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L’invention des syndicalismes

 | 
Friedhelm Boll
, 
Antoine Prost
, 
Jean-Louis Robert

Les territoires

4. Le syndicalisme dans les villes et bassins textiles

Jean-Claude Daumas, Rémi Cazals, Marlene Ellerkamp et Alan Fowler

Texte intégral

1L’étude comparée des formes de syndicalisme dans l’industrie textile se heurte à une série de difficultés. D’abord, le libellé « villes et bassins textiles » est réducteur car nulle part, sauf à Elbeuf, le textile n’était une mono-industrie et, qui plus est, à Mazamet, le délainage s’était en partie substitué au textile. Cette complexité du tissu industriel interdit donc d’écarter a priori l’hypothèse que les formes d’organisation et de lutte des ouvriers des autres secteurs ont exercé une influence sur ceux du textile. L’exemple de Mazamet, qui n’a rien d’unique, est de ce point de vue particulièrement éclairant : les ouvriers du bâtiment y ont joué un rôle important dans la transmission des traditions et c’est le syndicat du délainage qui a pris la tête du mouvement. Par ailleurs, la notion d’industrie textile ne recouvre pas non plus partout la même chose : à Elbeuf comme à Mazamet, on fabriquait du drap de laine, quand le Lancashire était spécialisé dans la filature et le tissage du coton et que la région de Brême rassemblait huit entreprises qui travaillaient toutes sortes de fibres (laine, coton, jute, chanvre). Quant au délainage, pratiqué à Mazamet, il ne relève évidemment pas de l’industrie textile. D’autre part, des réalités géographiques distinctes sont subsumées sous un même libellé. D’un côté, avec les régions du Lancashire et de Brême, on a affaire à des bassins industriels où l’activité textile est répartie entre plusieurs villes. C’est ainsi que, à la fin de la période victorienne, la zone cotonnière du Lancashire constituait une sorte de nébuleuse où Oldham, Bolton, Blackburn et Burnley jouaient les premiers rôles. Quant à la région de Brême, elle comprenait cinq localités rurales (Delmenhorst, Grohn, Blumenthal, Lesum, Hemelingen) situées dans un rayon de 25 km autour de la cité-État de Brême. De l’autre côté, Elbeuf et Mazamet étaient de petits centres industriels relativement isolés, à la zone d’influence d’extension limitée. Enfin, les trois pays ne s’opposent pas de manière simple, en quelque sorte terme à terme, car, tant du point de vue des structures socio-économiques que des formes du mouvement ouvrier, il existe de grandes différences à l’intérieur de chaque pays : d’une part, les villes du Lancashire comme celles de la région de Brême ont chacune leur spécificité ; d’autre part, les deux villes françaises, Mazamet et Elbeuf, s’opposent complètement. Aussi faut-il se demander si on compare bien des expériences comparables.

2Qui plus est, les quatre cas retenus sont inégalement documentés. La situation n’est évidemment pas la même selon que l’on possède, comme c’est le cas à Mazamet, ou non, les archives des syndicats. Les archives syndicales permettent en effet de suivre l’action quotidienne des syndicats alors que la presse locale et les sources administratives n’en retiennent que les aspects les plus visibles. En outre, si l’histoire du syndicalisme à Mazamet, dans le Lancashire et la région de Brême est bien connue, ce n’est pas le cas, en revanche, pour Elbeuf qui n’a pas suscité de recherches comparables.

3Brême, le Lancashire, Mazamet et Elbeuf offrent des situations très contrastées que l’on s’est attaché à décrire concrètement afin de souligner leur spécificité avant de tenter de mettre en évidence et d’expliquer proximités et différences. La démarche comparative qui a été suivie a cherché à la fois à souligner les ressemblances entre les trois pays – ressemblances que la typologie des modèles conduit à minorer –, et à dégager les différences internes – ce qui fait apparaître que les « modèles nationaux » ont une moindre cohérence qu’on ne le suppose généralement. Cependant, il faut prendre garde que chaque variable n’est pas en elle-même explicative, car chaque cas constitue, au contraire, une combinaison particulière : c’est donc la combinaison qui est significative et qu’il faut interroger.

Quatre syndicalismes différents

Le Lancashire

4Dans le Lancashire, le syndicalisme est un phénomène ancien qui remonte au début du xixe siècle pour les fileurs et aux années 1850 pour les tisseurs, mais n’est devenu une organisation de masse permanente que dans les années 1880. Les effectifs ont beaucoup augmenté entre 1890 et 1913, mais c’est après 1900 que la croissance a été la plus forte. Si en filature le nombre de syndiqués n’a augmenté que de 30 % (de 18 145 à 23 713), en revanche il a été multiplié par trois au cardage (de 15 598 à 52 113) et quatre au tissage (de 46 102 à 179 391). En conséquence, le taux de syndicalisation s’est beaucoup élevé, passant de 23,8 % en 1890 à 28,8 % en 1901, avant de grimper à 55,5 % en 1913. On a donc affaire à un syndicalisme de masse puissant et dynamique.

5Les ouvriers du coton étaient regroupés dans trois fédérations dont les frontières reproduisaient la division professionnelle de l’industrie par stades de production – cardage, filature et tissage. L’adhésion au syndicat se faisait dans le cadre du district. La fédération s’occupait seulement des problèmes de salaires et, en conséquence, les organisations de district conservaient énormément de pouvoir. Au contraire des syndicats d’ouvriers non qualifiés, les syndicats du coton avaient une structure peu centralisée, ce qui est une des explications de l’absence de mouvements de grève non officiels (« rank and file ») dans le Lancashire. Majoritaires dans le personnel des usines textiles, les femmes l’étaient également dans le syndicat, sauf dans la fédération de la filature qui refusait leur adhésion, mais elles étaient complètement absentes des postes de direction. Les syndicats étaient en effet dirigés par un petit groupe d’ouvriers masculins, très qualifiés et bien payés.

6L’activité des syndicats comme les luttes ouvrières étaient dominées par la question des salaires. Les syndicats étaient organisés pour obtenir des augmentations de salaires. La fin de l’ère victorienne vit l’introduction de négociations collectives dans le cadre du comté. Dans le tissage, la négociation collective fut introduite dans les années 1880 et permit de remplacer les tarifs des villes du North Lancashire. C’est pendant les grèves des années 1889-1893 auxquelles les ouvriers du coton participèrent massivement que cette méthode de résolution des conflits du travail se développa dans l’industrie cotonnière régionale. Le Brookland Agreement de 1893 mit un terme à vingt semaines de lock-out dans la filature et mit en place un système de négociations collectives qui servit de modèle dans toute l’industrie britannique. Il prévoyait des négociations au niveau local, du district ou du comté entre les syndicats et les employeurs avant qu’une grève ou un lock-out n’ait lieu. L’introduction de négociations collectives dans le tissage et la filature a été suivie par près de vingt ans de paix sociale relative, ce qui était sans précédent dans l’histoire de l’industrie anglaise, période à laquelle mirent fin les grands affrontements des années 1908- 1912. Du reste, les grèves non-officielles ont rapidement décliné car les grévistes, dans ce cas, ne bénéficiaient pas du soutien d’une caisse de grève.

7La nature du syndicalisme dans l’industrie cotonnière a été très fortement influencée par la méthode de paiement des ouvriers : le barème des salaires. Chaque ville avait son propre barème qui couvrait tous les types de travaux. Les ouvriers du coton étaient rémunérés à la pièce mais comme des qualités différentes de tissus étaient payées à des taux différents, le calcul du salaire était très complexe et les ouvriers soupçonnaient les patrons de les sous-payer. Le barème local fut établi pour la première fois à Blackburn dans les années cinquante. Il serait exagéré de dire qu’il avait été formellement négocié entre employeurs et ouvriers mais il y eut bien quelque chose comme une négociation collective et les patrons les plus importants participèrent à son élaboration.

8Calculer les salaires était une des tâches principales des responsables syndicaux dans le Lancashire. Aussi pour s’assurer de leur aptitude à l’accomplir correctement, les syndicats mirent en place un examen basé sur les problèmes de calcul de salaires, et les fonctionnaires syndicaux furent désormais élus parmi ceux qui avaient passé l’examen avec succès. Cette bureaucratie syndicale a émergé dans les années 1860. Ce sont les tisseurs qui, les premiers, ont utilisé le système de l’examen pour sélectionner leurs dirigeants. Les fileurs l’ont adopté dans les années 1870, avant qu’il ne se généralise dans les années 1880 et 1890 à toute l’industrie cotonnière. Avant 1850, les dirigeants étaient normalement d’anciens ouvriers qui avaient créé de petites entreprises, souvent des bistrots. La croissance du syndicalisme et l’émergence du barème des salaires rendirent impraticable ce système et obligèrent à employer des responsables permanents. Les fonctionnaires des syndicats étaient essentiellement des self-made men ; ils étaient aussi bien un produit des instituts de mécanique, des cours du soir et de l’éducation technique que du mouvement syndical. Ils étaient polarisés sur les problèmes locaux ou professionnels et n’avaient aucune vision d’une alternative de classe.

9Les syndicats de l’industrie cotonnière ont adhéré, peu de temps après sa fondation, au Comité pour la Représentation du Travail, créé à Londres en 1900. Plusieurs facteurs ont déterminé cette orientation, notamment la décision Taff Vale de 1901 qui limitait en fait le droit de grève en rendant les syndicats responsables des pertes subies par les patrons pendant les grèves – le syndicat des tisseurs de Blackburn en avait été victime – et l’absence de relais au Parlement pour défendre les intérêts ouvriers. Bolton et Blackburn élisent des députés du Labour dès 1906 (ils faisaient partie de la première cohorte de 29 députés « ouvriers » élus aux Communes), Burnley en 1918, et Oldham, plus conservatrice, pas avant 1922. Même si les premiers candidats du Labour n’étaient pas issus des syndicats du coton, en faisant voter pour eux, ceux-ci cherchaient à se faire défendre au Parlement par des techniciens connaissant bien les problèmes ouvriers et à obtenir des lois générales, valables pour tous les travailleurs.

La région de Brême

10En Allemagne, le début des années 1890 a inauguré une nouvelle vague de syndicalisation. Mais, dans la région de Brême, ce n’est pas avant la fin de la décennie qu’ont été fondés les syndicats des ouvriers du textile (la branche de Blumenthal a été créée en 1896) et leur expansion n’a vraiment commencé qu’au début du siècle suivant.

11Comme les autres fédérations, la fédération du textile, le Deutscher Textilarbeiter-Verband (DTAV), superposait trois niveaux hiérarchiques : la direction centrale, les comités de district et les sections locales. Celles-ci n’étaient pas des organisations de métier. En effet, elles étaient ouvertes à tous les ouvriers du textile, indépendamment de la fibre travaillée (jute, laine, coton, chanvre...) et de l’activité professionnelle (cardage, filature, tissage, corderie...). Le regroupement des syndiqués par branche industrielle donnait au syndicalisme une grande puissance, d’autant plus qu’il acceptait hommes et femmes.

12L’organisation locale des syndicats reflétait la complexité de la structure politico-administrative de la région : les ouvriers du textile appartenaient à quatre branches locales du DTAV. La branche de Delmenhorst a été fondée en 1900 et recrutait essentiellement dans une usine de jute (Hanseatische Jutespinnerei und -weberei Bremen AG) où le taux de syndicalisation était, en 1910, de 80 % et atteignait même 100 % dans la section tissage. En revanche, les ouvriers du « géant industriel » NWK (Norddeutsche Wollkämerei und Kammgarnspinnerei AG) qui employait 3 100 personnes en 1913 restaient complètement en dehors du syndicat. La branche de Vegesack, qui avait été fondée en 1896 et recrutait ses membres dans quatre usines textiles, ne comptait pas dans ses rangs plus de 10 % des ouvriers locaux. Elle recrutait surtout dans la plus petite usine textile de la région, la Bremer Wollwäscherei AG (usine de lavage de laine à Lesum) qui n’avait que 130 ouvriers (dont 89 % étaient syndiqués) mais n’avait pas réussi à conquérir d’adhérents dans l’autre « géant industriel » de la région, la BWK (Bremer Wollkämmerei AG – 3600 ouvriers en 1913). La branche de Hemelingen a été fondée en 1897 et le taux de syndicalisation était très élevé puisque 52 % des ouvriers adhéraient au syndicat en 1913. À Brême même, la branche a été créée en 1897 ; les effectifs y étaient instables mais en forte progression puisque, en 1913, le taux de syndicalisation atteignait 44 %. Les femmes étaient, globalement, moins nombreuses que les hommes dans les syndicats mais les taux de syndicalisation des femmes étaient très inégaux d’une branche à l’autre : faibles à Delmenhorst (17 % contre 28 % pour les hommes en 1913), voire très faibles à Vegesack (1 % contre 9 %), ils étaient, au contraire, élevés à Brême (42 % contre 47 %) et, surtout, à Hemelingen (52 % contre 56 %). Globalement, en 1913, dans la région de Brême, le DTAV organisait un plus grand nombre d’ouvriers du textile (22,4 %) qu’au niveau national (16,7 %). Dans l’ensemble, cette période a été caractérisée par une véritable explosion des effectifs : pour les seules années 1905-1913, ils ont été multipliés par trois (de 910 à 2633) ! Mais, avant 1905, les effectifs étaient généralement faibles et instables et, au total, il a fallu une vingtaine d’années pour que les syndicats s’implantent solidement.

  • 1 Cette commission, élue par une assemblée des ouvriers de l’usine en cas d’action ou de grève, porta (...)

13En 1896 et 1898, la direction nationale du DTAV s’efforça de réguler et centraliser l’action revendicative. Les grèves défensives et les lock-outs devaient être enregistrés, et les grèves offensives obtenir une autorisation. Dans les usines textiles de la région de Brême, il y eut 38 conflits du travail (grèves et « actions négociées ») entre 1897 et 1913 dont à peine plus du quart (11, soit 29 %) fut déclenché par l’organisation locale du DTAV. L’action revendicative prit dans la région deux formes principales : d’une part, des grèves spontanées suivies de négociations entre, d’un côté, la direction de l’entreprise et, de l’autre, la commission des ouvriers1, les autorités locales ou, parfois, les fonctionnaires du DTAV ; et, de l’autre, des « actions négociées », c’est-à-dire des revendications sur les salaires largement préparées par des réunions du syndicat ou des commissions d’ouvriers, et suivies de négociations, 1 appuyées ou non par des grèves. Ce qui est caractéristique de la région de Brême, c’est la continuité et l’interpénétration de ces deux formes de lutte. À l’échelle nationale, on constate une tendance à passer de la grève à l’action sans grève, si bien que les affrontements ouverts n’ont cessé de diminuer. La même tendance est à l’œuvre dans la région de Brême mais avec beaucoup moins d’ampleur puisque, alors que 10 grèves (dont 8 spontanées) avaient été enregistrées de 1897 à 1905 pour 3 « actions négociées », on n’a plus compté que 11 grèves (dont 8 spontanées) pour 14 « actions négociées » de 1906 à 1913. Demeurées prépondérantes jusqu’en 1905, les grèves ont donc vu leur importance se réduire par la suite mais, toutefois, représentaient encore près de la moitié des conflits du travail survenus après 1905 (44 %). Le rôle de la direction locale du DTAV a été de faire tomber la pression, de canaliser les grèves et de conduire les ouvriers à la table des négociations. La Bremer Wollwäscherei AG offre précisément un exemple de haut degré d’organisation et de négociation directe entre la direction et le syndicat. L’usine de jute de Brême, quant à elle, présente l’antithèse de cette gestion moderne de la grève puisqu’il n’y eut jamais de négociations directes entre la direction locale du DTAV et celle de l’entreprise. De plus, en raison de l’absence de tout contact entre le syndicat et les ouvriers, les grèves y furent toujours absolument spontanées. Dans les autres usines, la reconnaissance du syndicat comme partenaire dans les négociations n’a pas été un fait permanent.

14Dans les années 1900, l’objectif principal de la direction des syndicats était le renforcement de l’organisation (d’abord le recrutement, la grève après). Il faut cependant souligner que, à Brême comme dans toute l’Allemagne, et cela par opposition avec ce que l’on observe en Angleterre, il n’y eut jamais de barème des salaires valable à l’échelle de la région entière ou même pour toute une ville et que les dirigeants syndicaux n’avaient pas pour rôle de calculer les salaires. Lorsque le syndicat était reconnu comme un interlocuteur avec lequel on pouvait négocier sur les salaires, c’était toujours au niveau d’une entreprise particulière et cela restait de la responsabilité propre du patron. De plus, on n’enregistre pas d’évolution vers la négociation de conventions collectives. Brême, à l’image de toute l’industrie textile allemande, est restée réfractaire à cette pratique qui a pourtant commencé à se développer au cours des années 1900 mais ne s’est réellement généralisée qu’après la guerre. Quant aux fonctionnaires syndicaux, au niveau local, c’étaient de simples travailleurs, sans véritable instruction, qui n’étaient rien en dehors de leur usine et du comité de leur syndicat.

15Les liens entre les syndicats et le SPD étaient étroits (à Brême, en 1914, 78 % des membres du SPD adhéraient aux syndicats et 28 % des syndiqués étaient membres du parti) mais les syndicats étaient d’accord avec le parti pour ne pas se placer sur le terrain politique et se consacrer essentiellement aux revendications ouvrières. En revanche, le gros des ouvriers votait pour le SPD aux élections. À Brême, aux élections municipales, les candidats du SPD recueillaient environ 40 % des voix, alors même qu’un système électoral complexe (huit classes d’électeurs) excluait du droit de citoyenneté les ouvriers ordinaires. Aux élections pour le Reichstag, qui se faisaient au suffrage universel, les voix ouvrières se partageaient entre socialistes et libéraux de gauche qui, ensemble, réunissaient plus de 80 % des suffrages. Brême était pour le SPD une forteresse électorale : en 1912, il y recueillait 53,4 % des voix contre seulement 34,8 % à l’échelle nationale. Les scores réalisés à Delmenhorst et Blumenthal étaient encore plus élevés. Ajoutons toutefois que le SPD ne représentait qu’une partie des ouvriers puisque ni les femmes, ni bien sûr les immigrants, n’avaient le droit de vote.

Mazamet

16À Mazamet, le développement du syndicalisme a été tardif. Une première tentative avait été faite en 1886 avec la création d’une chambre syndicale regroupant les ouvriers de la laine et du bâtiment. Mais elle s’effondra bientôt sous la double offensive des patrons et des cléricaux. Si bien que, en 1900, le seul syndicat existant était celui des menuisiers, créé en 1894, et qui comptait seulement 30 membres, alors qu’il y avait 6000 ouvriers dans le bassin industriel de Mazamet. C’est le mouvement de grève de 1903 qui s’étendit à toutes les corporations qui, victorieux, est à l’origine de la création de plusieurs syndicats. Celui des délaineurs, le plus important et le plus dynamique, fut la locomotive du mouvement. En 1904, on comptait 1 300 syndiqués, seulement des hommes, et une fédération regroupant tous les syndicats de Mazamet fut créée. La formation d’une liste ouvrière de gauche aux élections municipales de 1904 provoqua une scission entre syndiqués de droite (la Fédération des Syndicats de Mazamet aux drapeaux tricolores) et de gauche (l’Union des Syndicats de Mazamet qui adhérait à la CGT et s’était dotée d’un drapeau rouge). Après avoir lutté l’une contre l’autre, les deux organisations se rapprochèrent et marchèrent ensemble dans les grèves. Il y avait 1 800 syndiqués en 1908 : il ne s’agissait encore que d’hommes mais on commençait à parler de la syndicalisation des femmes.

17C’est la grande grève du délainage, longue de quatre mois, soutenue massivement par la CGT, véritable combat frontal avec les patrons, qui entraîna la réunification du mouvement et l’adhésion de tous les syndicats, dont ceux du textile et du délainage, à la CGT. Ce fut aussi le point de départ de la syndicalisation des femmes. En 1910, on comptait 2 800 syndiqués. Les ouvriers victorieux imposèrent des amendes aux non-grévistes et bientôt la syndicalisation devint obligatoire. En 1912, il y avait 4500 syndiqués dont 2 000 femmes. Le taux de syndicalisation atteignait 65 % dans l’ensemble du bassin mais était proche de 100 % à Mazamet même.

  • 2 Isidore Barthès (1874-1936) : secrétaire du syndicat des délaineurs et principal leader du syndical (...)

18Forts de leur victoire de 1909, les syndicats obtinrent en 1910, sans même faire grève, la négociation de contrats collectifs pour trois ans qui prévoyaient de fortes augmentations de salaires ainsi qu’un relèvement des tarifs en 1911. Cependant, entre 1912 et 1914, apparaissent des signes de crise : moins d’assiduité aux réunions, critiques adressées aux syndicats, manque de combativité, quelques échecs... Le tout était lié à la candidature des principaux leaders syndicaux (dont Isidore Barthès2, le secrétaire du syndicat des délaineurs) aux élections municipales de 1912 sur une liste de droite dont l’idéologie profonde, mal cachée par des attitudes démagogiques, était hostile au mouvement ouvrier. Cette manœuvre de la droite jeta le trouble parmi les ouvriers et provoqua une nouvelle scission des rouges, l’Union des Syndicats Libres, très minoritaire, désavouée par la CGT.

19Le principe de la syndicalisation obligatoire a fait de la Bourse du Travail de Mazamet la plus forte en effectifs du département du Tarn. Sur 4500 syndiqués en 1912, on comptait 2000 délaineurs et 1 600 ouvriers du textile. Le mouvement ouvrier mazamétain était dominé par la figure d’Isidore Barthès, costaud, éloquent et ambitieux.

20Sans le soutien massif de la CGT, la grève de 1909 n’aurait pu être victorieuse. D’où l’adhésion et la fidélité des syndicalistes de Mazamet, catholiques et conservateurs, à la CGT, dirigée par des syndicalistes révolutionnaires. Après la grève de 1909, Mazamet a envoyé des secours aux grévistes de toutes les régions de France et a participé aux campagnes de la CGT contre la vie chère, mais, en revanche, a refusé de s’associer à celles jugées politiques.

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21Une minorité d’ouvriers votait à gauche tandis que la majorité dissociait l’action revendicative et le vote et envoyait au parlement un adversaire résolu des grèves et des syndicats, toujours membre de la famille Reille-Soult3. Cette attitude de désintérêt pour l’action parlementaire rejoignait celle des syndicalistes révolutionnaires, et notamment de Griffuelhes4, très actifs dans la grève de 1909, qui avaient encouragé l’autonomie du syndicat et l’action directe.

Elbeuf

22Le syndicalisme est né à Elbeuf à la charnière des années 1870-1880 : syndicat des fileurs en 1879, des maçons et menuisiers en 1880, des chaudronniers en 1882 et des tisseurs en 1883. C’était des syndicats de métier aux effectifs relativement faibles : pas plus de 350 adhérents au total en 1886. C’était un syndicalisme de pacification sociale qui prêchait la prudence et préférait l’arbitrage à la grève. Sa principale revendication était la réglementation de la journée de travail. L’Union des Tisseurs, qui était le plus actif, souhaitait conserver son indépendance à l’égard des groupes socialistes et se consacrait surtout à l’étude des lois sociales et à l’éducation des travailleurs. Elle a participé cependant à la fondation de la CGT en 1895 et fut à l’origine des premières demandes de création d’une Bourse du Travail.

23Les années 1890 ont été marquées par l’accroissement des effectifs (2015 adhérents en 1900) et une ébauche de regroupement à travers la création de deux chambres syndicales rivales, La Fourmi (1892) et la Fédération Elbeuvienne (1897), pourtant toutes deux réformistes mais qui se séparaient sur la question des rapports au politique : La Fourmi souhaitait une candidature franchement ouvrière aux élections alors que la Fédération voulait se cantonner au terrain corporatif et était prête à soutenir les républicains. L’organisation des syndicats du textile elbeuvien reproduisait la division du travail à l’intérieur de l’industrie lainière, si bien que chaque syndicat correspondait à un stade de la fabrication du drap. D’où, à la fois, la force des traditions du métier et la dispersion durable du syndicalisme textile.

  • 5 Emile Martin : ouvrier tisseur, membre fondateur de la chambre syndicale La Fourmi en 1892, élu au (...)

24La vague de grèves du début des années 1900 a été suivie de la création de nombreux syndicats : une douzaine existaient en 1914. Vers 1900, les syndicats elbeuviens ont cherché à surmonter leur éparpillement et à se doter d’organismes de lutte collective : d’où la création de la Bourse du Travail en 1899 et en 1901 de l’Union Fédérative des Syndicats Elbeuviens qui rassemblait dix syndicats et 2 888 adhérents. Les trois syndicats du textile, à eux seuls, représentaient 88 % des effectifs de l’Union. L’Union, dominée par les socialistes unifiés, était liée au parti socialiste et soutenait les candidats socialistes aux élections, contre les socialistes indépendants (dont le représentant le plus en vue était Emile Martin5) qui défendaient l’indépendance syndicale et une politique de soutien aux républicains. Les syndicats du textile ont adhéré à la CGT et à la Fédération Nationale du Textile dirigée par les socialistes unifiés. En 1910, tous les syndicats du textile se sont fondus dans le Syndicat Général du Textile dont la création manifestait la volonté de dépasser les divisions corporatistes : c’est une véritable mutation organisationnelle qui tendait à remplacer les structures par métier par une organisation par branche industrielle. Le syndicalisme textile s’est beaucoup renforcé pendant les années 1900 en tirant parti de son intervention efficace dans les grèves, de son unification progressive et du soutien de la CGT. Si on s’en tient aux chiffres déclarés, la progression des effectifs est impressionnante : de 2015 en 1900 à 3 462 en 1912, soit un taux de syndicalisation de 40 %, mais les effectifs sont sans doute exagérément gonflés et diverses indications donnent à penser qu’il serait prudent de les réduire de moitié sinon davantage. Le syndicalisme était d’abord une affaire d’hommes : les femmes représentaient seulement de 20 à 30 % des syndiqués et n’ont exercé aucune responsabilité dans le syndicat avant la guerre.

25De 1890 à 1914, les ouvriers elbeuviens qui luttaient surtout pour des augmentations de salaires et le respect de la législation sur la durée du travail, n’ont recouru que de manière discontinue à la grève : on assiste plus à des flambées exceptionnelles qu’à une utilisation régulière de cette arme. En effet, les grèves ont été rares, courtes et n’ont jamais concerné un grand nombre de travailleurs. Elles ont généralement été le fait de catégories de travailleurs particulières (tisseurs, presseurs, décatisseurs, rentrayeuses...) et n’ont jamais touché la totalité des ouvriers d’un établissement. Qui plus est, il était exceptionnel qu’elles dépassent le cadre de l’entreprise. Aussi, la grève de 1914 annonce-t-elle, semble-t-il, quelque chose de nouveau. Le conflit a été long (un mois) et dur. Un nombre élevé de tisseurs et de rentrayeuses y ont pris part (mais les 530 grévistes ne représentaient néanmoins que 6 % des ouvriers du textile !) et il a été dirigé par Inghels, secrétaire de la Fédération Nationale du Textile. Etendue à plusieurs usines, soutenue par les syndicats locaux et nationaux et bénéficiant d’une large solidarité ouvrière, la grève a finalement été victorieuse, les patrons accordant l’augmentation de salaires demandée. De 1890 à 1914, l’intervention syndicale s’est greffée sur les grèves mais n’en a pas été l’inspiratrice. Celle-ci n’est devenue systématique qu’à la fin de la période, le succès de la grève de 1914 démontrant son efficacité. Une relation dialectique s’est alors établie entre le développement des luttes ouvrières et le renforcement des syndicats.

26Les socialistes qui étaient la seule force présente au sein du mouvement ouvrier elbeuvien où l’influence des syndicalistes révolutionnaires était inexistante, ont tiré profit du renforcement du mouvement syndical auquel, du reste, ils contribuaient activement. Le vote ouvrier est passé par trois étapes : d’abord vote socialiste minoritaire, puis alliance avec les républicains au second tour et, enfin, vote socialiste majoritaire qui, à partir de 1912, apparaît comme la composante essentielle d’une large alliance des forces de progrès. La percée des socialistes reposait sur un programme électoral modéré, une pratique municipale réaliste et une intervention systématique dans les grèves.

27Au total, le mouvement ouvrier elbeuvien a été dominé par une double évolution : du syndicalisme de métier au syndicalisme de branche, et du socialisme indépendant au socialisme unifié.

Quels facteurs d’explication ?

Les caractéristiques de l’industrialisation

28Les conditions dans lesquelles s’est développée l’industrie textile – du triple point de vue de l’environnement urbain, des technologies utilisées et de la taille des entreprises – constituent un puissant facteur de différenciation des modèles de syndicalisme. On peut, en première approximation, opposer, d’un côté, Brême et le Lancashire qui ressortissent à la grande industrie, et, de l’autre, les deux centres français dont la situation est plus complexe.

Le Lancashire : une industrie ancienne, puissante et concentrée

  • 6 Sur le Lancashire, cf. Beattie D., Blackbum : The Development of Lancashire Cotton Town, Halifax, 1 (...)
  • 7 Les cinq plus grandes villes cotonnières du Lancashire – Blackburn, Bolton, Burnley, Oldham et Pres (...)

29Le Lancashire est une région d’industrialisation très ancienne où l’industrie cotonnière est en pleine expansion à la fin du siècle et connaît une grande prospérité6. Même si elles ne se sont pas développées au même rythme – l’essor de Burnley, par exemple, est postérieur à 1870 –, les quatre villes étudiées sont emportées par une croissance démographique très forte. Blackburn a vu sa population passer de 46536 habitants en 1851 à 133052 en 1911, Bolton de 60 291 à 180 851, Burnley de 14 706 à 106 322 et Oldham de 52 800 à 147 483. Si les quatre villes étaient à peu près comparables pour l’importance de leur population, en revanche, leur structure économique et sociale les différenciait sensiblement. Oldham et Bolton, qui étaient spécialisées dans la filature, offraient en effet des activités plus variées puisqu’une partie des ouvriers travaillait dans l’industrie mécanique et les mines de charbon, si bien que les ouvriers de l’industrie cotonnière n’y représentaient respectivement que 42,9 % et 35,5 % de la population totale, au lieu de 48,8 % à Blackburn et 52,2 % à Bumley, toutes deux spécialisées dans le tissage et où le poids de l’industrie textile était plus grand. On observe, surtout dans la filature, une forte tendance à la concentration dans de grandes entreprises organisées en sociétés anonymes, mais des entreprises familiales plus petites se maintiennent néanmoins. Le cas de Oldham est particulièrement significatif de cette tendance : les contemporains ne parlaient-ils pas de « the Oldham limiteds’ » ? L’évolution a été plus lente à Bolton où elle n’a commencé qu’après 1900. En revanche, la production était partout organisée, en filature comme au tissage, dans le cadre moderne de l’usine et les machines étaient actionnées par la vapeur. Cela était vrai même à Burnley où de petits patrons louaient ateliers et force motrice. Les transformations des structures juridiques et financières des entreprises ont naturellement réduit la mobilité entre maîtres et ouvriers qui, à l’origine, était considérable dans les petites entreprises. Cette situation ne subsistait plus vers 1900 qu’à Burnley. Quant aux ouvriers, ils étaient, pour le plus grand nombre, concentrés dans les villes7, seule une petite minorité continuant d’habiter dans des petits villages industriels comme au temps de la Révolution Industrielle. Aussi bien l’expérience des ouvriers du coton du Lancashire était-elle essentiellement urbaine.

Brême : une industrialisation tardive

  • 8 Sur Brême, cf. Barfuss K.M., « Gastarbeiter » in Nordwestdeutschland, 1884-1918, Brême, 1986 ; – Bo (...)

30Au contraire, la région de Brême qui n’avait pas de tradition textile a connu une industrialisation tardive8. La cité-État de Brême qui était un centre de commerce, a été absolument dépourvue d’industrie et de prolétariat industriel jusqu’à la fin des années 1880, et les cinq localités qui formaient la région étaient des villages où l’activité industrielle était soit faiblement développée, soit carrément inexistante. Même après que l’industrie textile ait pris son essor après 1870, la région a conservé un aspect fortement rural : sur huit usines textiles, six étaient implantées dans un environnement rural. Par ailleurs, devenue la principale branche d’activité, le textile coexistait, sauf à Delmenhorst, avec d’autres activités industrielles : construction navale, fonderie, alimentation, mécanique, tabac... Toutes les entreprises textiles ont été créées entre 1870 et 1888. Elles ont grandi rapidement puisque, sur huit entreprises, trois seulement comptaient moins de 1 000 ouvriers au début du xxe siècle : l’usine de lavage de laine à Lesum n’avait que 130 ouvriers, et, à Grohn, la corderie et l’usine de filature et tissage de coton en occupaient respectivement 350 et 430. Deux d’entre elles, spécialisées dans le travail de la laine, étaient même de véritables géants : la NWK employait 3 100 travailleurs en 1913, et la BWK 3 600. Les usines étaient très modernes et, à l’exception du triage des laines, tout le travail y était mécanisé. Les conséquences de la concentration des entreprises ont encore été renforcées par la concentration de l’habitat puisque la moitié au moins des ouvriers du textile était logée par l’entreprise dans les environs immédiats de l’usine. La proximité du logement et de l’usine était du reste une des caractéristiques de la main d’œuvre textile de la région de Brême. Au total, concentration du logement et concentration du travail n’ont pu que favoriser la prise de conscience par les ouvriers qu’ils avaient des intérêts communs à défendre. Cette industrialisation tardive et rapide a été fondée sur le recours systématique à la main d’œuvre immigrée. En effet, à l’exception de l’usine de lavage de laine de Lesum et de la corderie de Grohn dont tout le personnel était autochtone, les entreprises ont fait venir plus tôt et en plus grand nombre que dans les vieilles régions textiles des ouvriers de Pologne, Galicie, Croatie et Tchécoslovaquie. Les immigrants représentaient entre 50 % (BWK) et 75 % (NWK) des effectifs de l’industrie lainière et 75 % dans l’industrie du jute où les conditions de travail étaient plus dures et les salaires plus bas.

Mazamet : une révolution industrielle originale

  • 9 Pour Mazamet, on consultera : Cazals R., Le mouvement ouvrier à Mazamet au début du xxe siècle, Thè (...)
  • 10 A la différence de la tonte de la laine sur le mouton vivant, le délainage s’opère sur la peau du m (...)

31Les conditions du développement de l’industrie textile à Mazamet sont tout autres9. Située aux confins du Bassin Aquitain et du Massif Central, Mazamet est une petite ville enserrée par la montagne, éloignée des grands centres et des ports. Première ville industrielle du Tarn en 1914, elle conservait néanmoins un aspect fortement rural, une bonne partie du bassin industriel (25 000 habitants) et même de la commune de Mazamet (14 300 habitants, dont 11 400 agglomérés) étant dans la montagne. Le travail de la laine y était ancien. La révolution industrielle s’est réalisée sans machines à vapeur, sans grandes masses de capitaux et sans innovations techniques locales. C’est au milieu du siècle que le délainage10 est venu s’ajouter à l’industrie textile alors en plein essor. Malgré l’isolement géographique de la ville et de difficiles problèmes de transport (le chemin de fer ne l’a desservie qu’à partir de 1866), cette industrie nouvelle s’est développée rapidement grâce à l’énergie hydraulique et à un excellent réseau commercial, Mazamet devenant bientôt le centre mondial du délainage. Son expansion s’est effectuée aux dépens du textile que de nombreux industriels ont abandonné parce qu’il rapportait moins. Si bien que, en 1900, à côté des 2 500 ouvriers du textile, 3 000 ouvriers travaillaient dans le délainage et 300 dans la mégisserie, les ouvriers de la peau de mouton représentant au total 47 % de la classe ouvrière mazamétaine. Dans le textile comme dans le délainage, le capital était le plus souvent familial et la concentration faible. Il y avait une centaine d’usines et d’ateliers dans le bassin industriel de Mazamet. Les effectifs employés demeuraient modestes dans le délainage où, sur 41 entreprises, 3 seulement avaient plus de 100 ouvriers, la plus grande en ayant 190 ; ils étaient plus importants dans le textile où 12 entreprises occupaient plus de 100 ouvriers, la plus grande, Alba-Lasource, créée vers 1860, complètement intégrée et restée fidèle au textile quand tant d’autres s’étaient reconverties au délainage, en ayant 500. En ville même, on ne trouvait pas d’usines de délainage, mais seulement des établissements textiles. Les usines ne formaient un réseau dense que dans les environs immédiats de Mazamet ; ailleurs, elles étaient dispersées dans un environnement rural.

Elbeuf : une transition inachevée vers l’industrie moderne

  • 11 L’industrie lainière elbeuvienne était spécialisée dans la fabrication de draps en laine cardée, ép (...)

32Elbeuf était une vieille cité lainière où la fabrication du drap remontait au Moyen-Age11 La ville était au centre d’une agglomération industrielle multicommunale et rayonnait sur les campagnes voisines dont elle tirait une partie de sa main d’œuvre. Durement touchée par le déclin de l’industrie lainière qui était une véritable mono-industrie, elle a perdu 20 % de sa population en trente ans, celle-ci tombant à 18 290 habitants en 1911. L’essor d’Elbeuf s’est accompli dans le cadre de structures proto-industrielles qui étaient encore très vigoureuses en 1870 : la propriété des moyens de production était divisée à l’extrême, la plupart des fabricants n’avait ni atelier ni ouvriers et faisait exécuter tout le travail à façon, la fabrication était fractionnée en un grand nombre de spécialités distinctes qui n’étaient réunies que dans très peu d’établissements. Les vingt années suivantes ont vu la transition vers l’industrie moderne mais le processus a été lent. La concentration de la production a progressé mais est restée limitée : alors qu’en 1876, il n’y avait qu’un seul établissement de plus de 300 ouvriers, on en comptait quatre en 1889 et sept en 1900, mais il n’y avait alors que deux usines de plus de 1 000 ouvriers, Blin et Fraenckel. La mécanisation du tissage a été tardive : le métier mécanique ne l’a vraiment emporté qu’après 1895. De plus, tous les stades de la production n’étaient pas mécanisés : en 1904, seuls les deux tiers des ouvriers travaillaient dans des ateliers équipés d’un moteur. La greffe alsacienne en 1871 – une poignée d’industriels de Bischwiller a transplanté à Elbeuf capitaux, ouvriers et usines – est responsable du dualisme des structures de l’industrie elbeuvienne : à côté des petits établissements elbeuviens, se dressaient les deux établissements alsaciens qui se distinguaient par leur grande taille (Blin : 1 600 ouvriers en 1900, Fraenckel : 1 400), l’intégration de toute la production, la mécanisation complète du tissage et l’automatisation de la filature. Au total, la transition vers l’industrie capitaliste moderne était inachevée : malgré l’élimination des fabricants les plus petits et l’accroissement des dimensions d’une poignée de grands, la taille des unités de production restait limitée (en 1905, en moyenne, les filatures elbeuviennes étaient trois fois plus petites qu’à Roubaix et les tissages six fois) et, surtout, la grande majorité continuait de recourir largement au travail à façon, faute de posséder le matériel nécessaire pour effectuer eux-mêmes toutes les opérations de la draperie. L’inachèvement du processus de transition s’est accompagné d’un déclin irrésistible : en effet, l’industrie elbeuvienne qui avait connu une vigoureuse expansion jusqu’en 1873 a vu son chiffre d’affaires tomber de 93 MF en 1873 à 45,20 MF en 1913 et l’effectif de son personnel divisé par trois (de 22 000 ouvriers en 1870 à 8 000 ou 9 000 en 1904).

Concentration industrielle et puissance syndicale : des relations complexes

33La comparaison des structures industrielles du Lancashire, de Brême, de Mazamet et Elbeuf suggère une conclusion d’une grande banalité : plus il s’organise à partir d’une industrie concentrée et moderne, plus le syndicalisme est puissant. Brême et le Lancashire, où l’industrie a pris une forme moderne, sont ainsi caractérisés par l’existence d’un syndicalisme de masse puissant et organisé. Au contraire, à Elbeuf et Mazamet, le développement du syndicalisme a été tardif et n’a concerné que des effectifs relativement faibles (sauf à Mazamet après 1909 où l’obligation syndicale s’est imposée). On peut penser que, pour partie au moins, ce retard et cette faiblesse sont des conséquences des formes de la transition vers l’industrie moderne, et notamment de la faiblesse de la concentration et de la mécanisation.

34L’ancienneté de l’industrialisation différencie néanmoins fortement le Lancashire, où la révolution industrielle et la formation du prolétariat ont été précoces, le syndicalisme ayant déjà une longue histoire avant 1900. Au contraire, à Brême, ce n’est pas seulement le développement de l’industrie qui est tardif mais aussi celui du syndicalisme puisqu’il a fallu attendre la fin du siècle pour voir la formation de syndicats dans le textile.

35De plus, il n’y a pas une relation directe, simple, presque mécanique, entre concentration manufacturière et puissance syndicale. C’est que, en effet, d’autres facteurs s’intercalent entre les structures industrielles, d’un côté, et le niveau d’organisation et de lutte du mouvement ouvrier, de l’autre. Ces facteurs sont à chercher notamment dans deux directions : la structure du personnel et l’histoire même du mouvement ouvrier. C’est ainsi que les grands établissements intégrés créés à Elbeuf par les Alsaciens ne se distinguent en rien pour le développement du syndicalisme et le niveau des luttes des établissements elbeuviens pourtant beaucoup plus petits et moins mécanisés. La structure de leur personnel peut expliquer cette situation : en 1891, chez Blin, un tiers des ouvriers était originaire d’Alsace. Or, le groupe des ouvriers alsaciens présentait des caractéristiques spécifiques qui le différenciaient de la masse des ouvriers autochtones (forte cohésion communautaire, liens étroits avec les patrons, usage du dialecte alsacien, protestantisme, appartenance à des mutuelles et des sociétés de sport et de musique qui revendiquaient fièrement leur origine alsacienne, mariage à l’intérieur du groupe, qualification plus élevée, plus grande stabilité et ossature du personnel d’encadrement). Les Blin se sont appuyés dans la gestion de leur main d’œuvre sur les ouvriers alsaciens qui constituaient le noyau dur de leur personnel. Cette division est sans doute à l’origine de la relative passivité du personnel des établissements alsaciens.

36L’exemple de Brême montre également que grande entreprise n’est pas toujours synonyme de taux élevé de syndicalisation. C’est ainsi qu’à la Bremer Wollwäscherei AG, qui est l’entreprise la plus petite de la région (130 ouvriers) mais dont tout le personnel est d’origine allemande, la presque totalité des ouvriers était syndiquée (89 % en 1906, 78 % en 1912) quand, à l’inverse, le DTAV n’avait pas réussi à prendre pied sérieusement à la NWK – il n’y avait pas plus de 20 % d’ouvriers syndiqués en 1913 – , véritable « géant industriel » dont les effectifs s’étaient élevés de 1 600 salariés en 1890 à 3 100 en 1913 mais qui recrutait la plus grande partie de son personnel (75 %) parmi les immigrants, sans qualification et très mobiles. Aussi peut-on penser que la composition nationale du personnel des usines textiles revêt une très grande importance : dans la région de Brême, le syndicalisme était d’abord le fait d’ouvriers autochtones et stables. Même si, bien sûr, le taux de syndicalisation des immigrants a été au début beaucoup plus faible que celui des ouvriers allemands, il n’a pu que s’élever par la suite, le DTAV réussissant à la veille de la Première Guerre mondiale à organiser les immigrants qui avaient désormais une plus longue expérience du travail en usine et dont la sédentarisation avait également fortement progressé. Ce qui contribue vraisemblablement à expliquer le niveau élevé de syndicalisation constaté en 1913 dans certaines usines, notamment celles de jute à Brême (44 %) et Hemelingen (52 %), qui employaient une forte proportion d’immigrants (75 %).

37À l’inverse, Mazamet, malgré l’atomisation des entreprises et un environnement rural très prégnant, a connu une véritable explosion des effectifs des syndicats. Cette situation paradoxale renvoie en fait à l’histoire du syndicalisme lui-même, c’est-à-dire à la grève victorieuse de 1909 qui a débouché sur la syndicalisation obligatoire imposée avec l’accord tacite des patrons, vaincus et menacés de grève s’ils employaient des non-syndiqués. Cette tendance forte à exiger l’emploi d’ouvriers syndiqués et qui suppose que le syndicat devait regrouper l’ensemble des ouvriers de la profession – refuser de prendre sa carte c’était se mettre en marge de la classe ouvrière –, s’inscrivait dans une longue tradition des ouvriers de Mazamet : patrouilles et piquets de grèves, mises à l’amende et à l’index, impliquaient l’obligation pour les ouvriers papetiers d’appartenir à l’association clandestine en 1788, pour ceux du textile de participer à la grève en 1845 et pour les travailleurs de toutes les corporations de se syndiquer à partir de 1903, cette obligation étant même formellement inscrite dans les statuts de la Fédération regroupant tous les syndicats locaux créée au début de 1904. C’est cependant le succès de la grève de 1909 et l’unification syndicale qui l’a suivie qui, en modifiant le rapport des forces, permirent d’appliquer l’obligation syndicale sur une grande échelle.

L’impact du paternalisme

38Les politiques de gestion du personnel constituent un élément fort de différenciation des entreprises dans la mesure où, en cherchant, à travers la création d’un système plus ou moins complet d’œuvres sociales, à attirer, fixer et stabiliser le personnel et à le transformer pour l’adapter aux besoins de l’entreprise, elles créent un lien de dépendance étroit entre les travailleurs et l’entreprise bienfaitrice et un sentiment d’appartenance à une même communauté. Il faut donc se demander dans quelle mesure la présence – ou l’absence – d’institutions sociales d’inspiration paternaliste a exercé une influence sur le développement du mouvement syndical.

39De ce point de vue, l’analyse comparative des villes textiles découvre des situations très contrastées. À Mazamet, le paternalisme était très peu développé : les caisses de secours et de retraites étaient peu nombreuses, la création de maisons ouvrières n’est intervenue qu’en 1913 et avec 14 maisons seulement. Au total, ce qui l’a emporté, c’est la pratique de la charité. À Elbeuf, la situation était marquée par l’opposition tranchée entre le patronat elbeuvien de souche, indifférent en matière sociale, et le patronat d’origine alsacienne, soucieux de protéger ses ouvriers contre la misère et l’insécurité en développant une ample politique sociale. Fidèles aux traditions de la période proto-industrielle de développement de l’industrie lainière elbeuvienne, les fabricants elbeuviens se contentaient de subventionner les sociétés de secours fondées par les ouvriers, de soutenir les œuvres de bienfaisance et d’aider les ouvriers dans le besoin. Au contraire, les industriels alsaciens dont le but était de stabiliser leurs ouvriers et de les adapter aux exigences de l’usine, ont créé un système complet de prévoyance et de protection. À Brême, les entreprises ont développé largement, mais à des degrés divers, une politique d’avantages sociaux dont le but était de lutter contre la pénurie de main d’œuvre. Cette politique sociale se développa selon deux axes principaux : le logement (environ 50 % des travailleurs étaient logés par les entreprises) et les allocations (pour la naissance, la mort, la maladie, Noël, l’ancienneté). La NWK, pour sa part, avait mis en place un réseau très dense d’œuvres sociales qui concernaient presque tous les aspects de la vie, de la naissance à la mort, si bien que l’usine était comme une ville dans la ville. Il faut d’ailleurs souligner que, à l’intérieur de l’industrie textile allemande, l’importance des institutions sociales créées par les entreprises était une particularité de la région de Brême. Dans le Lancashire, le paternalisme a été une caractéristique importante du mode de gestion de la main d’œuvre. En offrant aux ouvriers logement et activités récréatives les patrons avaient réussi à stabiliser la main d’œuvre et à lui inculquer le sens de la discipline et de la retenue. Cependant, les grandes sociétés anonymes qui se sont développées à la fin de l’ère victorienne dans la filature (Oldham) comme les petits industriels du tissage qui louaient ateliers et force motrice et n’avaient pas les moyens de financer la création d’œuvres sociales (Burnley) sont restés complètement étrangers à ce type de gestion du personnel. De plus, l’influence que les patrons pouvaient exercer sur leur personnel a été battue en brèche par les institutions sociales rivales de celles des employeurs créées par le mouvement syndical en pleine expansion.

40Au total, sauf à Mazamet, le paternalisme est un aspect important de la gestion du personnel dans l’industrie textile européenne à la fin du siècle. On pourrait s’attendre à ce que, en sécrétant fidélité et attachement à l’entreprise, la politique sociale ait réussi à étouffer la conscience ouvrière et les luttes revendicatives. On ne constate pas toutefois de liens directs, clairs et univoques entre l’existence d’une politique paternaliste et la propension à l’organisation et à la lutte.

41À Elbeuf, les grèves n’ont pas été plus nombreuses dans les usines dépourvues d’œuvres sociales que chez Blin ou Fraenckel où le paternalisme était très développé. Sur le plan revendicatif, le comportement des ouvriers des établissements paternalistes ne semble pas non plus avoir été bien différent de celui du reste de l’industrie lainière elbeuvienne. Bien mieux, en s’associant aux ouvriers des autres usines, les ouvriers de Blin lors de la grève de 1900 et ceux de Fraenckel pendant celle de 1914 ont montré qu’ils n’étaient pas prisonniers du paternalisme et qu’ils avaient le sentiment d’avoir les mêmes intérêts et les mêmes revendications que l’ensemble de la classe ouvrière elbeuvienne, sentiment finalement plus fort que la fidélité à la maison. À Brême également, on ne peut identifier de relations simples et claires entre paternalisme et paix sociale. La comparaison de la NWK et de la BWK est, de ce point de vue, particulièrement suggestive. La NWK qui était une firme familiale (juridiquement, c’était une société anonyme mais toutes les actions étaient possédées par la famille Lahusen) possédait le système d’œuvres sociales le plus complet de la région, alors que la BWK était une société anonyme où les œuvres sociales étaient faiblement développées. Si, dans les deux cas, l’organisation syndicale était peu développée, en revanche, la propension des ouvriers à faire grève était très différente : à la NWK, les ouvriers étaient très combatifs et les grèves fréquentes alors que la BWK n’a connu qu’une seule grève en trente ans !

42Il n’y a que dans le Lancashire que le paternalisme semble avoir exercé une profonde influence sur le comportement des ouvriers. Oldham, où, du fait de l’effacement des entreprises familiales le paternalisme était en recul, avait une classe ouvrière très combative qui, à la fin de l’ère victorienne, et particulièrement au cours des conflits de 1885, 1891 et 1893, apparut comme le cœur du mouvement ouvrier dans le Lancashire. Au contraire, Bolton comme Blackburn, où le paternalisme était une force politique et sociale avec laquelle il fallait compter, connurent une longue période de paix sociale relative. Même s’il n’a évidemment pas empêché le développement des syndicats et des luttes ouvrières, le paternalisme a par contre favorisé un type particulier d’expression des conflits. C’est ainsi que, à Blackburn, notamment, après le lock-out de 1878 où la maison d’un patron avait été incendiée, il n’y eut plus que des grèves peu nombreuses qui ne s’étendirent jamais à la ville tout entière et les dirigeants ouvriers firent toujours preuve de beaucoup de modération.

Des communautés ouvrières locales aux formes spécifiques d’organisation et de lutte

43La communauté professionnelle telle qu’elle s’est constituée dans chacun des cas étudiés – nature du travail, hiérarchie des qualifications, niveau des salaires, organisation du travail, structure du personnel des usines – semble avoir joué un rôle déterminant dans le développement de l’organisation syndicale et des luttes revendicatives.

Le Lancashire : importance de la hiérarchie des qualifications et des salaires

44Dans le Lancashire, le syndicalisme des ouvriers de l’industrie cotonnière tire une partie de ses caractéristiques de la composition de la classe ouvrière locale et des comportements qu’elle détermine. Seule une toute petite minorité des ouvriers avait effectué un apprentissage et, en ce sens, ils pouvaient être considérés comme des ouvriers qualifiés. Cependant, cette approche est par trop réductrice et ignore les réalités contemporaines : de nombreux ouvriers du coton étaient des travailleurs qualifiés même s’ils n’avaient pas fait d’apprentissage et cela parce que, en filature comme au tissage, où le triomphe de la machine était pourtant complet, la mécanisation du travail n’avait pas uniformément substitué aux secrets de métier un travail réduit à la répétition de gestes parcellaires. Devenu le servant de la machine, l’ouvrier avait bien sûr pour tâche de l’alimenter et de la surveiller mais l’exécution de ce travail continuait de dépendre de l’habileté, de la rapidité et de la sûreté de ses gestes. Il fallait pour exécuter correctement son travail qu’il ait une grande connaissance des propriétés de la matière travaillée, du fonctionnement de la machine et des caractéristiques du produit à fabriquer. C’était notamment le cas en filature. Les fileurs qui formaient plus du quart des effectifs masculins de l’industrie cotonnière étaient souvent désignés par les contemporains comme des « Barefoot Aristocrats » parce qu’ils travaillaient en chaussons pour ne pas glisser sur le sol couvert d’huile. En 1906, ils recevaient, en moyenne, un salaire de 2 livres par semaine, salaire qui est normalement associé à l’aristocratie ouvrière. D’autres catégories d’ouvriers gagnaient également un salaire élevé. Au cardage, les ouvriers les plus qualifiés, les broyeurs par exemple, qui étaient peu nombreux et étaient bien payés (leur salaire s’élevait à 75 % de celui des fileurs), avaient pour ambition d’imiter ce groupe privilégié. Quant aux tisseurs sur métiers mécaniques qui représentaient la plus grande partie de la main d’œuvre textile, soit un tiers environ de celle-ci, ils étaient largement considérés comme semi-qualifiés.

45Cette situation explique que les syndicats du Lancashire qui n’étaient pas de véritables syndicats de métier se comportaient souvent comme tels. C’était spécialement vrai de celui des fileurs qui était aussi fermé et exclusif qu’un syndicat de métier. C’est ainsi qu’il refusait d’accepter les femmes dans ses rangs, celles-ci étant, en conséquence, largement exclues du travail dans la filature. Les fileurs arguaient en effet que les ateliers de filature n’étaient pas un endroit pour une femme et que travailler sur un métier à filer était physiquement trop pénible. Dans le tissage, on rencontrait une situation assez proche puisque les hommes avaient presque le monopole du travail sur les grands métiers à tisser qui était mieux rémunéré tandis que la plupart des femmes travaillaient sur des petits métiers où les salaires de base étaient inférieurs. Si les syndicats ont toujours défendu le principe de l’égalité des taux de salaire à la pièce pour les hommes et les femmes, en revanche, les hommes syndiqués affirmaient vouloir protéger les femmes en prétendant que certains tissus étaient trop lourds pour elles, dans le seul but de garder pour eux les travaux les mieux payés. Au total, si la pratique du « closed shop » qui excluait les femmes à la fois du syndicat et du travail était propre aux fileurs, on peut affirmer que, de manière générale, le mouvement syndical dans le Lancashire cherchait à contrôler le marché du travail à travers le processus de négociation collective et l’établissement de tarifs de salaires. Cette politique trouvait évidemment son origine dans la position des ouvriers les plus qualifiés à l’intérieur du processus de production, laquelle se traduisait par des salaires relativement élevés.

Brême : structures du personnel et conditions de l’industrialisation

46A Brême, ce sont les ouvriers les plus qualifiés et les mieux payés, c’est-à-dire les trieurs, les tisseurs et les fileurs, qui ont formé l’essentiel des troupes des syndicats du textile et ont été à l’origine des grèves, que celles-ci soient spontanées ou organisées. Cette situation est sans doute liée à la structure du personnel des usines textiles où un noyau d’ouvriers qualifiés était entouré de jeunes ouvriers des deux sexes, âgés de 14 à 18 ans, parmi lesquels se recrutaient les aides des fileurs et des tisseurs, lesquels étaient situés au bas de la hiérarchie mais avaient l’espoir de devenir à leur tour fileurs ou tisseurs, et d’ouvriers d’origine étrangère, sans véritable qualification et extrêmement mobiles. Les ouvriers sans qualification étaient plus nombreux dans le jute où les conditions de travail étaient très mauvaises et les salaires plus bas que dans la laine. On retrouve cependant dans toutes les entreprises textiles de la région l’opposition entre un noyau d’ouvriers qualifiés et stables et le reste du personnel, sans qualification et au turn over élevé. C’est cette opposition, qui recouvre d’ailleurs en partie celle entre les ouvriers autochtones et les immigrants, qui explique les caractéristiques essentielles du mouvement syndical dans le textile de la région de Brême.

47Quant au recours à la grève spontanée, qui semble un des traits caractéristiques des luttes ouvrières du textile brêmois par rapport au reste de l’Allemagne, si l’intransigeance patronale n’y fut peut-être pas étrangère, au moins à la BWK et à l’usine de jute de Brême, il semble bien que les conditions dans lesquelles la classe ouvrière locale s’est constituée y ont joué un rôle déterminant. Il faut, en effet, se souvenir que l’industrie textile s’est développée dans des zones rurales, sans tradition textile, pour ainsi dire ex nihilo, très rapidement et dans le cadre de grandes usines modernes entièrement mécanisées. Si bien que, pour la majorité des ouvriers, l’embauche dans les usines textiles a représenté une épreuve brutale et douloureuse. Arrachés à leur région d’origine, ils sont venus gonfler la population des localités de Hemelingen, Blumenthal et Delmenhorst qui, entre 1870 et 1910, s’est accrue fortement (respectivement de 276 %, 441 % et 460 %). Par ailleurs, ils ont dû se plier à l’implacable discipline de l’usine, s’habituer à travailler l’année entière et accepter de n’être que des auxiliaires de la machine. Ce processus a été d’autant plus brutal qu’il a été rapide puisqu’il n’a pas demandé plus de deux décennies. C’est donc une communauté ouvrière spécifique, née d’une industrialisation rapide, qui a multiplié les affrontements directs avec le patronat et les a menés de la manière la plus rude.

48Par ailleurs, il faut également tenir compte de la place des femmes dans les usines textiles. Le travail des femmes était très largement développé et les femmes représentaient environ 40 % de la main d’œuvre de l’industrie textile, la proportion atteignant même 60 à 70 % dans les usines de jute et de coton où le département de filature était presque entièrement féminisé. Or, on a déjà constaté que la féminisation du personnel des usines ne s’était pas traduite mécaniquement par la féminisation des syndicats dont, au surplus, les effectifs féminins étaient particulièrement instables. On peut donc faire l’hypothèse que c’est parce que les femmes avaient une très faible expérience de l’organisation syndicale que les grèves spontanées ont eu une importance si grande dans les luttes des ouvriers du textile. Sans doute les grèves spontanées n’ont-elles pas toutes été déclenchées par des ouvrières mais il faut bien constater que, le plus souvent, ce sont les départements où elles étaient majoritaires – triage à la NWK et filature à l’usine de jute de Brême – qui ont pris l’initiative de faire grève en dehors du syndicat ou contre son avis.

Elbeuf : industrie de qualité et division du travail

49À Elbeuf, les caractéristiques du mouvement syndical – naissance tardive, relative faiblesse des effectifs et long maintien de la division corporatiste – comme du mouvement revendicatif – grèves peu nombreuses, qui n’entraînent toujours qu’un petit nombre d’ouvriers, ne concernent jamais une usine entière et, sauf en 1914, ne s’étendent pas d’un établissement à l’autre, – sont largement déterminées par les structures de l’industrie lainière. Outre la dispersion de la production que l’on a déjà évoquée, deux traits essentiels doivent être soulignés : dans une industrie comme la draperie qui livrait un produit de qualité et d’une grande diversité, le système technique demeurait caractérisé, vers 1900, par une mécanisation imparfaite puisque l’usine constituait moins un organisme articulé qu’un agrégat d’ateliers spécialisés et la part du travail manuel y était encore importante. D’une part, malgré un visage extérieur de modernité, le découpage en ateliers reproduisait la division du travail antérieure à l’introduction de la machine. Les outils des ouvriers de la manufacture s’étaient transformés en autant de machines spéciales et à la juxtaposition de procès de travail accomplis par autant de travailleurs distincts et séparés, l’usine avait substitué la combinaison de machines effectuant ces procès partiels à la place des travailleurs. Le procès de production faisait donc se succéder les opérations de la draperie – 24 au total – et les ateliers étaient indépendants les uns des autres. Si bien que l’usine apparaissait comme une communauté de métiers où la transmission des savoir-faire était essentielle, seule une partie du personnel (environ le quart) ayant été brutalement déqualifiée par l’introduction de la machine. D’autre part, celle-ci ne s’était pas encore emparée de l’ensemble du procès de fabrication, laissant subsister des poches de travail manuel où la compétence technique de l’ouvrier restait indispensable. De nombreuses opérations – triage des laines, montage des métiers, échantillonnage, visite aux apprêts, rentrayage... – continuaient en effet de requérir de l’ouvrier intelligence, savoir-faire, rapidité et sûreté du geste et même, pour certaines, sens du beau, et l’apprentissage (deux à trois ans pour une rentrayeuse) y était le mode normal de formation. Pour tous ces ouvriers, le travail était donc plus proche de l’atelier artisanal que de l’usine. Au total, le personnel de l’industrie lainière elbeuvienne était extrêmement diversifié et hiérarchisé. Si bien qu’on peut penser que la qualité de la fabrication, l’extrême division du travail et l’importance du travail qualifié expliquent la faible propension des ouvriers elbeuviens à l’organisation et à la lutte.

Mazamet : des ouvriers d’origine rurale et peu qualifiés

50À Mazamet, ce sont les ouvriers du délainage qui se sont montrés les plus combatifs et ont pris la tête du mouvement syndical, leur grève de 1909 représentant un moment fort de l’histoire du mouvement ouvrier local. Deux éléments distinguent les ouvriers du délainage de ceux du textile. Premièrement : beaucoup d’ouvriers du délainage étaient d’origine rurale et maintenaient des rapports étroits avec la campagne – nombreux étaient ceux qui continuaient d’habiter des hameaux où une partie de leur famille travaillait dans l’agriculture et certains faisaient la moisson l’été lorsque le délainage réduisait son activité à cause du manque d’eau. Quant aux usines, elles s’étageaient dans les vallées. En somme, le passage du textile au délainage a accentué la ruralisation de la classe ouvrière. Deuxièmement : dans le délainage, le travail était peu qualifié, exigeait un effort physique important (notamment pour soulever les peaux trempées) et se faisait dans des conditions pénibles (les ouvriers travaillaient en permanence dans l’humidité, l’ammoniaque abîmait les mains des peleurs et le travail de manutention était important). Enfin, la main d’œuvre du délainage était assez peu diversifiée (cette activité comporte seulement deux opérations : le sabrage et le pelage) et, en dehors de quelques rivalités au niveau du pelage, il n’y avait pas de véritable concurrence entre ouvriers et ouvrières.

  • 12 Soupes communistes : pratique syndicale qui consiste à organiser pour les grévistes des repas en co (...)
  • 13 Pratique syndicale qui consiste, en temps de grève, à envoyer les enfants des grévistes dans les vi (...)

51Cette communauté ouvrière singulière a constitué un milieu particulièrement favorable à un affrontement frontal avec le patronat. D’une part, les ouvriers mazamétains avaient le sentiment très fort d’avoir de « justes droits » à défendre. D’où leur refus de la proposition patronale de réduire les salaires des sabreurs (les ouvriers les mieux payés) pour augmenter ceux des autres catégories d’ouvriers, ce qui a été à l’origine de la grève de 1909, comme la volonté de répartir équitablement le travail entre ouvriers pour éviter le chômage en cas de ralentissement de la production. D’autre part, renouant avec d’anciennes traditions locales, les ouvriers du délainage étaient animés de la conviction que, pour obtenir la satisfaction des revendications, il fallait l’action de toute la profession. Ce qui déboucha sur l’obligation de faire grève et la chasse aux non-grévistes – aussi la grève de 1909 a-t-elle été presque générale – et, après la grève, sur la réunification syndicale et la syndicalisation obligatoire. Enfin, la grève de 1909 révéla une combativité ouvrière et une capacité de résistance qui surprirent tout le monde. Pendant quatre mois, les délaineurs ont en effet pratiqué toutes les formes de lutte et d’organisation (élection d’un comité de grève, assemblées fréquentes, grands cortèges dans les rues, soupes communistes12, exode des enfants13, patrouilles pour empêcher les non-grévistes d’aller travailler, violences contre les patrons et les forces de l’ordre...).

Une grande diversité de cas

52Le cas du délainage mazamétain apparaît radicalement différent de tous les autres. Les raisons de cette différence sont évidentes : même s’il est né du besoin de fournir la matière première à l’industrie textile, le délainage est une autre industrie différente, autonome, qui n’utilise pas les mêmes techniques, n’a pas la même organisation productive et ne requiert pas les mêmes compétences de la part des ouvriers que l’industrie lainière. Ce qui fonde l’existence d’une communauté ouvrière originale. Du reste, les ouvriers du délainage n’appartenaient pas à la Fédération du Textile de la CGT mais à celle des Cuirs et Peaux. En revanche, dans l’industrie textile, malgré la diversité des matières travaillées et des produits fabriqués, le travail des fibres textiles faisait appel à des techniques et des savoir-faire relativement proches. Dans tous les centres étudiés, le travail était qualifié ou semi-qualifié. Si on est pourtant en présence de quatre syndicalismes différents, c’est que le rapport des ouvriers au travail ne suffit pas à fonder une identité ouvrière spécifique que distinguerait un même comportement syndical et revendicatif. D’autres éléments doivent être pris en considération pour expliquer les contrastes observés. Dans les villes du Lancashire, c’est la hiérarchie des qualifications et des salaires qui explique que les syndicats des ouvriers du coton tendent à se comporter en syndicats de métier en cherchant à contrôler le marché du travail et à réguler les salaires. Dans la région de Brême, la syndicalisation des ouvriers les plus qualifiés et les plus stables comme la prépondérance des grèves spontanées s’enracinent dans les caractéristiques de l’industrialisation, les structures du personnel et la place des femmes dans les usines et le syndicat. À Mazamet si, malgré tout ce qui sépare la draperie du délainage, les ouvriers du textile, imitant les délaineurs, comme du reste toutes les autres corporations ouvrières, ont appliqué le principe de la syndicalisation obligatoire, c’est d’abord parce qu’ils appartenaient à la même communauté ouvrière, mais aussi parce qu’ils subissaient fortement l’influence des délaineurs dont l’hégémonie sur le mouvement ouvrier mazamétain s’explique tout à la fois par le nombre, la combativité dans les grèves, la victoire récente et le rôle déterminant d’Isidore Barthès en qui la masse ouvrière avait la plus grande confiance. Enfin, à Elbeuf, la relative faiblesse et la modération du syndicalisme comme la dispersion des luttes revendicatives trouvent leur origine dans la division du travail qui caractérise l’industrie de qualité que la draperie est demeurée malgré les transformations techniques qu’elle a subies. En définitive, ce sont ces éléments qui différencient les cas étudiés et expliquent la grande diversité que l’on constate.

Le rôle des femmes

Une affaire d’hommes mais des différences significatives

53Dans le textile, comme dans d’autres branches industrielles, le syndicalisme est d’abord une affaire d’hommes. Ce déséquilibre est d’autant plus frappant que, sauf à Elbeuf, les femmes représentaient au moins la moitié des effectifs salariés de la branche, et souvent davantage. Dans la région de Brême, leur part dans le personnel était de 60-70 % dans l’industrie du jute et de 40-50 % dans celle de la laine. Dans le Lancashire, les femmes formaient 62 % de la main d’œuvre textile en 1906. À Mazamet, une majorité de femmes travaillaient dans le textile, alors que le poids des deux sexes s’équilibrait dans le délainage, les femmes travaillant dans le pelage et les hommes comme sabreurs. Enfin, à Elbeuf, la proportion ne dépassait pas 40 %. Quoiqu’en augmentation, elle était même sensiblement plus faible dans les grands établissements alsaciens (chez Blin, 30 % en 1889 mais 37 % en 1909).

54Cependant, des différences significatives existent dans la syndicalisation des femmes. À Elbeuf, la part des femmes a toujours été très faible : en 1906, moins de 20 % des femmes avaient leur carte de membre. À Mazamet, les syndicats ne se sont pas posé la question d’admettre les femmes avant 1908. Cependant, les revendications salariales les concernaient également et elles participaient aux grèves. C’est le syndicat des mégissiers qui, le premier, en 1908, a modifié ses statuts de manière à les accepter dans ses rangs. Mais la syndicalisation des femmes n’a réellement commencé qu’après la grève de 1909 où elles ont été très actives – peleuses et femmes manœuvres des usines se sont mises en grève dès le premier jour –, parfois même héroïques – elles se couchaient dans la neige devant les chevaux des gendarmes – mais, dans l’ensemble, elles ont été moins présentes que les hommes dans les défilés et les réunions. Leur adhésion au syndicat n’a été massive que lorsqu’elle est devenue obligatoire. À Brême, la part des femmes dans les effectifs des syndicats était plus faible que dans le personnel des usines mais les proportions variaient beaucoup d’une branche à l’autre : en 1913, le nombre de femmes syndiquées était élevé à Brême (42 %) et Hemelingen (52 %) mais faible (17 %) à Delmenhorst, voire insignifiant (1 %) à Vegesack. De plus, si les femmes étaient très actives dans les mouvements revendicatifs – ce sont les ateliers où la proportion des femmes était très importante (le triage dans la laine, la filature dans l’industrie du jute) qui ont pris l’initiative des grèves –, en revanche, leur engagement dans la lutte n’était pas suivi par une adhésion durable au syndicat. D’où une forte instabilité des effectifs : dans la branche d’Hemelingen, par exemple, la proportion de femmes est ainsi passée de 15 % en 1900 à 8 % en 1902 et de 67 % en 1911 à 52 % en 1913. Comment expliquer à la fois l’instabilité des effectifs féminins et leur faiblesse criante dans les branches de Delmenhorst et Vegesack ? Sans doute, d’un côté, par le double rôle de la femme dans le travail et la famille et, de l’autre, par la politique des syndicats concernant les femmes. Si, à l’échelle nationale, le DTAV avait bien élaboré des revendications concernant les femmes (salaire égal, journée de 8 heures pour les femmes, meilleure protection de la maternité, samedi après-midi chômé...), en revanche, les organisations locales ne les ont jamais défendues ni surtout remis en cause, dans les faits, l’inégalité de salaires entre hommes et femmes (celles-ci gagnaient un tiers de moins que les hommes). Il a fallu attendre 1910 pour que des conférences pour les ouvrières soient organisées à l’échelle régionale et 1912 pour que des commissions d’agitation parmi les ouvrières soient mises en place à l’échelle locale. Par ailleurs, au niveau local, elles n’exerçaient aucune responsabilité dans le syndicat.

55Le cas du Lancashire est de ce point de vue tout à fait original. Pour deux raisons : d’une part, les ouvriers fileurs étaient opposés à ce que les femmes travaillent dans les filatures et ont refusé de les accepter dans les syndicats. Si bien que, avec le développement du travail des femmes dans les filatures en raison de la généralisation du continu à filer, elles ont dû adhérer au syndicat des cardeurs. D’autre part, dans le cardage et le tissage, les femmes formaient la majorité des membres des syndicats même si ceux-ci demeuraient dominés par les ouvriers masculins les plus qualifiés et les mieux payés. Leurs salaires et cotisations étaient plus bas que ceux des hommes mais les avantages qu’elles retiraient de leur adhésion étaient aussi moins grands (notons que la situation était exactement identique à Mazamet). Cependant, malgré la discrimination dont elles étaient victimes, elles ont joué un rôle important dans le développement du syndicalisme dans le Lancashire. S’il n’y avait aucune femme parmi les permanents syndicaux, en revanche, il y avait un nombre significatif de femmes dans les comités, en particulier dans le tissage, notamment à Oldham. Par ailleurs, leur participation active aux campagnes en faveur du rôle des femmes organisées par les Pankhurst leur a donné une position éminente dans la vie politique et sociale des communautés ouvrières. De plus, l’Independent Labour Party les encourageait à participer aux élections locales. La réputation d’indépendance des ouvrières du Lancashire reflétait leur plus grande indépendance économique : la taille de la famille était plus petite et leur salaire n’était pas seulement un complément de celui du mari.

56Les quatre cas étudiés présentent d’évidentes différences. Les facteurs susceptibles de les expliquer sont multiples mais il est difficile de les hiérarchiser. Ces contrastes renvoient-ils aux structures anthropologiques de la famille évidemment différentes d’un pays à l’autre ? Aux structures industrielles ? À la composition de la main d’œuvre et aux politiques salariales des employeurs ? Ou encore, comme le suggère le cas du Lancashire, aux traditions politiques et culturelles de chaque pays ? Ou, enfin, ainsi que l’atteste l’exemple de Mazamet, aux politiques des dirigeants ouvriers ? On se bornera à poser la question sans pouvoir y répondre faute de pouvoir développer les indications contenues dans les analyses qui précèdent.

Genre et politique syndicale : une piste à explorer

57Cependant, au-delà des différences que l’on vient de souligner, les expériences du Lancashire, de Brême, de Mazamet et d’Elbeuf ont ceci en commun que le syndicalisme y apparaît d’abord comme une affaire d’hommes. En effet, si les ouvrières participaient aux luttes quand leurs intérêts économiques étaient en jeu, en revanche, elles y jouaient rarement un rôle de premier plan et leur participation à la vie des syndicats a partout été plus faible que celle des hommes qui, au surplus, monopolisaient les postes de direction. Il est vrai que les obstacles à une participation active à la vie syndicale étaient nombreux. La double journée de travail des femmes n’était évidemment pas le moindre. Mais ce n’était pas non plus le seul. D’une part, même lorsque la tâche accomplie (les ouvriers des deux sexes travaillaient souvent sur les mêmes machines) et le cycle de vie (dans de nombreux cas, dans le Lancashire comme à Elbeuf, elles ne s’arrêtaient pas de travailler à la naissance du premier enfant ni même quand celui-ci avait trouvé un emploi, mais demeuraient au travail aussi longtemps que les hommes) les rapprochaient, les expériences que les hommes et les femmes avaient du travail en usine étaient profondément différentes. Des tâches plus légères et moins bien rémunérées, une plus grande précarité de l’emploi et le harcèlement sexuel définissaient en effet la situation vécue par les ouvrières. D’autre part, à l’intérieur de la famille, le partage des responsabilités et des tâches était absolument inégal. De plus, alors même que le travail de tous les membres de la famille était nécessaire pour équilibrer le budget familial, le modèle dominant demeurait celui du salaire masculin suffisant à faire vivre toute la famille. Enfin, le manque d’intérêt des dirigeants des syndicats pour la situation et les revendications spécifiques des ouvrières, clairement attesté dans la région de Brême, et qui pouvait aller jusqu’à refléter et reproduire les discriminations qui frappaient les ouvrières, comme c’était le cas dans le Lancashire, explique pourquoi les syndicats éprouvaient tant de difficultés à recruter les femmes et à les mobiliser durablement.

58Toutefois, ces difficultés se comprennent mieux si on veut bien réfléchir au fait que la rhétorique syndicale s’adressait d’abord aux hommes, parlait le langage de la virilité, exaltait un modèle familial – celui de la femme au foyer – que les ouvrières du textile auraient été bien incapables de réaliser et qui, au plan des représentations, les excluait de la sphère du travail et de la lutte, et avait une tonalité patriarcale si fortement prononcée qu’elle faisait des hommes les seuls véritables sujets du mouvement ouvrier. L’exemple de Mazamet est sur ce point tout à fait éclairant puisque, en pleine grève du délainage, en 1909, au cours d’une assemblée générale de tous les syndicats ouvriers, ouverte au non-syndiqués et réunie en solidarité avec les délaineurs en grève, Isidore Barthès, le secrétaire du syndicat des délaineurs, a :

« engagé les femmes des magasins (entrepôts de laine) à quitter leur travail sans attendre qu’on les menace de les expulser par la force, que puisqu’on demande une augmentation pour elles, leur devoir est de s’unir à ceux qui luttent pour les faire aboutir plus vite, en engageant les hommes à garder leurs femmes à la maison ».

59Le refoulement dans le discours syndical de tout ce qui fait l’expérience particulière des femmes n’a pas été, et ne pouvait être, sans conséquences sur le développement des formes et des pratiques du mouvement syndical parce que les travailleurs s’identifient de manière différente et plus ou moins intensément à leur classe par le biais de leur appartenance à l’un ou l’autre genre. Cependant, soit parce que la documentation s’y prêtait mal, voire pas du tout (c’est notamment le cas pour Elbeuf où on ne possède ni les archives des syndicats du textile ni même une collection des discours de leurs dirigeants), soit parce que cette problématique n’a été que très partiellement intégrée aux recherches sur lesquelles s’est appuyée cette tentative d’approche comparative, cette dimension n’a pu être suffisamment explorée. Il semble bien pourtant que l’analyse de la manière dont opèrent le langage et les codes symboliques pour construire la différenciation des sexes à l’intérieur d’une classe sociale serait susceptible d’aider à mieux mettre à jour les principes structurants de l’expérience syndicale. Mais c’est là une exigence qui n’est pas propre à l’industrie textile.

L’importance de l’environnement politique local

60Certaines des particularités des cas étudiés ne s’expliquent que par l’environnement politique local qui est le résultat d’une histoire singulière. Dans le cas de Brême, celui-ci est mal connu. On possède seulement des indications éparses sur les relations entre les sections locales du DTAV et les municipalités, comme avec le SPD, qui ne permettent pas de construire un tableau complet et précis. En revanche, les trois autres cas sont mieux documentés.

Lancashire : conservatisme politique et activisme syndical

61Les quatre villes cotonnières sont caractérisées par l’absence de combinaison d’activisme syndical et de radicalisme politique. Oldham qui n’a pas eu de député travailliste avant 1922 offre une véritable caricature de cette situation. Les causes du conservatisme ouvrier sont l’objet de vives discussions. L’explication traditionnelle est que les ouvriers ont choisi de s’opposer à la politique libérale de leurs patrons en soutenant les conservateurs qui se présentaient eux-mêmes comme favorables au contrôle des conditions de travail par l’État et, notamment, à la limitation de la durée de la journée de travail. Plus récemment, on a affirmé que les ouvriers étaient conservateurs parce qu’ils votaient comme leurs patrons, le paternalisme favorisant la loyauté des ouvriers pour la famille des industriels. Enfin, on a également soutenu que l’antipathie pour les Irlandais qui acceptaient des bas salaires et jouaient volontiers les briseurs de grèves, a joué un rôle dans le phénomène. Du reste, les tensions entre les ouvriers autochtones et les immigrés irlandais ont augmenté à partir des années 1850, à la suite de la grande famine en Irlande. Si bien que le parti conservateur, dont l’anticatholicisme était traditionnel, a habilement exploité les préjugés populaires anti-irlandais afin d’étendre son influence.

Mazamet : la séparation du syndical et du politique

  • 14 Le cas mazamétain éclaire également les rapports entre syndicalistes révolutionnaires et socialiste (...)

62La situation du mouvement ouvrier à Mazamet est inattendue : d’un côté, les ouvriers menaient un combat revendicatif intransigeant contre le patronat, avec une vive conscience d’appartenir à la classe ouvrière et, de l’autre, la majorité votait pour la droite aux élections municipales et législatives. Comment expliquer cette apparente contradiction ? Quatre éléments sont à prendre en considération : les ouvriers, notamment les délaineurs, étaient insérés dans un milieu paysan traditionaliste et conservateur (75 % des délaineurs et 45 % des ouvriers du textile habitaient à la campagne ; une partie d’entre eux participait épisodiquement aux travaux des champs ; ils utilisaient la langue d’oc et se méfiaient de la nouveauté apportée par les « messieurs » de la ville) ; la plupart des ouvriers était des catholiques pratiquants alors que les patrons étaient en grande majorité protestants et de centre-gauche ; il existait une forte cohésion religieuse de la population ouvrière et paysanne, structurée au cours de l’histoire par une Eglise de combat qui encadrait solidement ses fidèles ; enfin, la famille du baron Reille-Soult a su incarner la défense de la religion persécutée et de l’identité régionale, le conditionnement des esprits par son journal contribuant à maintenir et à renforcer les mentalités traditionnelles. Aussi n’y avait-il pas aux yeux des ouvriers de contradiction à faire grève contre les patrons protestants et à voter pour la droite cléricale et conservatrice. Dans ces conditions, le ralliement à la CGT syndicaliste-révolutionnaire s’explique essentiellement par l’efficacité pratique de ses militants pendant les grèves – en tout premier lieu, Griffuelhes qui fut un conseiller très écouté – et la séparation que ceux-ci encourageaient entre comportement gréviste et attitude électorale, renvoyant dos à dos républicains et partisans du baron. Si, à propos de la grève des délaineurs, on peut parler de syndicalisme révolutionnaire, c’est parce qu’elle s’est développée dans l’autonomie syndicale, à l’écart de tout parti politique (il est vrai que le parti socialiste n’était pas un concurrent sérieux), a suscité la participation massive des femmes et a été marquée par le recours à la violence. Mais ce syndicalisme révolutionnaire-là était davantage l’expression d’un milieu ouvrier local et des besoins de la lutte que d’une théorie préconçue. Aussi bien le « syndicalisme révolutionnaire » des ouvriers mazamétains s’arrêtait-il à la pratique gréviste14.

Elbeuf : pas d’autonomie de classe

  • 15 Au contraire, l’engagement actif des patrons juifs d’origine alsacienne en faveur de la République (...)

63À Elbeuf où l’influence du syndicalisme révolutionnaire était inexistante, l’histoire du mouvement ouvrier elbeuvien a été marquée par l’opposition entre socialistes indépendants et socialistes unifiés. Jusque vers 1900, ce sont les indépendants qui ont dominé : ils souhaitaient tenir les syndicats à l’écart du parti socialiste et Emile Martin, leur chef de file, a toujours défendu le principe du désistement du candidat socialiste en faveur du républicain le mieux placé. Les années 1900 voient les socialistes unifiés prendre la place des indépendants : la liaison entre le parti et les syndicats s’affirme et, s’ils participent à l’équipe du maire radical Mouchel dont ils soutiennent le programme de « socialisme municipal » (1908-1912), en revanche, aux élections législatives de 1912 et 1914, le parti socialiste, qui est apparu comme la première force de gauche en se présentant comme le défenseur de l’héritage de Mouchel et de l’amélioration des retraites ouvrières, a rassemblé au second tour toutes les voix républicaines. Au total, qu’il soit à la remorque des radicaux ou qu’il constitue la force dominante d’un camp du progrès qui englobe toutes les forces républicaines, le mouvement ouvrier elbeuvien n’a pas conçu son action sur une stricte base de classe mais prétendait plutôt s’intégrer à un ensemble plus vaste qui le dépassait. La situation politique locale n’est sans doute pas étrangère à cette orientation : la majorité des patrons elbeuviens, catholiques et conservateurs, soutenaient les partis de droite15, d’où la solidarité sur le terrain électoral entre ouvriers et républicains. En définitive, le syndicat s’est trouvé progressivement subordonné au parti socialiste qui lui fournissait ses dirigeants les plus en vue et soutenait les grèves mais, modéré et pragmatique, privilégiait la voie parlementaire et n’inscrivait pas son action dans une perspective classe contre classe.

64On ne peut en tout cas qu’être frappé par le fait que, dans le cas de la France, le rapport du mouvement ouvrier au politique et la nature des relations entre le syndicat et le parti socialiste ont été fortement tributaires de situations politiques locales originales et complexes mais opposées : si, à Mazamet, où les patrons sont de gauche, les ouvriers votent pour la droite, à Elbeuf, au contraire, où les patrons sont, dans leur majorité, des piliers du parti conservateur, les ouvriers, eux, donnent leurs suffrages à la gauche !

Retour aux modèles ?

65L’analyse comparée des types de syndicalisme dans l’industrie textile n’a pas permis de mettre en évidence des tendances communes. S’il n’y a pas, dans cette industrie, un syndicalisme spécifique, c’est parce qu’il n’existe pas de communauté professionnelle homogène. Certes, on enregistre bien des convergences entre les cas étudiés mais elles sont plus apparentes que réelles. La pratique du « closed-shop » attestée dans le Lancashire rejoint la tendance forte à exiger l’emploi d’ouvriers syndiqués que l’on constate à Mazamet. Mais, dans le premier cas, il s’agit d’une région d’industrialisation précoce où l’on trouve le premier prolétariat d’usine dans le monde et où des ouvriers qualifiés défendent l’emploi et le salaire en cherchant à contrôler le marché du travail, quand, dans le second cas, on est en présence d’ouvriers mal dégagés du milieu rural dont le comportement exprime les mentalités traditionalistes d’une communauté ouvrière fortement soudée et enclavée. Par ailleurs, à Elbeuf comme à Brême, les syndicats sont étroitement liés au parti socialiste mais tout oppose pourtant les deux villes : d’un côté, on a un syndicalisme faible, profondément influencé par les traditions du métier, dont l’organisation a longtemps porté la marque, sans véritable stratégie, qui se greffe sur les actions revendicatives déclenchées par les ouvriers mais ne les impulse pas, alors que, de l’autre, on rencontre un syndicalisme massif et fortement structuré qui préfère la négociation à la grève. Dans le Lancashire et à Brême, les grèves apparaissent de plus en plus aux syndicats comme un moyen de pousser à la négociation et de peser sur ses résultats, mais si, dans l’industrie cotonnière britannique, elles constituent bien un instrument entre les mains des trade unions, dans la région de Brême, au contraire, et malgré les efforts des sections du DTAV pour discipliner les luttes ouvrières, celles-ci continuent d’échapper largement à leur contrôle.

66En fait, l’analyse concrète des formes de syndicalisme dans le textile fait apparaître une grande diversité de stratégies, de formes de lutte et de types d’organisation. Dès lors que les différences l’emportent, on est ramené aux trois « modèles nationaux », mais il faut se demander si les analyses qui précèdent permettent simplement de dresser un tableau plus complexe et plus nuancé que celui dessiné par l’historiographie traditionnelle ou, au contraire, invitent à le remettre en cause.

67Dans le Lancashire, le syndicalisme textile est puissant et bureaucratisé, dépourvu d’idéologie, organisé pour défendre les salaires à travers la négociation collective avec le patronat, et s’efforçant d’étendre son influence au domaine politique. Mais, d’une part, l’évolution vers le syndicalisme d’industrie souhaitée par le « nouvel unionisme » n’est pas même amorcée à la veille de la guerre et, de l’autre, le conservatisme politique des ouvriers est un frein au développement du parti travailliste. En ce sens, le Lancashire semble tout à fait représentatif des « vieux » syndicats dont les traditions s’étaient cristallisées avant l’émergence du Labour Party. Mais, en revanche, il faut souligner que nulle part ailleurs en Grande-Bretagne, pas même dans la région lainière du Yorkshire pourtant géographiquement très proche, les cadres du syndicat n’avaient pour tâche de calculer les salaires. C’est là, comme du reste Sidney et Beatrice Webb l’avaient démontré dans Industrial Democracy, ce qui donne sa physionomie originale au « modèle » du Lancashire par rapport à toutes les autres expériences syndicales britanniques.

68Dans la région de Brême, on est en présence d’un syndicalisme massif, recrutant ses adhérents essentiellement parmi les ouvriers masculins, qualifiés et de nationalité allemande, désireux de discipliner les luttes ouvrières et de s’installer dans un système de rapports constants avec le patronat, et étroitement lié à un parti socialiste réformiste. Cependant, le syndicalisme textile de la région se distingue par un taux de syndicalisation plus élevé qu’au niveau national et, surtout, par une importance plus grande des grèves spontanées, menées en dehors et même contre l’avis des sections locales du DTAV. On peut penser que cette originalité est le produit d’une industrialisation tardive, rapide et moderne.

69On retrouve donc assez largement les « modèles nationaux » dans les deux exemples précédents, mais les écarts par rapport aux modèles sont cependant considérables. Quant aux expériences de Mazamet et Elbeuf, toutes deux étrangères au modèle syndicaliste-révolutionnaire, elles apparaissent structurées par des histoires singulières. Les deux exemples français sont très différents : on peut en effet opposer un syndicalisme relativement faible et modéré, étroitement lié aux socialistes qui ont joué un rôle décisif dans sa naissance et son développement, à un syndicalisme « dur » et obligatoire qui se tenait résolument à l’écart du parti socialiste par conservatisme politico-religieux profond. Ces deux variétés de syndicalisme français d’avant 1914 sont également atypiques. Les clés de cette situation sont évidemment à rechercher dans les caractéristiques si profondément différentes des deux communautés ouvrières, des situations politiques opposées et l’histoire du mouvement syndical.

70Au total, l’analyse comparative des syndicalismes dans les villes et bassins textiles souligne que les différences mises en évidence ne sont pas nécessairement nationales et amène à réévaluer l’importance de facteurs locaux qui brouillent des schémas trop simples quand encore, comme dans le cas français, ils ne les font pas éclater. Il est cependant difficile de conclure. Deux raisons invitent en effet à suspendre le jugement : d’une part, les expériences étudiées sont difficilement comparables et, de l’autre, l’intérêt de la comparaison est affaibli par l’absence de véritable représentativité de certains des cas retenus, Mazamet constituant même, semble-t-il, un cas unique. Aussi est-on bien obligé de laisser sans réponse la question – pourtant essentielle – que soulève cette approche comparative : les cas étudiés constituent-ils autant d’écarts par rapport à des « modèles nationaux » réellement existants, ou bien y a-t-il un foisonnement de « modèles » parce que, au fond, les « modèles nationaux » ne seraient rien d’autre qu’une construction historiographique datée ? Aussi bien, la découverte par l’analyse concrète de diversités, locales ou professionnelles, conduit à se demander si la réévaluation de l’idéal-type des trois modèles ne passe pas plus sûrement par des comparaisons inter-régionales qui, à l’intérieur de chaque pays, après avoir mis en évidence différentes formes d’enracinement du mouvement syndical et des luttes ouvrières, permettraient de s’interroger de manière plus fine sur l’articulation des traits communs et des divergences.

Notes

1 Cette commission, élue par une assemblée des ouvriers de l’usine en cas d’action ou de grève, portait le nom de Lohnkommission (commission de salaires). C’est cette commission qui, dans la plupart des usines, négociait avec le patron. Le plus souvent, elle avait des contacts avec la section locale du DTAV avant ou pendant la préparation d’une action et au moins quand l’action se développait en grève. Il était fréquent que des membres du DTAV fassent partie de la commission.

2 Isidore Barthès (1874-1936) : secrétaire du syndicat des délaineurs et principal leader du syndicalisme mazamétain de 1903 à 1922. Catholique, conservateur et fidèle à la CGT après la grève de 1909, son comportement était typique de celui de la majorité des ouvriers de la ville. Voir notice dans le Maitron, t. 10, p. 213-214.

3 Maréchal de Napoléon I et ministre de Louis-Philippe, Soult est né (et y a fait plus tard construire un château) dans une bourgade proche de Mazamet. Sa petite-fille épousa le baron René Reille. De père en fils et d’oncle à neveu, les Reille-Soult ont été députés de la circonscription de Mazamet en 1869-1870, de 1876 à 1924 et de 1928 à 1958.

4 Victor Griffuelhes (1874-1922) : syndicaliste révolutionnaire, secrétaire de la CGT de 1901 à 1909 et rédacteur de la charte d’Amiens en 1906. Voir notice dans le Maitron, t. 12, p. 331-333.

5 Emile Martin : ouvrier tisseur, membre fondateur de la chambre syndicale La Fourmi en 1892, élu au conseil des prud’hommes de 1896 à 1910, secrétaire de l’Union Fédérative des Syndicats Elbeuviens à sa création en 1901, représentant des syndicats d’Elbeuf au Conseil Supérieur du Travail en 1903 et secrétaire de la Bourse du Travail en 1906. Egalement secrétaire de l’Union Socialiste, il est plusieurs fois candidat aux élections législatives. Modéré, il approuve la participation de Viviani au gouvernement et, en 1910, soutient le maire radical Mouchel contre le candidat socialiste aux élections législatives. Son influence décline après cette date.

6 Sur le Lancashire, cf. Beattie D., Blackbum : The Development of Lancashire Cotton Town, Halifax, 1992 ; – Bullen A., The Lancashire Weavers’ Union, Rochdale, 1984 ; – Bullen A., Fowler A., The Cardroom Workers’Union, Rochdale, 1986 ; – Burgess K., The Origins of Industrial Relations, Londres, 1975 ;  – Clarke p.F., Lancashire and New Liberalism, Londres, 1971 ; – Clegg H.A., Fox A., Thompson A.F., A History of British Trade Unions since 1889, Vol. I ; 1889-1910, Oxford, 1964 ; – farnie D.A., The English Cotton Industry and the World Market, 1815-1896, Oxford, 1979 ; – farnie D.A., « The Cotton Towns of Greater Manchester », in Williams M., Farnie D.A. (dir.), Cotton Mills in Greater Manchester, Preston, 1992, p. 13-47 ; – Fowler A., « Labour in the Lancashire Cotton Industry », Manchester Region History Review, 9, 1995, p. 58-65 ; – Fowler A., Wyke T. (dir.), The Barefoot Aristocrats : a history of the Amalgamated Association of Operative Cotton Spinners, Littleborough, 1987 ;  – Joyce R, Work Society and Politics : the Culture of the Factory in the Late Victorian England, Londres, 1980 ; – Jewkes J., Gray E.M., Wages and Labour in the Lancashire Cotton Spinner Industries, Manchester, 1935 ; – Mcivor A.J., « Cotton Employers Organisation and Labour Relations, 1890-1939 », in Jowitt J.A., Mcivor a., (dir.). Employers and Labour in English Textile Industry, 1850-1939, Londres, 1988, p. 1-26 ; – Rose S.O. « “Frères et Sœurs en détresse”. Ouvriers du tissage mécanique et syndicats dans le Lancashire au xixe siècle », Genèses, 6, 1991, p. 53-72 ; – Trodd G., Political Change and Working Class in Blackburn and Bumley 1880-1914, unpublished Ph. D., Lancaster, 1978 ; – Turner H.A., Trade Union Growth, Structure and Policy, Londres, 1962 ; – Webb S., Webb B., Industrial Democracies, Londres, rééd. 1982 ; – White j., The Limits of Trade Union Militancy, Londres, 1978 ; – Wood G.H., The History of Wages in the Cotton Trade during the Past Hundred Years, Manchester, 1910.

7 Les cinq plus grandes villes cotonnières du Lancashire – Blackburn, Bolton, Burnley, Oldham et Preston – comptaient chacune plus de 100 000 habitants tandis que les plus petites en avaient environ 30 000.

8 Sur Brême, cf. Barfuss K.M., « Gastarbeiter » in Nordwestdeutschland, 1884-1918, Brême, 1986 ; – Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerkschaften in Deutschland, England und Frankreich. Ihre Entwicklung vom 19. zum 20. Jahrhundert, Bonn, 1992 ; – Dehnkamp W., Von unten auf. Die sozialistische Arbeiterbewegung in Blumenthal-Vegesack (Bremen-Nord), Bonn, 1986 ; – Duewel K., Die industrielle und kommunale Entwicklung des Fabrikortes Hemelingen. Ein Kapitel der Industrialisierung des bremischen Randgebietes, Diss. Goettingen, 1958 ; – Ellerkamp M., Industriearbeit, Krankheit und Geschlecht. Zu den sozialen Kosten der Industrialisierung : Bremer Textilarbeiterinnen 1870-1914, Goettingen, 1991 ; – Grunding E., Geschichte der Stadt Delmenhorst von 1848 bis 1945, vol. 4, Delmenhorst, 1960 ; – Mommsen W., Husung H.-G. (dir.), Auf dem Wege zur Massengewerkschaft. Die Entwicklung der Gewerkschaften in Deutschland und Grossbritannien 1880-1914, Stuttgart, 1984 ; – Schönhoven K., « Selbsthilfe als Form der Solidaritaet. Das gewerkschaftliche Unterstuetzungswesen im Deutschen Kaiserreich bis 1914 », Archiv fuer Sozialgeschichte, 20, 1980, p. 147-193 ; – Schönhoven K., Expansion und Konzentration. Studien zur Entwicklung des Freien Gewerkschaften in Wilhelminischen Deutschland, Stuttgart, 1980 ; – Schwarzwälder H., Geschichte der Freien Hansestadt Bremen, Vol. 2 : 1810-1918, Hambourg, 1987.

9 Pour Mazamet, on consultera : Cazals R., Le mouvement ouvrier à Mazamet au début du xxe siècle, Thèse sous la direction de R. Trempé, Université de Toulouse, 1974 ; – Cazals R., Les révolutions industrielles à Mazamet (1750-1900), Paris-Toulouse, 1983 ; – Cazals R., Avec les ouvriers de Mazamet, dans la grève et l’action quotidienne, 1900-1914, 2e éd. revue et augmentée, Carcassonne, 1995 ; – VidAl A., Cazals R., Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, Toulouse, 1985.

10 A la différence de la tonte de la laine sur le mouton vivant, le délainage s’opère sur la peau du mouton mort. Le travail comprend deux phases principales : le sabrage débarrasse la laine, encore sur la peau, des corps étrangers comme terre, crotte, débris végétaux ; ensuite, on laisse les peaux mouillées pendant quelques jours dans des étuves où se produit un début de putréfaction qui n’abîme pas le cuir mais permet le pelage ou arrachage de la laine.

11 L’industrie lainière elbeuvienne était spécialisée dans la fabrication de draps en laine cardée, épais et lourds. À la sortie du tissage, les draps étaient apprêtés, c’est-à-dire soumis à toute une série d’opérations de finissage (foulage, lainage, tondage, pressage, décatissage...), destinées à leur donner leurs propriétés définitives et une grande diversité d’aspect. De belle qualité et d’un prix élevé, ces tissus étaient vendus à des consommateurs aisés.
Sur Elbeuf, on consultera : Boivin M., Le mouvement ouvrier dans la région de Rouen, 1851-1876, Rouen, 1989, 2 vol. ; – Daumas J.-C., « Recrutement et gestion du personnel dans la draperie elbeuvienne à la fin du xixe siècle : le cas des Etablissements Blin et Blin », in Woronoff D. (dir.), L’homme et l’industrie en Normandie, Alençon, 1990, p. 101-111 ; – Daumas J.-C., « Des politiques paternalistes dans la draperie elbeuvienne à la fin du xixe siècle » in Schweitzer S. (dir.), Logiques d’entreprises et politiques sociales, Lyon, 1993, p. 209-253 ; – Daumas J.-C., « Paternalisme et sociabilité ouvrière dans la draperie elbeuvienne : le cas de Blin et Blin », Bulletin spécial de la Société de l’Histoire d’Elbeuf, 1993, p. 71- 82 ; – Daumas J.-C., « Les établissements Blin et Blin à la fin du xixe siècle : capitalisme familial, industrialisme et paternalisme dans un secteur en déclin », Entreprises et Histoire, 6, 1994, p. 87-108 ; – Daumas J.-C., L’amour du drap. Blin et Blin, 1827-1975. Histoire d’une entreprise lainière familiale, Thèse sous la direction de J.-P. Chaline, Université de la Sorbonne-Paris IV, 1995, 5 vol. ; – Largesse P, « La naissance du syndicalisme à Elbeuf », Bulletin de la société de l’Histoire d’Elbeuf, n° 26, déc. 1996, p. 27-38 ; – Largesse P., La Bourse du Travail et les luttes ouvrières, Elbeuf, 1892-1927, Elbeuf, 1996 ; – Majorel J.-P, Le mouvement ouvrier à Elbeuf de 1890 à 1914, Maîtrise, Université de Rouen, 1979.

12 Soupes communistes : pratique syndicale qui consiste à organiser pour les grévistes des repas en commun, souvent dans les locaux de la Bourse du Travail, les cuisines étant alimentées par les dons en nature ou en argent récoltés par le comité de grève.

13 Pratique syndicale qui consiste, en temps de grève, à envoyer les enfants des grévistes dans les villes voisines où ils sont accueillis, logés et nourris par des familles sympathisantes.

14 Le cas mazamétain éclaire également les rapports entre syndicalistes révolutionnaires et socialistes. Leur hostilité au niveau des appareils n’a pas empêché la convergence de leur action sur le terrain : d’une part, les socialistes ont poussé à l’entrée des syndicats locaux dans la CGT ; de l’autre, l’action directe dans la grève de 1909 a été favorable aux socialistes qui ont obtenu davantage de voix aux élections législatives de 1910.

15 Au contraire, l’engagement actif des patrons juifs d’origine alsacienne en faveur de la République était connu de longue date. Au niveau municipal, ils ont figuré sur les listes de l’Union Républicaine de 1874 à 1896, ainsi qu’en 1912 et, dans toutes les autres élections, ont toujours soutenu le candidat républicain.

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