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Temps de travail et travail du temps

 | 
Monchatre Sylvie
, 
Woehl Bernard

Temps de travail et conflits de temporalités

Temps de la formation et temps du travail

Henri Eckert

Texte intégral

  • 1 Nous pensons, bien sûr, à la stratégie de développement promue par le Conseil européen, tenu en mar (...)

1 L’époque serait à un décloisonnement du temps de la formation : celle-ci ne serait plus cantonnée à un moment particulier de la vie des individus mais, dans le cadre d’une promotion de « la société de la connaissance », vouée à s’étendre « tout au long de la vie ». Il serait désormais requis de chacun qu’il complète ou, pour le moins, actualise sa vie durant les connaissances acquises avant son entrée dans la vie active, en tirant parti de divers programmes de formation continue et/ou des temps rendus disponibles par une inactivité provisoire. L’insistance incantatoire sur une telle évolution, proclamée autant que réclamée1, tend pourtant à reléguer à l’arrière-plan un autre phénomène social qui, d’une manière certes plus discrète, vise également à décloisonner le temps de la formation : l’intrusion accélérée du temps du travail dans celui des études, qui résulte avant tout d’une expansion rapide du travail salarié pendant la période de la scolarité. Il faut, bien sûr, faire mention de la relance de l’apprentissage et, notamment, de son développement dans l’enseignement supérieur, celui que Gilles Moreau (2003) désigne comme l’« apprentissage d’en haut ». Mais il faut, plus encore, désigner ce processus par lequel des étudiants de plus en plus nombreux – mais c’est aussi souvent le cas de lycéens – sont amenés à se procurer les ressources financières dont ils ont besoin pour vivre par une activité salariée parallèle à leurs études, c’est-à-dire effectuée durant l’année universitaire.

2Fragilisé, d’un côté, par son extension à toute la vie et, de l’autre, par sa contamination par le temps du travail, le temps de la formation aurait ainsi tendance à perdre sa consistance et son homogénéité. Ce temps – en particulier lorsque l’expression désigne la période de la vie dévolue aux études supérieures – s’était pourtant constitué comme un temps apparemment homogène : même s’il laissait de la place à d’autres activités sinon d’autres initiations, voire à une certaine « frivolité » (Parsons, 1942), il apparaissait avant tout comme un temps consacré prioritairement aux études. Cette prégnance de l’activité typiquement universitaire a permis « de sauvegarder l’idée que la condition étudiante [était] une, unifiée ou unifiante » (Bourdieu, Passeron, 1964), malgré les disparités qu’elle recouvrait. Le calendrier universitaire, notamment, permettait des libertés dont la première était sans doute de pouvoir s’en affranchir : elle tendait ainsi à estomper les différences entre les situations individuelles et à camoufler les contraintes qui pesaient sur les emplois du temps réels, en particulier quand la nécessité d’une activité salariée venait à s’imposer. Cette activité salariée occupait alors le plus souvent des temps périphériques, périodes de vacances, week-ends ou soirées, la nuit parfois, qui ne débordaient guère sur le temps des cours. Si les Trente Glorieuses ont ainsi entretenu une figure de l’étudiant relativement unifiée, la période récente tend à la faire voler en éclats. Les inégalités sociales entre étudiants, dans un contexte de massification de l’enseignement supérieur, se sont, en effet, considérablement approfondies.

3Une plus ample fraction des nouvelles classes d’âge s’aventure désormais dans l’enseignement supérieur : facilitant l’accès au baccalauréat, la deuxième explosion scolaire (Terrail, 1997) en a ouvert les portes à des catégories sociales qui jusque-là n’avaient pu y prétendre. Plus souvent issus de milieux modestes, les nouveaux étudiants ne peuvent plus toujours compter sur leurs familles pour subvenir à tous leurs besoins et, dans un contexte où les bourses sont bien souvent insuffisantes, nombre d’entre eux sont amenés à compléter leurs ressources par l’engagement dans une activité salariée parfois prenante (Pinto, 2010). D’où ce paradoxe : alors même que les jeunes tendent à prolonger un peu plus leur cursus de formation initiale et, par voie de conséquence, à différer leur entrée dans la vie active, certains d’entre eux se trouvent contraints d’exercer en parallèle une activité professionnelle salariée précoce et donc de se confronter aux exigences du travail salarié avant d’avoir acquis tous les savoirs et savoir-faire dont ils auront besoin au cours de leur vie professionnelle. Ce paradoxe nous ramène à l’interpénétration de deux temps sociaux qui avaient, jusqu’à présent, structuré des temps sinon étanches, du moins successifs : le temps des études n’est plus, pour beaucoup d’étudiants, ce temps suspendu qu’il a pu constituer et constitue encore souvent pour leurs camarades issus de milieux sociaux favorisés. Pénétré par le temps du travail, il se présente de plus en plus comme un temps hybride dès lors que l’étudiant ne peut plus se satisfaire de mener seulement une « vie d’étudiant ».

4Cette interpénétration des temps de la formation ou des études et du temps du travail nous occupera ici. Nous défendons tout d’abord l’idée selon laquelle le temps de la formation s’est constitué comme un temps gagné sur le temps du travail ; nous nous penchons ensuite sur les évolutions qui tendent à remettre en cause la spécificité de ce temps gagné et favorisent un retour du temps du travail dans le temps des études.

Le temps de la formation : un temps gagné sur le temps du travail…

5L’apprentissage propose certainement la formule la plus achevée de l’interpénétration du temps de la formation et du temps du travail, à moins qu’il ne soit plus juste de parler, en l’occurrence, de non-séparation entre ces deux temps. Le jeune apprenti, désormais lié par un contrat de travail à l’entreprise qui le forme, partage certes son temps entre l’acquisition des savoir-faire dans l’entreprise et des savoirs théoriques au centre de formation d’apprentis (CFA). Mais ce partage des lieux et des temps ne fait pas séparation : « En apprentissage, se former est indissociable de travailler », écrit Gilles Moreau (2003). Il est vrai que l’apprentissage ne constitue plus une voie majeure de formation professionnelle en France ; la « scolarisation des apprentissages » (Prost, 1981) – par laquelle la longue crise de l’apprentissage qui perdurait depuis la Révolution française a trouvé une issue – entérine, au contraire, la séparation entre temps de la formation et temps du travail dans l’enseignement professionnel et technique lui-même, au point d’en faire l’une de ses caractéristiques fondamentales (Brucy, 1998). Ainsi, l’école s’est, en France plus délibérément que nulle part ailleurs, constituée comme institution à l’écart de la sphère des activités économiques et a, de ce fait, contribué à ériger le temps de la formation ou des études comme temps séparé du temps du travail. Si le système de reproduction est relativement indépendant du système de production (Boltanski, Bourdieu, 1975), leurs temporalités ne le sont pas moins !

6Un détour par l’histoire s’impose : s’il n’est guère possible de poser un parallélisme strict entre la mise en place progressive d’une école publique, laïque et obligatoire et la mise en place d’un dispositif juridique réglementant précisément l’accès au travail des plus jeunes, il n’en reste pas moins que les deux sont allés de pair. La législation sur le travail a visé avant tout à limiter, voire prohiber le travail de ceux qui n’étaient encore que des enfants mais dont l’industrie en plein essor avait fait un usage scandaleux durant tout le xixe siècle. Il s’agissait, notamment, de mettre un terme aux situations de ces très jeunes enfants travaillant dans les mines ou chargés de renouer les fils cassés sous les métiers à tisser. Voici en quels termes L.-R. Villermé (1989 [1840], 2e partie, chapitre 3) décrit les enfants cheminant vers les usines textiles à Mulhouse :

Il faut voir cette multitude d’enfants maigres, hâves, couverts de haillons, qui s’y rendent pieds nus par la pluie et la boue, portant à la main, et quand il pleut, sous leur vêtement devenu imperméable par l’huile des métiers tombée sur eux, le morceau de pain qui doit les nourrir jusqu’au retour.

7Il faudra, en France, attendre 1841 pour qu’une loi, prenant précisément appui sur les travaux de Villermé, interdise le travail des enfants de 8 ans et moins ; mais cette loi, bien qu’elle contingente les temps de travail suivant les tranches d’âge, n’en autorise pas moins leur emploi dès 8 ans révolus. Entre 8 et 12 ans un enfant pouvait alors travailler jusqu’à huit heures quotidiennes et cet horaire pouvait, de 12 à 16 ans, se prolonger jusqu’à douze heures quotidiennes. L’application de la loi laissera, enfin, bien à désirer…

  • 2 Celle qui sera résumée plus tard par les trois verbes : lire, écrire et compter.

8Les lois successivement adoptées en 1874, 1892 et 1900 réduisent progressivement, dans le cadre d’un contrôle plus étroit de leur application, les horaires de travail des plus jeunes et, surtout, relèvent régulièrement l’âge minimal à partir duquel ces derniers sont admis à travailler dans les manufactures. Si la loi de 1874 stipule que « les enfants ne pourront être employés par des patrons ni être admis dans les manufactures, usines, ateliers ou chantiers avant l’âge de douze ans révolus », elle n’en concède pas moins, sous certaines conditions, la possibilité d’employer des enfants dès 10 ans révolus. La durée du travail ne peut, dans ce cas, excéder six heures quotidiennes alors qu’elle peut dépasser douze heures quotidiennes dans le premier. Surtout, la loi établit un lien entre accès au travail et accès à l’instruction : elle établit ainsi que tout enfant de moins de 12 ans révolus employé dans un atelier « devra jusqu’à cet âge suivre les classes d’une école pendant le temps libre du travail », alors que ses parents ou tuteurs devront justifier qu’il fréquente une école publique ou privée s’il a été embauché comme apprenti par un patron. Dans tous les cas, la fréquentation scolaire devra être attestée. La restriction à six heures quotidiennes de la possibilité de travailler avant l’âge de 15 ans vaut tant que l’enfant « ne justifie, par la production d’un certificat de l’instituteur et de l’inspecteur primaire, visé par le maire, qu’il a acquis l’instruction primaire élémentaire ». Le temps du travail est désormais clairement soumis au temps de la formation – d’une formation de base2 – et la nécessité de cette formation l’emporte peu à peu sur le temps consacré au travail, du moins tant que l’individu n’a pas dépassé l’âge de 15 ans.

  • 3 La durée effective du travail hebdomadaire excédera ce seuil pendant quelques décades…

9La loi du 2 novembre 1892 repousse d’un an le seuil à partir duquel un enfant est autorisé à travailler, ainsi porté à 13 ans révolus. Mais, comme pour les lois précédentes, une dérogation est possible : « Les enfants munis du certificat d’études primaires, institué par la loi du 28 mars 1882, peuvent être employés à partir de l’âge de douze ans. » Il est vrai qu’à cette date-là avaient été adoptées les lois relatives à la scolarisation des jeunes français, dites lois Jules Ferry : avec la loi du 28 mars 1882, celle-ci devient obligatoire et tous les jeunes français, sauf dans le cas où l’instruction leur serait donnée par un autre moyen, sont désormais tenus de fréquenter l’école de 6 à 13 ans. L’obtention du diplôme qui couronne l’enseignement primaire dispense donc d’une année d’études et/ou met un an plus tôt à la disposition du système de production : c’est toute l’ambivalence de la question du partage entre temps de la formation et temps du travail… La durée du travail quotidien ne peut toutefois, jusqu’à l’âge de 16 ans révolus, excéder dix heures : la possibilité est ainsi ouverte à la fréquentation des cours professionnels, ceux-là mêmes dont la loi Astier rendra la fréquentation obligatoire en 1919. Dans la même perspective et dans le cadre d’une loi qui fixe à onze heures l’horaire de travail quotidien maximal pour toutes les catégories de travailleurs, la loi du 30 mars 1900 limite à dix heures et demie la durée du travail quotidien des jeunes de 16 à 18 ans. Quant à la scolarité obligatoire, elle sera prolongée à plusieurs reprises encore par la suite, pour être portée à 14 ans en 1936 et à 16 ans en 1959. La durée légale du travail est, au cours de la période, fixée pour tous à huit heures quotidiennes en 1919 et à quarante heures hebdomadaires en 19363.

10La législation sur la durée hebdomadaire du travail – adoptée dans le cadre du vif débat sur le partage du travail, mené au cours des vingt dernières années du xxe siècle – a entériné de nouvelles limitations, ramenant cette durée à trente-neuf puis trente-cinq heures. Mais la discussion n’a guère lié, sinon par une référence au temps de travail durant la vie entière, temps de travail journalier ou hebdomadaire et seuil de la scolarité obligatoire. Ainsi, le temps gagné sur l’engagement précoce dans un travail salarié a, jusqu’au début du xxe siècle, été dévolu à l’instruction des jeunes ou, inversement, le temps réclamé par leur instruction pris sur un temps jusque-là accaparé, pour les plus miséreux du moins, par le travail salarié. Ce temps consacré à la scolarité s’est par la suite, durant la deuxième moitié du xxe siècle, étendu avant tout du fait d’une tendance généralisée à la poursuite des études, bien au-delà de la scolarité obligatoire. Le cadre juridique imposé par l’ordonnance du 6 janvier 1959 a été rapidement débordé, malgré les réticences initiales au report de l’obligation scolaire jusqu’à l’âge de 16 ans révolus. Tout se passe désormais comme si l’inclination des familles en faveur de la prolongation constante des scolarités entraînait, quasi mécaniquement, le report de fait de l’entrée dans la vie active. Mais sans doute faut-il se garder d’attribuer de manière univoque l’allongement des scolarités au seul désir des familles ou des enfants : l’analyse des effets des deux explosions scolaires successives, celle provoquée par l’ordonnance de 1959 comme celle entraînée à partir de 1985 par l’élargissement de l’accès au baccalauréat, témoigne plutôt d’un effet d’entraînement de l’offre scolaire sur la demande des familles (Prost, 1986).

11Quoi qu’il en soit, l’âge auquel les jeunes arrêtent désormais leur scolarité a évolué au point qu’une majorité de jeunes a plus de 20 ans au moment de quitter la formation initiale : il s’était, pour l’ensemble des jeunes sortis du système de formation initiale en 2007, établi à 21 ans (CEREQ, 2012). S’il s’agit là d’un chiffre moyen, c’est-à-dire variable selon le niveau auquel l’individu a quitté le système de formation, les écarts restent toutefois plutôt modestes. L’âge moyen selon le niveau de sortie oscille en effet, pour peu que l’on néglige les individus issus d’un doctorat, entre 19 ans pour les sortants d’une formation professionnelle courte, obtenue en deux ans après le collège, et 24 ans pour les sortants d’un master. Il faut souligner, par ailleurs, la stabilité relative de l’âge moyen à la sortie du système de formation au cours de la période récente : il n’a guère évolué depuis le début du siècle puisqu’il s’établissait déjà à 21 ans chez les jeunes sortis du système de formation initiale en 2001. Ce net allongement des durées de formation en France a donné lieu à des appréciations diverses ; généralement approuvé, un certain nombre de voix ne s’en sont pas moins élevées pour s’inquiéter du processus, certains allant jusqu’à parler d’inflation scolaire. D’autres ont fait remarquer que, la prolongation des études se produisant à distance des activités productives, elle retardait trop la confrontation avec les réalités concrètes du travail. Nous y reviendrons plus loin. Nous aborderons d’abord la diffusion du travail salarié pendant les études, en tant qu’il témoigne d’un certain retour du temps du travail dans le temps des études.

Retour du temps du travail dans le temps des études ?

12Avoir une activité salariée régulière pendant l’année scolaire ou universitaire n’était, jusqu’à une époque récente, pas courant en France. Le « job d’été » constituait certes – et constitue toujours – une sorte de tradition, que les jeunes encore scolarisés – lycéens mais plus souvent étudiants – aillent suppléer des actifs en congé ou qu’ils prennent en charge des activités typiquement estivales. Le cumul d’un emploi avec les études au cours de l’année scolaire était, en revanche, longtemps resté marginal ; cette marginalité explique sans doute que l’attention des observateurs ait tardé à s’y porter. Des sociologues s’y sont pourtant intéressés dès le début des années 1990 (Dubet, 1991 ; incidemment ou, plus directement : Ballion, 1994) et certains n’ont pas hésité, au début des années 2000, à parler de « lycéens-travailleurs » (Rakoto-Raharimanana, 2007), souvent embauchés « au noir ». La figure nouvelle de l’« étudiant-travailleur » tend de même à se diffuser, incarnée notamment par l’équipier de la restauration rapide ou le caissier du week-end de certaines grandes surfaces spécialisées. Le travail pendant les études aurait ainsi constitué un « effet non contrôlé de la scolarisation de masse », selon la suggestion de R. Ballion (1994) : la massification de l’enseignement serait restée indifférente aux difficultés économiques auxquelles se sont heurtées des familles qui avaient de plus en plus de mal à assumer les coûts supplémentaires d’une jeunesse prolongée. Cette contrainte économique sur les familles pourrait pourtant n’être pas seule à expliquer le cumul d’un emploi avec les études.

  • 4 En témoigne notamment l’ouvrage de deux psychologues, Ellen Greenberger et Laurence Steinberg, paru (...)

13À ce point, un autre détour s’impose, géographique cette fois. Les jeunes états-uniens auraient commencé à cumuler études et emploi salarié dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, après que la crise des années 1930 eût entraîné le desserrement de la législation sur le travail des enfants et des adolescents : encouragé durant la période de la guerre, le mouvement a pris une ampleur considérable dès les années 1960. Si l’engagement précoce dans le travail est fortement valorisé dans les sociétés nord-américaines, les proportions prises par le cumul d’un emploi salarié durant les études n’en ont pas moins suscité un certain nombre d’inquiétudes quant aux risques encourus par ces jeunes, tant sur le plan de leur épanouissement personnel que sur celui de la réussite de leurs études4. Les jeunes canadiens n’ont pourtant pas tardé, à la suite d’une autre crise économique, celle qui est survenue au milieu des années 1970, à aligner leurs comportements sur celui de leurs voisins. Au Québec, la demande d’une main-d’œuvre flexible, disposée à accepter des emplois précaires, le plus souvent à temps partiel et selon des horaires fractionnés, aurait exercé un puissant effet d’entraînement sur la population étudiante, en lui offrant d’accéder, par le biais de revenus propres, à des consommations que les familles ne pouvaient pas toujours lui garantir. La nécessité d’assurer sa subsistance joue certes un rôle primordial pour nombre d’étudiants-travailleurs ; le contexte social global, marqué par la flexibilisation des conditions d’emploi et l’opportunité d’accéder à des biens de consommation que leurs parents ne peuvent leur offrir, jouerait pourtant un rôle décisif et expliquerait que la participation à l’emploi salarié soit aussi peu dépendante des origines sociales des individus (Eckert, 2009).

14Sans vouloir forcer la comparaison, il faut toutefois relever que la montée plus récente du travail salarié pendant l’année scolaire ou universitaire en France s’accomplit également, sur le fond d’une flexibilisation de l’emploi – qui ouvre un segment d’emploi spécifique, favorable en particulier à des individus disponibles en dehors des temps d’activité habituels – et d’un élargissement de l’offre de biens de consommation adressés prioritairement aux jeunes. L’évolution de ce marché des biens de consommation juvéniles et les opportunités nouvelles offertes par une certaine dérégulation du marché du travail faciliteraient ainsi l’entrée massive d’une population jeune, toujours en formation initiale mais disposant de temps, toute prête à profiter de l’occasion pour s’insérer dans la consommation ou, selon les nécessités, subvenir à des besoins élémentaires. Au risque, certes, de compromettre ou, pour le moins, de retarder la réussite aux examens ! Il est vrai que les études laissent, aujourd’hui comme hier, une marge de temps disponible pour d’autres activités : un quart des étudiants qui travaillent déclarent en effet le faire parce que leurs études leur en laissent le temps (OVE, 2011). Il n’en reste pas moins qu’une proportion équivalente affirme, au contraire, qu’il est difficile de concilier études et activité salariée (OVE, 2011). Par-delà l’appréciation des disponibilités, les raisons invoquées pour rendre compte de leur comportement par les jeunes qui travaillent pendant leurs études varient entre nécessité, accommodement et autonomie : si le fait de travailler fournit aux uns les ressources indispensables à leur existence, il permet aux autres de soulager leurs familles et assure à d’autres encore l’indépendance à l’égard de leurs parents (OVE, 2011). Il s’agit là des trois raisons principales d’occuper un emploi pendant les études au Québec (Eckert, 2009).

15La part des lycéens ou étudiants qui, en France, occupent un emploi régulier paraît moindre qu’au Québec. Son évaluation reste, en effet, incertaine. À considérer les données fournies par l’enquête « Génération 2004 en 2007 », il ressort que 17 % des jeunes ayant quitté l’école en 2004 ont occupé « un emploi régulier, c’est-à-dire une activité salariée qui les occupait au moins 8 heures par semaine tout au long de l’année scolaire ». Cette proportion globale varie selon le niveau auquel les jeunes sont sortis de formation : ainsi, les sortants de l’enseignement supérieur long sont environ 24 %, près d’un sur quatre – un peu plus que le taux fourni par Coudin (2008) – à avoir occupé un emploi régulier de plus de huit heures par semaine alors que ceux qui sont sortis de formation aux niveaux inférieurs au baccalauréat, ne sont que 8 % environ à avoir occupé un emploi de ce type. Les choses changent totalement dès lors que l’emploi est défini de manière moins restrictive et lorsque, par conséquent, la question est formulée différemment. Ainsi, les jeunes de la « Génération 2004 » sont environ 70 % à avoir occupé, pendant leurs études, « des jobs de vacances ou des petits boulots » et des variations semblables apparaissent lorsqu’il est tenu compte du niveau auquel les jeunes sortent de formation : 80 % des sortants de l’enseignement supérieur long ont eu au moins un petit boulot chaque année pendant la durée de leurs études contre moins de la moitié des sortants aux niveaux inférieurs. Si l’enquête de l’Observatoire de la vie étudiante permet d’avancer que près de trois étudiants sur quatre ont eu une activité salariée dans l’année, un sur deux seulement travaillerait durant l’année universitaire, sur des périodes variables (OVE, 2011).

16Mais, quoi qu’il en soit des variations de la proportion exacte d’étudiants qui s’engagent dans une activité salariée durant l’année universitaire et quelles que soient les raisons pour lesquelles ils sont amenés à agir de la sorte, il apparaît que le temps des études est de plus en plus souvent envahi par un autre temps, celui du travail, précisément. Ce retour du temps du travail dans le temps des études prend des formes différentes. La pratique du « stage en entreprise », certes ancienne, tend à se généraliser : incluse dans le cursus de formation, elle se répand dans tous les parcours et toutes les disciplines. Elle participe intimement au mouvement de « professionnalisation de l’enseignement supérieur », désormais davantage orienté vers l’acquisition de compétences – qu’il conviendrait d’éprouver et de consolider sur le terrain – que vers la maîtrise d’un domaine du savoir. À cet effet de la réorientation des études dans la perspective d’une insertion plus rapide dans des emplois ciblés s’ajoute l’effet de l’âge : les étudiants ont, en effet, tendance à occuper plus fréquemment un emploi salarié au fur et à mesure de l’avancée de leurs études. C’est ainsi que la part des étudiants qui ont une activité rémunérée pendant les études passe d’environ un sur cinq parmi ceux qui ont 18 ans à plus de six sur dix lorsqu’ils ont atteint l’âge de 23 ans (OVE, 2011). Cette progression tient à plusieurs facteurs : aux transformations du mode de vie des étudiants, de plus en plus nombreux à quitter le domicile parental au-delà de 20 ans ou à s’installer dans une vie à deux, mais aussi aux exigences des cursus de formation suivis, la nécessité de passer une période en situation plus ou moins réelle d’activité devenant plus prégnante au fur et à mesure de l’avancée dans le cursus.

17Ce retour du temps du travail dans le temps des études rend d’autant plus surprenante la virulence de certains discours qui s’insurgent contre une trop grande distance – une trop grande indépendance – du système de reproduction d’avec le système de production. C’est ainsi que M. Duru-Bellat (2006) redoute que l’école, à maintenir trop longtemps les jeunes en son sein, n’en devienne « déséducative » sinon « désocialisante » : il conviendrait de « se demander si des études longues sont toujours formatrices, s’il n’y a pas un moment où elles deviennent “désocialisantes” ou “déséducatives” parce qu’elles maintiennent dans un univers fermé ou les contraintes sont légères, les enjeux flexibles […] et les occasions de prendre des responsabilités relativement rares ». Le titre de l’ouvrage – L’inflation scolaire – donnait le ton : si l’auteur s’inquiète avant tout de l’arrivée sur le marché du travail d’un nombre excessif de diplômés, dont la plupart ne pourront, dit-elle, trouver des emplois à la hauteur de leurs espérances, elle fait un pas de plus en remettant en question ce temps de « frivolité » que constituerait le temps de la jeunesse étudiante. Il se pourrait, pourtant, que le retour rapide du temps du travail dans le temps de la formation laisse désormais moins de place à la frivolité et enferme plus tôt dans les contraintes d’un parcours de formation plus concrètement professionnalisé. L’inquiétude liée à l’état du marché du travail et la rationalisation du temps des études pourraient, bien au contraire, en faire désormais un temps fortement contraint, excluant toute fantaisie.

Pour conclure : la fin de l’apesanteur ?

18Ainsi, faudrait-il en finir avec ce temps des études qui laissait trop de temps pour d’autres activités, para- ou extra-universitaires. L’air du temps ne serait plus à la frivolité mais à son contraire : une sorte de temps du « sérieux ». La jeunesse ne saurait trop durer et la mise au travail devrait intervenir plus vite… Sans doute le risque de renvoyer des enfants dans les usines est-il révolu, pour peu que l’on oublie ces enfants qui, loin du centre postindustriel, produisent une part des biens écoulés sur nos marchés ; mais la mise au travail ne saurait trop tarder. Dès lors, restaurer les conditions d’un accès plus précoce à l’emploi dérégulé permettrait-il de rejeter plus facilement sur les individus la responsabilité de leur situation lorsqu’ils ne sont pas en emploi ? Serait-ce là le sérieux exigible dans un monde libéral ? La diffusion du travail précoce dans les sociétés nord-américaines tendrait à en convaincre. Il est vrai que le rapport au travail dans des sociétés latines diverge du modèle anglo-saxon. Mais le premier est-il encore en mesure de résister au second ? Le retour du temps du travail dans le temps des études signifierait-il, pour la jeunesse, la fin d’une certaine « apesanteur » (Mauger, 1995) ?

Notes

1 Nous pensons, bien sûr, à la stratégie de développement promue par le Conseil européen, tenu en mars 2000 à Lisbonne, qui visait à garantir la croissance et la prospérité de l’Union européenne par le développement d’une « économie de la connaissance », dynamique et compétitive.

2 Celle qui sera résumée plus tard par les trois verbes : lire, écrire et compter.

3 La durée effective du travail hebdomadaire excédera ce seuil pendant quelques décades…

4 En témoigne notamment l’ouvrage de deux psychologues, Ellen Greenberger et Laurence Steinberg, paru en 1986 sous le titre : When Teenagers Work. Leur démarche s’organise tout entière autour de cette question : « Is working good for adolescents ? »

Auteur

Professeur de sociologie à l’université de Poitiers, membre du groupe de recherche et d’études sociologiques du Centre-Ouest (GRESCO). Ses travaux ont porté sur la sociologie de la jeunesse et les modalités de la transition entre l’école et l’emploi. Il s’est intéressé notamment au devenir des jeunes issus des milieux populaires et, plus particulièrement, au devenir ouvrier aujourd’hui (Avoir vingt ans à l’usine, La Dispute, 2006). Ses recherches plus récentes se sont orientées vers une sociologie des diplômes (« Les jeunes et leurs diplômes : le déclassement à l’aune de la valeur des diplômes », à paraître dans Éducation et sociétés), les questions de discrimination (« Discrimination et reproduction sociale ou l’emploi qui reste », Agora. Débats jeunesse, 57, 2011), et, plus récemment vers la question de l’appartenance de classe. Il s’intéresse également aux usages de l’image en sociologie.

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