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L’architecture : la réception immédiate et la réception différée

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Gérard Monnier

Les Beaux-Arts au MOMA

Consécration du post-modernisme ou naissance de l’histoire de l’architecture du xixe siècle ?

Alice Thomine

Texte intégral

  • 1 Entre autres : Louise-Ada Huxtable, « Beaux-Arts-The Latest Avant-Garde », The New York Times Maga (...)

1De façon paradoxale, le premier xxe siècle est l’époque du lancement des premiers travaux sur l’architecture du xixe siècle, de Nikolaus Pevsner à Siegfried Giedion, en passant par Henry-Russell Hitchcock, mais aussi celle de l’apogée du Mouvement moderne qui s’est défini en réaction contre l’art du siècle précédent jugé bourgeois et de mauvais goût. En fait, ceux qui écrivent sur le xixe siècle cherchent avant tout à y rechercher les signes annonciateurs de la modernité. Ils en proposent une lecture subjective, qui laisse dans l’ombre l’œuvre des plus importants des architectes académiques pour mieux mettre en évidence l’émergence des nouvelles valeurs (l’innovation technologique, le dépouillement ornemental, la rationalité constructive) qui seront les fondements de l’architecture moderne, à travers quelques figures d’architectes, tels Henri Labrouste ou Hector Horeau, qu’ils aiment à croire incompris en leur temps. Les critères intellectuels mis en place pour appréhender l’architecture du xixe siècle ont ainsi immédiatement été dépendants de l’idéologie du Mouvement moderne. À cet égard, l’exposition intitulée « The Architecture of the École des Beaux-Arts » organisée par le Museum of Modern Art (MOMA) de New York en 1975 constitue, en tant que réhabilitation de l’architecture académique du xixe siècle, sinon un point de rupture, du moins une avancée significative dans l’histoire de la perception de l’architecture du xixe siècle. Les contemporains y ont bien vu une tentative du MOMA de faire évoluer significativement l’histoire du goût en proposant de nouvelles références à l’architecture contemporaine. Du reste, l’exposition, qui s’est tenue dans la principale salle d’exposition du musée et non dans les salles plus petites des étages supérieurs, traditionnellement réservées aux expositions d’architecture, se signale d’emblée comme un événement. Elle a bien souvent été comparée à la célèbre exposition organisée en 1932 par Alfred Barr, Philip Johnson et Henri-Russell Hitchcock, « Le style international » qui avait été à l’origine du succès de l’architecture moderne aux États-Unis1.

Les Beaux-Arts au MOMA : une politique contradictoire ?

  • 2 Quelques exemples : Thomas B. Hess parle de « l’ironie de l’histoire [qui fait] que cette imposant (...)
  • 3 Né en 1925 à New York et mort en 1987, ce personnage discret est un autodidacte : formé à la High (...)
  • 4 Cf. The Architecture of H.H. Richardson and his Time (New York, The Museum of Modern Art, 1936). P (...)
  • 5 H.-R. Hitchcock, Gaudi, New York, The MOMA, 1957.
  • 6 P. Selz and M. Constantine (ed.), Art Nouveau, Art and Design at the Turn of the Century, The MOMA (...)

2De nombreux critiques, du New York Magazine2 à l’Architectural Record en passant par Progressive Architecture, ont jugé contradictoire que le musée qui a été le principal instigateur du Mouvement moderne devienne le protagoniste de la réhabilitation de l’académisme Beaux-Arts, tant haï des modernes. Pourtant on peut se demander si cette exposition tranche réellement avec la politique du département « architecture et design ». Depuis sa création en 1932, le département a toujours laissé une place à l’histoire du xixe siècle au sens large. Depuis 1956, Arthur Drexler3 a poursuivi la tradition des expositions historiques organisées en collaboration avec l’historien de l’architecture Henri-Russell Hitchcock que Johnson avait initié4 : en premier lieu avec l’exposition sur Antonio Gaudi en 19585, puis avec celle sur l’Art nouveau en 1960 6. Mais bien sûr, ces événements n’ont jamais revêtu le caractère polémique qu’a eu l’exposition sur les Beaux-Arts puisque l’Art nouveau avait été depuis longtemps réhabilité comme une des indispensables révoltes contre l’historicisme sans laquelle l’architecture du xxe siècle n’aurait pu éclore.

  • 7 L’exposition Visionary Architecture qui a eu lieu de septembre à décembre 1960 annonce l’expositio (...)
  • 8 Five Architects, Oxford University Press, New York, 1974.
  • 9 p. 5.
  • 10 Sans abandonner pour autant les hérauts du Mouvement moderne (cf. l’exposition consacrée à Mies va (...)

3D’autres manifestations organisées précédemment par Drexler témoignaient de façon évidente de la position critique du musée par rapport au Mouvement moderne. En 1960, l’exposition Visionary Architecture7 puis en 1964, l’exposition de Bernard Rudofski Architecture Without Architects, sont des incitations à rechercher de nouveaux modèles. En 1964, l’exposition Twentieth Century Engineering signale l’incapacité du Mouvement moderne à s’adapter à l’évolution des techniques, tandis qu’en 1967, l’exposition The New City : Architecture and Urban Renewa qui expose le travail, commandité par le MOMA, de quatre équipes d’architectes et d’urbanistes sur un quartier de New York met en évidence son inaptitude à résoudre les problèmes urbains. Du reste, de ce petit groupe rassemblé à cette occasion naît l’Institute for Architecture and Urban Studies (IAUS) dirigé par Pieter Eisenman, lieu de formation et de réflexion pour l’enseignement et la pratique de l’architecture qui se présente comme une alternative aux structures et aux opinions établies, alors inféodées aux principes modernistes. Non seulement le musée soutient la création de l’IAUS dont il finance la revue, Oppositions, mais il accueille aussi par la suite les réunions de travail d’une émanation de l’IAUS, le CASE (Conference of Architectes for the Study of the Environment) appelé à devenir le célèbre groupe des New York Fives (Peter Eisenman, Charles Graves, Richard Gwathmey, John Hejduk et Richard Meier) dont les écrits et les réalisations, bien que profondément marquées formellement par la leçon de Le Corbusier, se donneront pour but de faire évoluer les idéaux modernes8. Le MOMA soutient aussi le travail de Robert Venturi qui critique le développement architectural et urbain issu des CIAM et prône en alternative l’ouverture à une esthétique pluraliste nourrie de l’étude de l’environnement quotidien. Lorsque Drexler choisit en 1966 de faire du texte de Robert Venturi Complexity and Contradiction in Architecture, le premier numéro de la collection « The Museum of Modern Art Papers on Architecture », il soutient consciemment un de ceux qui « s’oppose à ce que beaucoup appellerait l’Institution, ou au moins les opinions établies »9. Les expositions réalisées par Drexler après l’exposition sur les Beaux-Arts confirment son intérêt pour les recherches menées par les architectes post-modernes10. Ainsi, l’exposition de 1979 sur les édifices de Best est l’occasion d’évoquer les réalisations de Robert Venturi, d’Allen Greenberg, ou encore de Michael Graves. La même année a lieu l’exposition Transformations in Modern Architecture qui, centrée autour de trois architectes, Louis Kahn, James Stirling et Robert Venturi, propose de nouvelles filiations au mouvement moderne.

Ill. n° 1 — Couverture du catalogue de l’exposition The Architecture of the École des Beaux-Arts, The MOMA, New York, 1977.

Une genèse longue face à des objectifs contradictoires

  • 11 D’après les témoignages de Neil Levine et David van Zanten.
  • 12 Cf. H.H. Hitchock, Philipp Johnson, Architecture 1949-1965, Thames & Hudson, Londres, 1967.

4L’idée de Drexler d’une exposition sur l’architecture du xixe siècle remonte aux années 196011. Il n’est pas étonnant qu’elle doive beaucoup à l’influence de son mentor intellectuel, Philip Johnson, qui exerce toujours son influence sur la programmation du département. En effet, ce dernier est alors dans ce que les historiens ont appelé sa période « anti-Mies » et cherche dans l’exemple des grands architectes du premier xixe siècle (Schinkel, Soane, etc.) de nouvelles solutions12 .

  • 13 En anglais, « architectural pities » (cité par exemple dans Progressive Architecture, novembre 197 (...)
  • 14 The Architecture of the Ecole des Beaux-Arts, The MOMA, New York, 1977.

5Cependant, l’exposition répond également aux motivations propres de Drexler. Ce dernier a résumé son objectif dans une formule qui a souvent été reprise par les critiques de l’exposition : faire un réexamen de nos « croyances architecturales »13. L’idée de l’exposition lui a été suggérée par la confusion théorique dans laquelle se trouve l’architecture de ce second xxe siècle : « À la fin de ce troisième quart de ce siècle, les bases théoriques de l’architecture moderne sont autant une collection d’idées reçues que ne l’était la doctrine qu’elle a rejeté. […] Nous ne sommes plus certains de ce que [l’architecture] doit devenir et comment cela doit être enseigné. »14 Sans prétention historique, les objectifs de Drexler sont prospectifs. Il cherche avant tout à remédier aux limites du Mouvement moderne.

  • 15 Ce sont les mêmes objectifs que ceux qu’ils se donnent dans l’exposition Transformations, « trouve (...)
  • 16 The Architecture of the Ecole des Beaux-Arts, New York, 1977, pp. 13-60.

6Il en voit principalement deux : son impuissance à réconcilier art et technologie15 et son incapacité à assurer une harmonieuse insertion de l’architecture dans la ville. Il est persuadé que ses difficultés viennent de la mauvaise qualité de l’enseignement de l’architecture. Il oppose les échecs de la formation donnée par le Bauhaus importé par Gropius aux États-Unis au succès de l’enseignement traditionnel Beaux-Arts16. Ainsi, avant d’être une réhabilitation de l’esthétique académique, l’exposition sera une réflexion sur un système éducatif : rien d’étonnant à ce qu’après de nombreuses tergiversations, elle soit consacrée à l’École des Beaux-Arts.

  • 17 Edward Tuckerman Potter and Samuel L. Clemens: and Architect and his Client, s.l., s.n., 1966.
  • 18 D’après le témoignage de Neil Levine.
  • 19 En juin 1975, une exposition de dessins présentés pour le concours du prix de Paris (qui permettai (...)
  • 20 Napoléon III and the Rebuilding of Paris, Princeton, 1958.
  • 21 Architectural Polychromy of the 1830’s, thèse soutenue à Harvard en 1970 et publiée par Garland pu (...)
  • 22 Architectural Reasoning in the Age of Positivism: the Neo-Grec Idea of Henri Labrouste’s Bibliothè (...)

7En effet, en 1967, la première démarche de Drexler pour ce projet est de demander à Rayner Banham, un des plus brillants élèves de Nikolaus Pevsner, un synopsis d’une exposition sur le xixe siècle, sans autre précision. Fasciné par la question des rapports entre art et technique, Drexler avait été favorablement impressionné par sa publication de 1960, Theory and Design in the First Machine Age qui incite à suivre l’exemple du xixe siècle en dépassant les limitations du Mouvement moderne par de nouvelles investigations technologiques. Cependant, Banham, plus proche du xxe siècle que du xixe, refuse de prendre en charge le projet. Il conseille à Drexler de contacter Richard Chafee, un autre élève de Pevsner, qui vient alors de s’illustrer par son travail sur l’architecture américaine du xixe siècle17. La proposition qu’il envoie ne convainc pas Drexler qui abandonne le projet. Ce dernier ne reprend l’idée que dans les années 1970, très certainement sous le coup de la déception des résultats de l’Institute for Architecture and Urban Studies dont il juge l’esprit corbuséen trop complaisant pour les éches du Mouvement moderne18. Le contexte est alors propice : Drexler peut profiter du développement de la recherche en histoire de l’architecture du xixe siècle des dernières années. Tandis que les débats soulevés par la destruction de Penn Station de Mac Kim Mead and White ont focalisé les regards sur la question de l’architecture du xixe siècle et ses qualités urbaines19, de jeunes historiens de l’architecture commencent à travailler sur le xixe siècle français : D.-H. Pinkney a consacré sa thèse à l’urbanisme sous Napoléon III20 ; David Van Zanten à la polychromie de l’architecture des années 183021 tandis que Neil Levine travaille sur la bibliothèque Sainte-Geneviève d’Henri Labrouste22. Ces deux derniers sont des anciens élèves de Donald-Drew Egbert qui enseigne depuis des années à l’Université de Princeton un cours sur l’architecture enseignée à l’École des Beaux-Arts. Grâce à lui, ceux-ci s’intéressent au xixe siècle français depuis le début des années 1960. Ils sont les premiers à redécouvrir les sources de cette époque aux Archives nationales, à la Bibliothèque nationale (notamment le fonds Labrouste), et bien sûr à l’École des Beaux-Arts. Il n’est donc pas étonnant que Drexler se tourne vers eux en 1974 pour leur demander de prendre en charge l’exposition. Souhaitant dès lors mener à bien le projet rapidement, il a aussi l’espoir que ces deux jeunes historiens de l’architecture soient susceptibles de s’y consacrer exclusivement.

  • 23 Des projets pour le concours du grand prix de Rome ; des concours d’émulation, esquisse ou rendu m (...)

8C’est alors que s’expriment clairement les divergences d’objectifs entre Drexler et les deux historiens, comme en témoigneront leurs participations respectives au catalogue de l’exposition : tandis que ces derniers choisissent de faire des essais historiques, Drexler tente de faire une approche critique de l’architecture du xixe siècle, en réfléchissant sur les liens qui l’unissent au xxe siècle. En effet, Drexler refuse la première proposition de Levine et Van Zanten, un panorama du xixe siècle français : tout simplement, leur explique-t-il, parce qu’il n’apprécie pas l’architecture de ses bâtiments. En revanche, obsédé par la question de l’enseignement, il est fasciné par les dessins de l’École des Beaux-Arts — de taille imposante (plusieurs mètres de long) — que lui ont montré Levine et Van Zanten à Paris. Ceux-ci finissent, sous la pression, par lui proposer une exposition consacrée presque exclusivement aux travaux des élèves de l’École des Beaux-Arts23. La seule concession faite par Drexler au projet initial des deux jeunes historiens est d’ajouter une section consacrée aux édifices bâtis, peu conséquente en comparaison des 160 dessins de l’École des Beaux-Arts, vu qu’elle ne contenait qu’une quarantaine de dessins, illustrant exclusivement deux bâtiments, la bibliothèque Sainte-Geneviève d’Henri Labrouste et l’Opéra avec les projets de Garnier et de Viollet-le-Duc. Pour ce qui est du contexte historique cher à Levine et Van Zanten, Drexler leur suggère de montrer des photographies d’édifices représentatifs de l’esthétique Beaux-Arts : dix-neuf de ces bâtiments illustreront l’architecture française, de Fontaine à Laloux, tandis que onze édifices américains, de Hunt à Pope, témoigneront de la postérité des Beaux-Arts aux États-Unis.

Un succès inattendu

  • 24 Notons aussi la publication de David Van Zanten, « Le système des Beaux-Arts », L’Architecture d’A (...)

9Cette exposition a été relayée de façon exceptionnelle par la presse. Les principales revues d’architecture de l’époque, qu’elles soient professionnelles (AIA Journal, Progressive Architecture, Architectural Record) ou de vulgarisation (Interior Designs, House and Garden) consacrent des articles étonnamment développés à l’exposition. Également relatée dans un certain nombre de revues d’art et dans la presse généraliste (New York Times, New York Magazine), l’exposition semble avoir en revanche peu d’écho dans les revues d’histoire de l’architecture. De même en dehors des États-Unis : la seule revue européenne à prendre position dans la polémique soulevée par l’exposition est la revue de Bruno Zevi, L’Architettura. En dépit de son thème parisien, l’exposition suscite peu d’intérêt en France où seul Christian Devillers, un ancien élève de Louis Kahn, en rend compte dans Architecture Mouvement Continuité24.

  • 25 W. Ellis, Oppositions, été 1976, n° 5, p. 131.
  • 26 Mathematics of the Ideal Villa, and Other Essays, 1976.
  • 27 Oppositions, printemps 1977, n° 8, pp. 160-175.
  • 28 Form and Reality in Architecture: a New Awareness, Washington, 1970.
  • 29 Princeton’s Beaux-Arts and its New Academism: from Labatut to Geddes, an Exhibition of Original Dr (...)
  • 30 Archives de l’IAUS, Centre canadien d’architecture (Montréal).
  • 31 Cf. Entretien téléphonique avec Neil Levine, août 2001.
  • 32 Cf. Apollo, mars 1978, pp. 229-230 ; ARLIS/NA Newsletter, n° 6-7, novembre 1978, pp. 112-113 ; Art (...)

10En revanche, aux États-Unis, l’exposition qui a sans conteste « soulevé les débats les plus mouvementés que la Ville de New York n’avait pas vu depuis longtemps »25 déclenche une cascade de manifestations qui vont entretenir pendant plusieurs années la polémique. Les premiers débats on lieu à l’occasion des deux colloques organisés par le MOMA parallèlement à l’exposition. Le premier intitulé « The architecture of the École des Beaux-Arts » a lieu le 11 novembre 1975. Il rassemble outre les rédacteurs du catalogue, Richard Chafee, Neil Levine, et David Van Zanten, les deux grandes sommités de l’histoire de l’architecture de l’époque, Henri-Russell Hitchcock, l’historien depuis fort longtemps lié à l’aventure du MOMA dont les travaux sur le xixe siècle ont été pionniers, et Vincent Scully dont le célèbre ouvrage, Shingle Style and the Stick Style, Architectural Theory and Design from Richardson to the Origin of Frank Lloyd Wright (1971) est à l’origine de la réhabilitation de l’architecture américaine vernaculaire du xixe siècle, qui réfléchissent à la question de l’utilisation du passé, à l’idée de légitimité architecturale, et à leur place dans l’enseignement. Une semaine plus tard, a lieu un second colloque intitulé « The Academic City and the Modern Movement » consacré exclusivement aux questions urbaines — un thème cher à Drexler. Les participants, des historiens comme Colin Rowe, qui travaille sur l’architecture de la Renaissance italienne26, Carl Schorske, qui commence ses recherches sur les rapports entre la politique et la culture dans la Vienne de la fin du xixe siècle, et Anthony Vidler qui, alors à ses débuts, deviendra un des principaux spécialistes du xviiie siècle français, ainsi que le critique canadien Georges Baird, co-auteur avec Charles Jencks de Meaning in Architecture (1969)27, abordent de front la question des méfaits de l’architecture du Mouvement Moderne sur la cité traditionnelle, en prenant les exemples de Paris, Chicago, Canberra, New Dehli. S’interrogeant sur le futur de l’urbanisme moderne, ils proposent une réhabilitation de l’haussmanisation et de l’esthétique urbaine des Beaux-Arts. En janvier, l’Institute for Architecture and Urban Studies prend l’initiative d’organiser un forum de discussion 22 janvier 1976. Il est beaucoup plus ouvert au débat professionnel puisqu’il rassemble, outre des intervenants ayant participé aux colloques du MOMA (Vincent Scully, Anthony Vidler et Georges Baird, tous deux des membres de l’IAUS) un grand nombre d’architectes praticiens : Paul Rudolph, dont l’architecture brutaliste a dès les années 1950 remis en cause l’enseignement de son maître Gropius ; l’architecte anglais Peter Smithson qui, partisan d’un minimalisme formel et technologique, a contribué au sein de Team 10 à relativiser la doctrine des CIAM ; Robert Stern, qui, après avoir dans sa thèse réfléchi à l’histoire de l’enseignement à travers la figure de Georges Howe, le directeur de l’École d’architecture de Yale, développe dans la lignée de Venturi une architecture issue du modèle populaire du Shingle style ; Ulrich Franzen, qui lui aussi poursuit alors une réflexion sur l’importance formelle de l’architecture28 ; enfin l’architecte William J. Conklin, alors engagé dans la préservation de New York, et son associé James S. Rossant. Second écho de l’exposition un an plus tard avec l’exposition de l’Institute for Architecture and Urban Studies consacrée aux origines « Beaux-Arts » de l’enseignement de l’architecture à Princeton, manifestation que les organisateurs relient expressément « aux problèmes soulevés par l’exposition sur les Beaux-Arts du MOMA »29. Également en résonance avec l’exposition, le numéro de la revue Oppositions confié à Anthony Vidler et intitulé « Paris Under the Academy ». En gestation depuis juin 197530, sans doute en vue d’accompagner l’exposition, ce numéro spécial qui ne verra le jour qu’au printemps 1977 sera finalement présenté comme une critique de l’exposition du MOMA à laquelle il reproche la faiblesse de son approche historique. Ce numéro précède de peu la parution du catalogue de l’exposition retardée pendant deux ans par Drexler, qui ne sait comment légitimer dans sa contribution le principe de l’exposition face à la virulence inattendue des débats qu’elle a suscitée31. Plus que l’exposition, le livre a un impact sur les historiens de l’architecture : la Society of Architectural Historians qui n’avait pas évoquée l’exposition consacre sous la plume de Peter Collins et de Norman Neuerburg un compte-rendu au catalogue32. Mais surtout, ce dernier relance, avec deux ans de décalage, le débat aux États-Unis, ainsi qu’à l’étranger.

11En France, la publication du catalogue suscite l’idée d’organiser une manifestation analogue en France. Sous l’impulsion du secrétaire d’État à la Culture, Michel Guy, il est alors question de remonter l’exposition, en partie, sinon en totalité, dans la chapelle de l’École des Beaux-Arts. Parallèlement s’engage un travail de traduction du livre en français enrichi d’une préface de Bruno Foucart, alors conseiller de Guy. Ces projets n’aboutiront pas, sans doute à cause du départ de Michel Guy remplacé par Jean-Philippe Lecat. Le seul effet, très indirect, de l’exposition du MOMA est d’inciter l’École des Beaux-Arts à la valorisation de ses collections qu’elle initie alors par le biais de la série des expositions sur les envois de Rome.

  • 33 Entretien avec Robin Middleton, juillet 2001.
  • 34 Ten Books on Architecture, by Leone Battista Alberti, Londres, 1955.
  • 35 « The Museum of Modern Art Papers on Architecture », New York, 1972.

12En revanche, le livre suscite de vives réactions en Grande-Bretagne. C’est Robin Middleto33, un historien de l’architecture dont l’intérêt pour le xixe siècle est né à l’occasion de la thèse sur Viollet-Le-Duc qu’il soutient à Cambridge en 1959, alors en poste à la London’s Architectural Association, qui prend l’initiative d’organiser en mai 1978 un colloque sur le thème des Beaux-Arts, événement qu’il présente comme la suite du renouveau d’intérêt pour les Beaux-Arts initié par le MOMA. En marge du colloque, ce dernier a également eu l’idée de demander à la bibliothécaire de l’École des Beaux-Arts, Annie Jacques, d’apporter des travaux d’élèves : exposés de façon informelle, ceux-ci recréent, trois ans plus tard et dans un format réduit, l’atmosphère de la manifestation du MOMA. Cet événement remporte un succès inattendu notamment auprès des étudiants des écoles d’architecture qui arrivent en masse de toute l’Angleterre. Il suscite du reste plusieurs publications. En premier lieu, un numéro spécial d’AD Profiles sur les Beaux-Arts : à côté d’articles à caractère historique, ce numéro atteste, à travers les témoignages d’architectes qui étaient présents au colloque (Léon Krier, l’architecte belge post-moderniste, dont les théories ont profondément influencé l’IAUS, Peter Smithson, Denise Scott-Brown, l’associée de Robert Venturi, et James Stirling, dont Charles Jencks vient de faire l’icône du postmodernisme) de la constante vivacité des débats. Le livre qui paraît quatre ans plus tard aux presses du MIT The Beaux-Arts and Nineteenth Century French Architecture, privilégie l’aspect historique. Outre les contributions de Neil Levine, David Van Zanten, Annie Jacques et Robin Middleton, il comprend des articles du théoricien anglais Joseph Rykwert qui, après avoir réédité Alberti34, se spécialise dans le xviiie siècle avec son premier ouvrage, On Adam’s House in Paradise : the Idea of the Primitive But in Architectural History (d’ailleurs publié dans la collection du MOMA)35, du jeune historien allemand Werner Szambien, en thèse sur Jacques-Nicolas Durand, du français Georges Teyssot, qui se consacre alors à l’architecture anglaise néo-classique, à travers la figure de Georges Dance, d’Hélène Lipstadt, une américaine qui poursuit une thèse avec Maurice Agulhon sur César Daly et la presse architecture française du xixe siècle, de Barry Bergdoll, un élève de Robin Middleton qui débute sa thèse sur Léon Vaudoyer, Catherine Marmoz, une française spécialiste de l’histoire de l’École des Beaux-Arts. La parution de cet ouvrage coïncide d’ailleurs avec la publication, en 1980, de Beaux-Arts Tradition in French Architecture, une édition des notes de cours rédigées entre la fin des années 1930 et 1941 par Egbert qui les avait confiées à sa mort en 1971 à David Van Zanten.

Le mouvement moderne et le xixe siècle : rupture ou postérité ?

13Le fait que l’exposition ait lieu au MOMA qui est, depuis le succès de l’exposition « Le style international », l’instigateur des tendances de la création architecturale aux États-Unis, suffit à expliquer que la principale question qui anime les débats pendant tant d’années concerne les liens qui existeraient entre l’architecture académique du xixe siècle que le musée venait de réhabiliter et l’architecture contemporaine, alors encore profondément influencée par le Mouvement moderne.

  • 36 Novembre 1975, p. 32.
  • 37 « Forum : the Beaux-Arts Exhibition », Oppositions, printemps 1977, n° 8, p. 160.

14Nombreux sont ceux à avoir perçu l’exposition comme un réel renversement de valeurs. Dans l’American Institute of Architects Journal, le compte-rendu de l’exposition par John Lobell intitulé « The Beaux-Arts : a Reconsideration of Meaning in Architecture », est une longue analyse de ce qui oppose le Mouvement moderne et l’architecture Beaux-Arts, « deux approches fondamentalement différentes de ce qui est au cœur de l’architecture et donc, de l’humanité »36. Louise-Ada Huxtable, la célèbre critique du New York Times, voit dans l’exposition le signal d’une « crise »37 du Mouvement moderne, crise dont elle attend avec impatience la venue en tant que membre fondateur de l’association Friends of Cast-Iron Architecture engagée depuis le début des années 1960 dans la préservation de l’architecture américaine métallique du xixe siècle mise en péril par les promoteurs. De même, Peter Eisenman, le directeur de l’IAUS, conçoit l’exposition comme une atteinte à l’héritage du Mouvement moderne qu’il essaie de faire évoluer au sein de l’IAUS : invité le soir même de l’inauguration à faire une conférence à l’École d’architecture de Columbia, il porte au bras un brassard noir en signe de deuil, ce qui révèle à tous combien l’exposition de Drexler va beaucoup plus loin que toutes les entreprises de réévaluation du Mouvement moderne dont l’IAUS était le moteur.

15À l’opposé se situe Denise Scott-Brown, la collaboratrice de Venturi qui, dans la lignée de la préface de Learning from Las Vegas (1972), défend l’idée que la prise en compte des principes de l’architecture Beaux-Arts par les architectes contemporains n’est qu’une mutation des idéaux du Mouvement moderne. De même, beaucoup de critiques percevront l’exposition sur les dessins de l’École des Beaux-Arts comme une conséquence logique de l’évolution du Mouvement moderne, qui se serait réconcilié avec l’Académisme du xixe siècle. En fait, si contradiction il y a, la plupart considèrent qu’elle se trouve dans la politique du MOMA plutôt que dans le fait de réhabiliter l’architecture du xixe siècle.

  • 38 Emil Kaufmann, Von Ledoux bis Le Corbusier, Vienne-Leipzig, 1933.
  • 39 Art in América, mars-avril 197-, pp. 48-52.
  • 40 Notamment avec la grande synthèse Twentieth Century Architecture: the Middle Years, 19451965 (Prag (...)
  • 41 Février 1976, pp. 106-107.
  • 42 Princeton’s Beaux-Arts and its New Academism: from Labatut to Geddes, an Exhibition of Original Dr (...)
  • 43 Beaux-Arts Tradition in French Architecture, MIT-Press, Cambridge, 1980, p. 7.
  • 44 The Catholic University of America Press, Washington.
  • 45 Ainsi, l’exposition apparaît comme « une vue fragmentaire d’une tradition qui a été littéralement (...)

16Cette prise de position s’appuie principalement sur la découverte faite dès les années 1950 que le Mouvement moderne possède une composante classique, notamment chez Louis Kahn et Le Corbusier. Cette redécouverte du classicisme s’est bien sûr nourrie du développement des études sur le xviiie siècle qui, initiées par Emil Kaufmann en 193338, connaissent alors leur essor avec les travaux de Rykwert, Vidler ou Middleton, tous d’ailleurs actifs dans le débat sur l’exposition du MOMA. Enfin, le lien entre le xixe siècle et l’architecture contemporaine se fonde sur l’idée qu’il existe une filiation entre l’École des Beaux-Arts et l’architecture américaine contemporaine. C’est par exemple la position de John Jacobus39 , qui connaît bien l’architecture française du xixe siècle pour avoir soutenu sa thèse en 1956 à Yale sur Viollet-le-Duc : son parcours en est une illustration puisqu’il s’est ensuite consacré à l’architecture américaine du xxe siècle40. De nombreuses analyses de l’exposition proposent une vision généalogique de l’architecture américaine qui va d’Henri Labrouste à Robert Venturi en passant par Paul Cret jusqu’à Louis Kahn, filiation qui sera celle que Drexler illustrera quelques années plus tard dans l’exposition Transformations in Modern Architecture. La section photographique de l’exposition, qui présentait des bâtiments américains allant de Sullivan au Jefferson Mémorial de Pope, tout comme le communiqué de presse qui donnait explicitement à l’exposition pour but « d’indiquer les sources des bâtiments américains pionniers comme Richardson et Louis Sullivan » incitait à de telles extrapolations. Ce travail d’écriture d’une histoire de l’architecture américaine va généralement de pair avec la critique du Bauhaus, présente également dans l’introduction de Drexler, et la découverte que le Mouvement moderne n’est pas un style « américain » mais le résultat de l’importation du Bauhaus d’Allemagne aux États-Unis. Au contraire, la découverte que la tradition « Beaux-Arts » est à l’origine de l’architecture américaine justifie le néo-classicisme de l’architecture post-moderne. Cet argument identitaire est du reste très présent dans les revues grand public : House and Gardens illustre explicitement le lien entre l’exposition de Drexler et le mouvement post-moderne en mettant en première page de l’article consacré au compte rendu de l’exposition une réalisation de Robert Venturi41. Ce discours sous-tend également l’exposition organisée par l’Institute for Architecture and Urban Studies sur Labatut : « Les relations entre la tradition académique française et les conditions actuelles de l’architecture moderne dans ce pays ne sont nulle part plus clairement exprimées que dans les relations entre Jean Labatut, et ses étudiants Robert Venturi, Hugh Hardy, et Charles Moore, entre autres. »42 Dans le mise en place de ce schéma intellectuel, il faut à nouveau rappeler l’importance des cours de Donald Drew Egbert à Princeton sur l’architecture Beaux-Arts dont l’influence sur la génération du post-modernisme a été grande. Venturi, ancien élève d’Egbert, a souligné le rôle qu’a joué ce dernier en attirant leur attention sur « des réalités que des historiens plus doctrinaires ne pouvaient voir. [Venturi rappelle qu’Egbert leur a enseigné l’histoire de l’architecture française des] Beaux-Arts à une époque où les vues de Giedion qui accordait la première place au Bauhaus et à la technologie prédominaient en histoire de l’art »43. Du reste, des études historiques avaient déjà contribué à mettre en évidence l’origine Beaux-Arts de l’architecture américaine. La thèse soutenue par James Philip Noffsinger en 1955, The Influence of the École des Beaux-Arts on the Architects of the United State44, rappelle combien le modèle français a influencé William-Robert Ware lorsqu’il a créé la première école d’architecture américaine, le rôle joué par des architectes français exilés aux États-Unis comme Eugène Létang au MIT, Paul Cret à Philadelphie, Jean Labatut à Princeton. Ainsi, aux yeux de nombreux critiques, l’exposition ne fait que renouer avec une réalité historique, le poids de la tradition française des Beaux-Arts qui est d’ailleurs à l’époque encore prégnante dans certaines écoles45.

Ill. n° 2 — Extrait de Best Products, catalogue de l’exposition du MOMA, projet de showroom de Robert Stern pour Best, MOMA, New York.

Ill. n° 3 — Série Eclectic Houses de Venturi, 1977.

  • 46 « La plupart des dessins de l’exposition, certains de plus de dix pieds de large et d’une beauté r (...)
  • 47 New York Times, 6 janvier 1976, p. 38.
  • 48 Progressive Architecture, novembre 1975.
  • 49 Oppositions, printemps 1977, n° 8, pp. 174-175.
  • 50 AD Profiles, 1978, p. 35.

17L’exposition, mettant au jour des dessins inédits46, a exercé un impact visuel d’autant plus fort que ceux-ci n’étaient que des réminiscences de la tradition de l’enseignement américain de la première moitié du xxe siècle. Si certains — ils sont rares — jugent à l’instar de James Stirling que « les dessins étaient super-colossaux et pour la plupart ennuyeux », nombreux sont ceux qui partagent l’admiration de Paul Goldberger : « Visuellement, c’est la plus belle exposition en mémoire et l’exposition la plus attractive qui ait été montée à New York depuis des années. »47 « L’exquise beauté de ces dessins »48 a touché les architectes, étudiants comme professionnels. Arthur Drexler témoigne que « la réaction des étudiants à l’exposition a été meilleure qu’espérée. [… Ils] ont aimé les dessins et ont reconnu qu’il y avait quelque chose à dire en faveur de [cette] architecture »49. L’exposition a également influencé la génération précédente, comme en témoigne Peter Smithson qui, bien que très critique vis-à-vis du contenu historique de l’exposition, évoque le plaisir qu’il a éprouvé devant le relevé du temple de Paestum d’Henri Labrouste et y trouve même de quoi alimenter sa propre pratique. Ainsi, à propos de la façon dont l’ornement et l’architecture sont liés chez Labrouste, il affirme : « C’est la façon dont j’essaie de créer de l’architecture. »50 Du reste, dépassant les intentions initiales de Drexler, l’exposition a eu des répercussions formelles plus ou moins directes. La restauration de Théodore Labrouste du temple d’Hercule et Cora de 1831 a très certainement joué un rôle dans la conception de la série des Eclectic Houses (1977) de Venturi. De même, le projet de showroom présenté par Robert Stern à l’exposition Best montée au MOMA en 1979 s’inspire directement d’un projet de restauration d’Henri Labrouste, le temple de Neptune, que le musée avait présenté quatre ans avant.

  • 51 Paul Goldberger, New York Times, 6 janvier 1976, p. 38.

18Si l’exposition a été un tel choc esthétique, c’est assurément parce que « l’éclectisme des maîtres des Beaux-Arts était très proche de la sensibilité américaine moderne »51. Pour preuve, les résultats de l’enquête menée en 1976 par l’American Institute of Architects auprès des architectes pour déterminer leurs bâtiments préférés puisque c’est le Jefferson mémorial de Pope qui est placé en haut du palmarès… Ou encore le succès de l’exposition « The Second Empire » dont l’élection au titre d’exposition de l’année par Hilton Kramer du New York Times révèle combien l’historicisme du xixe siècle français concorde avec le goût du temps.

Un contenu historique controversé

  • 52 John Jacobus, Art in America, op. cit.
  • 53 Peter Collins, Journal of the SAH, mars 1979, p. 84. C’est aussi la grande crainte exprimée par Br (...)
  • 54 Oppositions, printemps 1977.
  • 55 Ibid.
  • 56 New York Times, 6 janvier 1976, p. 38.

19Un autre aspect du débat sur l’exposition concerne ses ambiguïtés, principalement dues à l’absence de catalogue. Outre le fait que l’exposition puisse du fait de l’absence de livres explicatifs témoigner « de l’incertitude et la confusion sous-jacente au design contemporain »52, elle peut aussi pour les mêmes raisons être interprétée comme une défense de l’académisme, de « concepts sociaux qui sont aujourd’hui évidemment inacceptables »53. Ce risque est bien sûr lié aux faiblesses de l’approche historique de l’exposition, à l’évidence le résultat de la tension entre les objectifs théorique et pédagogique de Drexler et les intentions historiennes de Neil Levine et Van Zanten. Cette conviction est celle de personnalités aussi différentes que Denise Scott-Brown qui intitulera son article « les mauvaises leçons que l’on peut tirer des Beaux-Arts »54, qu’Ulrich Franzen pour qui l’exposition ferme l’accès à la dimension historique55, ou que Paul Goldberger pour qui l’exposition incite à « romancer le xixe siècle »56 plus qu’à l’étudier. Le principal défaut mis en cause concerne le corpus : l’exposition ne montre qu’un aspect limité du xixe siècle puisqu’elle n’expose que des projets scolaires, ne rend pas compte du contexte historique et urbain du xixe siècle et passe sous silence les mouvements d’opposition qui contrebalançaient le poids académique de l’école. En résumé, l’exposition déconnecte l’enseignement des Beaux-Arts de la réalité des édifices bâtis comme de la pensée architecturale et urbaine du xixe siècle. On reproche également à l’exposition son manque d’apparat critique : outre l’absence de catalogue, les cartels ne donnent pas le programme des concours.

  • 57 Oppositions, printemps 1977, p. 8.

20C’est pourquoi le numéro d’Oppositions de 1977 dirigé par Anthony Vidler se donne pour but de remédier à ces lacunes historiques. Vidler y dénonce la vision mythique du xixe siècle qui s’est développée à la faveur de l’exposition du MOMA. Il dénonce l’instrumentalisation de l’histoire de l’architecture du xixe siècle par les théoriciens du Mouvement moderne dont l’exposition du MOMA lui paraît le dernier avatar. Celle-ci ne fait que « confirmer l’idéologie du Modernisme en acceptant ses termes de référence. Une vraie histoire critique de la période moderne doit être plus que ce net renversement »57. Il est à l’époque l’unique critique à avoir souligné le fait que l’exposition ne posait pas seulement le problème des rapports entre l’architecture contemporaine et le xixe siècle mais aussi celui de l’écriture de l’histoire.

  • 58 Architecture, xixe et xxe siècles, Mardaga, Bruxelles-Liège, 1981.
  • 59 François Loyer, Histoire de l’architecture française de la Révolution à nos jours, Mengès-éditions (...)

21D’ailleurs, aujourd’hui encore, des historiens à l’instar de François Loyer souligne le poids négatif qu’a eu cette exposition sur les historiens de l’architecture en les incitant à regarder l’enseignement de l’architecture en Europe et particulièrement en France que « sous l’angle d’une doctrine dont le formalisme absolu aurait été la règle »58. Cependant, l’exposition a bien été une rupture indispensable avec les travaux menés jusque-là sur le xixe siècle puisqu’elle a permis de révéler de nombreux architectes oubliés jusque-là par l’historiographie. Ainsi, Hitchcock lui-même avoue en 1981, après avoir vu l’exposition et lu les travaux de David van Zanten et Neil Levine, que les évaluations critiques qu’il avait proposées en 1958 étaient « déformées »59. En dépit de ses failles historiques, l’exposition des dessins de l’École des Beaux-Arts a bien eu l’effet d’un électrochoc chez les historiens de l’architecture, tandis qu’elle a suscité chez les architectes d’innombrables débats qui ont alors cristallisé la faillite des idéaux modernistes que depuis plus d’une dizaine d’années une nouvelle génération d’architectes avaient entrepris d’ébranler.

Notes

1 Entre autres : Louise-Ada Huxtable, « Beaux-Arts-The Latest Avant-Garde », The New York Times Magazine, 26 octobre 1976, p. 77.

2 Quelques exemples : Thomas B. Hess parle de « l’ironie de l’histoire [qui fait] que cette imposante réévaluation de l’architecture académique française du xixe siècle ait lieu dans les salles de verre et de fer du Musée d’art moderne, une institution qui lancé tant de boulets de canon pour démolir les valeurs théoriques des Beaux-Arts et en conséquence, par persuasion morale, les monuments. » (New York Magazine, 1er décembre 1975, p. 85) ; John Jacobus qualifie l’exposition de « Cheval de Troie » (Art in América, mars-avril 1976, p. 49), tandis que Bruno Zevi dans L’Architettura pose la question : « Némésis ou trahison ? » (janvier 1976, n° 243, pp. 506-507).

3 Né en 1925 à New York et mort en 1987, ce personnage discret est un autodidacte : formé à la High School of Music and Art, il passe ensuite une année au Cooper Union avant d’entrer le corps des ingénieurs de l’armée américaine en 1942. À partir de 1947, il travaille dans l’atelier de Georges Nelson où il est en charge du mobilier. Il commence aussi à écrire pour diverses publications, notamment pour Interiors Magazine dont il devient le rédacteur en charge de l’architecture de 1948 à 1950. En 1951, un article sur la maison de verre de Philip Johnson le fait remarquer par ce dernier qui, alors directeur du département, lui demande de venir l’assister. Drexler accepte et prendra la tête du département en 1956 qu’il dirigera jusqu’en 1985.

4 Cf. The Architecture of H.H. Richardson and his Time (New York, The Museum of Modern Art, 1936). Par ailleurs, certaines expositions comportaient d’importantes parties historiques (cf. Modern Architecture in England (New York, The Museum of Modern Art, 1937).

5 H.-R. Hitchcock, Gaudi, New York, The MOMA, 1957.

6 P. Selz and M. Constantine (ed.), Art Nouveau, Art and Design at the Turn of the Century, The MOMA, New York, 1960.

7 L’exposition Visionary Architecture qui a eu lieu de septembre à décembre 1960 annonce l’exposition sur l’École des Beaux-Arts en ce que toutes deux présentent des projets non réalisés.

8 Five Architects, Oxford University Press, New York, 1974.

9 p. 5.

10 Sans abandonner pour autant les hérauts du Mouvement moderne (cf. l’exposition consacrée à Mies van der Rohe en 1986).

11 D’après les témoignages de Neil Levine et David van Zanten.

12 Cf. H.H. Hitchock, Philipp Johnson, Architecture 1949-1965, Thames & Hudson, Londres, 1967.

13 En anglais, « architectural pities » (cité par exemple dans Progressive Architecture, novembre 1975, p. 7) Et plus loin : « Ce qui peine le plus Drexler dans le Mouvement, c’est son incapacité à remplir les objectifs professés par ses pionniers, que l’architecture doit contribuer de façon importante à l’amélioration de la qualité de vie. En fait, dit Drexler, la qualité de l’environnement bâti a décliné et l’architecture moderne porte une part substantielle de responsabilité pour ce déclin. Drexler a l’impression qu’il est temps de porter un regard raisonné en arrière, parce que la plupart des problèmes les plus importants des Beaux-Arts sont des problèmes qui commencent à nous concerner aujourd’hui. Il cite le problème renaissant de la relation de l’architecture contemporaine au passé, les concepts de public et de privé et les systèmes de circulation, deux domaines qui étaient d’importants sujets d’étude. Les recherches en matière de design sont pour Drexler, seulement une part de sa pertinence par rapport à notre situation actuelle. Au moins, aussi valable d’étude est le système d’éducation des Beaux-Arts. […] En comparaison, dit Drexler, l’éducation actuelle des architectes est désorganisée et imprévisible, un situation désastreuse à son avis. »

14 The Architecture of the Ecole des Beaux-Arts, The MOMA, New York, 1977.

15 Ce sont les mêmes objectifs que ceux qu’ils se donnent dans l’exposition Transformations, « trouver une solution au conflit entre art et technologie qui traverse tout le xixe siècle et que le Mouvement Moderne espérait résoudre » (Transformations in Modern Architecture, Sechker & Warburg, Londres, 1980, p. 17). Neil Levine a montré très justement de quelle façon les trois expositions, celle sur les Beaux-Arts, Transformations et celle qu’il projetait de faire sur Frank Lloyd Wright formait pour Drexler un triptyque (Journal of the SAH, septembre 1994, pp. 343-347).

16 The Architecture of the Ecole des Beaux-Arts, New York, 1977, pp. 13-60.

17 Edward Tuckerman Potter and Samuel L. Clemens: and Architect and his Client, s.l., s.n., 1966.

18 D’après le témoignage de Neil Levine.

19 En juin 1975, une exposition de dessins présentés pour le concours du prix de Paris (qui permettait aux jeunes étudiants en architecture américains d’aller étudier à Paris deux ans) entre 1906 et 1974 a eu lieu dans le High Museum of Art d’Atlanta et annonce la réflexion sur les Beaux-Arts qui va avoir lieu au MOMA.

20 Napoléon III and the Rebuilding of Paris, Princeton, 1958.

21 Architectural Polychromy of the 1830’s, thèse soutenue à Harvard en 1970 et publiée par Garland publishing, New York et Londres en 1977.

22 Architectural Reasoning in the Age of Positivism: the Neo-Grec Idea of Henri Labrouste’s Bibliothèque Sainte-Geneviève, thèse soutenue à Yale University, 1975.

23 Des projets pour le concours du grand prix de Rome ; des concours d’émulation, esquisse ou rendu mais aussi quelques dessins rendus par les élèves pour obtenir la validation de leur cours de seconde classe, notamment en construction ; des envois de Rome et enfin quelques dessins présentés aux autres concours que pouvaient passer les élèves de l’École des Beaux-Arts (Godebœuf, prix de reconnaissance des architectes américains, prix Duc ou Achille Leclère).

24 Notons aussi la publication de David Van Zanten, « Le système des Beaux-Arts », L’Architecture d’Aujourd’hui, novembre-décembre 1975, pp. 97-106, dossier documentaire sur l’histoire de l’École des Beaux-Arts qui ne rend pas comte de l’exposition.

25 W. Ellis, Oppositions, été 1976, n° 5, p. 131.

26 Mathematics of the Ideal Villa, and Other Essays, 1976.

27 Oppositions, printemps 1977, n° 8, pp. 160-175.

28 Form and Reality in Architecture: a New Awareness, Washington, 1970.

29 Princeton’s Beaux-Arts and its New Academism: from Labatut to Geddes, an Exhibition of Original Drawings over 50 Years, Princeton, 1976, p. 1.

30 Archives de l’IAUS, Centre canadien d’architecture (Montréal).

31 Cf. Entretien téléphonique avec Neil Levine, août 2001.

32 Cf. Apollo, mars 1978, pp. 229-230 ; ARLIS/NA Newsletter, n° 6-7, novembre 1978, pp. 112-113 ; Art in America, mars-avril 1978, pp. 19-21.

33 Entretien avec Robin Middleton, juillet 2001.

34 Ten Books on Architecture, by Leone Battista Alberti, Londres, 1955.

35 « The Museum of Modern Art Papers on Architecture », New York, 1972.

36 Novembre 1975, p. 32.

37 « Forum : the Beaux-Arts Exhibition », Oppositions, printemps 1977, n° 8, p. 160.

38 Emil Kaufmann, Von Ledoux bis Le Corbusier, Vienne-Leipzig, 1933.

39 Art in América, mars-avril 197-, pp. 48-52.

40 Notamment avec la grande synthèse Twentieth Century Architecture: the Middle Years, 19451965 (Prager, New York, 1966).

41 Février 1976, pp. 106-107.

42 Princeton’s Beaux-Arts and its New Academism: from Labatut to Geddes, an Exhibition of Original Drawings over 50 years, Princeton, 1976, p. 1.

43 Beaux-Arts Tradition in French Architecture, MIT-Press, Cambridge, 1980, p. 7.

44 The Catholic University of America Press, Washington.

45 Ainsi, l’exposition apparaît comme « une vue fragmentaire d’une tradition qui a été littéralement conservée dans l’attique depuis plus d’un demi-siècle » (Carter Ratcliffe, New York Letter, Art International, Art Spectum, n° XXX (2-3), février-mars 1976, p. 37).

46 « La plupart des dessins de l’exposition, certains de plus de dix pieds de large et d’une beauté renversante, n’ont pas été déroulés depuis qu’ils aient été soumis par les étudiants à leurs professeurs, il y a 80 ou 100 années et plus des deux tiers n’ont jamais été publiés » indique le communiqué de presse.

47 New York Times, 6 janvier 1976, p. 38.

48 Progressive Architecture, novembre 1975.

49 Oppositions, printemps 1977, n° 8, pp. 174-175.

50 AD Profiles, 1978, p. 35.

51 Paul Goldberger, New York Times, 6 janvier 1976, p. 38.

52 John Jacobus, Art in America, op. cit.

53 Peter Collins, Journal of the SAH, mars 1979, p. 84. C’est aussi la grande crainte exprimée par Bruno Zevi dans son éditorial de L’Architettura. D’autres critiques iront encore plus loin en faisant explicitement le lien entre architecture académique et régimes totalitaires. Dans le New York Times, Huxtable qualifie d’impérialiste le style Beaux-Arts tandis que Goldberger rappelle qu’Hitler a été le « dernier étudiant et patron des “Beaux-Arts” » Ce thème est repris de façon très virulente dans le cadre du forum d’Oppositions par Ulrich Franze et James Stirling.

54 Oppositions, printemps 1977.

55 Ibid.

56 New York Times, 6 janvier 1976, p. 38.

57 Oppositions, printemps 1977, p. 8.

58 Architecture, xixe et xxe siècles, Mardaga, Bruxelles-Liège, 1981.

59 François Loyer, Histoire de l’architecture française de la Révolution à nos jours, Mengès-éditions du Patrimoine, Paris, 1999, p. 345.

Table des illustrations

Légende Ill. n° 1 — Couverture du catalogue de l’exposition The Architecture of the École des Beaux-Arts, The MOMA, New York, 1977.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/506/img-1.jpg
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Légende Ill. n° 2 — Extrait de Best Products, catalogue de l’exposition du MOMA, projet de showroom de Robert Stern pour Best, MOMA, New York.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/506/img-2.jpg
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Légende Ill. n° 3 — Série Eclectic Houses de Venturi, 1977.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/506/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 3,2M

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