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L’apogée des syndicalismes en Europe occidentale

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Michel Pigenet
, 
Patrick Pasture
, 
Jean-Louis Robert

2. Les syndicalismes enseignants devant l’évolution des systèmes éducatifs et des identités professionnelles. Allemagne de l’Ouest, Angleterre, Belgique, France

Laurent Frajerman, Michel Lemosse, André Robert, Jeffrey Tyssens et Dieter Wunder

Texte intégral

  • 1 Nous employons les dénominations françaises. Rappelons qu’à l’époque, un instituteur peut enseigner (...)

1La notion même de syndicalisme enseignant est à questionner : peut-on qualifier spontanément de « syndicats », entre 1960 et 1985, toutes les organisations corporatives enseignantes dans les quatre pays considérés, ou certaines restent-elles au stade d’associations professionnelles ? Si le syndicalisme a pour objectif la défense des intérêts des salariés face aux employeurs, il contribue à établir des solidarités avec d’autres groupes sociaux, donc pour partie à constituer les salariés en citoyens ; sans ce dernier aspect plus politique, il se résume à du corporatisme. De plus, il utilise des modes d’action, incluant grèves et manifestations, que le modèle associatif rejette au même titre que leur dimension politique, préférant, en cas de conflit, recourir aux méthodes des lobbies. Les origines ouvrières du syndicalisme peuvent rebuter des professions qui pensent occuper une position plus élevée dans l’échelle sociale. Il est significatif que les pionniers du syndicalisme enseignant se soient trouvés parmi les instituteurs, moins considérés et moins payés que leurs collègues professeurs1. Toutes les organisations n’utilisent d’ailleurs pas le terme « syndicat » pour se présenter, à l’instar de celles membres du DBB allemand. Sur le plan des pratiques, certains syndicats français affiliés à la FEN (celui des proviseurs, ceux de la haute administration par exemple) utilisent exclusivement des méthodes associatives. De même en Angleterre, il ne suffit pas qu’une organisation choisisse de s’appeler association ou, au contraire, union pour qu’on puisse la ranger sous le modèle associatif ou syndical. Ainsi la National Association of Schoolmasters est-elle une formation au caractère syndical très affirmé, qui répugne le moins à appeler ses adhérents à la grève. Les enseignants libéraux belges ont longtemps regardé la possibilité d’un syndicalisme enseignant avec des réserves, avant de rejoindre une confédération, la CGSLB. Les organisations enseignantes sont-elles condamnées à choisir entre les deux modèles, qui clivent sans doute à l’excès la réalité des pratiques et des représentations ? Et en quoi ceci constitue-t-il un enjeu de la période ? L’intérêt pour le modèle syndical révèle-t-il au fond l’influence des évolutions des systèmes éducatifs et des sociétés ?

  • 2 Cf. les articles de Segrestin Denis : « Du syndicalisme de métier au syndicalisme de classe : pour (...)
  • 3 Par exemple la profession des professeurs est construite en France en référence au modèle du profes (...)

2Depuis leur fondation au xixe siècle, les systèmes éducatifs européens ont contribué à forger des cultures professionnelles et organisationnelles différenciées, (re)produisant des clivages corporatifs, principalement entre enseignants des secteurs primaire (les instituteurs) et secondaire (les professeurs). Des groupes professionnels se sont ainsi constitués et les organisations enseignantes ont joué un rôle majeur dans la construction de leurs identités. Compte tenu des interrogations formulées plus haut, le « syndicalisme » enseignant s’appuie sur un système d’identité, dont la source peut être le métier, le statut, le rapport au pouvoir économique... Cette identité collective n’est pas obligatoirement l’identité professionnelle2. Dans le cas qui nous intéresse, celui des salariés du système éducatif, plusieurs dimensions identitaires sont pertinentes. Elles sont emboîtées et mobilisées selon les circonstances : le métier exercé (pour prendre des exemples français, professeur agrégé en lycée ou directrice d’une école maternelle), la profession proprement dite (« instituteur » ou « professeur »), le fait d’enseigner, le statut de fonctionnaire pour ceux qui exercent dans le secteur public (en France, Allemagne et Belgique) et enfin la condition de salarié. Historiquement, le niveau d’identification le plus important est à notre sens celui correspondant ici à la « profession ». C’est aussi le fruit d’un important travail des syndicats enseignants, par leur discours et leur existence mêmes. Ce travail unifie les différentes catégories en professions autour de catégories centrales3. Il existe d’ailleurs une homologie importante entre les structures syndicales et administratives de l’enseignement.

3Dans la période 1960-1985, les systèmes éducatifs vivent un processus d’unification (Allemagne exceptée) et de massification du secondaire qui bouscule les traditions professionnelles et le rapport des enseignants à la société. En quel sens ce processus modifie-t-il les identités professionnelles, notamment dans le secondaire, le plus touché par ces transformations ? Comment les syndicalismes enseignants prennent-ils en compte ces évolutions ? Quels potentiels d’adaptation et/ou de création manifestent-ils dans un contexte aussi mouvant ?

Un syndicalisme exprimant l’identité des professions enseignantes

Professions et systèmes éducatif : l’état des lieux en 1960

Des filières différenciées

4Tous les pays considérés ont connu au xxe siècle une phase dans laquelle les élèves étudient dans des filières différenciées selon leur profil social. La filière secondaire est réservée aux élèves issus des couches sociales supérieures. Elle est étroitement solidaire de l’université. Partout, des écoles spécifiques existent, notamment dans les filières professionnelles. On ne peut les citer intégralement.

  • 4 Prost Antoine, L’école et la famille dans une société en mutation (1930-1980), t. 4, 1981, 729 p., (...)

5En France, l’organisation scolaire de la IIIe République est séparée en « ordres » globalement étanches entre eux : enseignement primaire destiné à la masse jusqu’à onze ans, comportant une possibilité de prolongement au-delà de l’âge de quatorze ans grâce au Primaire supérieur et aux cours complémentaires ; enseignement secondaire s’adressant à une petite élite, durant toute la scolarité obligatoire, y compris à partir des classes élémentaires. Le lycée prépare au baccalauréat, clé de l’université. Mentionnons également le particularisme de l’enseignement technique et professionnel visant à former des ouvriers, car il ne dépend du ministère de l’Éducation nationale que depuis peu de temps4.

6En Angleterre, l’enseignement primaire se déroule jusqu’à onze ans, âge du transfert dans l’enseignement secondaire, conçu comme son prolongement naturel, gratuit et obligatoire jusqu’à seize ans. Le système « tripartite » répartit très inégalement les enfants, au vu des résultats d’un concours, entre lycées sélectifs (les grammar schools préparant aux A’Level, qui permettent d’entrer dans les universités), collèges modernes (secondary modern schools, fréquentées par la majorité des enfants) et rares établissements techniques. Seuls 20 % environ des élèves peuvent accéder à des études secondaires longues. Les autres quittent l’école après quinze ans, pour trouver des emplois modestes dans l’industrie, l’artisanat, le commerce ou les bureaux.

  • 5 Cf. Die Deutsche Schule, 1974, 66. Jg. H. 5, 25 Jahre GEW ; – Heinemann Manfred (dir.), Der Lehrer (...)

7Le système allemand est difficile à décrire d’une manière exhaustive étant donné la responsabilité importante des états régionaux (Länder) en matière scolaire5. Globalement, l’école primaire (classes 1 à 4 de la Volksschule) s’arrête à l’âge de dix ans. Trois voies existent également dans l’enseignement secondaire, en fonction du « talent » des élèves. 80 % des élèves suivent le niveau supérieur de la Volksschule, (entre dix et quatorze ans). Beaucoup vont ensuite travailler ou suivre une formation professionnelle en apprentissage (pendant trois ans à raison d’un jour d’école par semaine). Une minorité d’élèves s’inscrit au Gymnasium (lycée sélectif, neuf ans d’étude, pour aboutir à l’Abitur, équivalent du baccalauréat) ou à l’école intermédiaire, la Realschule (six ans), préparant à des professions intermédiaires. Parmi les écoles spécifiques allemandes, citons les Sonderschule pour les élèves handicapés, les écoles professionnelles, etc.

8Alors que l’armature du système allemand est restée stable, celles de la France et de l’Angleterre se transforment profondément après la Seconde Guerre mondiale, et encore plus à partir des années 1960. Cette mutation s’accomplit en référence aux idéaux de « l’Ecole unique », entendue comme un système unifié et accessible à tous les milieux. La période 1960-1985 est donc celle d’une transition.

Des professions enseignantes elles-mêmes différenciées

9Ces séparations historiques entre enseignements primaires et secondaires ont généré un clivage fondamental entre enseignants. Au moins deux identités professionnelles importantes coexistent, voire s’affrontent. L’enseignement secondaire traditionnel, sélectif est le domaine des professeurs, les plus considérés, et l’enseignement primaire (et d’une partie de l’école moyenne ou collège) celui des instituteurs. Le type de formation suivie par les enseignants exerce une influence profonde sur l’identité professionnelle : celle du primaire, plus courte, avec un cursus d’études spécifique mêlant culture générale et formation pédagogique, est centrée sur l’enfant ; celle du secondaire, assurée après l’acquisition de diplômes universitaires, est centrée sur la discipline et le savoir académique.

10En France, les enseignants sont en principe recrutés par concours. Celui des 230000 instituteurs (chiffre de 1960) est départemental, leur formation se déroule dans des écoles normales à statut non universitaire. Ils enseignent une trentaine d’heures par semaine et sont moins payés que les 50000 professeurs du secondaire. Les concours des professeurs sont nationaux, accessibles après l’obtention de diplômes universitaires (licence et maîtrise). Les titulaires du concours le plus prestigieux, l’agrégation, doivent assurer quinze heures de cours par semaine.

11En Allemagne, les enseignants de la Volksschule (Volksschullehrer) fournissent 28 à 29 leçons par semaine. En majorité ils n’ont pas de diplômes universitaires, mais une formation spécifique après l’Abitur ; contrairement aux enseignants du Gymnasium, appelés pour cette raison Studienrat. Ceux-ci ne sont astreints qu’à 24 ou 25 leçons par semaine et sont beaucoup mieux payés.

12L’Angleterre offre une situation spécifique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on n’y opère plus de distinction de statut ni de salaire entre professeurs des écoles et des lycées. Dans les esprits, cependant, cette uniformisation rencontre des résistances. Ainsi, les professeurs des grammar schools continueront longtemps d’estimer qu’ils exercent un métier plus noble et prestigieux que les autres. De plus, deux voies existent pour devenir enseignant : celle des instituts de formation, qui recrutent au niveau des A’Level, et celle des universités, qui recrutent après la licence. La première, dite concurrent (simultanée), prépare en général au métier d’instituteur et la seconde consecutive (différée) est plutôt destinée à celui de professeur du second degré. Officiellement, les deux types de formation ouvrent l’accès aux deux métiers, indistinctement. Toutefois, les philosophies qui les sous-tendent sont si différentes, qu’elles marquent profondément les élèves-maîtres dans leur identité et leur conception du métier. Autre singularité anglaise, les enseignants subissent des obligations de service et un nombre d’heures de cours plus lourd. Les professeurs de grammar school restent eux-mêmes toute la semaine dans l’établissement.

13D’autres professions enseignantes existent, telles que les chefs d’établissement, les professeurs de l’enseignement supérieur, ceux de l’enseignement technique. Syndicalement, leur rôle est moins important et leur cas sera analysé selon les besoins de la comparaison.

Impact sur le syndicalisme : déterminations professionnelles et surdéterminations idéologiques

Déterminations professionnelles : un paysage syndical fragmenté

14Dans tous les pays, le paysage syndical enseignant subit une segmentation, qui correspond en grande partie au schéma général du système scolaire national.

  • 6 Robert André, Le syndicalisme des enseignants, Paris, La Documentation française/CNDP, 1995, 175 p.

15Le syndicalisme de l’enseignement public français est alors dominé par une organisation, la Fédération de l’Éducation nationale (FEN). Composée en 1960 de quarante et un syndicats nationaux qui représentent diverses professions exercées dans l’Éducation nationale (agents techniques, professeurs du supérieur...), c’est en son sein que s’expriment les antagonismes entre instituteurs du SNI (Syndicat national des instituteurs) et professeurs du SNES (Syndicat national de l’enseignement secondaire). En 1960, la souveraineté des syndicats nationaux est affirmée au détriment de la Fédération qui se contente de coordonner leur action. Significativement, la principale structure de direction, le Bureau fédéral, comprend les secrétaires généraux des syndicats nationaux importants. La grande différence avec les cas allemand et anglais réside dans la situation de non-concurrence entre organisations : les champs de syndicalisation sont définis précisément, en fonction des statuts administratifs et les adhérents ne peuvent pas s’affilier à leur guise6.

16Le cas allemand est éclairant : le GEW (Gewerkschaft Erziehung und Wissenschaft), membre du DGB, la confédération des syndicats ouvriers, domine l’enseignement primaire (Volksschule), tandis que les professeurs des voies sélectives de l’enseignement secondaire se retrouvent dans des syndicats adhérents au DBB (Deutsche Beamtenbund, la Fédération des fonctionnaires) et indépendants les uns des autres. Ainsi, les professeurs de lycée, Gymnasium, sont syndiqués majoritairement au Deutscher Philologenverband (DPhV) qui donne le ton parmi les syndicats du DBB, ceux de l’école intermédiaire au Verband der Realschullehrer (VDR), ou encore les professeurs des écoles professionnelles au Bundesverband der Lehrer and Lehrerinnen an beruflichen Schulen (BLBS).

  • 7 Lemosse Michel, Les syndicats d’enseignants anglais : identité, politiques et stratégies 1944- 1985(...)

17En Angleterre, le primaire est dominé par la National Union of Teachers (NUT), tandis que le second degré est un terrain de rivalités entre la NUT, historiquement la plus importante, la NAS (National Association of Schoolmaster) et deux organisations proches : l’Assistant Masters Association (AMA) et l’Association of Assistant Mistresses (AAM), qui fusionnent après 1976 pour donner l’AMMA, devenue l’Association of Teachers and Lecturer (ATL). La culture du secondaire est défendue par l’AMMA/ATL qui recrute dans les lycées sélectifs (grammar schools) et, après les années 1960, parmi les enseignants formés dans les universités. L’unification statutaire n’a pas fait disparaître les représentations qui fondent l’opposition entre identités professionnelles. A côté, les autres professions sont représentées par des syndicats spécifiques, comme l’ATTI (Association of Teachers in Technical Institutions) qui occupe le secteur de l’enseignement technique et professionnel ou l’AUT (Association of University Teachers) pour la plupart des universitaires7.

Surdétermination par les clivages politiques et religieux

18Pourtant, d’autres clivages peuvent venir compliquer le paysage. Leur nature plus idéologique les rend plus sensibles aux histoires politiques nationales.

19Le syndicalisme enseignant anglais est le plus réfractaire à la politisation. Toutes les organisations s’affichent comme non partisanes et s’interdisent de mettre à l’ordre du jour de leurs congrès des questions qui ne seraient pas liées étroitement à l’éducation. On peut voter conservateur et appartenir à la NUT sans état d’âme, cela même si la direction du syndicat est connue pour être plutôt proche des travaillistes, avec lesquels aucun lien formel n’a cependant jamais été tissé, au contraire des syndicats ouvriers. La NAS, syndicat fortement corporatiste, compte un nombre élevé de dirigeants et d’adhérents sympathisants du Parti travailliste. Le sentiment politique influe peu sur la vie des organisations, bien que les militants de l’extrême gauche préfèrent investir la NUT. La place occupée par les différences de sentiment religieux est encore plus réduite en Angleterre où la religion ne crée plus de conflits. Un clivage plus flou explique l’existence de la NAS, issue d’une scission de la NUT au lendemain de la Grande Guerre pour défendre les privilèges masculins. Elle représente plutôt les enseignants établis dans la carrière, et prône des politiques éducatives relativement conservatrices : teacher knows best. La NUT et la NAS ont des cultures d’organisations suffisamment fortes pour exister séparément, malgré l’absence de clivages professionnels marqués.

20À l’inverse, les clivages régionaux et religieux présentent un relief particulier en Allemagne. L’association des enseignants bavarois (Bayerische Lehrerinnen-und Lehrerverein, BLLV) n’appartient pas au GEW. Le GEW a pour origine des associations protestantes et a développé des relations informelles mais étroites avec le Parti social-démocrate, ce qui ne peut que déplaire dans un Land catholique et conservateur comme la Bavière. La conscience de la communauté d’intérêts des enseignants des Volksschule pousse le BLLV à travailler étroitement avec le GEW jusqu’en 1968. Par la suite, des querelles personnelles et l’évolution politique du GEW éloignent les deux organisations l’une de l’autre.

21En effet, le GEW devient une organisation de gauche après 1968, soutient les syndicats de gauche du DGB tels que l’IG Metall et renforce ses contacts avec le SPD. Cette évolution est encouragée par l’afflux de militants issus du mouvement étudiant. Le GEW s’oppose aux Berufsverbote, les « interdits professionnels » contre les enseignants communistes. Il participe aux combats progressistes comme le mouvement pacifiste de la fin des années 1970 et des années 1980. Certains de ses membres s’investissent davantage dans les problèmes de politique générale que dans les questions syndicales. A cette époque, quelques observateurs présentent à tort le GEW comme une organisation influencée par les communistes. En réaction, de nombreux syndiqués conservateurs le quittent. Les syndicats du secondaire, membres du DBB, s’opposent à cette politisation de l’action syndicale et se situent plutôt dans une mouvance conservatrice. Cependant, cette modération politique ne signifie pas qu’ils s’opposent systématiquement au SPD, certains de leurs dirigeants sont d’ailleurs membres de ce parti.

22Au clivage corporatif s’ajoute ainsi un clivage politique, mais leur superposition ne crée pas d’autres organisations, contrairement au clivage religieux. Une organisation enseignante masculine, Verband der katholischen Lehrerschaft Deutschlands (VKLD), est explicitement catholique. Après le concile de Vatican II, elle décide de se déconfessionnaliser et se rapproche du BLLV bavarois. En 1974, les deux organisations fusionnent dans le Verband Bildung und Erziehung (VBE). Le VBE adhère au DBB, comme les organisations corporatives de l’enseignement secondaire, et dispose d’une implantation solide parmi les enseignants des Volksschule dans les Länder catholiques. Le GEW est plus fort dans les Länder de tradition protestante. Paradoxalement, la plupart des organisations allemandes défendent un enseignement laïque.

  • 8 Paul Vignaux, secrétaire général du SGEN, a pris une part décisive dans ce processus de déconfessio (...)
  • 9 Girault Jacques, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin xi (...)

23Ce clivage religieux se retrouve de manière similaire dans les cas belge et français. Il ne s’agit pas, contrairement au cas allemand, d’un conflit entre confessions, mais entre enseignants croyants ou non, et surtout entre enseignants du secteur public et du secteur privé à base confessionnelle. En France, les enseignants de ces deux secteurs et leurs syndicats n’entretiennent en général aucune relation, qui serait de toute manière vécue sur le mode du conflit. La laïcité constitue le cœur de l’identité de la FEN, surtout chez les instituteurs, elle assure son unité et lui permet d’influer sur les enjeux de société. La conception de la laïcité défendue par le Syndicat national des instituteurs inclut l’idéologie républicaine et est très anticléricale, voire anticatholique. Cette représentation fermée de la laïcité n’ayant pas permis d’intégrer les enseignants chrétiens, il existe un syndicat minoritaire de l’enseignement public, le Syndicat général de l’Éducation nationale, affilié à une confédération chrétienne, la CFTC. Très actif dans la déconfessionnalisation de la CFTC, il participe en 1964 à la fondation de la CFDT8. Il pénètre plus aisément le milieu des professeurs du secondaire où règne une approche moins étroite de la laïcité9. Le secteur privé, nettement moins important, a sécrété plus tardivement un syndicalisme, du fait de l’emprise de l’Église catholique sur ces enseignants.

  • 10 Le concept de pilarisation signifie que les clivages politiques d’un système donné se cristallisent (...)

24La Belgique pousse à l’extrême cette situation, puisque son syndicalisme enseignant est pilarisé10 : chaque pilier (socialiste, libéral et chrétien) possède sa propre fédération syndicale. L’enseignement d’Etat est dominé par la Centrale générale des services publics-Enseignement (CGSP-Enseignement), de tendance socialiste de gauche. L’enseignement libre est dominé par la Fédération des instituteurs chrétiens (FIC), qui compte également des syndiqués dans le secteur public. Le syndicalisme libéral, plus faible, constitue un secteur du syndicat des fonctionnaires, le Syndicat libre de la fonction publique (SLFP). Depuis 1974, le syndicalisme libéral est présent aussi dans l’enseignement libre confessionnel, contribuant à brouiller les legs de la pilarisation. Le cas belge n’invalide pas l’idée d’une prégnance des clivages professionnels, puisque les divisions syndicales y reflètent d’autant plus les divisions du système scolaire que ces dernières sont de nature idéologique.

25Les clivages politiques n’aboutissent donc pas obligatoirement à la constitution de syndicats séparés, le but du syndicalisme étant de les dépasser pour être efficace. Il incombe alors aux syndicats de gérer ces divergences.

Structure interne des syndicats enseignants

26S’il est un domaine où les cultures nationales et les spécificités de chaque organisation s’expriment pleinement, c’est celui des structures internes des syndicats enseignants. On peut l’étudier sous l’angle de cette question : comment les syndicats appréhendent-ils les différences d’opinion ? Dans les cas allemand et anglais, les syndicats les plus étoffés connaissent des formes de regroupement internes selon les sensibilités. Ces clivages sont notamment d’origine politique, mais ne sont pas reconnus officiellement par les syndicats et n’existent pas en permanence. Dans les années 1970, les congrès du GEW sont agités par des conflits de ce type et sa direction accepte les mesures du DGB contre les maoïstes.

27L’assise de la NUT étant large, elle est davantage pluraliste que ses rivaux. Les jeunes enseignants politisés sèment la contestation dans la NUT, surtout pendant les congrès. Deux organisations minoritaires d’extrême gauche, Rank-and-File puis la Socialist Teachers’ Alliance, font ainsi régner un climat de revendication quasi permanent : luttes engagées contre la direction, grèves sauvages, manifestations diverses. Dans les années 1960, le Young Teachers’ Movement est créé pour étendre l’influence de la NUT parmi les jeunes collègues. Le groupe se radicalise rapidement ; en 1969-1970, les responsables syndicaux se voient contestés au même titre que les membres du gouvernement. Le Rank-and-File s’infiltre dans le mouvement qui, par ailleurs, fait tache d’huile dans le pays. Les dirigeants de la NUT, constatant que le mouvement leur échappe totalement, le dissolvent en 1972.

  • 11 Frajerman Laurent, L’interaction entre la FEN et sa principale minorité, le courant « unitaire », 1 (...)

28Une des spécificités françaises est la reconnaissance statutaire de l’existence des tendances11, par le biais de leur confrontation électorale à l’occasion des congrès, avec publication de motions contradictoires dans la presse syndicale, représentation proportionnelle et réunions de tendance. Cependant, la FEN limite le champ d’action des tendances au débat théorique : les décisions prises par la majorité sont en principe applicables par tous.

29Chaque tendance représente un courant du syndicalisme français. Le courant majoritaire prône un syndicalisme réformiste de négociation. Il cherche, par-delà les discours sur l’indépendance syndicale, à obtenir le statut de partenaire de la gauche non communiste. Son appareil de direction se confond avec celui de la FEN et des syndicats majoritaires. La principale minorité est le courant Unité & Action, qui représente entre 26 % des voix (1960) et 35 % (1974). Animé notamment par les enseignants communistes et des militants de la gauche du Parti socialiste, il prône un syndicalisme plus combatif que celui de la majorité, mais reste pragmatique. Le courant prend le contrôle du SNES en 1967. Enfin, la tendance Ecole émancipée est très minoritaire (6,35 % des voix en 1965). Elle représente l’extrême gauche.

30Le système des tendances mis en place par la majorité de la FEN poursuit un double but. D’un côté, il accorde une liberté d’expression et d’organisation suffisante à la principale minorité pour pallier le risque d’une scission de sa part. De l’autre, il organise l’isolement de ce courant, en le privant de responsabilités et de moyens d’action. Les oppositions entre identités professionnelles traversent alors les tendances. Dans les années 1970, les clivages de tendance tendent à reproduire les clivages professionnels (instituteurs-majorité/ professeurs-Unité & Action), durcissant leur confrontation par des enjeux de pouvoir. Cette surdétermination politique présente des aspects paradoxaux, relativement aux situations allemande et anglaise, puisque les enseignants les plus élevés sur l’échelle sociale se dotent de représentants syndicaux très marqués à gauche.

31Un deuxième angle d’étude de la structure interne concerne les rapports entre la base et la direction. Le phénomène de bureaucratisation est d’autant plus avéré que le nombre de syndiqués est important : cela confère une importance particulière à la direction et crée une distance objective vis-à-vis du corps. En France, les dirigeants de la FEN constituent un appareil stable et distinct de la base, renforcé par l’existence d’organisations proches dans le secteur laïque (Ligue de l’enseignement, etc.) et mutualiste (Mutuelle générale de l’Éducation nationale, Mutuelle assurance des instituteurs français) qui offrent des possibilités de carrière postsyndicale. L’augmentation du nombre de permanents contribue à différencier ceux-ci des autres enseignants. Ce phénomène se retrouve partiellement en Allemagne où, dans les années 1970, la complexité croissante des problèmes à traiter impose une tendance à la professionnalisation des directions. Les élus aux conseils du personnel (Personalräte), qui bénéficient d’un service allégé, occupent une place décisive dans les directions.

32Le secrétaire général du GEW devient un permanent à plein temps en 1971, suivi dans les années 1980 par les autres membres du bureau. Ces experts accroissent leur pouvoir à la suite du déclin général du militantisme constaté dans les années 1980.

33Le mode d’organisation anglais repose, lui, sur une double structure : les officials, technocrates non enseignants employés par l’organisation, collaborent avec les enseignants en exercice, qui détiennent les mandats électifs. La direction syndicale bicéphale comprend un secrétaire général, gestionnaire nommé qui peut rester à son poste de nombreuses années et un président, enseignant élu, dont la fonction dure un an.

34Comment le centre intime-t-il ses consignes à la base ? En Angleterre, les solutions offrent une gradation, du moins contraignant (l’AMMA/ATL) au plus autoritaire (la NAS/UWT), la NUT occupant une position médiane. Le discours syndical rend compte de cette réalité. L’ATL a choisi advise (on conseille les adhérents), la NUT préfère le terme urge (celui de l’invitation pressante), tandis que la NAS/UWT va jusqu’à instruct (les syndiqués doivent suivre le mot d’ordre lancé par la direction). L’ATL souhaite cultiver les relations les moins autoritaires entre les bureaux et les adhérents, elle se définit comme l’addition des individualités qui la composent. Au contraire, la NAS/UWT est très centralisée, et son secrétaire général jouit d’une grande liberté de manœuvre. La direction publie ses consignes, quelquefois directement dans la presse en court-circuitant les réseaux syndicaux. Le syndicat se considère comme une machine de guerre. Dans sa conception, la responsabilité de l’enseignant, en cas de conflit ou de grève, est transférée sur l’exécutif et assumée par lui.

35Cette structuration du syndicalisme enseignant en Europe est remise en question durant les années 1960-1985 par l’évolution des systèmes éducatifs et des professions.

L’impact de la profonde évolution des systèmes éducatifs et des professions

Une période de profondes remises en cause

Les enjeux de la massification scolaire

36La massification du second degré et, dans une moindre mesure, de l’enseignement postscolaire et universitaire, s’est déroulée dans tous les pays, mais à des rythmes et selon des modalités différentes : plus tôt en Angleterre, sans modifier profondément les structures en Allemagne. Elle bouleverse les équilibres quantitatifs entre enseignement primaire et secondaire, au bénéfice du secondaire, dont les effectifs augmentent beaucoup. Son couplage avec les discussions sur la démocratisation (contre la ségrégation sociale et intellectuelle des élèves) impose des débats houleux sur la structure de l’école moyenne (entre onze et quinze ans) et son appartenance à l’une des deux cultures professionnelles.

37La massification du secondaire se produit dès 1945 en Angleterre, puisque tous les élèves passent dans le second degré jusqu’à quinze ans. Le nombre des élèves, et donc des professeurs, dans les lycées sélectifs, les grammar schools, n’augmente pas de façon significative. La porte d’entrée reste étroite. En revanche, le nombre des professeurs des secondary modern schools s’accroît spectaculairement. A partir de 1965, une réforme soutenue par les sociologues et le Parti travailliste institue l’école secondaire unique, installée peu à peu dans tout le pays au terme d’une période d’une vingtaine d’années. Les comprehensive schools se forment par la disparition simultanée des lycées sélectifs et des collèges modernes.

  • 12 Robert André-Désiré, Système éducatif et réformes (de 1944 à nos jours), Paris, Nathan, 1993, 252 p (...)

38En France aussi les deux processus vont de pair, mais d’une manière plus progressive. Une première massification du 1er cycle du secondaire se produit après 1945 sous l’effet conjugué de la pression démographique et d’un accroissement notable de la demande sociale. On parle donc d’« explosion scolaire » avant même que de grandes réformes aient été mises en place par le pouvoir politique. Celles-ci, après les étapes gaulliennes de 1959 et 1963, ont abouti à la création en 1975 du collège dit « unique », qui accueille la quasi-totalité des élèves âgés (normalement) de douze à quinze ans. Pour faire face à cette transformation structurelle, les pouvoirs publics ont dû mettre en œuvre une politique de constructions (« un collège par jour » entre 1965 et 1975) et de recrutement de professeurs12.

39La massification démarre en Allemagne dans les années 1960, elle provoque l’agrandissement et la construction de nombreux Realschulen et Gymnasien qui accueillent chacune, aujourd’hui, un tiers des élèves du secondaire, au détriment du niveau supérieur de la Volksschule. L’attraction du modèle du secondaire se vérifie avec son changement de nom en Hauptschule (haute école) et par l’augmentation d’un an de la durée de ses études. Le débat sur la démocratisation et l’égalité des chances eut lieu également, sous l’impulsion du SPD qui participe au gouvernement fédéral en 1966 et le dirige de 1969 à 1982. La pensée de gauche domine la politique allemande de cette période. On fonde alors dans les Länder sociaux-démocrates des lycées polyvalents (Gesamtschule, équivalent de comprehensive school) qui doivent remplacer les trois autres catégories d’écoles. Mais les Gymnasien subsistent, et les lycées polyvalents deviennent seulement un quatrième type de lycée. L’école unique échoue donc en Allemagne, alors qu’elle semble réussir – au moins dans son aspect formel – en France et en Angleterre.

Les tensions entre les identités professionnelles enseignantes

40Tant que les types d’enseignement étaient séparés, la coexistence entre enseignants était pacifique. Mais l’évolution des systèmes éducatifs mêle les professions et les amène à la confrontation pour imposer leurs pratiques dans les nouveaux établissements. Les tenants de l’enseignement primaire s’appuient sur une philosophie de l’éducation centrée sur l’enfant et refusent que la théorie l’emporte sur l’expérience et les techniques de conduite des élèves. La majorité des enseignants formés par les universités répliquent qu’on n’enseigne bien que ce que l’on sait bien et se prévalent de leurs connaissances fondamentales dans une discipline particulière. Un certain nombre de jeunes professeurs, surtout dans les années 1970, s’investit toutefois dans les pédagogies nouvelles. L’identité professionnelle du secondaire subit donc une crise : son modèle et ses pratiques pédagogiques sont contestés à l’intérieur du corps et la massification remet en cause l’élitisme traditionnel des professeurs par l’augmentation de leur nombre et la démocratisation de leur public.

  • 13 Robert André-Désiré, Trois syndicats d’enseignants face aux réformes scolaires. Positions idéologiq (...)

41En France, la question du collège est centrale, c’est le lieu de rencontre des deux corps. Les enseignants qui y cohabitent sont de deux types : premier degré, syndiqués par le SNI, et second degré, syndiqués par le SNES. Leurs représentants s’opposent sur la nature du 1er cycle du second degré : celui-ci est-il – en tant que segment massifié du système éducatif – dans la continuité de l’école primaire, les maîtres les plus adaptés étant alors issus de la culture du premier degré ? Ou bien doit-il rester le premier stade du secondaire conduisant au lycée et au baccalauréat, fondé sur un enseignement disciplinaire de haut niveau, pour lequel seuls les professeurs sont préparés ?13

42Les tensions n’existent pas en Angleterre avec la même force depuis l’unification des statuts. Le temps écoulé a réduit le fossé. De plus, les thèses de la pédagogie nouvelle permettent un rapprochement sensible entre les conceptions pédagogiques des maîtres du primaire et celles de certains professeurs. Cependant, il subsiste toujours des représentations du métier d’enseignant différentes selon le mode de formation suivi, concurrent ou consecutive (universitaire). Les professeurs des anciennes grammar schools ont tendance à enseigner dans le second cycle des nouveaux établissements, les comprehensive schools, en particulier en classe terminale et cherchent à se distinguer. De ce fait, le modèle élitiste des grammar schools se maintient et tend même à prédominer dans le secondaire.

43Le système allemand connaît des débats pédagogiques identiques, avec le soutien aux réformes de la part des enseignants des Volksschule, désireux d’améliorer leur réputation, et le scepticisme d’une partie des professeurs de Gymnasium, regrettant le déclin de l’éducation traditionnelle. Mais la persistance de la ségrégation scolaire limite l’intensité des affrontements.

44Ces transformations scolaires et les tensions entre identités professionnelles enseignantes qu’elles impliquent ne restent pas sans conséquences syndicales.

Les conséquences syndicales de ces transformations

La gestion syndicale des tensions professionnelles

45Le rôle des syndicats enseignants dans la construction et la représentation des identités professionnelles les amène à s’affronter, laissant à leurs employeurs un rôle d’arbitre. Globalement, les tensions sont plus fortes dans les pays qui n’ont pas unifié le statut des enseignants (France et Allemagne), puisque le domaine salarial est un terrain syndical par excellence. Si, notamment en Allemagne et en Angleterre, on peut prévoir au début des années 1970 une issue favorable aux organisations de l’enseignement primaire, fortes de l’appui des pédagogies en vogue, les syndicats du secondaire font plus que résister et s’adaptent à la nouvelle donne.

46Les premières réformes scolaires introduites en Allemagne dans les années 1950 et 1960 étaient soutenues par la plupart des organisations. Ainsi, de nombreux dirigeants du DPhV (le syndicat du secondaire du DBB) ont défendu la suppression des examens d’entrée au Gymnasium. Mais l’idée – développée dans les années 1970 – que les lycées polyvalents doivent dépasser leur statut expérimental pour remplacer les lycées sélectifs, aggrave le fossé séparant le GEW (le syndicat des enseignants de Volksschule, du DGB) des organisations enseignantes du DBB (la fédération des fonctionnaires). Le climat progressiste favorise le GEW qui soutient activement les réformes convenant à sa base dans l’enseignement primaire et attire de nombreux jeunes enseignants dans tous les types de lycée. Les lycées polyvalents deviennent un bastion du GEW et des professeurs de Gymnasium commencent à jouer un rôle politique important dans le syndicat. En face, les organisations du DBB considèrent que leur type d’école est menacé et s’unissent pour faire contrepoids au GEW en créant le Deutscher Lehrerverband (DL). Le VBE, pourtant membre du DBB, fait exception, car son implantation dans l’enseignement primaire l’empêche de se positionner contre la Gesamtschule. DL, dirigé par le DPhV, devient la Fédération des organisations enseignantes les plus conservatrices, intervenant principalement sur les questions scolaires. Il participe ainsi, en 1978, à l’organisation d’un congrès pour le « courage dans l’éducation », opposé aux réformes scolaires. Le DPhV critique même le développement du Gymnasium, qui ferait baisser le niveau scolaire. Le GEW élargit son assise à l’ensemble des enseignants. Il poursuit le but d’unir le corps en obtenant des durées de formation (quatre ans) et des salaires identiques. Ce vieux projet des enseignants des Volksschule est aussi soutenu par le VBE ; naturellement il rencontre l’hostilité du DPhV qui se bat pour une augmentation des salaires des professeurs de nature à maintenir la distinction professionnelle. Petit à petit, dans la plupart des Länder, la différence s’amenuise entre instituteurs et professeurs, elle subsiste encore en 1985, mais a reculé depuis les années 1960.

47En France, le SNI et le SNES (membres de la FEN) développent des projets de réforme qui reflètent les clivages professionnels et corporatifs. Paradoxalement, tous deux s’inspirent de la même source : le plan Langevin-Wallon, projet officiel datant de 1947 et jamais appliqué d’unification et de démocratisation du système scolaire. « L’Ecole fondamentale » du SNI établit une continuité de l’école primaire et du cycle d’orientation à quatre niveaux (onze/seize ans) jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, tandis que « l’Ecole progressive » du SNES, réclamant la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à dix-huit ans, maintient la distinction d’établissement et de degré, entre école primaire (« de base ») et « école moyenne ». D’autres différences apparaissent, notamment dans les références théoriques, plus orientées vers la psychologie et les rythmes individuels du côté du SNI, vers la sociologie et les questions de rapports sociaux du côté du SNES. L’adhésion de celui-ci au principe de la démocratisation le conduit à ne pas s’opposer frontalement aux réformes gouvernementales, dont il déplore l’application. Quant au SGEN-CFDT, il élabore un projet de restructuration de l’école, mettant particulièrement l’accent sur la nécessité de nouvelles conditions pédagogiques pour faciliter la réussite de tous les élèves (corps unique d’enseignants, méthodes actives, travail en équipe).

  • 14 Qui ont créé plus tard l’ATL.

48Les syndicats enseignants anglais expriment d’abord une réaction de sourde hostilité à la réforme des comprehensive schools, contrairement à une majorité de parents. Finalement, la NUT (le syndicat dominant l’enseignement primaire) se lance dans une campagne en leur faveur. En revanche, la NAS et particulièrement les syndicats de professeurs de grammar schools – l’AMA et l’AAM14 – auraient préféré le statu quo. Une partie de la rivalité entre la NUT et ses bataillons d’institutrices d’une part, et l’AMA avec ses professeurs de grammar schools de l’autre, tient à ces conceptions opposées du métier et de l’identité de ceux qui l’exercent. La NUT profite de l’expansion des secondary modern schools, puis de la création des comprehensive schools, car on prend des anciens maîtres du primaire pour couvrir les besoins, cependant que les professeurs munis d’une licence rechignent à enseigner dans ces établissements. La NAS a, elle aussi, des adhérents dans ces secteurs, mais elle ne bénéficie de leur expansion qu’après 1962, lorsqu’elle est autorisée à siéger à la commission Burnham où se négocient les salaires. Globalement, les syndicats limitent les tensions en marquant leurs propres territoires. Cependant, le paysage syndical a suivi partiellement les évolutions du système scolaire. Ainsi, la diversification de l’enseignement supérieur après 1965, avec le lancement par les Travaillistes des instituts polytechniques, induit des changements dans la configuration syndicale de la profession. Les syndicats de l’enseignement technique (ATTI) et de la formation des maîtres, ATCDE (Association of Teachers in Colleges and Departments of Education), fusionnent en 1976 pour donner naissance à la NATFHE (National Association of Teachers in Further and Higher Education) qui vient s’installer dans l’enseignement supérieur aux côtés de l’AUT, prédominant dans les universités traditionnelles.

La place des femmes dans les appareils syndicaux

49Traditionnellement, le corps enseignant du primaire est majoritairement féminin, d’autant que l’égalité salariale y a été précoce. Au cours de la période 1960-1985, la nouveauté est la féminisation de l’enseignement secondaire due aux besoins de recrutement importants. Ainsi en France, en 1974, plus des trois quarts des instituteurs et la moitié des professeurs sont des femmes. En Allemagne, dans les années 1980, enseigner en Grundschule (nouveau nom de l’école primaire, jusqu’à dix ans) est devenu un métier féminin et les femmes représentent 55 % de l’ensemble des enseignants. Pourtant, cette féminisation de la base des syndicats ne se reflète nullement au sommet. Aucune organisation mixte ne répercute correctement la proportion de femmes dans sa direction, au contraire. Le SNI (en France) et la NUT (en Angleterre) n’ont jamais pratiqué la discrimination sexuée et leur force numérique repose depuis toujours sur l’adhésion de dizaines de milliers d’institutrices. Pourtant, leurs instances dirigeantes sont largement dominées par les hommes (le plus souvent des directeurs d’écoles plutôt que de simples enseignants). Le constat est encore plus marqué pour la Fédération des instituteurs chrétiens de Belgique. En 1979, les institutrices représentent les deux tiers des syndiqués, mais sont complètement absentes des instances nationales. Tout au plus remplissent-elles des fonctions dans les sections locales. En Allemagne, les structures du GEW destinées aux femmes ne prennent de l’importance que dans les années 1980, sous l’influence féministe.

  • 15 Son équivalent masculin, VKLD, a fusionné en 1974 dans le VBE.

50Un second phénomène a lieu dans les années 1960-1970 : les organisations séparées par « genre » disparaissent. En Allemagne, une organisation d’enseignantes catholiques, VKDL (Verein katholischer deutscher Lehrerinnen)15, décline dans les années 1960. Mais la question se pose surtout en Grande-Bretagne où les professeurs masculins des lycées sélectifs rejoignent l’AMA (Assistant Masters Association) et les femmes l’AAM (Association of Assistant Mistresses). Les proviseurs adoptent le même comportement (Headmasters’ Association pour les hommes, et Association of Headmistresses pour les femmes). La NAS est un syndicat masculin, qui défend les intérêts des enseignants chefs de famille (notamment en demandant un meilleur salaire pour les hommes) et veut confier l’éducation des garçons à des maîtres masculins. L’Union of Women Teachers (UWT) se constitue également afin d’assurer la promotion salariale des femmes ayant fait de l’enseignement leur unique carrière. Cette situation aurait pu perdurer, si le législateur ne s’en était pas mêlé. Avec le Sex Discrimination Act de 1976, la pratique de séparer les hommes et les femmes est interdite. La NAS et l’UWT fusionnent, comme l’AMA et l’AAM, qui donnent l’ATL. Cependant, la mixité des adhérents de base ne s’est guère accompagnée d’un mouvement vers la parité dans les appareils syndicaux. Les secrétaires générales des organisations féminines ont été poussées, souvent prématurément, vers la retraite. Les grandes figures du syndicalisme enseignant sont des hommes. Cela illustre le paradoxe classique d’une séparation organique par genre comme condition de l’accession des femmes à des responsabilités.

Quel modèle privilégier : associatif ou syndical ?

51La forme d’organisation dominante du syndicalisme des années 1960-1985 privilégie des structures par industrie et par branche, en rassemblant de nombreux métiers très différents. Les syndicats enseignants, eux, représentent les identités professionnelles, même quand elles sont numériquement peu significatives (chefs d’établissements par exemple). Ainsi en Allemagne, le GEW ne syndique pas les personnels non enseignants du système éducatif, qui adhèrent à l’ÖTV (Gewerkschaft Öffentliche Dienste, Transport und Verkehr, la Fédération des services du DGB). En revanche, la FEN française comprend des syndicats pour ces personnels, ce qui n’évite pas toujours les heurts. Cela ne signifie pas que les organisations enseignantes ne sont pas des syndicats.

52Si le caractère syndical d’une organisation enseignante peut être attesté par son affiliation au mouvement ouvrier, les organisations d’enseignants anglais répugnent toutefois à se comparer à leurs homologues ouvriers, redoutant une désertion massive des adhérents en cas d’affiliation au Trades Union Congress (TUC). Lorsque, au cours des années soixante, les « cols blancs » voient grossir leurs rangs et se syndiquent massivement, les enseignants se confédèrent avec eux dans une organisation spécifique. Cette initiative est de courte durée. Passant outre leurs réticences premières, les syndicats d’enseignants finissent néanmoins – pour la plupart – par rejoindre les rangs du TUC. Le syndicat des enseignants du secteur technique, l’ATTI, fait le premier pas en 1966. Il est dirigé par une équipe marquée à gauche, où les communistes exercent une certaine influence, et c’est le groupe le plus proche du monde du travail industriel. La NAS suit en 1968, ses dirigeants n’étant pas mécontents de pénétrer dans la forteresse TUC avant leurs grands rivaux de la NUT. Celle-ci ne prend sa décision qu’en 1970 – un tournant important de son histoire. Les universitaires, réunis dans l’AUT, hésitent jusqu’en 1976, lorsque presque tous les syndicats de cadres moyens et supérieurs ont donné l’exemple. Les professeurs de lycée, quant à eux, ne se résoudront qu’après 1985 à suivre leurs confrères. Un tel mouvement en direction du TUC ne produit aucune prolétarisation ou politisation des enseignants, il survient à un moment où la profession fragmentée, impuissante à rassembler seule une force suffisante, agit comme d’autres groupes de cols blancs et cherche dans le TUC un relais utile pour défendre les intérêts salariaux des maîtres et faire valoir ses objectifs professionnels et éducatifs.

  • 16 Aubert Véronique, Bergounioux Alain, Martin Jean-Paul, Mouriaux René, La forteresse enseignante. La (...)

53La France représente un cas particulier, ses syndicats enseignants se sont formés par l’affiliation confédérale des associations entre 1906 et les années 1930. La FEN conserve son unité en devenant autonome lors de la scission de 1948 entre CGT et CGT-Force ouvrière. Les deux confédérations renoncent à concurrencer la FEN dans le monde enseignant, excepté le secteur périphérique de l’enseignement professionnel dans lequel la CGT occupe une place importante. Entre 1960 et 1985, la CGT-FO refuse tout contact avec la CGT. La FEN sert alors de médiatrice intersyndicale en favorisant les contacts informels entre les frères ennemis. Cependant, après 1964, le refus – par laïcisme – de prendre acte de la déconfessionnalisation de la CFTC en CFDT isole les dirigeants du SNI et de la FEN (les militants d’Unité & Action sont plus ouverts). La FEN privilégie la recherche d’une réunification qui écarterait les syndicalistes chrétiens. Ayant conservé son unité, elle s’érige en modèle pour les autres syndicats. Dans ce but, elle entretient des réseaux (comprenant des minoritaires de la CGT et de FO et des syndicats autonomes comme la Fédération générale autonome des fonctionnaires) qui participent à ce que l’influence de la FEN excède les limites du monde de l’éducation. En promouvant la thématique unitaire, en nouant des contacts importants avec les syndicats ouvriers, la FEN défend son caractère syndical. Cependant, le succès du choix de l’autonomie prouve aussi que l’isolement corporatif convenait à un milieu non ouvrier. Dans les années 1970, la FEN est devenue une quasi-confédération, elle tend à élargir son champ de syndicalisation au moyen d’une conception extensive de l’Éducation16. La moitié de ses syndicats nationaux fait concurrence aux confédérations, FO riposte en créant des syndicats enseignants au début des années 1980.

54Contrairement aux ouvriers, les enseignants peuvent espérer obtenir satisfaction par d’autres moyens d’action que la lutte ouverte. Leur haut niveau de diplôme et leur situation intermédiaire dans la stratification sociale facilitent la comparaison avec des professions libérales telles que les avocats ou les médecins. Les enseignants anglais, surtout, ont construit un discours du « professionnalisme » fortement valorisant, en compensation de leur situation peu avantageuse par rapport à leurs collègues du continent. Plusieurs tentatives visent à mettre sur pied, dans la période 1960-1985, un Conseil général des enseignants (à l’image d’un Conseil de l’ordre ou des avocats), qui permettrait au corps de métier d’accéder au statut enviable de profession savante et respectée, comme celle des médecins. Le projet traduit une aspiration collective à une meilleure image sociale, dont on espère des retombées salariales. Ce serait aussi l’outil institutionnel qui favoriserait l’accès à cette part d’autonomie sans laquelle il ne saurait exister de profession digne de ce nom. Deux objectifs sont fixés au Conseil général des enseignants : définir le niveau d’entrée dans la profession, et fixer les règles de conduite. Les deux tâches sont malaisées. La première par risque de désaccord avec le ministère : en période de pénurie d’enseignants, quel gouvernement n’a jamais baissé la barre ? La seconde parce qu’appelé à purger la profession de ses brebis galeuses, le Conseil rencontre naturellement une opposition de type syndical. Ces contradictions internes expliquent pourquoi, y compris sous le règne conservateur, le projet n’a pas vu le jour. Il est discuté dans la NUT en même temps que celui de rejoindre le TUC, en 1970, mais la voie syndicale est préférée.

55Outre l’impasse de la stratégie de la professionnalisation, les organisations hésitent, dans l’exemple allemand, entre des moyens d’action syndicaux, utilisés de plus en plus dans les années 1970 par le GEW, et les méthodes associatives, privilégiées par les organisations du DBB. Pour conclure, les organisations enseignantes ont toutes un aspect syndical, qui se renforce dans la période 1960-1985. Ce processus de syndicalisation ne doit pas occulter l’originalité que constitue leur penchant pour des méthodes associatives, mais existe-t-il des syndicats « chimiquement purs » ?

Un syndicalisme puissant et modéré

Des pratiques syndicales modérées

Statuts professionnels et négociations salariales

56Une différence fondamentale sépare les enseignants anglais de la majorité de leurs collègues continentaux : ils ne sont pas fonctionnaires. Les enseignants sont recrutés par les établissements au moyen de petites annonces et n’ont pas la garantie de l’emploi. Aucun Etat ne se désintéresse des questions éducatives, mais en Angleterre, leur gestion est confiée aux autorités locales (LEA). Une commission tripartite, dite Burnham, permet de négocier les salaires des enseignants au plan national entre syndicats, gouvernement et représentants des autorités locales. Les syndicats enseignants ne sont donc pas amenés à développer des coopérations revendicatives avec d’autres professions.

57Les enseignants français et allemands du secteur public sont fonctionnaires. En France, depuis la loi Debré de 1960, les enseignants du secteur privé vivent un processus de fonctionnarisation inachevé, mais sont désormais payés par l’État. Le nombre de places offert dans les concours de recrutement publics est déterminé par les besoins. On ne peut donc parler de chômage des enseignants que pour les auxiliaires n’ayant pas réussi ces concours. Les syndicats mènent des actions pour que l’État recrute suffisamment d’enseignants, mais la profession, qui bénéficie de l’emploi à vie, ne s’est pas sentie fragilisée par la crise économique. Par contre en Allemagne, où le nombre de place dans les systèmes de formation des enseignants n’est pas régulé par la demande, l’accès est libre. C’est sans conséquence dans les années 1960 qui souffrent d’une pénurie d’enseignants. Dans les années 1970, l’augmentation du nombre de postulants a créé un problème de chômage, résolu par l’introduction du travail à temps partiel, notamment pour la majorité des institutrices.

58Deux attitudes coexistent à propos du statut de fonctionnaire. Traditionnellement, les organisations enseignantes allemandes étaient proches des autres organisations de fonctionnaires et éprouvaient de la fierté pour leur statut, même s’il interdit l’usage de la grève. Le syndicat de l’enseignement primaire GEW le défendait, contrairement aux autres syndicats du DGB, et se retrouvait dans cette bataille avec le DBB (la Fédération des fonctionnaires), qui fonde son identité sur ce statut. Dès 1968, le tournant syndical du GEW l’amène à critiquer certains aspects du statut de fonctionnaire et à demander avec le DGB et l’ÖTV un statut unifié pour l’ensemble des travailleurs du service public. En France, le statut de 1946 est moins controversé, peut-être parce qu’il est plus avantageux, ou parce que les fonctionnaires constituent un pan important du syndicalisme.

59Les enseignants français représentent environ la moitié des effectifs totaux de fonctionnaires et leurs homologues allemands le quart, ce qui explique le poids de leurs organisations. Avoir un employeur commun entraîne une activité revendicative commune, surtout pour les questions salariales. Pourtant, les enseignants ont aussi leurs spécificités, ainsi en Allemagne bénéficient-ils d’opportunités de carrière moindres que les autres fonctionnaires (un enseignant qui veut passer de la Volksschule à la Realschule ou au Gymnasium doit passer des examens). La négociation salariale relève de la compétence de l’État allemand depuis 1967, elle a lieu avec le DGB et le DBB et résulte globalement de la transposition dans la loi des acquis des négociations des syndicats d’ouvriers et d’employés, beaucoup plus influents que les organisations de fonctionnaires. Cette situation impose une coopération importante entre les syndicats. En France, la FEN exerce également son activité intersyndicale pour l’essentiel avec les fédérations de fonctionnaires de la CGT et de FO. La participation au Conseil supérieur de la fonction publique conduit la FEN à rechercher des alliances pour faire avancer les intérêts des enseignants. Fonctionnaires moyens, les enseignants ont, en effet, peu intérêt à défendre des revendications de relèvement prioritaire des bas salaires ou de primes uniformes que réclament la CGT et plus encore la CFDT, implantée d’abord dans les catégories les moins payées.

60La Belgique représente un cas spécifique, elle combine des aspects anglais et franco-allemands. En effet, les enseignants des divers réseaux ne disposent pas du même statut légal : les enseignants des écoles publiques possèdent un statut distinct dans le cadre plus général de celui des fonctionnaires, tandis que la jurisprudence apparente largement les enseignants des écoles libres aux employés. Les relations des syndicats enseignants belges avec les syndicats des fonctionnaires divergent en conséquence. Pour les organisations socialistes et libérales, les enseignants des réseaux publics relèvent de syndicats affiliés aux grandes centrales des services publics. Les enseignants socialistes de l’enseignement libre appartiennent à celle des employés. Dans le syndicalisme chrétien, les liens avec les secteurs « fonction publique » ou « employés » sont nettement plus flous. Avec la fonctionnarisation induite par le Pacte scolaire de 1958, tous les syndicats de la fonction publique coopèrent au sein d’une fédération des syndicats chrétiens des services publics. Sur le long terme, le syndicalisme enseignant belge pris dans sa globalité s’oriente vers le syndicalisme de la fonction publique. En effet, tous les enseignants dépendent désormais d’une seule et même instance qui paye les salaires.

61Ainsi, les fortes différences de statuts professionnels, entre les situations anglaise et continentale, produisent des formes distinctes d’insertion dans le champ syndical. Le fait d’être fonctionnaire impose des solidarités revendicatives et renforce, en Allemagne et en Belgique, l’attraction des confédérations (ou au moins de leur fédération des fonctionnaires). Dans tous les cas, les salaires se négocient au niveau national, avec une intervention de l’État, ce qui rend stratégique le rapport à ce dernier.

La participation à la gestion

62Les syndicats enseignants, pourvus d’un quasi-monopole de représentation, sont intégrés dans le processus décisionnel du système éducatif, non pas en qualité de simples instances privées que l’on consulte à son gré, mais en qualité de coresponsables reconnus par l’État. Cette situation est acceptée par la plupart des syndiqués et participe de l’emprise des organisations sur le milieu enseignant. Selon les rapports de forces, le néo-corporatisme est plus ou moins avéré, mais il existe au moins partiellement dans tous les pays. Les gouvernements doivent tenir compte de la grande liberté laissée aux enseignants dans l’exercice de leur métier et s’appuyer sur leurs représentants pour mener leurs politiques éducatives. D’autant que les hauts fonctionnaires et les experts peuvent être eux-mêmes syndiqués (en Allemagne par exemple).

63Un pacte non officiel régit les relations entre enseignants et pouvoirs publics anglais. Au nom du corporate State, une relation triangulaire s’établit entre Etat, syndicats et patronat. Jusqu’au début des années 1980, quatre espaces existent où les syndicats d’enseignants rencontrent les pouvoirs publics (ministère et autorités locales) pour discuter des intérêts de leurs membres et de l’école. Dans ces lieux de concertation institutionnalisés on négocie l’essentiel : salaires, services, programmes, formation des maîtres.

64Les syndicats allemands participent à deux niveaux de gestion du système éducatif. Au plan fédéral, les discussions traitent des questions salariales. Au niveau des Länder, les questions d’emploi et de politique éducative sont discutées sans que des règles claires prévalent dans la majorité des cas. L’influence des syndicats sur les règlements concernant les fonctionnaires est faible, malgré quelques succès. Ainsi, dans la période de réforme de l’Education, les syndicats ont exercé une grande pression pour obtenir l’amélioration de la formation des enseignants et de la structure des salaires. Ces succès ont été complétés, entre 1972 et 1975. La diversité règne à l’échelon régional. Notons qu’en général les syndicats sont écoutés au titre d’experts et qu’un canal important d’expression syndicale est constitué par les conseils du personnel (Personalräte), quand bien même ceux-ci sont cantonnés à la gestion des ressources humaines.

65La politique éducative française est définie par le ministère de l’Éducation nationale. La FEN consacre donc une partie importante de son action à négocier avec l’administration centrale. Elle participe à la gestion de l’Éducation nationale, notamment par sa place dans les commissions paritaires qui supervisent la mobilité et les carrières des enseignants et dans les grands conseils nationaux où se discutent les questions éducatives. Les syndicats de la FEN, notamment le SNI et le SNES, sont régulièrement consultés par les ministres. Ce n’est pas une cogestion, car le pouvoir décide en dernière instance, mais le souci du consensus et la syndicalisation des cadres et des personnels administratifs confèrent à la FEN un poids important. Après 1968, un meilleur rapport de forces lui donne un pouvoir encore plus grand.

Des méthodes d’action globalement modérées

66Les syndicats enseignants se signalent par des méthodes d’action modérées. Ils se lancent rarement dans des grèves, peu efficaces dans leur domaine et posant le problème de l’accueil des élèves. Ils sont pourtant capables de très fortes mobilisations, du fait de leur cohésion professionnelle, mais préfèrent négocier avec les pouvoirs publics. Cependant, la plus ou moins grande propension à l’action varie avec la conjoncture et constitue un clivage important entre les organisations concurrentes.

67Les syndicats anglais divergent sur les grèves : pour l’ATL, il s’agit d’un objectif de dernier recours, car elle privilégie la concertation au conflit. La liberté de décision des syndiqués cesse d’ailleurs dès que la paix sociale est menacée. La NUT, syndicat beaucoup plus composite, ne contraint pas ses troupes à l’action et ne s’y engage qu’avec d’infinies précautions, au terme de votes démocratiques. Cela s’explique par ses bonnes relations avec les pouvoirs publics. Pour un syndicat de masse comme la NUT, la grève présente un risque : si la base ne répond pas à la stimulation, le syndicat s’expose à révéler sa faiblesse. L’organisation la plus récente, la NAS/UWT, a adopté pour percer une stratégie d’action beaucoup plus dynamique. Elle s’est fabriqué une image de syndicat déterminé, prompt à en découdre. Les atermoiements des deux autres lui paraissent des signes d’irrésolution coupable, et sa direction a maintes fois exclu des syndiqués qui n’avaient pas voulu répondre à des mots d’ordre de grève.

68Ces clivages se retrouvent en Belgique, où seul le syndicat socialiste défend la grève comme arme de lutte sociale et politique. Il est solidaire de celles organisées par la FGTB, notamment en 1960-1961, et est qualifié par ses concurrents de « grèvicole ». Pourtant, cette arme est légitimée graduellement dans notre période, et même la très modérée Fédération des instituteurs chrétiens l’utilise contre les plans de rationalisation des années 1970. Les syndicats ne poussent pas à la confrontation et organisent les grèves région par région. Ces grèves défensives s’inscrivent dans des stratégies de négociation, en une période qui offre encore certaines marges financières aux autorités.

69En Angleterre, une première phase, jusqu’en 1969, se caractérise par sa modération. La NUT parvient à donner un ton consensuel et sa direction joue le rôle d’aiguillon d’une base assez apathique. Mais un premier accroc se produit en 1961 : la NAS déclenche un mouvement de grève, à l’occasion du gel des salaires décidé par les conservateurs. La NUT, malgré des pressions de la base, préfère éviter le conflit. L’année 1969-1970 ouvre une nouvelle phase plus combative : l’accord Burnham sur les salaires, signé à regret par la NUT est refusé par la NAS et l’ATTI (syndicat de l’enseignement technique). La NAS engage un mouvement de grève du zèle, puis, lorsque des enseignants sont licenciés, appelle à un arrêt des cours de vingt-quatre heures. Bientôt, la NUT et la NAS décident d’agir de concert. En janvier 1970, la NAS organise des grèves tournantes et la NUT lance le projet d’une grève illimitée, approuvée par 80 % des syndiqués. Une journée de protestation nationale rencontre un grand succès le 3 mars. Devant la force d’une mobilisation qui ne s’émousse pas, la menace de perturber le déroulement normal des examens et l’approche des élections, le ministre travailliste accorde une rallonge substantielle. Après cette victoire, le climat s’apaise pendant près de quinze ans. Une nouvelle épreuve de forces s’engage en 1985 avec le gouvernement de Margaret Thatcher. Il ne dure pas moins de deux ans, sous des formes diverses et se termine par un échec.

70Les traditions revendicatives diffèrent donc fortement de celles de la France où les enseignants, dépassant leurs réticences initiales, ont organisé des grèves depuis les années 1930. Elles sont décidées par la FEN qui les prépare soigneusement, mais ne durent guère plus d’une journée. La FEN s’assure de leur succès, par exemple au moyen de référendums préalables. Elle n’hésite pas à annuler des mouvements en cas d’avancée des discussions avec le gouvernement.

71Cette conception réformiste, prudente, est remise en cause par la minorité Unité & Action. Celle-ci pousse le SNES et le Syndicat national de l’éducation physique à parier sur le développement des luttes, quitte à anticiper sur la mobilisation réelle des enseignants. Néanmoins, aucun syndicat ne s’aventure dans des grèves longues, reconductibles, étrangères aux traditions enseignantes. Des procédés alternatifs sont expérimentés, comme la recherche du soutien de l’opinion publique, les manifestations (de préférence un jour férié) ou les grèves administratives. Les mouvements les plus réussis, notamment pour le SNI, concernent la question politique de la laïcité.

72La prudence est identique en Allemagne, où les syndicats enseignants utilisent d’abord le lobbying et, de temps en temps, des manifestations, surtout avec le GEW. Profitant de la pénurie d’enseignants, les syndicats jouent de la concurrence entre Länder. Ils concentrent leurs efforts sur un Land puis exigent que les autres s’alignent sur les avantages qui y sont obtenus. Avec le développement du chômage et le transfert de la responsabilité salariale au niveau fédéral, cette méthode n’est plus d’actualité à compter de 1967. Des mesures de lutte souple sont utilisées, comme la grève du zèle, le refus des excursions scolaires.

73L’interdiction faite aux fonctionnaires de participer à des grèves provoque un rude débat : les syndicats enseignants doivent-ils la braver ? Des milliers de membres du GEW font grève dans quelques Länder, par exemple en 1979, pour la réduction du nombre des cours. Certains, spécialement les dirigeants, sont sanctionnés par une mention dans leur dossier ou doivent payer une amende.

74La prudence de la majorité des syndicats enseignants s’explique aussi par le fait que ce sont des organisations de masse.

La puissance des syndicats enseignants

Sur-syndicalisation enseignante et influence des organisations

75Le taux de syndicalisation des enseignants est élevé dans tous les pays étudiés ici, et supérieur à celui des autres professions. On explique souvent ce phénomène par l’influence des syndicats, notamment leur présence dans les structures paritaires qui gèrent les carrières en France et en Allemagne. Mais l’essentiel de leur action porte sur des questions qui concernent collectivement les enseignants et le gain est bien modique pour le syndiqué. Bien souvent, l’adhésion est vécue comme un geste « naturel », facteur d’intégration dans le groupe professionnel.

76En Angleterre, les estimations du taux de syndicalisation enseignant varient entre 75 et 90 %. En 1984, la NUT représente 260000 adhérents, contre 165000 à la NAS/UWT, 90000 à l’ATL (professeurs du secondaire) et 75000 à la NATFHE (professeurs du technique et des instituts polytechniques). Les deux tiers des enseignants allemands sont syndiqués, alors que la syndicalisation moyenne est d’un tiers. Les chiffres sont équivalents dans l’enseignement d’État belge, ils correspondent au taux de syndicalisation des fonctionnaires (inférieur au taux ouvrier), mais sont supérieurs à ceux des employés. Dans l’enseignement privé belge, le taux descend à 55 %, ce qui s’explique par l’emprise de l’idéologie « apostolique », une identification de l’enseignant à l’administration. Cependant, à statut comparable, les enseignants libres se syndiquent nettement plus que les employés.

77La « sur-syndicalisation » enseignante est plus nette en France. La FEN syndique plus de 550000 enseignants en 1977, où elle atteint son apogée numérique. Les taux sont très supérieurs à la moyenne française (environ 20 % en 1970) et varient selon les secteurs. L’hégémonie du SNI se mesure au fait que de 80 à 90 % des instituteurs sont syndiqués. L’adhésion est assurée dès l’Ecole normale, souvent sous l’influence de leurs professeurs, eux-mêmes syndiqués à la FEN, ou encore dans les écoles par l’entremise des directeurs. Le SNES syndique une majorité des professeurs du secondaire, mais doit compter avec d’autres syndicats, tel que le SGEN-CFDT. L’ensemble des organisations syndique environ les trois quarts des enseignants français.

78En général, le paysage syndical est dominé par une organisation, qui s’impose comme le partenaire des pouvoirs publics.

79Deux modèles émergent. En Allemagne et en Angleterre, un syndicat unitaire domine, grâce au nombre d’enseignants du secteur primaire qu’il regroupe prioritairement (GEW et NUT). Cette organisation doit se battre contre la concurrence d’organisations minoritaires qui disposent d’un poids suffisant pour être prises en compte. En France, la FEN exerce une domination sans partage. Les clivages corporatifs et idéologiques s’expriment en son sein, mais le syndicat des instituteurs (SNI) est le plus puissant. Cependant, l’influence exercée ne semble nulle part en mesure de prévaloir sur la volonté ministérielle, d’autant que les divisions entre identités professionnelles ne permettent pas aux syndicats d’exprimer une vision claire et unique des évolutions souhaitables du système éducatif.

80Dans la première configuration, le GEW profite de son tournant syndical de 1968 pour s’implanter solidement dans l’enseignement secondaire et devenir une organisation de tous les enseignants, sur la base d’un engagement politique et éducatif progressiste. Elle domine tous les secteurs dans des grandes villes comme Berlin, Francfort, Hambourg... A contrario, cette politisation pousse ses rivaux du DBB à s’organiser. Un rival s’affirme même dans l’enseignement primaire avec le VBE. Tous ensemble, les syndicats du DBB ont autant d’adhérents que le GEW. Les syndicats exercent une certaine influence politique, comme experts, soit de la démocratie-chrétienne (CDU) pour les organisations du DBB, soit de la social-démocratie (SPD) pour le GEW. Les idées du GEW sont défendues par ses militants au sein même du SPD. Cependant, dès la fin des années 1970, le climat évolue et le GEW subit de nombreuses attaques politiques, émanant aussi de gouvernements régionaux SPD (par exemple en Rhénanie du Nord-Westphalie).

81La fragmentation corporative anglaise est compensée en partie par la puissance de la NUT qui réunit dans les années 1970 plus de la moitié de la profession et se trouve ainsi dotée du statut de partenaire privilégié des pouvoirs publics, jusqu’à l’arrivée de Margaret Thatcher.

82Pendant cette période de « partenariat », aucune décision importante ne peut être prise au plus haut niveau sans que le secrétaire général de la NUT n’ait été consulté.

83Pour prolonger sa prééminence, la NUT cherche à construire une sorte de confédération qui regrouperait sous son aile les principales organisations, mais elle échoue. Elle perd du terrain dès les années 1970, et les syndicats rivaux rattrapent peu à peu une grande partie de leur retard. Avec trois organisations importantes pour le primaire et le secondaire, la perspective de l’unité du monde syndical enseignant anglais s’éloigne. La division limite la capacité de celui-ci à imposer son point de vue. Les syndicats d’enseignants n’ont jamais pu empêcher un gouvernement déterminé d’orienter sa politique scolaire comme il l’entendait.

  • 17 Cheramy Robert, La Fédération de l’Éducation nationale, 25 ans d’unité syndicale, Paris, Épi, Coll. (...)

84Non contente de dominer le syndicalisme enseignant français, la FEN use de sa force pour s’affirmer comme la seule représentante légitime du milieu enseignant. Or, aucune organisation concurrente ne peut lancer d’actions sans sa participation. Les syndicats de la FEN bénéficient d’un système électoral majoritaire, qui leur accorde souvent la totalité des sièges de représentants du personnel. Cela change après mai 1968, du fait notamment de l’hostilité du pouvoir politique qui appuie l’émergence d’organisations rivales. La réforme des modalités d’élection permet, en 1971, que le Conseil de l’enseignement général et technique comprenne huit représentants de syndicats minoritaires sur trente-trois17. Les résultats électoraux témoignent de la diminution de la suprématie de la FEN – 80 % des voix en 1962, 74 % en 1975 et 66 % en 1982. Cependant, la FEN n’a pas pu bloquer la seule réforme scolaire qui ait réalisé l’unité dans ses rangs. En 1959-1960, la loi Debré, très favorable à l’école privée, provoque une grande mobilisation laïque : près de dix millions de signatures recueillies sur une pétition, des centaines de milliers de manifestants à Vincennes, le 19 juin 1960. Cette mobilisation est orchestrée par le Comité national d’action laïque. Elle émane du milieu laïque qui dépasse le cadre syndical, mais dans lequel la FEN occupe une place conséquente : le secrétaire du CNAL est un dirigeant du SNI. La loi est toutefois maintenue et un nouveau texte ira encore plus loin en 1977. L’échec de la tentative de nationalisation de l’enseignement privé par le gouvernement socialiste, en 1984, provoque une phase de profond questionnement.

85En Belgique, on retrouve cette tendance à la domination du paysage syndical par quelques organisations. Le syndicalisme libéral reste tout à fait minoritaire par rapport aux deux autres fédérations. Ses concurrents socialistes et chrétiens s’allient pour obtenir l’exclusivité de la représentation syndicale : leur prédominance dans un secteur d’enseignement (d’Etat ou libre) évite les conflits d’intérêts. Le syndicat libéral est exclu de la table de négociation avec le gouvernement jusqu’en 1974. Depuis, sa présence augmente progressivement dans les instances paritaires.

L’apogée paradoxal des années 1970

86En Angleterre, l’apogée des syndicats enseignants se situe à la fin des années 1970, à l’instar de l’ensemble du syndicalisme. À partir de 1979, la période du thatchérisme a provoqué une sorte de bouleversement intellectuel, économique et politique. Les syndicats enseignants sont accusés de tous les maux, y compris du déclin supposé de l’école. Le gouvernement entreprend de les affaiblir, par une guerre d’usure. Les syndicats enseignants sont chassés des instances de concertation, tandis que les lieux de négociation sont systématiquement supprimés.

87En Allemagne, l’apogée se situe à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Le GEW se développe et s’enhardit, en participant à des grèves et surtout aux manifestations syndicales comme le 1er mai. Il obtient des succès importants, par exemple la formation universitaire pour tous les enseignants. Surtout les conceptions éducatives et politiques du GEW sont en adéquation avec l’esprit du temps. Il se bat dans de nombreux domaines (la critique des programmes, les libertés, l’image des enseignants de Volksschule...). Mais le climat change au cours des années 1970, avec les interdits professionnels, la lutte des dirigeants syndicaux contre les minorités gauchistes, le déclin du marxisme. Les sociaux-démocrates abandonnent une réforme des programmes et des cursus qui peut leur faire perdre des voix. La lune de miel avec le GEW est terminée.

88En terme d’influence sociale, l’apogée de la FEN se situe pendant la période 1960-1968, jalonnée par deux événements (le combat laïque de 1959-1960 et Mai 1968). Ceux-ci, à défaut de succès immédiats, ont démontré la capacité de mobilisation du milieu qu’elle syndique et la portée de son intervention dans le débat politique national. La FEN participe ès qualités aux rencontres de Grenelle entre confédérations syndicales, patronat et gouvernement. Cependant, le mouvement de 1968 a fait émerger des problématiques nouvelles (libertaire, pédagogique, féministe...), dangereuses pour la FEN. Ses divisions internes et une amorce de désyndicalisation l’affaiblissent graduellement dès les années 1970. Le phénomène apparaît nettement au début des années 1980, mais reste moins important que la désyndicalisation constatée en milieu ouvrier.

89Du point de vue institutionnel, l’apogée de la FEN se situe entre 1976 et 1982. Si son pouvoir est admis depuis longtemps en matière scolaire, il tend à s’institutionnaliser à travers la participation à de multiples instances officielles. En 1976, la FEN est reconnue comme l’un des syndicats français les plus représentatifs, ce qui lui donne accès aux subventions publiques et lui permet d’étoffer son appareil. L’un de ses anciens secrétaires généraux devient ministre du gouvernement socialiste en 1981. Cette reconnaissance suit donc avec retard la manifestation de son influence sociale, avant d’apparaître bientôt à contrecourant de sa baisse d’influence.

90Ainsi, l’apogée du syndicalisme enseignant se situe dans les années 1970. On observe donc une contradiction avec le fait que le consensus, à l’origine de sa puissance dans les années 1950-1960, est ébranlé et que l’identité professionnelle des enseignants du secondaire subit une crise qui exacerbe les conflits entre syndicats. Mais cette période est aussi celle d’un militantisme intense et d’une progression des effectifs. Certaines organisations dépassent leurs contradictions en achevant leur mutation syndicale (en Angleterre et en Allemagne) ou par une reconnaissance institutionnelle qui confirme leur statut de quasi-confédération (en France).

Conclusion

91Le syndicalisme enseignant se caractérise par sa puissance. Marqué par ses origines, il continue d’être attiré par le modèle de l’association corporative et s’emploie à contrôler au mieux ses démonstrations de force. Si les méthodes restent majoritairement modérées (en Allemagne, les organisations membres du DBB refusent la grève), elles s’avèrent plus dures en Angleterre, comme en témoignent les conflits de 1969-1970 et 1985-1987. Elles peuvent évoluer : les syndicats belges apprennent peu à peu à faire usage des armes syndicales et lancent, en communauté francophone, des grèves longues et massives dans les années 1990. Partout s’opère un processus de syndicalisation des organisations que traduit, par exemple en Angleterre, leur adhésion au TUC. Ce processus n’est pas étranger à l’augmentation des postes, principalement dans le secondaire, au recul de l’élitisme (l’Allemagne constituant un cas à part), et à une meilleure perception, par les enseignants, de leur statut de salariés. À son apogée, le syndicalisme enseignant porte aussi en lui, dans les années 1970, les germes de son déclin relatif à venir. Parmi eux, on doit relever la bureaucratisation qui s’accentue sous l’effet de la professionnalisation des directions syndicales et de leur institutionnalisation.

92La période 1960-1985 marque donc une transition pour les organisations enseignantes. L’évolution du système éducatif dans le sens de la massification et de l’unification impose une adaptation des identités professionnelles, plus nécessaire et plus douloureuse dans le secondaire. Les nuances viennent d’un décalage chronologique (le système anglais connaît ces transformations plus tôt) et de l’inachèvement du processus en Allemagne.

93Les affrontements entre syndicats enseignants reproduisent ces tensions : les organisations du primaire – s’appuyant sur une pédagogie nouvelle – apparaissent d’abord en phase avec ce mouvement et s’implantent dans le secondaire (Angleterre et Allemagne). Cependant, celles du secondaire résistent à l’offensive de plusieurs manières. En France, le SNES élargit ses références pédagogiques, exprimant ainsi la diversité des options de ses adhérents. En Allemagne, les organisations de professeurs, membres du DBB, se regroupent dans un pôle conservateur, DL, qui profite du changement de climat idéologique perceptible à la fin des années 1970.

94La comparaison montre aussi la difficulté d’établir des causalités unanimement valables, y compris dans le domaine des identités professionnelles. Le secteur de l’enseignement technique et professionnel compte ainsi nombre d’anciens ouvriers qualifiés, marqués par le syndicalisme de leur milieu d’origine. Ceci explique qu’en France, il soit le seul où la CGT dispose d’une influence significative. En Angleterre, l’ATTI est le premier à rejoindre le TUC. Paradoxalement, en Allemagne beaucoup des anciens ouvriers devenus enseignants des écoles professionnelles adhèrent au BLBS, affilié au DBB...

95Les domaines les plus réfractaires aux similitudes demeurent ceux des cultures politiques (ou apolitiques) et des stratégies d’action. La comparaison permet enfin d’esquisser une hypothèse : en Allemagne, France et Belgique, les enseignants sont des fonctionnaires. Ils ont, comme tous les fonctionnaires, un rapport particulier à leur employeur, l’État, qui les pousse à pénétrer le domaine politique pour faire avancer leurs revendications. Ce qui ne va pas sans une politisation en retour. En Angleterre, les enseignants sont des employés recrutés à l’échelon local et leurs syndicats sont apolitiques, contrairement à la tradition anglaise.

96Le syndicalisme enseignant démontre la plus-value qu’apporte sa capacité à épouser au plus près les identités professionnelles, elles-mêmes tributaires des mutations des sociétés européennes et de leurs systèmes éducatifs.

Notes

1 Nous employons les dénominations françaises. Rappelons qu’à l’époque, un instituteur peut enseigner à des élèves âgés de 14 ans, dans le cadre de l’école moyenne, devenu collège dans les années 1960. En Allemagne aussi, la Volksschule s’adresse à des élèves âgés de 14 ans. On pourrait également parler d’école du peuple et d’école de l’élite.

2 Cf. les articles de Segrestin Denis : « Du syndicalisme de métier au syndicalisme de classe : pour une sociologie de la CGT », Sociologie du travail, n° 2, 1975, p. 152-176 et « L’identité professionnelle dans le syndicalisme français », Économie et Humanisme, n° 245, janv.-fév. 1979, p. 12-26.

3 Par exemple la profession des professeurs est construite en France en référence au modèle du professeur agrégé d’une discipline dite « noble de lycée », mais elle inclut les professeurs de collège, les professeurs des disciplines techniques et même les surveillants.

4 Prost Antoine, L’école et la famille dans une société en mutation (1930-1980), t. 4, 1981, 729 p., dans Parias Louis-Henri (dit.), L’histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981.

5 Cf. Die Deutsche Schule, 1974, 66. Jg. H. 5, 25 Jahre GEW ; – Heinemann Manfred (dir.), Der Lehrer und seine Organisation, Stuttgart, 1977 ; – Breyvogel Wilfried, « Soziale Lage und Berufsbewusstsein von Lehrern », dans Baethge Martin, Nevermann Krut (dir.), Enzyklopädie Erziehungswissenschaft, Bd 5 : Organisation, Recht und Ökonomie des Bildungswesens, Stuttgart, Klett-Cotta, Coll. « Enzyklopädie Erziehungswissenschaft, Lensen, n° 5 », 1984, p. 298-319.

6 Robert André, Le syndicalisme des enseignants, Paris, La Documentation française/CNDP, 1995, 175 p.

7 Lemosse Michel, Les syndicats d’enseignants anglais : identité, politiques et stratégies 1944- 1985, Thèse de doctorat d’État, Université Paris III, 1988.

8 Paul Vignaux, secrétaire général du SGEN, a pris une part décisive dans ce processus de déconfessionnalisation, notamment à travers la revue Reconstruction.

9 Girault Jacques, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin xixe-xxe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, 351 p.

10 Le concept de pilarisation signifie que les clivages politiques d’un système donné se cristallisent en « mondes » idéologiques, profondément séparés les uns des autres, lesquels exercent, sous forme de piliers, nombre de fonctions sociales (par l’intermédiaire des mutualités, hôpitaux, mouvements de jeunesse, associations culturelles, syndicats).

11 Frajerman Laurent, L’interaction entre la FEN et sa principale minorité, le courant « unitaire », 1944-1959, Thèse sous la direction de Jacques Girault, Université Paris 1, 2003.

12 Robert André-Désiré, Système éducatif et réformes (de 1944 à nos jours), Paris, Nathan, 1993, 252 p. ; – Prost Antoine, Éducation, société et politiques. Une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, Coll. « xxe siècle », 1992, 232 p.

13 Robert André-Désiré, Trois syndicats d’enseignants face aux réformes scolaires. Positions idéologiques du SNI, du SNES et du SGEN par rapport au système d’Éducation nationale entre 1968 et 1982, Thèse sous la direction de Viviane Isambert-Jamati, Université Paris V, 1989, 508 p.

14 Qui ont créé plus tard l’ATL.

15 Son équivalent masculin, VKLD, a fusionné en 1974 dans le VBE.

16 Aubert Véronique, Bergounioux Alain, Martin Jean-Paul, Mouriaux René, La forteresse enseignante. La Fédération de l’Éducation nationale, Paris, Fayard, 1985, 364 p.

17 Cheramy Robert, La Fédération de l’Éducation nationale, 25 ans d’unité syndicale, Paris, Épi, Coll. « Carte blanche », 1974, 159 p., cf. plus particulièrement p. 146.

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