire aussi, c’est que si un élève de l’École polytechnique avait conservé à l’école une telle habitude d’élocution – si j’en juge par mes souvenirs, et je crois que cela s’est continué depuis ce temps – ses camarades lui auraient fait perdre cette mauvaise habitude58. » La qualité d’ancien élève de l’École polytechnique ne compte pas pour rien dans l’argumentaire de Sébert qui tente d’expliquer les erreurs du capitaine Valério, auteur d’une expertise graphologique du bordereau inspirée par la méthode Bertillon, par l’insuffisante formation de celui-ci : « [...] à l’école de Versailles, M. Valério n’a pas eu occasion de pousser assez loin ses études sur les calculs de probabilités59. » Cette remarque valut à Sébert une réponse cinglante de la part du directeur de l’artillerie, le général Deloye, également ancien élève de Polytechnique, mais qui reconnut dans les propos de Sébert une morgue de corps qui introduisait dans l’Armée un esprit de division on ne peut plus nuisible. Valério, selon lui, était sorti du rang comme bien d’autres officiers de valeur. On ne pouvait reléguer cet apport nécessaire à l’Armée dans laquelle chacun devait se reconnaître. Deloye manifeste son attachement à une conception méritocratique contre l’aristocratisme dont lui semblent faire preuve les modernistes :

  • 60 Conseil de guerre de Rennes, 19e audience, 2 septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 244.

34« Et bien ! je demande au Conseil la permission de dire que, dans une armée qui, pour se présenter à l’ennemi, a besoin de cohésion, et par conséquent besoin qu’en temps de paix tous ses enfants marchent comme des frères la main dans la main, je ne crois pas bon qu’on dise que des officiers sortis du rang doivent s’arrêter à une certaine barre, que, plus haut, leurs assertions, leurs études personnelles, leurs capacités individuelles, tout cela n’est rien, qu’il y a une barre après laquelle on ne passe plus, cela n’est pas bon ! Et quand c’est un officier général qui vient le dire, non, non, non, cela n’est pas bon. [...] il y a une masse d’officiers qui sont sortis du rang, qui sont arrivés à l’école de guerre, et qui ont bien tenu leur place dans nos états-majors et nos corps de troupe. Je demande alors au Conseil la permission, me trouvant ici à raison de mes fonctions de directeur de l’artillerie pouvant dire que je suis chargé de la direction générale de l’école de Versailles, de dire à nos camarades du rang qu’ils ne tiennent pas compte de cette parole et que ces opinions ne sont pas les nôtres !60. »

  • 61 Conseil de guerre de Rennes, 18e audience, 1er septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 195.
  • 62 Conseil de guerre de Rennes, 19e audience, 2 septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 223.

35Plusieurs polytechniciens jouèrent un rôle important aux côtés des dreyfusards. Leur crédit scientifique leur permit de conduire efficacement les controverses techniques. Certains purent s’irriter face à une solidarité de corps qui, il est vrai, ne fut pas la seule à l’œuvre durant les deux procès. A Rennes, la déposition du commandant Hartmann fut si technique que le président dut lui demander d’insister « un peu moins sur les détails techniques »61. Harcelé par les membres du Conseil, celui-ci afficha explicitement sa fonction qui ne devait pas excéder le domaine technique. Position qui visait à renforcer le résultat de son expertise favorable à Dreyfus. Reconnaissant que sa déposition devant la Cour de cassation n’avait été que l’expression d’« une opinion personnelle », il soulignait que ce qu’il soumettait devant les juges de Rennes se trouvait appuyé « sur des documents et des faits »62.

  • 63 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 528.

36L’argumentaire du colonel Picquart et la mise en scène de son témoignage s’accordent avec les comportements qui viennent d’être décrits. Picquart ne cherche pas à heurter de front les valeurs d’un ordre militaire pour lequel il professe un respect qui n’est pas formel. Pourtant en butte à une accusation de mensonge lancée contre lui par Henry lors du procès Zola, Picquart n’en rend pas moins hommage à la conscience des officiers de la Section de Statistique : tous pensaient « qu’ils étaient dans la vérité »63, le colonel Henry comme l’archiviste Gribelin, le colonel Du Paty de Clam comme le général Gonse. Il est vrai que l’hommage contient des épines : cette représentation du devoir militaire ne sauvait guère la réputation publique de responsables d’une forfaiture. Soucieux de respecter les règles de discrétion, il demande le huis clos pour exposer plus avant son argumentation où entrent en jeu des renseignements concernant les troupes de couverture. Attaqué sur ces qualités professionnelles (n’aurait-il pas négligé les affaires courantes de la Section de Statistique tout occupé qu’il était de l’affaire Dreyfus ?), Picquart veut faire preuve de responsabilité. La lecture, au procès Zola, de lettres adressées à Gonse avant que l’Affaire n’éclatât, sont autant de manifestations de l’esprit de discipline et d’attachement à l’Armée :

37« Mon général,

38J’ai lu attentivement votre lettre et je suivrai scrupuleusement vos instructions. Mais je crois devoir vous dire ceci :

39De nombreux indices et un « fait grave » dont je vous parlerai à votre retour, me montrent que le moment est proche où des gens qui ont la conviction qu’on s’est trompé à leur égard vont tout tenter et faire un gros scandale.

40Je crois avoir fait le nécessaire pour que l’initiative vienne de nous.

41Si l’on perd trop de temps, l’initiative viendra d’ailleurs, ce qui, faisant abstraction de considérations plus élevées, ne nous donnera pas le beau rôle.

42Je dois ajouter que ces gens-là ne me paraissent pas informés comme nous le sommes, et que leur tentative me paraît devoir aboutir à un gâchis, un scandale, un gros bruit qui n’amènera pourtant pas la clarté.

  • 64 Procès Zola, 2e audience, 8 février 1898, op. cit., p. 315.

43Ce sera une crise fâcheuse, inutile, et que l’on pourrait éviter en faisant justice à temps. 64»

  • 65 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, op. cit., p. 264.
  • 66 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 529.

44Les interventions de Picquart révèlent également en lui un partisan d’une Armée modernisée et mieux insérée dans la nation. Au procès d’Émile Zola, tout en affichant son respect pour ses chefs, il n’en fait pas moins passer les exigences d’une vérité qu’exige de lui un système de valeurs contesté, au nom de l’Armée, par les officiers antidreyfusards : « [...] autant j’obéirai toujours aux ordres de mes chefs chaque fois que je le recevrai, autant je crois que je suis obligé, quand il s’agit d’une simple question d’appréciation, de dire tout ce que je pense65. » On l’entendit également s’exclamer : « Demain peut-être je serai chassé de cette armée que j’aime et à laquelle j’ai donné vingt-cinq ans de ma vie ! Cela ne m’a pas arrêté lorsque j’ai pensé que je devais rechercher la vérité et la justice. Je l’ai fait et j’ai cru rendre en cela un plus grand service à mon pays et à l’armée ! C’est ainsi que j’ai cru qu’il fallait faire mon devoir d’honnête homme !66. » Picquart se présente comme pris dans une contradiction entre la nécessité d’obéir à ses supérieurs que lui impose l’ordre militaire et les devoirs que lui dicte sa conscience. Parce que l’Armée se trouve désormais décalée par rapport aux valeurs régnant dans le monde civil, Picquart ne pouvait sortir de la nasse dans laquelle il était que par la soumission complète ou la dissidence.

  • 67 Conseil de guerre de Rennes, 5e audience, 17 août 1899, t. 2, op. cit., p. 373.
  • 68 Ibid., p. 383.
  • 69 Conseil de guerre de Rennes, 6e audience, 18 août 1899, t. 2, op. cit., p. 443.
  • 70 Ibid., p. 444.

45A Rennes, le colonel adopta avec décision une ligne de défense qui coupait les derniers liens qui l’unissaient encore au discours du vieil ordre militaire. Il est vrai que dans les mois qui séparent le procès Zola de celui de Rennes, les attaques portées contre lui n’ont pas manqué ! C’est à Rennes qu’il dénonce les préjugés antisémites répandus, selon lui, à l’état-major67 et repérables chez Bertillon. C’est à Rennes, également, qu’il s’en prit avec fermeté au général Gonse le qualifiant d’« homme extrêmement timoré »68. Il y dénonça en outre ouvertement les incompétences de plusieurs collaborateurs, mit en évidence telle erreur de traduction de Du Paty, regretta que le service n’ait jamais pris l’habitude de dater les pièces à leur arrivée (ce qui eut des conséquences très importantes dans l’erreur judiciaire). Le portrait de Du Paty, au reste abandonné par ses supérieurs, est sans pitié. Faisant allusion aux rendez-vous mystérieux donnés à Esterhazy et aux manipulations nées du cerveau baroque de celui-ci, Picquart n’en accable pas moins l’ensemble d’un système : « Je ne dis pas que Du Paty de Clam n’a pas été bien coupable de faire promener des officiers, de se promener lui-même avec des lunettes bleues et des fausses barbes, de se livrer à tout un commerce de lettres anonymes et de lettres de chantage ; mais est-il bien prouvé qu’on ne l’ait pas laissé faire ?69 » Picquart laisse clairement entendre que l’ Affaire est d’abord le résultat d’un très mauvais fonctionnement de la Section de Statistique qu’il n’était pas parvenu à moderniser. Au cours de sa déposition, il n’est d’ailleurs pas sans proposer une refonte profonde des pratiques en cours dans plusieurs services : « Ce n’est pas par ordre, ce n’est pas par des indications nettes et précises qu’on nous y fait savoir ce qu’on doit faire. C’est par une incitation, par un mot lancé à propos, et alors, que dit-on ? On dit que l’officier doit être assez habile pour comprendre. Voilà généralement comment sont donnés les ordres, dans les services auxquels je fais allusion et voilà comment il faudrait qu’ils ne se donnent plus.70 »

  • 71 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, op. cit., p. 265.
  • 72 Conseil de guerre de Rennes, 6e audience, 18 août 1899, t. 2, op. cit., p. 401.

46Il arriva enfin à Picquart de recourir, lui aussi à des arguments d’autorité. Ici, il fait état de son expérience professionnelle : « Messieurs, pour cette question du bordereau, permettez-moi de l’envisager d’abord d’une façon générale. J’ai quelque habitude de ces questions ; avant d’avoir été, pendant un an et demi, chef du service de renseignements, je me suis occupé, dans d’autres états-majors, de ces questions. Je crois donc que je suis suffisamment qualifié pour vous donner mon opinion à ce sujet.71 » Ailleurs, il souligne ses compétences linguistiques : « [...] la langue m’est familière.72 » Ces armes lui servent tout autant à légitimer ses propres interventions qu’à défendre en filigrane une autre Armée.

Deux Armées

  • 73 Cf. Anne Rasmussen, L’Internationale scientifique (1890-1914), thèse d’histoire, E.H.E.S.S., 1995.
  • 74 Jean-Jacques Becker, « Histoire et Armée. L’apport de l’affaire Dreyfus », op. cit., p. 36 s.

47Depuis la défaite de 1870, F Armée française avait changé du tout au tout. Son état-major, comme une grande partie de son armement, n’étaient plus du tout les mêmes. Sa modernisation, fermement entamée dès le début des années 1880 sous l’autorité de Gambetta, passait par l’amélioration de la formation intellectuelle de ses cadres. L’étude et la recherche, naguère si méprisées, tendaient à prendre une nouvelle importance. La création de l’École supérieure de Guerre née dans les années 1876-1880 ou celle du Conseil supérieur de la Guerre répondaient à ce nouveau climat. L’ouverture sur le monde extérieur et la sensibilité aux nouveautés intellectuelles (à l’École de Guerre l’espéranto est même enseigné73) traduisent cette volonté de modernisation. Ce qui n’empêchait nullement que les sommets de la hiérarchie maintinssent bien souvent des réflexes conservateurs74. Les très importants changements passés et en cours nourrissaient les tensions les plus vives.

  • 75 Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », op. cit., p. 230.

48L’affaire Dreyfus put trouver l’une de ses interprétations dans cet ordre de divisions internes à l’armée : « Qu’un officier que toute sa carrière vouait à l’élite fût aussi publiquement rejeté, dans un milieu réputé ne pas afficher ses dissensions, était en vérité la manifestation des lézardes d’un corps totalement perturbé par les mutations qu’il subissait alors75. »

  • 76 Ibid., p. 231.

49L’antisémitisme de certains officiers, dont j’ai d’ailleurs dit qu’il ne se manifesta guère durant les procès, peut également se comprendre par rapport à la modernisation en cours. Alors même que des juifs entraient plus nombreux à l’École polytechnique et choisissaient celle-ci moins par vocation militaire qu’attirés par une voie d’excellence scolaire, un « antisémitisme corporatiste » faisait de ceux-ci les symboles d’hommes nouveaux, dotés d’un fort capital scolaire et doués de compétences nouvelles. Un nouveau système de valeurs, plus enclin à épouser celui du monde civil, venait concurrencer la « légitimité du sang versé et de l’enracinement terrien »76. S’opposent dès lors deux types de représentation du militaire : Henry d’un côté, Dreyfus ou Picquart de l’autre.

  • 77 Conseil de guerre de Rennes, 18e audience, 1er septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 185.
  • 78 Ibid., p. 114.

50C’est ce que donnent à voir les images en circulation du temps même de l’Affaire. Au cours du Conseil de Guerre de Rennes, le commandant Ducros présenta Dreyfus sous le jour d’un officier très intéressé à la modernisation de l’armée française, traducteur du livre du général Wille, Le canon de l’avenir, et auteur de plusieurs articles dans la Revue d’artillerie ou dans la Revue militaire de l’étranger77. Lecture fut faite, durant le même procès, d’une lettre du général Vanson, directeur du Musée historique de l’armée. Vanson y disait avoir fait la connaissance de Dreyfus au cours d’un exercice d’état-major et portait sur celui-ci l’appréciation suivante : « Quoi qu’il en soit, le capitaine Dreyfus me laissa l’impression d’un officier instruit et sérieux, bien qu’assez étranger à l’ancien esprit de notre armée […]78. » Le grand intérêt que Dreyfus portait à son métier, relevé par tous ceux qui le connurent, fut même mis à son débit puisqu’on en fit l’un des indices de sa trahison.

  • 79 Cité par Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », op. cit., p. 235.

51A l’inverse, Henry se présenta lui-même lors du procès Zola, puis par sa veuve ou ses défenseurs après, comme un soldat valeureux et éloigné des arguties juridiques. Dans La Gazette de France, Maurras en fit un portrait exemplaire : « Après une nuit et un jour de méditation dans la solitude, exalté jusqu’à la folie, le lieutenant-colonel Henry, officier de la Légion d’honneur, quatorze campagnes, deux blessures, jugea utile de se faire deux blessures nouvelles. Il y succomba sur-le-champ. Dans la vie comme dans la mort, il était allé en avant.79 »

  • 80 Conseil de guerre de Rennes, t. 1, op. cit., p. 108.

52Au cours de la récusation qu’il fit des analyses du général Sébert et du commandant Hartmann, qui l’un et l’autre renversaient le système de preuves en affirmant qu’un officier d’artillerie ne pouvait dire, comme il était écrit dans le bordereau, « le canon de 120 » (il aurait préféré l’expression « le canon de 120 court »), Mercier développa une réponse, à l’apparence technique, qui cachait mal une toute autre conception de l’ordre militaire, plus guerrière, que celle défendue par les modernistes. Il souligna aussi l’opposition entre officiers de troupe et officiers d’état-major. Mercier avait choisi de s’appuyer sur les premiers, c’est-à-dire sur la fraction de l’armée la moins moderniste, la plus rétive aux transformations que propose le groupe des officiers dreyfusards : « Je crois que pour des officiers très distingués d’ailleurs comme le général Sébert et comme le commandant Hartmann, mais qui sont surtout des officiers de bureau, nourris dans le sérail de la nomenclature, cette objection peut avoir de la valeur ; mais non pour des officiers de régiment, pour des officiers de service.80 »

  • 81 Conseil de guerre de Rennes, 9e audience, 22 août 1899, t. 2, op. cit., p. 14.

53De leur côté, les officiers dreyfusards n’hésitaient pas à s’en prendre à l’incurie de pratiques qu’ils estimaient dépassées par les exigences nouvelles d’une Armée moderne. Le mauvais fonctionnement de la Section de Statistique s’explique surtout par l’amateurisme de plusieurs de ses agents dont Picquart, devenu chef de celle-ci, voulut réduire le rôle par des pratiques que ses subordonnés comme ses chefs jugèrent autoritaires, le moment du procès venu. La maladresse de l’un d’entre eux lors du Conseil de Guerre de Rennes, le commandant Rollin, qui travaillait sous l’autorité du colonel Sandherr, est accablante et donnait raison à Picquart. Il se présente lui-même comme « brûlé » et avoue n’avoir jamais vérifié les indications que lui fournissait un agent en qui il avait confiance ! Cette naïveté provoqua d’ailleurs l’hilarité de la salle. Rendant compte d’une entrevue avec un agent double, il oublie qu’aucune puissance étrangère ne devait être nommée pendant les audiences et se rattrape avec gaucherie : « Richard Cuers lui aurait dit qu’on ne connaissait pas Dreyfus à Berlin, à l’état-major, et lui aurait donné au contraire, comme piste, un monsieur décoré ayant à peu près 45 ans, ayant des rapports constants avec Schwarzkop… (se reprenant) l’agent A […].81 » Que Picquart ait souhaité changer de méthodes de travail et contourné certains membres de la Section peut aisément se saisir comme relevant d’un souci d’efficacité. On comprendra également pourquoi ceux qui, comme le général Gonse, ne partageaient pas les partis pris modernistes de Picquart, s’en prirent à lui par la mise en cause de ses qualités professionnelles.

  • 82 Vincent Duclert ; « Le Général Billot et l’affaire Dreyfus... », op. cit., p. 187.

54Il ne s’agit pas de déduire des profils sociaux, des parcours scolaires, des carrières et des préjugés une confirmation du jeu des représentations. Celles-ci fonctionnent sur un mode autonome. On put être ainsi tout à la fois un moderne et choisir le camp des antidreyfusards pour mille raisons différentes. Le général Billot, défenseur ardent d’une Armée techniquement modernisée, dut rester fidèle aux valeurs de l’Armée traditionnelle car il pensait que les dreyfusards avaient provoqué de graves désordres, mettant en péril la modernisation de l’Armée elle-même. Billot ne saisit nulle solution de continuité entre la légalité républicaine et l’ordre militaire. Trompé par l’état-major et ne disposant pas de tous les éléments nécessaires, Billot fut contraint de frapper des militaires dreyfusards et modernistes qui auraient pu appuyer sa politique de modernisation. Ministre de la Guerre durant l’Affaire, le républicain Billot, sénateur et conseiller général de la Corrèze, fut amené à conduire une politique qui traduisait « l’impuissance de l’État républicain face au pouvoir militaire »82.

  • 83 Cf. Christophe Prochasson, « Le colonel Georges Picquart ou la vertu cachée », op. cit.
  • 84 Dossier Gaston Moch, feuilles de notes 1889 et 1890, N/74027, S.H.A.T.
  • 85 Dossier Albert Cordier, appréciation du chef de corps pour l’année 1894, 4e série/ 28917, S.H.A.T.
  • 86 Dossier Gaston Hartmann, note de l’inspecteur général pour l’année 1900, 4e série/ 38260, S.H.A.T.

55L’examen des dossiers des principaux protagonistes des deux procès permet de distinguer quelques indices comme autant de prédispositions possibles à un choix plutôt qu’à un autre. Il n’y a naturellement dans mon enquête aucune volonté d’établir un système de causalité susceptible de rendre compte des adhésions des uns ou des autres83. Les données et appréciations figurant dans les dossiers personnels permettent de décoder un système de représentations très actif durant les deux procès. Les qualificatifs servant à dessiner la personnalité de tel ou tel militaire (la description psychologique de Dreyfus par ses adversaires est un modèle du genre) appartiennent ainsi évidemment au registre de notations qui préside à la carrière des militaires. Le contexte langagier se fait ici extrêmement contraignant et dirige le système d’argumentation. Bien d’autres officiers présentaient des profils psychologiques et des comportements répondant au topos de l’espion : Gaston Moch, qui ne témoigna pas aux procès mais dont l’engagement dreyfusard l’apparente aux officiers de son camp déjà évoqués, est présenté comme un « officier intelligent, ayant du goût pour les questions techniques » ; à la rubrique du caractère, Moch est décrit comme « soumis et discipliné, mais peu liant avec les camarades » ; parmi les « marques particulières », on relève celle d’« Israélite » (ce qui est d’ailleurs tout à fait exceptionnel dans les dossiers)84. Face au lieutenant-colonel Cordier, Dreyfus, dont l’intérêt empressé à s’enquérir de tous les aspects de son métier avait constitué une grave présomption, fait pâle figure : « Officier supérieur très instruit, érudit, connaissant à fond l’armée allemande. De très bon conseil dans les affaires traitées à la section de Statistique. Toujours très zélé dans son service dont il est fanatique. Ne se désintéresse jamais des renseignements militaires, même s’il guette le service actif ; on le trouvera toujours à cet égard.85 » Sur une feuille de notes de 1900, le commandant Hartmann est apprécié en ces termes, comparables à ceux parfois utilisés pour accuser Dreyfus : « En somme M. le Ct Hartmann a une grande valeur technique et militaire, mais il le sait trop : son caractère et parfois sa santé ont souffert des mécomptes qu’il a cru avoir éprouvé dans sa carrière parce qu’il s’imaginait avoir des droits exceptionnels à toutes les récompenses86. » Autant de qualités qui, le jour venu, peuvent former un ensemble d’indices susceptibles de nuire à un officier soupçonné d’espionnage. Le propre des systèmes argumentaires mis en œuvre durant les deux procès est qu’ils eurent en partie recours à des appréciations psychologiques naturellement parfaitement réversibles.

  • 87 Dossier Henri Risbourg, feuille de notes de 1884, GD/3e série/295, S.H.A.T.
  • 88 Dossier Émile Zurlinden, note de l’inspecteur général pour l’année 1890, GD/3e série/ 141, S.H.A.T.
  • 89 Dossier Raoul Le Mouton de Boisdeffre, note de l’inspecteur général pour l’année 1882, GD/3e série/ (...)
  • 90 Dossier Georges de Pellieux, feuille de notes de 1891, GB/3e série/572, S.H.A.T.
  • 91 Dossier Gaudérique Roget, feuille de notes de 1897, GB/3e série/705, S.H.A.T.
  • 92 Dossier Jules Lebelin de Dionne, feuille de notes de 1874, GD/3e série/62, S.H.A.T.
  • 93 Dossier Louis Cuignet, rapport du Lieutenant-colonel Delarue, 4e série/65624, S.H.A.T. (souligné pa (...)
  • 94 Dossier Charles Gonse, GD/3e série/253, S.H.A.T.

56Les officiers antidreyfusards sont souvent dépeints avec des traits de caractère qui les démarquent sensiblement de leurs camarades dreyfusards. On leur attribue un comportement qui relève davantage d’une représentation traditionnelle du soldat, assez proche d’antiques valeurs chevaleresques (particulièrement dans le cas de Boisdeffre) où se rencontrent la bravoure et la distinction mondaine : « homme de cœur et homme du monde87. » Les dispositions intellectuelles, certes de qualité, sont moins mises en valeur. Zurlinden tire profit d’un caractère « bienveillant et énergique, animé de meilleurs sentiments […]. Son activité, son intelligence, son âge, sa vigueur l’appellent certainement aux plus hauts commandements.88 » De Boisdeffre, l’aristocrate, a, quant à lui, un « caractère bon, ferme et toujours empreint de bienveillance. A beaucoup de tact et de dignité. Éducation parfaite ; manières distinguées ; loyal et plein de cœur »89. On loue le « tact » et la « fermeté » du général de Pellieux90, « les brillantes qualités de cœur, d’intelligence et de commandement » du général Roget91. Les qualités de Lebelin de Dionne sont toute martiales : « Officier supérieur distingué qui a de grandes qualités de commandement. Il a de la tenue, une grande bienveillance et en même temps toute la fermeté nécessaire. Il est instruit, homme de très bonne éducation, aime la bonne compagnie. Il sait faire servir et a acquis une incontestable influence sur ses subordonnés.92 » Un rapport souligne chez le commandant Cuignet « son ardeur au travail, son intelligence vive et nette, la vigueur et la droiture quelque peu intransigeante de son caractère. Il a été noté comme un officier très discipliné, modeste, réservé et très dévoué à ses chefs et à ses camarades »93. Un résumé des notes antérieures attribuées à Gonse dresse de lui en avril 1884 ce qui peut passer pour le portrait idéaltypique de l’officier d’ancien style : « Est noté comme servant d’une manière exemplaire, avec beaucoup de zèle, de tact, d’intelligence, d’entente et de dévouement et sans faire de bruit. Très au courant des règlements et de tous les détails du service : on peut se reposer entièrement sur lui pour tout ce qui lui est confié. Bonne constitution, bonne santé, monte bien à cheval : très apte à faire campagne. Intelligent, excellent jugement ; modeste laborieux, exact, zélé, consciencieux, etc. ; appelé à faire un jour chef d’état-major. Officier distingué et de valeur.94 »

  • 95 Dossier Joseph Henry, feuille de notes de 1895, 4e série/4265, S.H.A.T.

57Le cas du colonel Henry est finalement le plus à même d’étayer cette démonstration. Sa feuille de notes de 1895 présente l’immense intérêt de porter l’appréciation de son supérieur direct et antonyme absolu : Picquart. Celui-ci dessine de son futur adversaire un portrait en des termes qui aident à rendre compte de la violence de leur opposition au cours des événements dreyfusiens : « Le commandant Henry fait son service de la manière la plus dévouée ; il met beaucoup de tact et d’intelligence dans l’accomplissement des missions délicates qui lui sont confiées. Tempérament essentiellement militaire ; caractère très droit. Officier très vigoureux et ayant beaucoup d’expérience comme officier de troupe ». Le général Gonse, plus proche de l’ethos de Henry que ne l’est Picquart, ne fait pourtant que reprendre l’appréciation de celui-ci : « Sous des dehors un peu rudes, le Cdt Henry cache une grande finesse, du jugement, du tact et de clairvoyance, autant de bonnes et sérieuses qualités qui le rendent particulièrement apte au service auquel il est attaché. Il manifeste en même temps, une loyauté et une franchise à toute épreuve et un dévouement sans bornes à ses devoirs. Essentiellement militaire, caractère franc et ouvert, il rend ses services très appréciés.95 » Avec Henry, officier sorti du rang, à l’expression inadaptée lors des procès et aux vertus viriles affichées, l’Armée tenait le produit le plus achevé de sa tradition.

58Parmi les données les plus stables offertes par les dossiers figurent les lieux de formation, les compétences spéciales et les profils de carrière. Il me semble possible de pouvoir soutenir, également à ce niveau, qu’à quelques notables exceptions près, de sensibles nuances permettent de faire le départ entre dreyfusards et antidreyfusards. Une analyse comparée des styles de notations et une estimation appropriée des compétences relevées mettent en évidence deux types de militaires, naturellement ici saisis à partir de la grille construite par l’Armée elle-même.

  • 96 Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », op. cit., p. 244.
  • 97 William Serman, « L’armée française », op. cit., p. 309.
  • 98 Dossier Ferdinand Forzinetti, 3e série/86050, S.H.A.T.

59Une pesée globale des dossiers concernant les officiers dreyfusards contribue à les définir comme des militaires modernistes acteurs d’une réforme des valeurs. Ils sont scolairement bien dotés et fréquemment engagés dans des activités plus intellectuelles que physiques. Ils sont anciens élèves de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr ou de l’École polytechnique, souvent passés ensuite par des écoles d’application et diplômés de l’état-major après une nouvelle scolarité à l’École supérieure de Guerre. Ce parcours est marqué de rangs d’entrée ou de sortie et de notes plus qu’honorables. Leur arme de prédilection, l’artillerie, témoigne de leur intérêt pour les aspects technologiques de leur métier. Cette arme n’est-elle pas reconnue alors comme « la spécialité la plus intellectuelle de l’armée de terre »96 alors même que la faiblesse de ses effectifs par rapport à l’ensemble de l’Armée (11 % en 1893 contre 42 % à l’infanterie97) en fait une arme d’élites ? Si Cordier est fantassin, son profil correspond au type de l’officier intellectuel : bachelier ès lettres et ès sciences, ancien élève de Saint-Cyr (d’où il sortit avec « le numéro 48 » sur 239), passé par l’École supérieure de Guerre où il fut ultérieurement professeur adjoint du cours d’histoire militaire de stratégie et de tactique générale. Ce fils d’un instituteur devenu directeur de l’École normale de l’Ain est en outre un expert reconnu des armées étrangères et, tout particulièrement, de l’Armée allemande. Gaston Moch est encore plus typique : bachelier ès lettres et ès sciences, polytechnicien, élève de l’École d’application de l’artillerie et du génie puis affecté à la Section technique de l’artillerie où il est chargé de la Revue d’artillerie, il est également l’auteur de nombreux ouvrages techniques (notamment sur la construction des canons frettés en fils d’acier et l’emploi de la poudre sans fumée). Louis Hartmann présente des caractéristiques proches : bachelier ès sciences, polytechnicien, également affecté à la Section technique de l’artillerie, il conduit des études sur la métallurgie. Il devint d’ailleurs directeur adjoint à l’atelier de construction de Puteaux. Le général Sébert, enfin, bachelier ès sciences, reçu à l’École polytechnique en 1858 13e sur 112, est nommé en mars 1890 directeur du Laboratoire central de l’artillerie. En janvier 1882, F Académie des sciences lui avait décerné un prix destiné à récompenser tous les efforts déployés en vue d’accroître l’efficacité des forces navales françaises. Sébert est en effet l’auteur de travaux importants qui lui valurent son entrée à l’Institut. Le commandant Forzinetti est le seul à être sorti du rang. Encore faut-il remarquer que sa feuille de notes de 1897 relève son « intelligence » en même temps, il est vrai, que son « manque de tact »98.

60A l’exception de ce dernier, les officiers dreyfusards partagent d’autres traits communs qui définissent le portrait de l’officier moderne. Leurs compétences linguistiques méritent d’être relevées. Comme Picquart, germaniste raffiné, ami de Gustav Malher, Cordier, Moch, Hartmann ou Sébert ont une connaissance plus ou moins approfondie de l’allemand. Cordier y ajoute la lecture de l’italien et de l’espagnol, Moch et Sébert de l’italien et de l’anglais. Même si les données offertes par les dossiers sur ce type de compétence sont fragiles et d’ailleurs changeantes, la pratique d’une ou deux langues étrangères semble avérée. Seul Forzinetti ne connaît aucune autre langue que la sienne.

61Ces excellents intellectuels sont moins bien notés sur leurs aptitudes physiques. Plusieurs sont signalés comme souffrant d’une santé médiocre. Gaston Moch, dont les capacités semblent honorables, ne peut en revanche monter à cheval. Cette suppression du corps chez ces officiers modernistes relève d’une représentation de l’esprit brillant naturellement physiquement déficient. Elle trouve une confirmation dans des campagnes moins nombreuses chez les officiers dreyfusards que chez les antidreyfusards, à l’exception notable – cela n’est point pour nous surprendre – du commandant Forzinetti.

  • 99 Dossier Auguste Mercier, GD/3e série/124, S.H.A.T.
  • 100 Dossier Raoul Le Mouton de Boisdeffre, op. cit.

62Le profil de militaire qui se dégage de l’examen des dossiers des officiers hostiles à Dreyfus est sensiblement différent. Si, à première vue, les parcours scolaires sont proches (baccalauréat ès sciences et/ou ès lettres, Saint-Cyr ou Polytechnique, écoles d’application), bien des nuances sont à l’origine de carrières aux accents plus traditionnels. L’École supérieure de Guerre les attire moins (on compte même quelques officiers sortis du rang dont le plus célèbre est Henry), les campagnes sont plus nombreuses et se présentent comme plus glorieuses (beaucoup sont d’anciens combattants de la guerre de 1870 durant laquelle plusieurs furent même faits prisonniers). Deux généraux polytechniciens collectionnent les faits d’armes : Lebelin de Dionne combattit en Afrique et dans l’armée d’Orient, en Italie puis même durant la guerre de 1870 avant de partir pour la Tunisie ; Zurlinden s’est battu en Afrique et pendant la guerre de 1870 durant laquelle il fut fait prisonnier avant de s’évader. Les milieux d’origine sociale sont également plus proches d’une France de propriétaires et de grands négociants, quand les dreyfusards sont issus de couches sociales intermédiaires (professions intellectuelles, petit commerçant, artisan, officier). Hormis le cas de Mercier, reçu à l’École polytechnique 2e sur 110, et 1er sur 70 à l’école d’application d’artillerie99, les cursus scolaires sont moins brillants et s’allient à des vertus militaires que les dossiers ne signalent guère pour les dreyfusards. On souligne ainsi leurs qualités physiques : « Très bon cavalier ; aime le cheval100 », est-il dit de Boisdeffre ; Mercier bénéficie en 1891 d’une « Constitution physique excellente – absolument faite pour la guerre ». Décidément une exception, cet antidreyfusard majeur avait tous les traits d’un officier dreyfusard aux aspirations modernistes : appartenance à l’artillerie, formation de haut niveau, responsabilités intellectuelles autant qu’administratives (il dirigea l’École centrale de Pyrotechnie militaire), grande culture littéraire et même polyglottisme (anglais, allemand, espagnol). Tous, peut-être, sauf le tempérament de la dissidence.

63A l’encontre de leur chef, tous les principaux officiers antidreyfusards sont des fantassins : les généraux Risbourg, Gonse, Chanoine, Roget, de Pellieux, Boisdeffre et Lebelin de Dionne qui quitta l’artillerie pour l’infanterie, le commandant Ravary et le colonel Mercier Du Paty de Clam, le capitaine Cuignet, le colonel Fleur, sans oublier le colonel Henry lui-même. Des rivalités de corps n’ont pu manquer de jouer dans le cours de l’Affaire et le déroulement des procès.

  • 101 Dossier Henri Risbourg, op. cit.
  • 102 Dossier Charles Gonse, op. cit.
  • 103 Dossier Alexandre Ravary, 3e série/85277, S.H.A.T.
  • 104 Dossier Jules Lebelin de Dionne, op. cit., feuille individuelle d’inspection, 1891.
  • 105 Dossier Emile Zurlinden, op. cit., février 1871.
  • 106 Dossier Raoul Le Mouton de Boisdeffre, op. cit.
  • 107 Dossier Georges de Pellieux, op. cit.
  • 108 Dossier Charles Chanoine, GD/3e série/77, S.H.A.T.

64Cette infériorité symbolique se doublait d’une infériorité réelle en matière de compétences intellectuelles. Non seulement les parcours scolaires sont moins brillants (les rangs d’entrée et de sortie sont souvent médiocres) ou moins dotés, mais encore les investissements intellectuels sont absents. Les antidreyfusards se contentent d’être des soldats au sens ancien du terme, des combattants aux trop rares campagnes, éprouvant amèrement la domination de militaires techniciens sur une armée au repos. Leur vocation de guerrier ne trouvant pas à s’employer, ils se réfugient dans une éthique inadaptée à la modernité. Ils servent bien, connaissent toutes les arcanes réglementaires, respectent leurs supérieurs et la discipline, savent entretenir l’esprit de camaraderie et mener les hommes. Les meilleurs d’entre eux sont attendus partout comme des chefs de belle trempe et leur carrière se déroule, pour une grande partie, dans les corps de troupe, beaucoup plus que dans les bureaux d’état-major. Bien peu enfin sont signalés comme détenteurs de compétences techniques particulières. Tel est le reflet que renvoient bien des feuilles de notes dans lesquelles l’absence de compétences linguistiques achève le tableau de l’officier-soldat : Risbourg ne dispose que de quelques « notions d’allemand et d’espagnol »101, la feuille d’inspection de 1899 dit de Gonse que celui-ci a quelques « notions d’allemand – traduit cette langue avec un dictionnaire »102, Ravary sait « un peu d’allemand »103, Lebelin de Dionne, « un peu d’anglais et d’arabe »104, Zurlinden avoue parler « l’allemand tant bien que mal »105, Boisdeffre semble connaître l’allemand, a acquis, lors de ses séjours en Russie, quelques rudiments de russe mais a une connaissance très mince de l’anglais, langue au demeurant fort rare dans ce milieu106. Seul Pellieux « parle, lit et écrit l’anglais »107. Le général Chanoine est l’exception : « il parle anglais, allemand et russe, langues auxquelles il dut bientôt ajouter, comme expert de l’Extrême-Orient, le japonais et le chinois »108.

  • 109 Conseil de guerre de Rennes, 16e audience, 30 août 1899, t. 3, op. cit., p. 58.

65Ce différentiel sensible de compétences rend également compte de la vivacité et parfois même de la violence caractérisant l’affrontement entre les deux Armées qui prit pour théâtre l’Affaire. La supériorité intellectuelle des uns se heurtait à la légitimité morale des autres. Quand les premiers en appelaient à la modernisation nécessaire de l’Armée en démocratie, les seconds dénonçaient l’arrogance des modernistes trop enclins à admettre sans négociation aucune la prévalence de la société civile. A Rennes, le directeur de l’artillerie, le général Deloye, eut lui-même l’occasion de révéler le désaccord technique qui opposait les deux Armées entre elles. L’une convaincue des nécessités de la modernisation, l’autre hostile à tout changement brutal susceptible de modifier la donne : « [...] il y a des officiers d’artillerie qui pensent qu’il ne faut pas compliquer le matériel de guerre, qu’il faut le laisser absolument sans toutes ces complications qui sont des sujets de dérangement ; il y en a d’autres, au contraire, qui disent : la série du matériel est maintenant épuisée, on est arrivé au bout de tous les perfectionnements ; avec le matériel rustique, il faut aller plus loin et accepter certaines complications comme rachat d’un perfectionnement plus grand et permettant de faire plus grand109. »

  • 110 Citation dans William Serman, Les Officiers français dans la nation..., op. cit., p. 67.

66De ce qui précède, on aurait tort de tirer un système explicatif global qui rendrait compte de l’adhésion des uns et des autres sous la contrainte de déterminismes lourds. De même qu’il serait erroné de concevoir trop trivialement la fracture de l’arche sainte en opposant les progressistes – artilleurs, polytechniciens, polyglottes et dreyfusards – aux traditionalistes – fantassins, Saint-cyriens, monolingues et antidreyfusards. Bien d’autres facteurs interviennent et je n’ai tenté ici de mettre en évidence que quelques facteurs convergents. Il fallait bien être le général Millet pour corréler armes et comportements politiques : la cavalerie ne faisait pas de politique, « le cheval étant par nature réactionnaire », l’infanterie et l’artillerie en faisaient en revanche beaucoup car « l’abus de la mathématique conduit à celui de la logique et au socialisme »110.

  • 111 Citation ibid., p. 76.

67Deux aspects méritent d’être soulignés pour finir. Le premier tient à la nature de la fracture. Celle-ci est moins politique que professionnelle même si les plus radicaux (les dreyfusards) vont jusqu’au constat qu’il n’est de modernisation possible que celle qui prend également en charge les conséquences que font peser sur le fonctionnement de l’armée les nouvelles règles démocratiques. Il n’empêche que ce courant a pu trouver des alliances du côté de ceux qui s’en tenaient à une dimension strictement technique. Dans un Mémoire de 1885, le général Campenon affirmait que pour préparer la Revanche, il était nécessaire de donner « le pas à la technique sur la politique » et que peu importait les opinions du moment que les hommes étaient de la qualité requise : « Je ne veux pas connaître la religion, les opinions politiques des officiers. Je m’en fiche ; qu’on serve bien militairement, je me moque du reste.111 »

68Mais était-il vraiment possible de se moquer du reste ? L’ordre militaire était-il si indépendant des enjeux politiques et de toute perturbation qui affectait le règlement politique de la société civile ? L’affaire Dreyfus montra le contraire. C’est ce que comprirent les officiers qui se rallièrent à la cause d’un officier français condamné à tort et maintenu dans sa geôle en dépit de tout, par la raison même que l’ordre militaire prétendait échapper à l’autre monde. Nul mieux que Clemenceau, au cours de sa plaidoirie du procès Zola, ne sut formuler la contradiction qui rendit si difficile, au cours des deux procès, la coexistence entre des valeurs présidant à la société civile et celles qui relevaient de l’ordre militaire :

  • 112 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, op. cit., p. 868.

« Le principe de la société civile, c’est le droit, la liberté, la justice ; le principe de la société militaire, c’est la discipline, la consigne, l’obéissance. Et comme chacun, ainsi que je le disais tout à l’heure, est porté par la conscience de l’utilité de sa fonction à vouloir empiéter sur autrui, la société militaire, qui dispose de la force, tend à empiéter sur l’autorité civile et à considérer la société civile d’un peu haut quelquefois. C’est un tort. Les soldats n’ont de raison d’être que parce qu’ils défendent le principe que la société civile représente. Il faut que la réconciliation se fasse entre ces deux institutions.112 »

69Le côtoiement entre les deux principes entraîna donc bien des froissements. Il révèle peut-être l’écart grandissant qui séparait à la fin du xixe siècle l’Armée et la nation alors que la perspective d’une Revanche s’effaçait progressivement. Le statut d’« arche sainte » reculait et laissait place à des discours de plus en plus ouvertement antimilitaristes qui contribuaient à tendre les relations entre société civile et ordre militaire. La péroraison de Clemenceau est on ne peut plus claire : le second doit se soumettre à la première. Il n’était d’autre issue à la crise de confiance qui séparait l’Armée et la nation que l’affaire Dreyfus avait mise au jour. Il n’était d’autre voie pour assurer la modernisation d’un corps trop vieilli :

70« L’armée professionnelle n’existe plus. Il ne s’agit plus de résoudre la contradiction entre le droit commun des uns et le prestige des autres, la liberté civile et l’esprit de corps, ou si vous voulez, le huis clos militaire. Il faut que l’armée universelle, l’armée de tous, se pénètre des idées de tous, des idées universelles de droit, puisqu’elle se compose de l’universalité des citoyens. Si, absorbée par la pensée de défense, qui est légitime avant tout, la société civile se ruait à la servitude militaire, eh bien, nous aurions encore un sol à défendre, c’est vrai ; mais on peut dire que la patrie morale serait perdue, parce que, désertant les idées de justice et de liberté, nous aurions abandonné ce qui a fait jusqu’ici dans le monde la gloire et le renom de la France parmi les hommes.

  • 113 Ibid., p. 868-869.

71Il faut que ces deux sociétés s’entendent, cela est nécessaire. Il faut que la société militaire jouisse de tous ses droits pour accomplir tous ses devoirs. Il faut que la société civile, consciente de ses devoirs envers la Patrie, envers l’armée, maintienne inflexibles ses droits, non seulement, comme je le disais tout à l’heure, dans l’intérêt supérieur du principe qu’elle représente, mais aussi pour le maximum d’efficacité de l’institution militaire.113 »

72Une armée moderne ne peut donc que se plier aux règles nouvelles de la démocratie et admettre le fonctionnement de l’État de droit. Je remarque d’ailleurs que le concept d’État de droit est contemporain dans les doctrines juridiques allemande et française des événements dreyfusards. Armé des catégories de Carré de Malberg, on pourra analyser le conflit entre l’ordre militaire et la société civile tel qu’il apparaît durant les deux procès comme le heurt entre deux concepts : État de droit contre État de police. Le premier soumet l’État à un régime de droit dans lequel le pouvoir ne peut user que des moyens autorisés par l’ordre juridique en vigueur et laisse aux administrés toutes les voies de recours juridictionnelles contre les abus toujours possibles. Le second laisse à l’autorité administrative un pouvoir quasi discrétionnaire et une liberté de décision plus ou moins complète quant à ce qu’elle juge bon ou utile pour les citoyens.

  • 114 Cf. Gilles Candar et Christophe Prochasson, « Jaurès et le milieu des officiers républicains », Cah (...)
  • 115 Compte-rendu du Congrès socialiste de Bordeaux, tenu les 12, 13 et 14 avril 1903, Paris, L’Émancipa (...)

73Jean Jaurès associait la modernisation de l’Armée à la création d’une armée de milice. Pour bâtir cette « armée nouvelle », il savait pouvoir compter sur certains officiers qui avaient été autrefois « dreyfusards »114. Il eut l’occasion de l’exprimer devant le Congrès socialiste de Bordeaux : « Vous devez vous dire que lorsque vous ferez la transformation graduelle de l’armée de caserne en milice, vous serez heureux d’avoir l’appui d’un certain nombre des officiers qui commencent à être gagnés par l’esprit du socialisme populaire115. » C’était sans doute aller un peu loin. Mais le leader socialiste, à l’instar de quelques officiers, avait bien perçu un phénomène que l’affaire Dreyfus avait mis en évidence : pour être forte et assurer sa mission défensive, l’armée de la République devait se rapprocher de la nation vivante et cesser d’être le corps étranger que la crise dreyfusienne avait mis au jour.

Notes

1 . Je remercie Claude Pounnou (S.H.A.T.) pour l’aide très précieuse qu’elle m’a apportée. Ma reconnaissance va également pour leur lecture et leurs suggestions à Jean-Jacques Becker, Vincent Duclert, Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet.

2 . Vincent Duclert, « Les militaires » dans Laurent Gervereau et Christophe Prochasson (dir.), L’affaire Dreyfus et le tournant du siècle, 1894-1910, Nanterre, Éditions de la B.D.I.C., 1994, p. 98-103 ; Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée » dans Pierre Birnbaum (dir.), La France de l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1994, p. 226- 250. Cf. William Serman, Les Officiers français dans la nation, 1848-1914, Paris, Aubier, « Collection historique », 1982 ; idem, « L’armée française » dans Michel Drouin (dir.), L’Affaire Dreyfus de A à Z, Paris, Flammarion, 1994, p. 309-315 ; Jean-Jacques Becker, « Histoire et Armée. L’apport de l’affaire Dreyfus », Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, 137, juillet-septembre 1995.

3 . Outre les ouvrages cités supra, cf. Vincent Duclert, « Le général Billot et l’affaire Dreyfus. Les antidreyfusards, la loi et l’État », Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de la Corrèze, 98, 1995, p. 181-245 et Christophe Prochasson, « Le colonel Georges Picquart ou la vertu cachée », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 11, 1993, p. 15-
20. Il convient de rappeler que Raoul Girardet avait autrefois ouvert la voie dans La Société militaire dans la France contemporaine (1815-1939), Paris, Plon, 1953. Se reporter également à Vincent Duclert, « Histoires françaises de l’affaire Dreyfus », Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, 136, avril-juin 1995, p. 10-45.

4 . Jacques Revel, introduction à Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle, Paris, Gallimard, 1989.

5 . Idem, « Micro-analyse et construction du social » dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Seuil, « Hautes études », 1995, p. 34.

6 . Cf. Vincent Duclert, L’Affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, « Repères », 1994.

7 Conseil de guerre de Rennes, Le Procès Dreyfus devant le Conseil de guerre de Rennes (7 août-9 septembre 1899), compte rendu sténographique « in extenso », Paris, Stock, 1900, t. 2, 13e audience, 26 août 1899, p. 401.

8 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 423.

9 Ibid., p. 427.

10 Procès Zola, 11e audience, 18 février 1898, ibid., p. 769.

11 Conseil de guerre de Rennes, 7e audience, 19 août 1899, t. 1, op. cit., p. 523.

12 Conseil de guerre de Rennes, 13e audience, 26 août 1899, t. 2. op. cit., p. 401.

13 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 206.

14 William Serman, Les Officiers français dans la nation…, op. cit., p. 207.

15 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 547-548.

16 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, ibid., p. 220.

17 Procès Zola, 3e audience, 9 février 1898, ibid., p. 406.

18 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 207.

19 Procès Zola, 3e audience, 9 février 1898, ibid., p. 127-128.

20 Ibid., p. 177.

21 Ibid., p. 136.

22 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 200.

23 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, ibid., p. 284.

24 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 258-259. Passages soulignés par moi.

25 Cf. Marion Carel, « L’argumentation dans le discours : argumenter n’est pas justifier », Langage et Société, 70, décembre 1994, p. 61-81 et, dans un tout autre ordre d’études, Quentin Skinner, « Conventions and the understanding of speech acts », The philosophical Quarterly, 20, 1970, p. 118-138.

26 Conseil de guerre de Rennes, t. 1, op. cit., p. 131.

27 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, ibid., p. 206.

28 Conseil de guerre de Rennes, 4e audience, 16 août 1899, ibid., p. 291.

29 Déposition du Lieutenant-Colonel Gendron, Conseil de guerre de Rennes, 9e audience, 22 août 1899, t. 2, op. cit., p. 70.

30 Cf. Vincent Duclert, « Les Militaires », op. cit.

31 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, op. cit., p. 325.

32 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 333.

33 Procès Zola, 2e audience, 8 février 1898, op. cit., p. 377.

34 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, t. 1, op. cit., p. 171.

35 Ibid., p. 180.

36 Ibid., p. 79.

37 Conseil de guerre de Rennes, 9e audience, 22 août 1899, t. 2, op. cit., p. 58.

38 Ibid., p. 86-87.

39 Conseil de guerre de Rennes, 15e audience, 29 août 1899, t. 2, op. cit., p. 528.

40 Ibid.

41 Procès Zola, 4e audition, 10 février 1898, ibid., p. 551.

42 Procès Zola, 5e audience, 11 février 1898, ibid., p. 565.

43 Ibid., p. 591.

44 Procès Zola, 11e audience, 18 février 1898, ibid., p. 753.

45 Conseil de guerre de Rennes, t. 1, op. cit., p. 99.

46 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, ibid., p. 146.

47 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 164.

48 Conseil de guerre de Rennes, 5e audience, 17 août 1899, t. 1, op. cit., p. 336. L’avocat Demange ne s’y trompe d’ailleurs pas et lui répond : « Oh ! Je ne voudrais pas me mesurer avec vous, vous savez ! ».

49 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 497-498.

50 Conseil de guerre de Rennes, 3e audience, 14 août 1899, t. 1, op. cit., p. 151-157.

51 Procès Zola, 3e audience, 9 février 1898, op. cit., p. 410.

52 Procès Zola, 4e audience, 10 février 1898, ibid., p. 147.

53 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, ibid., p. 850.

54 Ibid., p. 867.

55 Ibid., p. 871.

56 Conseil de guerre de Rennes, 18e audience, 1er septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 169.

57 Ibid.

58 Ibid., p. 174.

59 Ibid., p. 180.

60 Conseil de guerre de Rennes, 19e audience, 2 septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 244.

61 Conseil de guerre de Rennes, 18e audience, 1er septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 195.

62 Conseil de guerre de Rennes, 19e audience, 2 septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 223.

63 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 528.

64 Procès Zola, 2e audience, 8 février 1898, op. cit., p. 315.

65 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, op. cit., p. 264.

66 Procès Zola, 6e audience, 12 février 1898, op. cit., p. 529.

67 Conseil de guerre de Rennes, 5e audience, 17 août 1899, t. 2, op. cit., p. 373.

68 Ibid., p. 383.

69 Conseil de guerre de Rennes, 6e audience, 18 août 1899, t. 2, op. cit., p. 443.

70 Ibid., p. 444.

71 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, op. cit., p. 265.

72 Conseil de guerre de Rennes, 6e audience, 18 août 1899, t. 2, op. cit., p. 401.

73 Cf. Anne Rasmussen, L’Internationale scientifique (1890-1914), thèse d’histoire, E.H.E.S.S., 1995.

74 Jean-Jacques Becker, « Histoire et Armée. L’apport de l’affaire Dreyfus », op. cit., p. 36 s.

75 Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », op. cit., p. 230.

76 Ibid., p. 231.

77 Conseil de guerre de Rennes, 18e audience, 1er septembre 1899, t. 3, op. cit., p. 185.

78 Ibid., p. 114.

79 Cité par Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », op. cit., p. 235.

80 Conseil de guerre de Rennes, t. 1, op. cit., p. 108.

81 Conseil de guerre de Rennes, 9e audience, 22 août 1899, t. 2, op. cit., p. 14.

82 Vincent Duclert ; « Le Général Billot et l’affaire Dreyfus... », op. cit., p. 187.

83 Cf. Christophe Prochasson, « Le colonel Georges Picquart ou la vertu cachée », op. cit.

84 Dossier Gaston Moch, feuilles de notes 1889 et 1890, N/74027, S.H.A.T.

85 Dossier Albert Cordier, appréciation du chef de corps pour l’année 1894, 4e série/ 28917, S.H.A.T.

86 Dossier Gaston Hartmann, note de l’inspecteur général pour l’année 1900, 4e série/ 38260, S.H.A.T.

87 Dossier Henri Risbourg, feuille de notes de 1884, GD/3e série/295, S.H.A.T.

88 Dossier Émile Zurlinden, note de l’inspecteur général pour l’année 1890, GD/3e série/ 141, S.H.A.T.

89 Dossier Raoul Le Mouton de Boisdeffre, note de l’inspecteur général pour l’année 1882, GD/3e série/166, S.H.A.T.

90 Dossier Georges de Pellieux, feuille de notes de 1891, GB/3e série/572, S.H.A.T.

91 Dossier Gaudérique Roget, feuille de notes de 1897, GB/3e série/705, S.H.A.T.

92 Dossier Jules Lebelin de Dionne, feuille de notes de 1874, GD/3e série/62, S.H.A.T.

93 Dossier Louis Cuignet, rapport du Lieutenant-colonel Delarue, 4e série/65624, S.H.A.T. (souligné par lui).

94 Dossier Charles Gonse, GD/3e série/253, S.H.A.T.

95 Dossier Joseph Henry, feuille de notes de 1895, 4e série/4265, S.H.A.T.

96 Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », op. cit., p. 244.

97 William Serman, « L’armée française », op. cit., p. 309.

98 Dossier Ferdinand Forzinetti, 3e série/86050, S.H.A.T.

99 Dossier Auguste Mercier, GD/3e série/124, S.H.A.T.

100 Dossier Raoul Le Mouton de Boisdeffre, op. cit.

101 Dossier Henri Risbourg, op. cit.

102 Dossier Charles Gonse, op. cit.

103 Dossier Alexandre Ravary, 3e série/85277, S.H.A.T.

104 Dossier Jules Lebelin de Dionne, op. cit., feuille individuelle d’inspection, 1891.

105 Dossier Emile Zurlinden, op. cit., février 1871.

106 Dossier Raoul Le Mouton de Boisdeffre, op. cit.

107 Dossier Georges de Pellieux, op. cit.

108 Dossier Charles Chanoine, GD/3e série/77, S.H.A.T.

109 Conseil de guerre de Rennes, 16e audience, 30 août 1899, t. 3, op. cit., p. 58.

110 Citation dans William Serman, Les Officiers français dans la nation..., op. cit., p. 67.

111 Citation ibid., p. 76.

112 Procès Zola, 10e audience, 17 février 1898, op. cit., p. 868.

113 Ibid., p. 868-869.

114 Cf. Gilles Candar et Christophe Prochasson, « Jaurès et le milieu des officiers républicains », Cahier Jaurès, 3, 1993, p. 63-79.

115 Compte-rendu du Congrès socialiste de Bordeaux, tenu les 12, 13 et 14 avril 1903, Paris, L’Émancipatrice, 1903, p. 63.

Auteur

Est maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il a récemment publié, avec Anne Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la Première Guerre mondiale (1910-1929), La Découverte, 1996. Il a collaboré à l’élaboration du Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Seuil, 1996, sous la direction de Jacques Julliard et Michel Winock.

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