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La discontinuité critique

 | 
Jean-Paul Hubert

Première partie. La représentation de l’organisation géographique

Chapitre III. La géographie dans l’antinomie du jugement

Texte intégral

Deux types de démarche

1Selon que la discontinuité est vue plutôt comme un effet ou plutôt comme une cause de l’organisation de la Terre, l’étude de cette organisation peut placer le concept de discontinuité au début ou à la fin de ses raisonnements. Bien sûr, puisque la morphologie et les mécanismes de l’organisation doivent, dans notre optique, se déterminer mutuellement, les discontinuités de l’espace géographique hétérogène devraient se retrouver à la fois au début et à la fin, et comme causes, et comme effets. Cette opposition paraît néanmoins utile pour opérer une distinction entre les démarches qui n’adoptent pas explicitement l’hypothèse de cette double détermination, et pour analyser les problèmes logiques qu’elles peuvent rencontrer.

2Dans la première catégorie, nous trouvons les démarches géographiques qui accordent une primauté à la diversité des paysages et des conditions d’existence de l’homme sur la Terre. Pour la critique, la question réside dans le processus qui mène d’une discontinuité simplement naturelle ou physique - telle que la mer entourant une île - à une discontinuité de l’espace habité qui est instituée par des pratiques sociales - telle qu’une frontière nationale -. La première discontinuité ne peut être qu’une contrainte extérieure à la réalisation des actions individuelles ou collectives. A l’inverse, la seconde intervient dans le fonctionnement même du mécanisme pour orienter les actions.

3Ces discontinuités n’apparaissent pas dans le même espace. Le bord d’une île surgit dans un espace neutre, qui présente simplement les éléments de la Terre dans leur diversité physique. A condition qu’il en connaisse les caractéristiques, un individu ou un groupe peut organiser ces éléments matériels en fonction de l’intérêt qu’ils ont pour lui. Mais cette finalité est externe à l’arrangement de la surface terrestre. La limite territoriale, elle, survient dans un espace de lieux investis de signification sociale. Entre les deux étapes du processus, on passe donc d’un espace qui n’est que le contenant des éléments naturels nécessaires à l’homme pour ses projets (subsistance, déplacement, production, etc.), à un espace dont la structure relative conditionne l’accès à ce dont chacun a besoin pour réaliser ses projets. Le fossé à franchir est de taille.

4Dans la seconde catégorie, nous trouvons des démarches telles que celles de l’économie spatiale. Elles partent de règles pratiques qui guident le comportement des individus afin d’en analyser les répercussions sur la structuration des territoires. La question posée par la critique à ces démarches concerne le déclenchement de ces mécanismes structurants. Si les mécanismes sont la cause de l’organisation dynamique de l’espace, celui-ci était-il homogène et amorphe lorsque tout a commencé, et d’où vient ce dynamisme ? En d’autres termes : comment penser l’espace immobile qui est la condition de possibilité de ces mécanismes. Ainsi réapparaît le problème de l’espace absolu évoqué au premier chapitre et dont il a été vu que sa résolution dépendait fortement du mode de représentation de l’organisation géographique. Or la représentation en système, qui met l’accent sur les interactions concrètes, est fréquemment associée à ces démarches. Avec elle, le concept d’espace immobile est réduit à celui d’espace comme contenant homogène.

5Comment se représenter alors le déclenchement d’une dynamique spatiale dans un tel espace ? Si l’on considère que le mécanisme se déclenche dans l’espace des éléments physiques et naturels, alors il est a priori un mécanisme naturel. Pour la géographie humaine, les possibilités sont réduites : il faut se tourner vers les mécanismes permettant à l’individu de subsister et de se reproduire. A nouveau, l’organisation géographique ne devrait se comprendre qu’en fonction des besoins fondamentaux de l’homme, c’est-à-dire d’une finalité externe. Or ce sont des mécanismes sociaux et culturels réalisés dans un espace géographique hétérogène et relatif qui font apparaître l’organisation de la surface terrestre.

6Pour le mécanisme comme pour la discontinuité, un problème se pose pour faire le lien entre la « nature » et la « culture ». Dans les deux types de démarche, on peut prévoir que des problèmes logiques apparaissent lorsque la discontinuité et le mécanisme sont supposés exister indépendamment l’un de l’autre : la première en tant que contrainte extérieure, le second en tant que cause efficiente. L’existence autonome des discontinuités ou des mécanismes ne peut être conçue que comme celle d’un phénomène naturel : discontinuité de la géographie physique ou mécanisme de satisfaction des besoins naturels de l’homme. Or l’effet qui leur est supposé, à savoir des mécanismes sociaux construits en fonction des contraintes du milieu, ou une organisation de l’écoumène destinée à optimiser la répartition des ressources, n’est plus de l’ordre de la nature. Dans les deux cas, l’organisation de la surface terrestre paraît soumise à une finalité externe définie par les besoins de l’homme. Mais cette thèse ne permet pas de supposer une finalité interne à l’organisation géographique. La condition transcendantale ne peut pas être satisfaite et l’objectivité des organisations géographiques n’est pas assurée.

7Il reste à analyser plus en détail des exemples de ces démarches. La méthode est la suivante : pour une discontinuité envisagée dans le discours, il s’agit :

  1. d’analyser la relation réciproque entre les deux régions de la Terre différenciées par elle ;

  2. de trouver quelles sont les classes de trajectoires associées à cette discontinuité ;

  3. de juger enfin si cette double différenciation des trajectoires et de l’étendue terrestre peut se maintenir dans la dynamique qui l’engendre.

La géographie des milieux insulaires

  • 1 Robic, 1988.

8De nombreux travaux portent un intérêt marqué à l’étude des milieux isolés pour mieux comprendre les relations entre l’homme et son milieu, selon la formule consacrée de la géographie vidalienne. M.-Cl. Robic a proposé une analyse1 de ce courant géographique en le mettant dans la perspective, inaugurée par J. Brunhes, d’une analogie entre les petites organisations géographiques autonomes et les ensembles géographiques plus grands.

9Dans la perspective de la géographie vidalienne axée sur l’étude des rapports de l’homme avec le milieu, l’autonomie de la petite organisation géographique proviendrait de l’originalité du milieu et de son isolement. L’isolement idéal des populations impliquerait que la relation avec le milieu soit totale. Aucune technique ne serait importée, tout aurait dû être développé sur place et porter la marque de ce milieu et de cette société, également originaux. L’organisation géographique de ces lieux présenterait alors une certaine forme de pureté autorisant les généralisations à des étendues plus vastes où les cultures se sont mêlées. L’isolement se traduit par une forte imperméabilité de la frontière de cette région du monde, et cette condition paraît convenablement remplie lorsque cette frontière correspond à une limite naturelle particulièrement difficile à franchir. Tout se passe comme si l’omniprésence de l’élément environnant (la mer, le désert, les forêts, les montagnes), qui rend à chaque fois la discontinuité si lisible dans le paysage, dispensait de toute démonstration complémentaire.

10Dans chaque cas, la différence qualitative entre la région étudiée et les milieux circonvoisins est une donnée parfaitement observable, irréfutable par son ampleur et son ancienneté ; elle est, sauf exception, antérieure à la présence de l’homme. La mer, la forêt équatoriale, les hauts plateaux bordés de canyons et le désert apparaissent comme des milieux intuitivement continus, voire uniformes, qui s’arrêtent assez franchement aux bords de l’île (au sens propre ou métaphorique). Ce n’est là cependant qu’un jugement rapide qui se contente d’un point de vue extérieur. Ce jugement ne tient pas compte de la façon dont les représentations spatiales sont constituées par les populations qui fréquentent ces milieux.

11La différence entre ce « dedans » (l’île) et ce « dehors » (le milieu environnant inhabité), séparés par une discontinuité, rejoint une différenciation très nette des trajectoires des hommes en ces lieux. Il y a, d’une part, les trajectoires qui restent à l’intérieur et, d’autre part, celles qui passent d’un milieu à l’autre. Ces deux types de déplacements sont sans commune mesure et ne peuvent pas obéir aux mêmes fins. Ils n’appartiennent pas à la même échelle. En effet, l’hostilité de ces milieux environnants rend leur franchissement extrêmement difficile ; il exige un savoir, une certaine expérience et une forte motivation. Par ailleurs, la finitude et la petitesse du milieu habité resserrent les liens sociaux et augmentent la fréquence des interactions. La disjonction de ces deux ensembles de trajectoires dans l’espace géographique relatif définit une discontinuité pertinente pour la géographie humaine. Les trajectoires ont des significations radicalement différentes qui se répercutent sur l’appréciation des lieux.

12Cependant, la stabilité de la discontinuité, qui est essentielle à la définition du concept d’isolement, ne découle plus de l’extrême longévité des éléments naturels. Elle dépend du comportement collectif et historique des populations. Le facteur naturel confère de l’inertie à la discontinuité mais il ne peut pas être complètement déterminant, car c’est l’organisation sociale qui régit finalement les communications avec le « dehors ». Il ne faut pas confondre le phénomène humain d’isolement avec des phénomènes naturels tels que la mer ou le désert.

13Le caractère grandiose des étendues maritimes autour des îles, ou des déserts autour des oasis, rend l’établissement humain plus surprenant. Il rend également plus surprenante l’organisation de ces contrées par l’homme. Seuls les efforts des populations pour parvenir jusqu’en ces lieux, pour s’y établir et pour franchir régulièrement malgré la difficulté la barrière physique qui les entoure, font de cette discontinuité physique un phénomène de géographie humaine. On doit renoncer à la réalité naturelle du désert, de la mer ou de la forêt vierge, trop spectaculaire et surtout trop inhumaine, pour constituer l’objectivité des discontinuités. Le fait essentiel se trouve davantage dans l’isolement des populations et dans la stabilité de leur établissement en ces lieux. L’isolement est rendu possible par les conditions naturelles mais l’établissement - le fait d’habiter ces lieux et de les organiser - est également gagné quotidiennement contre ces conditions naturelles. En fin de compte, les milieux séparant ces « îles » du reste du monde ne produisent des discontinuités, au sens de la géographie humaine, que parce que les conditions de leur franchissement sont investies historiquement de significations sociales par les populations isolées. J. Brunhes remarque souvent et admire la ténacité des populations qui aménagent des lieux si hostiles, marquant ainsi un attachement très grand à ces positions.

14Les conditions de subsistance des hommes n’expliquent, ni pourquoi les populations sont venues s’établir, ni pourquoi elles y restent ; au contraire, la dureté de ces conditions nous interroge. Néanmoins, cet établissement est le fait du choix de ces communautés et ne peut être discuté. Le milieu naturel environnant intervient à la manière d’un instrument au service d’une volonté politique qui renforce une identité culturelle et qui imprègne les représentations sociales de l’espace. L’autonomie et la particularité de cette organisation géographique exceptionnelle ont donc une autre cause que la singularité du milieu. En outre, cet isolement relatif est aussi, dans une certaine mesure, un instrument politique et, par conséquent, l’effet de cette organisation.

  • 2 Brunhes, 1910, p. 595.
  • 3 Ibid., p. 605-607. Le mot revient plusieurs fois sous sa plume.
  • 4 Ibid., p. 608-609

15J. Brunhes rappelle par exemple que : « Les Beni-M’zab [étaient des] musulmans hérétiques, battus et chassés »2. Il décrit, quelques lignes auparavant, l’établissement de nomades Chaanba, possédant depuis très longtemps (l’auteur ne donne pas de précision), dans le M’Zab, des maisons et des jardins, ainsi que la presque totalité des chameaux de la région. Cette combinaison de nomadisme et de sédentarité, qu’il retrouve également dans le Souf, contredit l’hypothèse de l’isolement. Peut-être est-ce pourquoi l’auteur la juge « curieuse »3 et difficile à expliquer. Enfin, J. Brunhes constate que « le Mozabite [...] ne peut plus se comprendre sans le Tell », ni sans son activité de marchand qui seule lui permet d’entretenir « la culture coûteuse du M’Zab »4.

16Ce type d’établissement humain « insulaire » est paradoxalement aussi intéressant, sinon plus, par l’organisation des communications avec le reste du monde qui, du fait du milieu, sont réduites, nettement différenciées, et donc faciles à observer.

  • 5 Ainsi, sa richesse se compte en chameaux et non en palmiers, comme pour le cultivateur.

17De ce point de vue, les monographies de J. Brunhes sur le Souf et le M’Zab, les Andes, le val d’Anniviers, etc., sont fort riches. L’auteur y met particulièrement en valeur le comportement nomade ou sédentaire des individus. Il analyse précisément leurs migrations. Revenons sur le cas des oasis sahariennes au tournant du siècle. La présence d’une tribu nomade, socialement et économiquement différenciée5 des sédentaires du Souf ou du M’Zab, montre bien l’existence d’un type de déplacements parfaitement distincts des déplacements à l’intérieur des oasis. L’émigration temporaire des hommes mozabites dans le Tell, pour aller travailler dans les commerces possédés par leurs coreligionnaires, en apporte un troisième.

18L’intérêt de ces milieux pour le géographe est finalement la parfaite dissociation des échelles. L’action sur la nature, l’organisation de la collectivité par les liens de parenté sont circonscrites au territoire des oasis. Mais ce territoire correspond à une position qui existe à d’autres échelles. Par leur population nomade, les oasis s’insèrent dans une vaste organisation économique et réalisent des flux financiers avec les villes d’Algérie. Aucune de ces sphères de circulation ne peut être confondue avec une autre. Les échelles sont parfaitement nettes, l’observation géographique est énormément facilitée.

19Cette clarté des échelles justifie également qu’on eût porté un tel intérêt à ces milieux et met en évidence l’autonomie de ces organisations particulières. Toutefois, les discontinuités du paysage naturel ne paraissent pas avoir toute la valeur explicative qu’on leur prête. Elles ne sont que des contraintes pour l’homme dans la réalisation de ses projets. Leur rôle dans l’organisation géographique est conditionné par le choix des populations de venir habiter et aménager ces milieux. En dernière instance, c’est cette volonté déterminante de rester et d’en payer le coût qui maintient l’organisation géographique dans son état. Ainsi, transposée dans l’étude de cette organisation en tant qu’objet réel, cette volonté collective ne peut s’interpréter que comme l’agent au service d’une finalité interne à l’objet organisé.

20L’idée du choix est essentielle et très présente d’ailleurs dans la théorie vidalienne. Mais quelle est la nature de ce choix ? Est-il rationnel, c’est-à-dire décidé par l’entendement grâce à des concepts permettant d’exprimer les besoins, individuels ou collectifs, ainsi que les ressources du lieu ? Sans doute en partie, mais un tel choix purement rationnel n’est pas à la portée de l’entendement humain qui doit toujours se contenter d’une connaissance incomplète de ses besoins et des ressources de la Terre. Selon J. Gottmann, la géographie vidalienne adopte le principe suivant :

  • 6 Gottmann, 1952, p. 47, souligné dans le texte.

« La nature propose, selon Vidal, aux hommes dans toutes les situations toute une gamme de possibilités d’action ; parmi toutes ces possibilités, l’homme choisit sa voie. »6

21Cette formule est très ambiguë. En termes kantiens, doit-on considérer que le sujet perçoit ces possibilités grâce à la faculté des concepts et la faculté de juger déterminante ou grâce à la faculté de juger réfléchissante par un sentiment esthétique sans concept ?

22Dans le premier cas, le choix se fonderait sur une connaissance objective du milieu. Il devrait avoir une solution déterminée, et le choix de cette solution ne serait qu’une décision subjective guidée par des décisions individuelles probablement contradictoires. Mais un tel choix ne peut se fonder que sur une connaissance empirique, donc a posteriori. Pour obtenir cette connaissance sur ce lieu, l’homme a dû préalablement s’y établir, donc le choisir.

23Dans le second cas, au contraire, le choix dépendrait d’un sentiment esthétique antérieur à toute connaissance par concept. Mais la difficulté est grande pour comprendre comment un tel jugement subjectif peut être cohérent avec l’objectivité de l’organisation géographique et avec son fonctionnement concret. La géographie vidalienne a du mal à distinguer les discontinuités naturelles contraignant empiriquement les actions humaines, d’une part, et, d’autre part, les discontinuités instituées par des choix sociaux libres de déterminations physiques et qui investissent historiquement un élément du paysage. Cette difficulté est directement liée à l’antinomie de la faculté de juger.

L’économie spatiale néo-classique

24Au contraire de la précédente qui prend pour point de départ l’hétérogénéité des paysages, cette démarche part des interactions marchandes et analyse leurs conséquences dans l’espace. L’un de ses concepts fondamentaux est celui de « marché ». C’est un lieu singulier dans l’espace qui, par sa fonction commerciale, y engendre et oriente des relations d’échange :

  • 7 Fetter, 1924, p. 157 (nous soulignons).

« [...] every market both buys and sells ; but in relation to scattered buyers and consumers, the market from which they buy presents the aspect of a selling market ; and to scattered small producers, the market to which they ship their produce presents the aspect of a buying market. In the one the movement of goods is centrifugal, from a market ; in the other the movement is centripetal, toward a market. »7

25Un raisonnement très simple, voire naïf, déduit une limite frontalière de l’existence d’un lieu central. Il est néanmoins critiquable car ses conditions de validité sont très restreintes (il écarte notamment le cas de populations nomades). Ce raisonnement est le suivant : si une population est groupée en un lieu particulier où se trouve le marché, et si elle s’y maintient, c’est qu’elle trouve à proximité les moyens nécessaires à sa subsistance. Les besoins quotidiens doivent être satisfaits sans demander au sujet un déplacement trop important relativement à ses capacités de mobilité, sans quoi ces besoins ne pourraient pas être satisfaits quotidiennement. Par conséquent, si une population est rassemblée en un lieu, le territoire à l’intérieur duquel elle trouve les moyens de sa subsistance peut théoriquement être a priori borné et constituer son territoire.

26En outre, dans l’hypothèse où l’homme délimite un domaine borné pour mieux subvenir à ses besoins, le lieu central est justifié par un principe d’économie. Si les moyens de sa subsistance sont dispersés dans ce domaine, l’individu aura intérêt à s’établir de façon à minimiser les distances par rapport aux sites qui l’intéressent, c’est-à-dire au « centre ». Mais il faut que ces sites soient circonscrits dans un territoire borné pour que le principe d’économie, certainement valide, puisse s’appliquer et conduire l’individu à se sédentariser. Puisqu’elles se déterminent l’une et l’autre par rapport au raisonnement économique, la discontinuité du lieu central et celle du territoire borné sont prises comme des données existant simultanément et nécessaires aux mécanismes commerciaux qui devraient les préserver.

27Cependant, trop de simplicité sème le doute. Ce raisonnement ne convient pas aux économies actuelles. La plus grande partie des biens alimentaires dont les populations tirent leur subsistance sont produits à distance, même si l’on peut les acheter au magasin du coin. Peut-on appliquer cette argumentation aux économies anciennes ? On peut encore en douter en pensant à un aliment comme le sel, nécessaire à la subsistance et qui, pour bien des peuples, était acheminé de fort loin. Bref, ce raisonnement peut s’appliquer aux économies totalement autarciques qui sont des vues de l’esprit. Si le lieu central et la frontière (ou la « périphérie ») se déterminent mutuellement, une telle relation réciproque est beaucoup plus difficile à imaginer entre l’intérieur et l’extérieur du territoire, ce dernier étant, dans l’optique du raisonnement, totalement inutile aux populations.

  • 8 Cité par J. Gottmann, 1952, p. 171.

28Telle qu’elle est posée, la limite territoriale articule deux classes de trajectoires. Elle amène à considérer, d’une part, les trajectoires courtes visant la satisfaction des besoins quotidiens ou l’exercice d’un travail permettant la subsistance et, d’autre part, les trajectoires longues apportant ce qui n’est pas nécessaire à l’homme (ce sont par exemple celles liées au loisir ou encore à l’art et au commerce de luxe). Dans cet ordre d’idées, les trajectoires longues ne seraient pas en relation directe avec les activités quotidiennes du sujet, ni avec sa subsistance. Elles ne seraient donc pas nécessaires aux individus et devraient alors avoir intrinsèquement moins de valeur pour les sociétés. Or c’est absurde puisque leur réalisation coûte plus cher et produit de la valeur. Ce qui n’est pas nécessaire aux besoins immédiats du sujet influe beaucoup sur les structures géographiques. L’importance du commerce lointain pour le développement des villes, comme celui des épices à la Renaissance, montre que les trajectoires « longues » n’ont en aucun cas une influence négligeable sur les structures géographiques. En outre, la distinction entre le nécessaire et le superflu est des plus délicates à déterminer, et comme l’écrit Montesquieu : « Il est de la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles et les utiles nécessaires »8.

29On peut donc douter que la dynamique profonde des mécanismes commerciaux puisse réellement préserver une telle structure. Celle-ci paraît à la rigueur convenir dans une économie non historique strictement fondée sur la satisfaction des besoins naturels des individus. Mais il devient difficile de comprendre comment l’organisation géographique peut rassembler les sujets, les amener à échanger, à faire du commerce et des projets d’aménagement ensemble. La différence entre trajectoires courtes, « nécessaires », et trajectoires longues, « superflues », ne se détermine que par rapport à un système culturel de valeurs et ne peut pas être imposé par une théorie normative.

Mythes de la géographie économique

  • 9 Isard, 1969, Chap. II. « Social and Regional Setting » p. 25-53. Ce texte reprend et développe, en (...)

30Un essai de W. Isard, sur le « contexte social et régional »9 des mécanismes économiques, illustre les problèmes logiques qu’introduit une structure topologique trop simple dans l’étude de l’organisation géographique. L’auteur y présente les différents concepts géographiques (région, ville, réseau, etc.) qu’il utilise ensuite, et sur lesquels il applique des raisonnements économiques.

31Ecrit sur le ton de la parabole, ce texte tente de justifier la formation d’une structure de discontinuités géographiques à partir des principes de l’économie appliqués à la subsistance des individus. Cependant, l’auteur y propose une genèse franchement hétérodoxe où l’on voit arriver, assez discrètement et sans autre justification que celle du hasard, les deux discontinuités fondamentales : d’abord la limite fermée, puis le point de singularité du lieu central. L’auteur s’éloigne ensuite progressivement du mythe d’origine pour décrire l’évolution pseudo-historique d’une région en général, de son développement économique et de son industrialisation. Il termine le texte par un vibrant hommage à la société démocratique.

32Un seul point de vue peut unifier à notre avis ce texte hétéroclite : l’histoire des colons américains du xviiie au xixe siècle, ce qui représente un contexte culturel et politique extrêmement particulier. Les premiers colons se réclamaient d’une éthique qui plaçait le travail en haut de leur échelle de valeurs. Cette éthique a animé ces pionniers cultivateurs et industrieux qui ont aménagé un territoire immense mais borné abstraitement dès l’origine par le jeu des traités internationaux.

33Cette terre a toujours été politiquement délimitée, soit par des frontières dites « naturelles », soit par des frontières dites « artificielles » : à l’Est par l’Océan Atlantique qui la séparait de l’Angleterre, au Nord et à l’Ouest par le Saint-Laurent et le Mississippi explorés par les Français. Plus tard, elle fut bornée par les possessions espagnoles, par l’Océan Pacifique, le Canada, etc. Dans ce contexte, cette terre fut dès le début appropriée au nom d’un État souverain et octroyée par lui, ou en son nom, à des personnes chargées de la coloniser.

a) Genèse de la structure topologique

34Le décor du récit est planté en ces termes :

« Imagine an area at the start isolated from other areas because of the friction of physical distance. It may be considered a social-political- economic or geographic island. » [27]

35En se représentant une « aire », l’auteur trace une discontinuité dans l’espace et invoque le thème de l’île. Pour lui assurer une objectivité, il réifie la zone et donne l’impression, non pas qu’il l’imagine, mais qu’il l’observe. La région, en tant que domaine géographique borné, est déjà virtuellement là. Mais pour quelle raison est-elle déjà délimitée ? L’auteur fait intervenir la distance : cette aire est loin de tout. Immédiatement, des questions se posent sur cet éloignement : quelle en est la référence ? Ce lieu éloigné est-il connu ou reste-t-il à découvrir ? Si ce lieu est à découvrir ou même à explorer, alors sa délimitation est fictive et uniquement imposée de l’extérieur. Quelle peut être localement la réalité de cette discontinuité ?

36Aucune de ces questions n’est abordée dans le récit. Le lieu isolé attend un colonisateur que l’auteur appelle ironiquement Robinson Crusoë. En effet, comme dans le roman, cet individu y échoue, poussé par le hasard, à moins que ce ne soit la destinée : « [he] chances upon this area » [27]. Mais comme cette zone l’attendait déjà toute close comme une concession de propriété privée, il n’a pas besoin de marquer son territoire. R. Crusoë n’est pas là pour vivre de cueillette mais pour faire de l’agriculture et pour s’établir sur un site précis qu’il va choisir. Sur quelle base va-t-il décider du point de singularité initial ? En effet :

« The selection of a site for initial habitation and cultivation of crops will depend on a host of factors. » [27]

37W. Isard comprend que le choix du lieu originel ne peut pas faire l’objet d’un choix économiquement rationnel, puisque la structure topologique qui conditionne le mécanisme économique n’est pas encore établie. Le choix dépend des lubies et des caprices du sujet (« Crusoe ‘s whims and fancies » [27]), c’est dire qu’il est arbitraire :

« [...] in at least some respects, the selection may be arbitrary and indeterminate in terms of any ex ante rational framework. » [27]

38L’établissement du référentiel géographique est laissé au hasard. Or l’auteur juge qu’un tel choix est généralement mauvais :

« And, because of the play of the economic « irrational », the first site of settlement may be later abandoned for another not bristling with so many hazards and rigors. » [27]

39A force d’essais et d’erreurs, et puisque les possibilités sont limitées dans cette « île géographique » bornée, R. Crusoë trouvera le meilleur site. Toutefois, l’auteur semble se contredire par la suite quand il écrit que le choix n’est peut-être pas si irrationnel et surtout qu’il est simple :

« His decision situation is a relatively simple one, for his actions are unrestricted and uncomplicated by the actions of any other individual. » [27]

40Voilà donc la première structure géographique : un site pris au hasard dans une sorte d’île. Cette structure est pour W. Isard la condition de possibilité des mécanismes :

« A single-cell economy may be said to exist - the supply area being the area of crop cultivation, and the market area being a point, namely, the place of Crusoe’s domicile. » [28]

41Néanmoins, la réflexion sur les conditions de possibilité de cette structure est quelque peu négligée. C’est pourquoi, sans doute, l’auteur reviendra sur la justification de ces discontinuités.

b) Évolution et changement d’échelle de la structure

42Le texte présente ensuite les étapes d’une évolution mythico-historique de ce système originel vers une société développée. Une fois installé, R. Crusoë fait pousser du blé grâce à son travail mais :

« Soon, through curiosity, Crusoe may taste coconuts and experience pleasant sensations. » [28]

  • 10 Cet épisode mérite un commentaire bien qu’il soit apparemment sans lien avec la discontinuité. Il f (...)

43Après avoir assuré sa subsistance par son travail, il découvre le plaisir non productif. Il est donc un homme complet lorsqu’il rencontre, non pas Vendredi, mais Ève, qui ne risque plus de lui apporter le péché originel puisque la noix de coco est déjà consommée10. Ève ne présente pas seulement l’intérêt d’être plus conforme aux bonnes mœurs que Vendredi, Robinson va pouvoir avec elle développer des interactions fondées sur des spécificités physiologiques :

« [...] this decision to interact with one another may be viewed as the institution of a two-person exchange situation in the barter sense ; exchange evolves as a consequence of the division of labor and specialization based upon physiological differences. Crusoe gives corn and coconuts to Eve in return for services in the preparation of food as well as noneconomic « commodities » such as affection. » [28] [souligné dans le texte]

44Ève peut donc elle aussi manger la noix de coco sans risquer la fureur divine et les choses sérieuses peuvent commencer : la production agricole et l’expansion de la communauté. L’auteur révèle alors qu’il y a en fait d’autres familles dans cette région. Cela ne doit pas remettre en cause la limite régionale qui, à ce stade du récit, existe encore en soi comme le bord d’une île. Mais cela peut éventuellement déplacer le lieu du marché :

« Sooner or later, however, we may imagine that two families do come to agglomerate at one point. [...] Does one family pack up and move to the location of the other ? If so, which one ? Or do they both agree to pull up stakes and locate at a site intermediate to the two initial locations ? » [29]

45Cette interrogation paraît surtout un effet de rhétorique. Immédiatement après, et invoquant l’instinct grégaire, W. Isard accorde l’avantage au lieu choisi par le premier arrivant :

« As more individuals and family units corne to inhabit the area, presumably some will settle in close vicinity to the first. » [29]

46Bref, le choix du premier site n’était pas si mauvais. Pourtant, l’auteur considérait plus haut que le choix du site initial était facilité parce qu’il n’y avait personne à l’entour pour intervenir. Il se contredit manifestement en disant que la localisation de l’établissement est influencée par la présence d’autrui qui rend la décision plus facile à prendre.

  • 11 Cf., à ce sujet, l’analyse de G. Desmarais sur la réduction de la ville à la cellule construite che (...)

47Or on peut noter que ce raisonnement de sophiste introduit l’idée que les villes croissent par agrégation autour d’un noyau initial, sans contrainte morphologique. W. Isard nie de ce fait la réalité du changement d’échelle, car il conserve la même structure topologique pour une maison isolée et pour une ville11. Il présente ensuite la théorie de J. von Thünen afin d’éclairer le fonctionnement de cette structure spatiale qui, du fait d’un regroupement de population, correspond maintenant à un couplage ville-campagne :

« In a uniformly fertile plain of considerable extent, which is undifferenciated in its physical features and isolated from the rest of the world and which contains a single population cluster at some distance from its periphery, cultivation of diverse crops and production of other farm commodities will tend to take place in concentric zones around the cluster as a center. » [30] [nous soulignons]

48Le système fonctionne donc. Les familles croissent et se multiplient dans cette économie à base toujours agricole. A ce stade du récit, l’auteur quitte le mythe de genèse et s’engage dans un essai sociologico-historique où il tente d’apporter des justifications à la structure telle qu’il vient de la décrire.

c) Justification a posteriori des discontinuités

49Pour expliquer la présence de lieux centraux, villes ou villages, dont l’existence n’est encore expliquée que par l’instinct grégaire des êtres humains, W. Isard va proposer une justification fonctionnelle liée aux nécessités de la communication. Il envisage d’abord une situation de crise sociale, un dysfonctionnement :

« Sooner or later, after a few families agglomerate, the problem of settling disputes arises. » [31]

50Heureusement, un individu se distingue alors du lot par ses qualités personnelles ! Il devient le leader du groupe et règle les conflits. Mais cela ne dure qu’un temps :

« With time, the number of decisions which the leader must render, the number of laws which he must consider, and the amount of administration which he must effect increases in magnitude. He requires assistance. » [32]

51Ce chef prend donc avec lui un apprenti mais la crise n’est pas réglée pour autant. Elle s’aggrave même quand un « problème de communication » surgit entre le leader et son jeune assistant. C’était fatal, probablement, et la crise devient générale :

« The problem of communication between the leader and his assistant arises, and that of communication with and among other individuals in the community becomes more evident. » [32]

52L’ordre va enfin revenir par l’instauration d’une ébauche d’administration bureaucratique qui renforce l’État et fait de l’assistant l’intermédiaire obligé entre le peuple et le leader. Ce dernier vit désormais à l’écart de ses administrés pour réfléchir aux grands problèmes et pour prendre les décisions de base que l’assistant se chargera de répercuter. La communication entre le leader et la communauté, ainsi qu’à l’intérieur de celle-ci, est réorganisée autour d’un début d’infrastructure matérielle qui prend la forme du bureau de l’assistant. Le lieu central est réaffirmé dans son unité et dans sa localisation.

53Cependant, la justification fonctionnelle que propose W. Isard n’explique qu’a posteriori les regroupements humains. Elle intervient à un moment de l’histoire de ce site où les populations sont en crise, comme si elles avaient oublié la raison qui les avait fait s’établir en ce lieu. On ne voit pas ce qui, dans ce processus, rend la mémoire aux populations et les amène à retrouver le calme. Ce processus ne peut que réaffirmer, par la force de l’autorité politique, une structure géographique préexistante, et en aucun cas ne préside à l’établissement de cette structure.

***

54On peut remarquer que cette séquence rappelle fortement certains mythes de fondation de villes dans l’Antiquité. Or on sait, avec le structuralisme, que les mythes obéissent à certaines structures qui organisent le récit, sans concorder nécessairement avec des faits. Le texte de W. Isard ne pourrait-il pas alors, lui aussi, être vu comme un mythe ne faisant que suivre une structure préconçue ?

  • 12 Hérodote, Clio, Livre I, cité par Paul-Lévy et Leblond, 1983, p. 149.

55En effet, la fondation d’Ecbatane, relatée par Hérodote12, suit un déroulement analogue.

  1. Un homme, Déiokes, se distingue parmi le groupe par ses capacités à régler les différends.

  2. Vient un temps de crise sociale où les problèmes sont tels qu’il y consacre l’essentiel de son temps. Le groupe décide de proposer la charge de roi à Déiokes.

  3. Celui-ci accepte mais demande qu’on construise une série de plusieurs murailles emboîtées. Il s’isole à l’intérieur de la plus haute et plus belle muraille et n’en sort jamais.

  4. Il ne rend plus la justice que de manière indirecte. Ses sujets ne peuvent plus lui faire part de leurs problèmes, ni prendre connaissance de ses décisions, que par l’intermédiaire de messagers.

56Nous retrouvons bien les mêmes éléments : un homme qui se distingue par son habileté, une multiplication des problèmes de voisinage, l’isolement de cet homme corrélatif à l’apparition d’un corps de messagers ou de fonctionnaires. Il y a bien, dans les deux cas, une crise provoquant le passage d’un type d’organisation sociale, où les différends sont réglés directement, à un autre, où ils sont réglés indirectement via le messager, ce qui provoque l’isolement du leader et sa disparition du monde commun. Hérodote ne propose pas de justification fonctionnelle mais, en revanche, il présente explicitement le lien entre l’actualisation de cette séquence symbolique et l’instauration de l’État, dans l’émergence d’un interdit spatial qui déclenche l’édification de la ville. Le récit d’Hérodote est un mythe présentant la genèse de la ville d’Ecbatane à travers des moments fondamentaux : crise sociale, espace interdit, roi absent. Le texte de W. Isard ressemble à celui d’Hérodote mais oublie un des éléments - l’interdit spatial - et prend le mythe pour la réalité.

57Lorsqu’il s’agit pour W. Isard, quelques pages plus loin dans son récit, de donner un sens à la limite régionale, il réutilise ce mécanisme mythique. Jusqu’alors, cette limite n’était justifiée que comme le pourtour d’une « île géographique ».

58Avec le temps, la bureaucratie s’est essaimée et l’auteur envisage maintenant un réseau de lieux centraux, hiérarchisés avec une capitale « A » et des pôles secondaires « B », « C » et « D ». Le pôle secondaire « B » est le site le plus éloigné de « A ». A ce moment du récit, et bien que l’auteur fasse allusion à des complémentarités entre les sites, la solidarité de ces lieux n’est qu’un effet du discours. C’est une conséquence des hypothèses de départ : s’ils appartiennent à un même ensemble (l’ « île géographique »), il faut bien qu’ils aient quelque chose en commun, n’est-ce pas ? Le passage qui suit cherche à renverser cet ordre logique et, comme précédemment, l’auteur envisage une crise dont la résolution réaffirme l’unité de la région et donc sa frontière.

59Il est supposé que les populations des positions « C », « D », et surtout « B », affirment des velléités d’indépendance. Normalement, les échanges économiques entre ces positions devraient convaincre les populations de l’intérêt qu’elles ont à rester solidaires. Mais l’économie est encore agricole et les liens commerciaux sont lâches. Le développement du commerce qui devrait les resserrer doit paraître trop lent à l’auteur puisqu’il fait appel à un nouveau deus ex machina. Précédemment, il s’agissait de l’ » assistant » du leader, il s’agit maintenant d’une tribu belliqueuse. Dans l’hypothèse où la colonisation américaine inspirerait ce récit, il est facile d’identifier la tribu.

« We may even imagine that the processes leading to increasingly elaborate regional organization may be hastened by the chance contact with a warring tribe from some unknown region on a pillaging mission. [...] A stronger sense of cohesion and solidarity develops because of the initiative taken by B to strengthen its position against a subsequent attack and by the recognition by all of a common defense problem. » [37]

  • 13 Ce nouveau pas franchi dans le cours du récit permet de mettre en lumière une diversité géographiqu (...)

60Ce fléau est évidemment tombé sur « B » qui menaçait le plus la cohésion régionale. En se défendant victorieusement, « B » a le droit de réintégrer sa place dans la structure, et tout rentre dans l’ordre avec un État encore raffermi. Grâce soit rendue à ces agresseurs étrangers ! L’unité régionale reçoit de cette façon sa légitimation fonctionnelle. Il ne s’agit plus de fonction de communication mais, finalement, de fonction militaire13. Néanmoins, on voit que la frontière sert tout autant à empêcher « B » de sortir de la collectivité qu’à repousser les éventuels pillards.

61Comme dans le cas précédent, ce processus ne fait que réaffirmer dans la violence et par le mythe une structure préexistante dont on ne comprend pas la raison d’être et dont on suppose que les populations elles-mêmes ont oublié l’existence. Il ne s’agit encore une fois que d’une justification a posteriori.

***

62Le lecteur pourra estimer que notre critique s’est acharnée d’une manière excessive sur une parabole cousue de fil blanc. On avancera peut-être que personne ne songerait à prendre au sérieux cette robinsonade dont la fonction est de mettre en situation de manière agréable des concepts connus de tous. Voire ; si l’auteur a utilisé ce texte dans deux ouvrages différents à treize ans d’intervalle, peut-on penser que celui-ci n’y reconnaissait pas une illustration claire des idées très sérieuses qu’il avait sur les questions politiques de développement régional ? S’il a cherché, par l’utilisation d’un style métaphorique, à le rendre plus pédagogique, ne doit-on pas estimer qu’il a pu alors particulièrement soigner les articulations logiques d’un raisonnement portant sur un cas idéal ?

63W. Isard cherche à montrer que les justifications fonctionnelles peuvent présider à la structuration de l’espace géographique. Cependant, l’organisation de son récit montre qu’il émet là une hypothèse absurde. D’après le texte, les structures géographiques ne se développeraient qu’à des époques de crise politique où, pour ramener l’ordre social, elles seraient réaffirmées dans leur configuration initiale par un renforcement de l’État. En d’autres termes, l’organisation géographique ne devrait se développer que lorsqu’elle est figée par l’intervention du pouvoir politique. Sur le plan géographique, l’auteur exclut donc tout changement de structure. Sur le plan historique, chaque étape du processus est en revanche marquée par le hasard et l’arbitraire, bien que ponctuée dans le texte d’un « sooner or later » par lequel l’auteur voudrait suggérer un sens de l’histoire aboutissant à la glorieuse société américaine des années soixante.

64Il semble ainsi, qu’indépendamment de sa naïveté, la parabole de W. Isard est incapable d’expliquer la formation des structures géographiques dans l’histoire. Cette incapacité doit bien être imputée à une contradiction logique, et non pas à un souci de pédagogie qui aurait trop simplifié le récit pour qu’il pût expliquer des situations réelles toujours plus complexes.

  • 14 Le but de cette critique est de montrer de la manière la plus nette, vu l’importance du thème abord (...)

65L’argumentation de l’économie spatiale néo-classique n’est pas insuffisamment développée, elle n’est qu’une aporie14. Transposée du calcul économique à l’étude des organisation géographiques, la rationalité de l’homo œconomicus ne peut produire que des utopies.

66Les discontinuités ont été introduites dans le raisonnement comme des objets matériels. Ainsi, la région est-elle restée obstinément close et a même dû se fermer plus encore face à un extérieur hostile et dangereux. C’est pourquoi, après l’exposé de sa parabole, W. Isard doit fort justement se poser « quelques questions fondamentales », et notamment

« For example, as the area develops, at what point does it abandon the phase of isolation and commence trading with the outside world ? » [42]

67En d’autres termes, l’auteur se demande à quel moment la limite régionale statique devient une discontinuité dynamique. On voit mal comment il pourrait trouver une réponse théorique à cette question puisqu’il a exclu toute possibilité de formation dynamique de cette discontinuité, en ignorant toute relation réciproque entre l’extérieur et l’intérieur de la région. Une telle dynamique aurait sans doute permis d’envisager, dès l’étape originelle, des échanges intentionnels franchissant cette discontinuité, en dehors des agressions provoquées par des hordes de pillards qui arrivent comme des nuées de sauterelles. Mais l’auteur est prisonnier de la représentation du monde géographique sous la forme d’une île, qu’il a introduite au début du récit.

68La correspondance entre la structure topologique « centre-périphérie » et les mécanismes commerciaux, ainsi que la détermination réciproque entre le lieu central et la frontière régionale, ne parviennent pas à rendre objective cette représentation de l’organisation géographique. La frontière régionale n’est pas une discontinuité dynamique, et la relation entre cette limite fermée et le lieu central n’est qu’une conséquence des besoins de la subsistance de l’homme. C’est donc à nouveau une finalité externe qui est invoquée pour expliquer la morphologie de l’organisation géographique.

69Cependant cette finalité externe n’implique aucunement la stabilité de cette organisation dans l’histoire ni, par conséquent, celle de l’économie marchande dont elle est la condition spatiale. Il suffirait que les populations déménagent pour que tout disparaisse. La stabilité de l’organisation n’est pas associée à une finalité interne mais imposée artificiellement. La limite régionale est réifiée et devient a priori infranchissable. Le lieu central est fixé par des déterminations fonctionnelles et non choisi par un sentiment esthétique. Le récit trahit d’ailleurs, dans l’épisode de la rencontre d’Ève, une réduction idéologique de l’esthétique érotique à l’utilité fonctionnelle.

  • 15 Aydalot, 1976, cf. Introduction.

70Sous certains aspects, la représentation paraît plausible, mais elle ne peut rencontrer l’expérience. L’émergence de la structure dans le substrat terrestre pose des problèmes insolubles dans le cadre de pensée utilitariste. Par ailleurs, l’analyse fait apparaître combien le fonctionnement des mécanismes économiques dépend de l’existence d’une organisation géographique. Par conséquent, il est probable que la constitution de l’objectivité économique dépend de celle des organisations géographiques. On rejoint ainsi un jugement de l’économiste Ph. Aydalot. Ce dernier observe en effet que les clivages entre les disciplines économiques correspondent au choix a priori de quatre cadres spatiaux15 :

71« - économie urbaine ;
— économie intra-nationale (régionale) ;
— économie « non spatiale » (nationale) ;
— économie internationale. »

72Selon Ph. Aydalot :

  • 16 Ibid., p. 11.

« Ce clivage en quatre disciplines scientifiques peut se justifier à condition que les deux concepts-clé (ville et nation) soient définis par l’économiste qui montre leur portée économique, la distorsion qu’ils entraînent dans le fonctionnement de l’économie. Or ils n’ont jamais été définis, ni même traduits en termes économiques : une frontière n’est pas analysée comme un coût supplémentaire, mais comme la barrière qui sépare deux disciplines économiques animées par des chercheurs différents. »16

73Il ajoute :

« Ainsi cherche-t-on vainement ce qu’est la ville, en quoi elle est pour les théoriciens de l’économie urbaine autre chose qu’un habitat continu. Certes, on l’analysera comme un lieu de production complexe, comme un lieu de distribution et d’utilisation du revenu, mais, à ce titre, tout espace obéit aux mêmes critères (lieu de production, de répartition et d’utilisation des revenus).

  • 17 Ibid., p. 12.

De même la région est supposée réunir l’ensemble des agents unis par des relations suffisamment étroites pour poser l’idée d’une structure spatiale complexe et significative par elle-même. Mais ceci n’engendre aucune norme de découpage. L’idée de relations polarisées autour d’un centre n’est pas davantage précise, car, aucun centre ne disposant d’une autonomie complète, le problème de l’extension à donner à la région demeure entier. Aussi raisonne-t-on à partir de découpages officiels base des mesures statistiques, sans établir un pont sérieux entre une mesure théorique et une mesure statistique. »17

74Lorsque l’économie veut constituer l’objectivité des structures géographiques, elle tombe elle aussi dans l’antinomie de la faculté de juger.

La discontinuité résultant de l’appropriation

75Le problème du passage d’une organisation naturelle de la surface terrestre à une organisation culturelle conduit nécessairement à envisager la notion fondamentale de propriété. L’appropriation est un processus transformant un objet naturel en un objet culturel.

  • 18 Mercier, 1990.

76Après les enquêtes succinctes auprès de la géographie vidalienne et de l’économie spatiale, l’examen critique de la discontinuité est l’occasion de considérer brièvement un autre courant historique de la géographie lié à l’œuvre de F. Ratzel. Cette étude sera prolongée par une réflexion sur la notion d’impérialisme. Dans son analyse sur le Concept de propriété dans la géographie politique de F. Ratzel18, G. Mercier montre comment le géographe allemand tente de dépasser l’aporie d’une conception de l’organisation géographique déterminée par l’économie des besoins de l’individu.

  • 19 Ibid., p. 606. G. Mercier citant Ratzel (1897, traduction de 1988, p. 59).

« Cet intérêt économique est a priori individuel. Cela suppose, si on en reste à ce niveau, une concurrence absolue entre les individus. Ultimement violente, cette situation conduit à l’insécurité qui menace l’intégrité de chacun. Pour éviter cette issue, les individus reconnaissent qu’il est préférable, au nom de leur propre intérêt, de coopérer. C’est pourquoi, l’intérêt économique, qui est « d’abord strictement individuel [...], se trouve ensuite progressivement englobé dans un intérêt collectif » à caractère politique. »19

77Les limites territoriales apparaissent alors comme une sorte de « truc » pour empêcher de mener l’affrontement jusqu’à son terme - si l’on peut dire — logique, qui serait l’élimination physique d’un des deux concurrents, puisque la survie d’un individu peut dépendre de la qualité du lieu qu’il occupe. L’État détient la souveraineté sur un territoire pour garantir la paix civile et y faire respecter les droits de chacun sur le sol et sur ses produits. Inspirés par F. Ratzel, J. Brunhes et C. Vallaux écrivent :

  • 20 Brunhes, Vallaux, 1921, p. 269.

« Les États sont des sociétés organisées pour garantir aux individus qui les composent leur sécurité personnelle et la jouissance paisible de leurs biens et des fruits de leur travail. »20

78Mais, en tant qu’entité individuelle souveraine sur un territoire, l’État a également des besoins à satisfaire au nom de sa population, et ces besoins exigent une certaine quantité de la surface terrestre. L’État se trouve donc, à son niveau, en concurrence pour la possession d’un sol qu’il doit défendre ou étendre. Comme le rappelle G. Mercier :

  • 21 Mercier, 1990, p. 606-607, citant Ratzel (1897, traduction de 1988, p. 37).

« Du point de vue de l’intérêt collectif, cette souveraineté sur un territoire a pour fonction de garantir au groupe l’espace nécessaire à sa subsistance et à sa sécurité. Comme le note [Ratzel], « les Blancs, comme les Noirs ou comme les Indiens, veulent l’espace nécessaire pour se loger, se nourrir et se défendre. C’est alors, dans tous les cas, la tâche de l’État que de préserver l’intégrité de ces espaces ». »21

79L’intérieur du territoire est organisé par le pouvoir régulateur de l’État mais l’extérieur n’est qu’une réserve virtuelle de ressources pour les populations. Cette partie de l’écoumène est généralement placée sous la souveraineté d’un autre État. On en arrive ainsi à la notion de frontière comme d’une ligne d’équilibre entre les aspirations de deux peuples cherchant à disposer d’un espace qui leur paraisse suffisant. Cette conception est très mécanique, comme le fait remarquer J. Gottmann :

  • 22 Gottmann, 1952, p. 132.

« De telles pensées comportent à leur arrière-plan une image de stabilité des frontières résultant d’un parallélogramme des forces. Les petits États ne pourraient-ils coexister avec des États beaucoup plus forts dans une même région du monde ? La politique serait-elle un monde où les instincts de proie régneraient sans partage ? »22

80Et l’auteur de montrer les faiblesses et les dangers de telles représentations, en apportant de nombreux exemples historiques qui les mettent en défaut.

81Ces quelques rappels permettent de faire le commentaire suivant. A la base de la production des discontinuités internes (régulées par le droit de propriété) et externes se trouvent :

  • un intérêt rationnel pour l’homme, isolé ou en groupe, à dominer une portion de l’écoumène ;

  • une régulation de la concurrence qui en découle par la crainte, elle aussi rationnelle, que les conflits n’engendrent la violence, l’élimination physique d’un des concurrents au prix de graves dommages pour le vainqueur.

82Cependant, pour un tel mécanisme, c’est le déroulement des conflits pour la domination de l’espace qui détermine la répartition des terres et le « cloisonnement du monde ». Il ne peut exister de lois générales pour la résolution des conflits. Chacun évalue à sa manière son intérêt particulier, les risques qu’il encourt ou les avantages qu’il peut espérer. La fin d’un conflit est toujours en partie indéterminée et aléatoire. Tant qu’on se représente les structures spatiales comme le résultat d’un processus d’affrontements violents, il est impossible de construire un discours rationnel sur ces structures, et l’on peut affirmer avec J. Brunhes et C. Vallaux que :

  • 23 Brunhes, Vallaux, 1921, p. 338.

« On est tenté de croire que [le] tracé [des frontières] dépend uniquement des hasards de la politique et de la guerre. A quoi bon, dans ce cas, tenter d’étudier scientifiquement un fait de cet ordre ? »23

83Telle est la conclusion, si embarrassante pour la géographie, que paraissent porter les raisonnements qui cherchent à expliquer le cloisonnement politique de la Terre par la nécessité de dominer un espace pour un intérêt particulier. Il est donc utile d’examiner davantage sur quoi peut reposer le concept d’un tel intérêt qui plonge à nouveau la géographie dans une antinomie.

L’impérialisme et le désir d’étendue

84Comment envisager que l’espace en tant qu’étendue soit désirable pour lui-même et que ce désir soit rationnel ? L’espace n’a pas de valeur en soi. L’intérêt d’un lieu réside dans les ressources qu’il recèle et dominer un espace revient à maîtriser l’accès à ces ressources. Cet intérêt paraît respectable lorsque ces ressources sont nécessaires à la vie des individus. Il n’est pas moral d’empêcher autrui de trouver les moyens de sa subsistance. Toutefois, on ne peut pas en déduire qu’il soit moral que chacun puisse trouver de quoi subsister sur la Terre. Ce jugement ne porte plus sur ce que le sujet doit, faire ou ne pas faire, mais sur la nature. Comme le montre G. Mercier, c’est par une morale de la nature que F. Ratzel justifie l’existence de l’État régulateur de la répartition des lieux et des ressources. Ce rôle régulateur permet de déjouer la conclusion funeste de l’absence de toute signification investie dans l’organisation de l’écoumène.

85Mais, lorsqu’il s’agit des relations et des conflits impérialistes entre les États, cette régulation morale ne peut plus être invoquée. En revanche, on peut toujours trouver rationnel pour un État de désirer repousser ses frontières pour posséder d’autres ressources. Ainsi, à propos des villes-États qui sont les centres organisateurs des « économies mondes » de la Renaissance, F. Braudel écrit :

  • 24 Braudel, 1979, p. 73.

« Il n’y a pas de paradoxe à penser par surcroît que les villes ont besoin d’espaces, de marchés, de zones de circulations et de sauvegarde, donc de vastes États à exploiter. Il leur faut des proies pour vivre. »24

86L’étendue apparaît donc désirable car elle multiplie la probabilité de trouver une « proie ». La morale est extérieure à tout ce processus et elle peut même conduire à le condamner. L’enjeu de la domination impérialiste est même, selon d’autres auteurs, purement abstrait et ne réside que dans un profit financier. C’est ce qu’envisage Ph. Aydalot. Tirant les conclusions de sa critique de l’économie classique, l’auteur engage la théorie dans une voie qui met l’accent sur le travail comme facteur social de différenciation de l’espace, et sur la technologie comme élément dynamique faisant évoluer les modes de production. Dans cette perspective, il définit le « centre » comme le lieu où ce mode est inventé et surtout comme la position à partir de laquelle il est imposé à des zones appelées « périphériques ». Pour comprendre d’où ce centre tire son pouvoir d’agir à distance et de contraindre les mobilités, Ph. Aydalot introduit le concept d’ « impérialisme ». La citation suivante, tirée de la conclusion de la première édition de Dynamique spatiale et développement inégal (1976), illustre l’importance accordée à la position et à l’idée d’impérialisme. Mais elle montre aussi une imprécision certaine quant à la signification accolée au terme « espace » :

« L’espace [...] exprime des relations de pouvoir et de dépendance ; il est aptitude d’un groupe localisé à définir la position, l’activité, le niveau d’autres espaces. Il est pouvoir sur des groupes localisés et par là support de l’impérialisme.

  • 25 Aydalot, 1976, p. 312, souligné dans le texte. Le mot « espace » est employé six fois, et chaque fo (...)

Il faut ajouter que l’impérialisme, pouvoir sur l’espace, n’est pas lié à la propriété de cet espace (sol). Ce qui importe, ce n’est pas ici la possession d’un espace, mais l’aptitude à diriger, organiser le travail des hommes appartenant à cet espace. »25

  • 26 Aydalot, 1983, p. 198.

87L’auteur ne manque pas d’insister sur le caractère totalement abstrait, et donc parfaitement injustifiable par une morale de la nature, de l’enjeu de l’impérialisme. Cependant, à vouloir envisager des mécanismes idéalement abstraits, on se trouve sans moyens pour expliquer la localisation du centre et pour faire émerger une structure morphologique organisant le substrat terrestre. Ph. Aydalot reconnaît lui-même qu’à « vouloir localiser sur la carte centre et périphérie [ainsi définis], on risque des désillusions »26. Un lieu n’est pas « périphérique » parce qu’il est situé près d’une frontière mais à cause d’une relation dynamique de décalage dans les modes de production et de consommation. Selon l’auteur :

  • 27 Ibid., p. 195.

« Si [...] c’est en dernière analyse le mode de production qui détermine l’espace, le décalage permanent, le retard d’adaptation entre les formes de la production et celles de la consommation sont bien un moteur de l’évolution des modes de production. » Et il ajoute que l’espace est « l’outil de ces inerties »27.

88Toutefois, pour être à la fois dynamique et inertiel (c’est-à-dire statique), l’espace doit être organisé par une structure dynamique qui différencie le substrat concret et rend les parties solidaires. Le mécanisme de différenciation par le mode de production ne fonctionne que dans un écoumène déjà différencié. Par la suite, l’auteur doit envisager une sorte d’opération de capture de la région périphérique par la région technologiquement avancée pour que puisse s’instaurer une relation dynamique dans l’espace. Il manque donc un chaînon à cette démarche pour expliquer, autrement que par le hasard d’une capture, les conditions de possibilité du mécanisme impérialiste.

  • 28 Cf. Ratzel, 1897, Chapitre VI, où l’auteur traite de la conquête et de la colonisation, p. 129-150.

89A ne chercher dans les structures géographiques que le résultat des luttes pour l’expansion d’une domination sur l’espace, on reste dans l’antinomie de la faculté de juger. La différence entre les démarches qui se fondent sur ce mécanisme paraît bien moins épistémologique qu’éthique. Certains auteurs, comme F. Ratzel28, considèrent comme naturelles les poussées expansionnistes de certains peuples, en se désintéressant des colonisés. D’autres prennent le parti des derniers et condamnent les conquêtes des premiers.

90En matière de science, une proposition ne peut être que vraie ou fausse, selon la logique du tiers exclu. Pour dépasser une opposition, il faut parvenir à changer de niveau. Or nous remarquons qu’entre l’approbation et la condamnation de l’expansionnisme, il se rencontre une troisième attitude qui consiste à rechercher la neutralité tout en conservant le même mode de représentation de l’espace : c’est celle d’A. Lösch qui recherche les mécanismes d’équilibre économique dans l’espace. N’est-ce pas la preuve qu’il n’y a pas la vérité d’un côté et l’erreur de l’autre, mais seulement des jugements de valeur divergents portés sur un même objet de désir ?

  • 29 Cf. Lösch, 1940. L’ouvrage de F. Ratzel y est en effet cité quatre fois ; un autre texte du géograp (...)
  • 30 Ibid., p. 196-210.

91A. Lösch connaissait bien la Politische Geographie29 de F. Ratzel. Lorsqu’il introduit le concept de région économique et, avec lui, celui de frontière économique, il prend bien soin de les distinguer respectivement du pays et de la frontière politique. Le degré de coïncidence entre la région économique et le pays constitue un élément du problème de la localisation que l’auteur analyse avec soin30. En considérant les similitudes entre la région et le pays, A. Lösch écrit :

  • 31 Ibid., p. 197 (référence à Ratzel, Politische Geographie, Première édition, Munich 1897, p. 221 et (...)

« The tendency toward equal size is common to both states and economic landscapes. This we have already shown for economic areas. For states the reader is referred to Ratzel, who in his great Politische Geographie, ascribes to the notion of equilibrium the fact that neighbouring states in competition with one another struggle toward equal size. In this mutual pressure and thrust the peculiarities of the central position are the same in both cases ; it is as powerful in strength as it is threatenend in weakness. »31

92L’auteur considère bien qu’il y a lutte pour l’appropriation de l’étendue mais s’interdit de porter un jugement et considère qu’à terme on atteindra l’équilibre.

93Chercher à comprendre l’organisation de l’espace géographique par la rationalité des comportements des acteurs est une stratégie qui ne permet pas de sortir de l’antinomie. Cette démarche contredit toute hypothèse d’une finalité interne de l’organisation. La libre concurrence pour la satisfaction d’intérêts personnels n’est pas a priori un principe d’ordre géographique. Le découpage qui en découle n’a aucune nécessité car il résulte d’un conflit d’intérêts, contingent, dont la résolution elle-même ne dépend d’aucune loi générale. La crainte de la violence, qui peut faire s’arrêter le conflit et faire émerger une discontinuité, est encore interprétée sur le mode de la rationalité alors qu’elle pourrait l’être sur celui du jugement esthétique. Elle devrait alors être liée à ce que Kant appelle le sentiment du « sublime », dans lequel la faculté de juger réfléchissante présente à la conscience du sujet les concepts moraux (cf. ci-après, Chapitre VI). La morale contient, elle, un principe a priori de la coexistence car elle impose la non-contradiction des actions individuelles et régule a priori la recherche des intérêts personnels.

  • 32 Cf. Chapitre premier.

94Dans le concept d’impérialisme, ou d’aire de marché, autant chez F. Ratzel que chez A. Lösch, chez Ph. Aydalot et même chez F. Braudel, l’espace n’est plus considéré comme le lieu d’apparition des positions mais il est vu comme un objet homogène ayant une valeur en soi, et qui serait ainsi susceptible d’être désiré pour lui-même. Or le désir d’étendue est une illusion. Seul peut être désiré le pouvoir de maîtriser sa mobilité dans l’étendue afin d’atteindre concrètement ce qui est utile. Cette maîtrise n’est possible que s’il existe une organisation géographique qui structure cette mobilité en lui procurant un référentiel relatif. Comme le fait remarquer vivement C. Vallaux dès 191132, la théorie ratzelienne de l’espace (Raum) fondée sur l’espace homogène est bien en flagrante contradiction avec sa théorie de la position (Lage) fondée sur l’idée de structure. La première se rattache à un mode d’explication mécaniste de l’organisation géographique tandis que la seconde est structuraliste.

Conséquence de l’antinomie : un objet introuvable

95L’examen rapide de trois types de démarches a fait ressortir les problèmes théoriques qui leur sont attachés. L’organisation géographique de la Terre par l’homme ne peut pas se déduire de celle du relief naturel. Les mécanismes de satisfaction des besoins naturels et sociaux ne peuvent fonctionner que dans le cadre d’une organisation dynamique préalable. Aucune de ces démarches n’adopte le principe transcendantal de la finalité interne des organisations et n’est en mesure de sortir de l’antinomie kantienne. Cette antinomie concerne bien la faculté de juger, c’est-à-dire l’identification des phénomènes relatifs à un objet dans la diversité du monde sensible, car les discontinuités que ces démarches permettent d’inférer de l’observation empirique ne peuvent pas constituer une représentation objective de l’organisation de l’espace habité. L’objet géographique n’apparaît pas et le raisonnement théorique ne peut se développer sans éviter les contradictions et les propositions indémontrables.

96Cet objet est masqué par une pétition de principe, explicite ou non, selon laquelle l’organisation géographique ne se comprend que par une finalité externe imposée par les désirs de l’individu (tels que celui-ci peut les rapporter aux concepts de ses besoins), et par les conditions naturelles initiales données par la Création. Puisque l’organisation géographique de la Terre est produite par l’humanité, la rationalité apparente de cette finalité externe rend chimérique la finalité interne de la structure. Cependant, cette pétition de principe n’a pas de fondement solide pour la critique. Elle présuppose que les sujets qui agissent dans l’espace géographique puissent connaître leurs besoins individuels d’être humain indépendamment de leur immersion dans cet espace. Cette proposition est évidemment indémontrable. Elle est associée à d’autres propositions très discutables.

97S’il est muni de la connaissance de ses besoins, l’homme dispose des moyens de se diriger seul dans l’étendue terrestre. Dans ces conditions, le sujet peut se passer d’un référentiel inscrit géographiquement par des discontinuités. Ce dernier lui serait commode mais il n’a pas un caractère de nécessité. Cependant, dès qu’intervient un observateur extérieur, un référentiel objectif est nécessaire pour constituer la variable de position et construire une représentation du monde dans l’espace géographique où l’individu observé peut trouver sa place. La géographie prisonnière de l’antinomie ne sait quel statut épistémologique accorder à ce référentiel : convention méthodologique ou objet de connaissance ?

98Enfin, si le sujet est guidé par la connaissance de ses besoins, son comportement spatial et ses trajectoires sont déterminés par la répartition des ressources dans l’écoumène. Quelle place peut-on alors accorder à sa liberté d’être humain ? L’autonomie géographique du sujet, c’est-à-dire sa capacité à diriger ses mouvements sur la Terre, paraît contredire l’autonomie de son libre arbitre. Il s’ensuit une dialectique à n’en plus finir entre la liberté de l’homme et le déterminisme géographique. La géographie paraît ici entraînée hors du champ de la science et s’empêtre dans les contradictions.

99L’antinomie du jugement a des conséquences sur le raisonnement. Elle en a également, sinon plus, sur la représentation des structures géographiques. On peut remarquer que ces démarches accordent une importance excessive à la frontière, c’est-à-dire à la discontinuité qui ferme le système géographique. Or, comme il a été montré précédemment, cette discontinuité est liée à une attention focalisée sur l’intérieur du système et ne peut résulter que de considérations pragmatiques. Cette focalisation sur l’intérieur du système conduit à un mode de représentation qui n’accorde pas de pertinence à l’extérieur de la frontière.

100Pour la géographie des milieux insulaires, l’intérieur est évidemment le seul lieu possible pour l’établissement humain, compte tenu de l’hostilité des milieux environnants. Mais cette impossibilité est contingente et dépend du développement des techniques. Par ses dimensions, l’île fournit des distances de référence, et ainsi une échelle empirique, mais celle-ci est figée. Un milieu isolé a néanmoins l’avantage de séparer nettement les échelles et de mettre en évidence les différentes relations de circulation, qu’elles soient internes à ce milieu, ou qu’elles touchent d’autres contrées.

101Pour l’économie spatiale néo-classique, l’intérieur est également privilégié par une nouvelle pétition de principe selon laquelle les trajectoires lointaines du sujet ne sont pas pertinentes pour expliquer les structures géographiques car elles ne visent pas la satisfaction des besoins censée expliquer l’établissement humain. Mais cela ne permet pas de comprendre pourquoi les individus vont toujours plus loin pour aller chercher ce qui leur paraît à chaque fois la chose la plus nécessaire au monde.

102Pour les théories de l’impérialisme enfin, seul l’intérieur compte car les États ou les groupes sociaux dominants ou dominés voient évoluer leur territoire par le déplacement de leurs frontières. C’est dire qu’ils restent toujours à l’intérieur de cette limite, quelle que soit l’étendue incluse.

  • 33 Ainsi, le « dedans » est un fermé topologique, c’est-à-dire une figure qui contient sa frontière.

103Dans le premier cas, la limite est immobile et déterminée physiquement ; dans le deuxième, elle est aussi immobile mais déterminée symboliquement ; dans le troisième, elle est mobile et symbolique. Mais, dans chaque cas, tout se passe comme si la limite qui sépare le dedans du dehors était posée comme infranchissable a priori33.

104Pourtant, si la discontinuité ne peut pas être traversée, la différence qualitative qu’elle est censée marquer dans l’espace n’a pas de sens pour l’humanité, car elle n’est pas un « objet d’expérience possible ». Elle n’est qu’une pure spéculation métaphysique. Sans doute personne, parmi ceux qui adoptent les démarches théoriques qui viennent d’être évoquées, n’émet l’hypothèse selon laquelle il existe des discontinuités géographiques ontologiquement infranchissables. Toutes les discontinuités qui circonscrivent de véritables îles, des régions économiques reconnues, etc., sont fréquemment traversées par des individus. Nul ne songerait à nier ce fait, qui alors ne devrait pas entraîner de contradictions à l’intérieur d’une théorie géographique. Cependant, on donne parfois à ce franchissement le caractère exceptionnel d’un acte gratuit, à moins qu’on ne l’interprète comme l’effet du hasard ou comme celui de la providence. Ce pas en avant est souvent présenté comme l’aventure d’un explorateur, d’un individu tout à fait hors du commun qui dépasse les contingences de son temps. A d’autres moments, le théoricien reconnaît son impuissance à intégrer toute cette classe de phénomènes de mobilité en supposant que les limites sont franchies d’un coup.

105Il fait l’hypothèse douteuse de l’existence d’un seuil à partir duquel les choses se compliquent tellement qu’une population déborde de ses frontières, comme d’une cuvette trop pleine (cf. les « questions fondamentales » de W. Isard). Pour finir, on invoque le besoin d’espace et la volonté de domination impérialiste qui pousse à étendre les frontières.

  • 34 Autant les noms des objets géographiques que les figures topologiques sont pris à titre d’illustrat (...)

106Pour tous ces cas et pour toutes les échelles auxquelles ils peuvent se rapporter, la structure topologique est la même. La critique des représentations de l’organisation géographique en retire un résultat important. Les échelles ne se différencient que par des seuils extrinsèques et les discontinuités ne peuvent pas dépendre de l’échelle. Il s’agit d’une déficience grave du mode de représentation et d’une conséquence de l’antinomie de la faculté de juger. La représentation centre-périphérie ne permet pas de différencier les structures de positions, autrement que de manière extrinsèque, en introduisant un seuil de distance, entre le centre et la périphérie. D’un point de vue topologique, la représentation utilise à chaque fois une boule fermée. En revanche, les morphologies topologiques sont intrinsèquement différentes et elles peuvent permettre de définir des types de positions spécifiques aux différents niveaux morphologiques. Les figures ci-contre illustrent cette hypothèse34.

107Comme le montre la figure, et compte tenu des symétries, les positions de type « 1 » sont définies pour tous les niveaux, mais les positions de type « 2 » et « 3 » n’apparaissent qu’au deuxième niveau, et les positions de type « 4 » ne se trouvent qu’au troisième. Dans la représentation centre / périphérie, il y a toujours les trois mêmes types de position : « A » central, « B » périphérique, « C » au delà. Cette représentation n’apporte aucun élément pour comprendre la différenciation des positions dans l’espace géographique.

108Nous pensons que la géographie doit chercher son objet sous la forme d’un système de discontinuités. Alors une différence d’échelle peut être fondée dans une différence qualitative entre les morphologies des structures. Chaque niveau d’organisation géographique peut ensuite recevoir une frontière en fonction de considérations pragmatiques relatives aux mécanismes qu’il fait fonctionner, l’établissement de ces frontières étant décidé par des volontés collectives et politiques des groupes sociaux ou des peuples.

109En effet, corrélée ou non à une rupture dans le paysage, la frontière est une discontinuité politique. Elle est produite par un discours et figée par les termes de la loi qui l’ont prescrite ; cette frontière est donc statique. Les découpages territoriaux, comme par exemple ceux des départements et des régions de programmes en France, n’ont d’ailleurs pas du tout la même stabilité dans le temps que les organisations économiques de ces territoires. L’action politique exécute une volonté de faire évoluer l’organisation d’un territoire. Elle s’appuie donc sur des projets définissant ce qui doit être. Elle est toujours relative à une réalité historique, à un « être » de l’organisation existant pour soi, par sa structure et ses discontinuités dynamiques. Supposer ainsi un « être des structures géographiques », historique qui plus est, peut paraître bien hasardeux. Cette hypothèse est néanmoins justifiée par l’existence même des catégorisations territoriales statiques car celles-ci peuvent alors trouver un sens qui échappe d’habitude.

110L’existence d’interactions entre des phénomènes présuppose par principe une homogénéité de ces phénomènes : l’homogène agit sur l’homogène. Or, si la position relative est un phénomène géographique, on en déduit qu’une société ne peut agir sur des rapports de position, qui lui seraient donnés, qu’en produisant un autre ensemble de positions. Ainsi, les différenciations territoriales, qui, considérées seules, paraissent n’être que la cristallisation de processus historiques contingents, peuvent trouver un sens comme instrument d’action sur une catégorisation réelle et dynamique des structures géographiques. Le cloisonnement statique est un instrument mobilisé par une volonté politique collective, elle-même stimulée par les structures dynamiques.

Fig. 2. Comparaison de schémas topologiques

111La carte des zones des aides de la Datar, pendant les années quatre-vingt, peut illustrer cette distinction. La politique d’aménagement du territoire doit favoriser un développement économique harmonieux des différentes régions, aucune ne devant rester à l’écart des autres. La stagnation économique des années soixante-quinze à quatre-vingt a accru les différences de développement entre les positions sur le territoire français. Dans le but d’agir sur le processus d’aggravation des écarts, une administration centrale a produit volontairement une autre différenciation du territoire national.

112Cette dernière était destinée à enrayer ce processus grâce à la modulation des aides publiques à l’implantation de nouveaux établissements selon le classement de chaque zone. Même s’ils sont moins conjoncturels, les autres cadres administratifs sont de même nature : ils représentent un système instrumental permettant d’agir sur la différenciation dynamique de l’étendue terrestre.

113On ne peut s’empêcher de penser que le « cloisonnement du monde » a un sens et, comme l’affirme J. Gottmann, il est :

  • 35 Gottmann, 1952, p. 211-212.

« [...] un phénomène primordial, agissant quotidiennement sur les destinées humaines, évoluant aussi avec rapidité. Le droit enseigne la réglementation du cloisonnement ; l’histoire enregistre les règlements du passé et met en valeur les ambitions des hommes et des nations. Pour l’organisation internationale, ces deux éléments, réglementations et ambitions, sont importants à connaître, mais ce sont en somme surtout des éléments négatifs. Pour apprendre à construire dans le domaine des relations internationales, il faudrait étudier de plus près la genèse et la nature de ce cloisonnement du monde, de cette différenciation de l’espace géographique. »35

114Afin de développer ce programme de recherche, il paraît essentiel de ne pas confondre cette différenciation statique de l’étendue avec la structure dynamique qui seule peut lui donner un sens. On confond alors le devoir être et l’être des organisations géographiques, les nécessités pragmatiques et les nécessités ontologiques, et la conséquence de l’objet avec l’objet lui-même. La connaissance des structures objectives des organisations géographiques dépend crucialement de la sortie de l’antinomie de la faculté de juger. Cette dernière conditionne toute possibilité de constituer l’objectivité des morphologies géographiques. Les discontinuités qui les composent ont donc bien une valeur transcendantale pour la géographie et doivent être analysées selon cette philosophie.

Notes

1 Robic, 1988.

2 Brunhes, 1910, p. 595.

3 Ibid., p. 605-607. Le mot revient plusieurs fois sous sa plume.

4 Ibid., p. 608-609

5 Ainsi, sa richesse se compte en chameaux et non en palmiers, comme pour le cultivateur.

6 Gottmann, 1952, p. 47, souligné dans le texte.

7 Fetter, 1924, p. 157 (nous soulignons).

8 Cité par J. Gottmann, 1952, p. 171.

9 Isard, 1969, Chap. II. « Social and Regional Setting » p. 25-53. Ce texte reprend et développe, en ce qui concerne les processus sociaux, le premier chapitre de Location and Space Economy (Isard, 1956). Les pages sont indiquées entre crochets à la fin des citations du texte de 1969.

10 Cet épisode mérite un commentaire bien qu’il soit apparemment sans lien avec la discontinuité. Il faut remarquer que cette allusion ironique à la Bible fait un sort à l’idée de péché. Il n’y a aucune infraction à la loi de la part des acteurs, ce qui est normal puisque la situation du pionnier américain est tout à fait légale. Néanmoins, par rapport à la portée générale que l’auteur prête à son texte, il faut voir ici une volonté d’inscrire l’établissement humain, le travail et l’économie, dans une morale naturelle héritée de Locke (cf. Chapitre VI). Cette morale entrave la compréhension scientifique du phénomène géographique. Elle est aussi une marque de l’utopie.

11 Cf., à ce sujet, l’analyse de G. Desmarais sur la réduction de la ville à la cellule construite chez Alberti (1991, p. 70-74).

12 Hérodote, Clio, Livre I, cité par Paul-Lévy et Leblond, 1983, p. 149.

13 Ce nouveau pas franchi dans le cours du récit permet de mettre en lumière une diversité géographique de l’espace régional qui était auparavant présenté comme uniformément voué à l’agriculture. En effet, une fois la cohésion politique réalisée, la diversité du monde régional ne risque plus d’entraîner des velléités sécessionnistes, cette fois justifiables dans le système de pensée de l’auteur. On découvre alors, à la page 38, du minerai de fer, l’industrie apparaît et c’est le décollage : à la page 41, les élections ont lieu et : « Liberal political doctrine expounds Welfare, and places it alongside of the traditional values of Liberty and Equality in the Great Society » (souligné dans le texte). Si l’on n’avait pas encore deviné de quel pays il parlait, on est maintenant fixé.

14 Le but de cette critique est de montrer de la manière la plus nette, vu l’importance du thème abordé, les limites et les contradictions de ce mode de pensée. Nous adopterions une attitude excessive si nous cherchions à arguer de la faiblesse théorique du discours de l’économie spatiale néo-classique pour condamner les entreprises d’aménagement du territoire menées depuis près de quarante ans, et si nous refusions de voir les progrès que l’action régionale a pu apporter aux populations. Nous reconnaissons volontiers qu’un ensemble de techniques efficaces d’administration territoriale ont pu être développées dans le mouvement de la « science régionale ». Cependant, il paraît permis de penser que leur utilité pratique provient plus sûrement des conditions politiques de leur mise en œuvre, de l’intérêt porté aux populations qu’on a cherché à mieux connaître et du fonctionnement démocratique des institutions, que de la théorie qui a inspiré certains acteurs. Citons J. Gottmann : « Le souci d’aménagement reflète une certaine prise de conscience de la démocratisation moderne du processus politique, de la capacité de l’opinion politique à se faire préparer par les experts et les responsables politiques les conditions matérielles d’une vie meilleure » (Gottmann, 1966, p. 16).

15 Aydalot, 1976, cf. Introduction.

16 Ibid., p. 11.

17 Ibid., p. 12.

18 Mercier, 1990.

19 Ibid., p. 606. G. Mercier citant Ratzel (1897, traduction de 1988, p. 59).

20 Brunhes, Vallaux, 1921, p. 269.

21 Mercier, 1990, p. 606-607, citant Ratzel (1897, traduction de 1988, p. 37).

22 Gottmann, 1952, p. 132.

23 Brunhes, Vallaux, 1921, p. 338.

24 Braudel, 1979, p. 73.

25 Aydalot, 1976, p. 312, souligné dans le texte. Le mot « espace » est employé six fois, et chaque fois dans un sens différent, il signifie à notre avis : - 1 - espace géographique, - 2 - lieu, - 3 - contrôle de la mobilité (cf. Chapitre VIL), - 4 - étendue, - 5 - position, - 6 - territoire. Cette confusion ne peut manquer d’altérer le sens donné aux mots « propriété », « pouvoir » et « impérialisme ».

26 Aydalot, 1983, p. 198.

27 Ibid., p. 195.

28 Cf. Ratzel, 1897, Chapitre VI, où l’auteur traite de la conquête et de la colonisation, p. 129-150.

29 Cf. Lösch, 1940. L’ouvrage de F. Ratzel y est en effet cité quatre fois ; un autre texte du géographe (Die geographische Lage der grossert Städte in Kleine Schrieften, T.II), deux fois. Ajoutons qu’il s’est écoulé plus de quarante ans entre la Politische Geographie et Der räumliche Ordnung der Wirschaft. Ce n’est donc pas l’effet d’une mode.

30 Ibid., p. 196-210.

31 Ibid., p. 197 (référence à Ratzel, Politische Geographie, Première édition, Munich 1897, p. 221 et 282).

32 Cf. Chapitre premier.

33 Ainsi, le « dedans » est un fermé topologique, c’est-à-dire une figure qui contient sa frontière.

34 Autant les noms des objets géographiques que les figures topologiques sont pris à titre d’illustrations et d’hypothèses, en particulier pour la dernière morphologie. Sans être complètement arbitraires, ils ne sont déduits, ni d’une démonstration mathématique, pour ce qui est des structures, ni d’une justification théorique, en ce qui concerne les concepts.

35 Gottmann, 1952, p. 211-212.

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Légende Fig. 2. Comparaison de schémas topologiques
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