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Penser la paysannerie médiévale, un défi impossible ?

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Alain Dierkens
, 
Nicolas Schroeder
, 
Alexis Wilkin

Organisation des terroirs et de l'espace rural

Habitat, structuration de l’espace rural et pratiques agropastorales au premier Moyen Âge

Exemple d’une collaboration interdisciplinaire autour de deux fouilles archéologiques préventives en llle-et-Vilaine à Montours et Châteaugiron

Isabelle Catteddu

Texte intégral

1La politique d’aménagement du territoire en France est à l’origine de fouilles archéologiques préventives de grandes superficies dont certaines couvrent plusieurs dizaines d’hectares. Ces nouvelles échelles d’analyse induisent une lecture différente des multiples données mises au jour et de nouvelles méthodes d’investigation. Elles offrent tout d’abord des conditions de lecture du sol privilégiées et une meilleure opportunité d’identification des structures en creux, des vestiges de constructions en matériaux périssables et d’établissements dispersés. La mise en évidence d’occupations diachroniques rend par ailleurs possible l’étude des territoires sur la longue durée. De nouveaux axes de recherche deviennent accessibles, comme l’étude de la périphérie des habitats, de l’espace rural et des paysages. Le changement d’échelle d’analyse, qu’elle soit spatiale ou chronologique, entraîne la mise en évidence de nouveaux vestiges ou de nouveaux « objets » : structures agraires, réseaux viaires, parcellaires, fosses de plantations, chablis, structures de drainage. Cette lecture multiscalaire des sites met également en lumière la mobilité et le changement éventuel des formes de l’habitat et des paysages, l’exploitation de l’espace agricole par les sociétés anciennes et permet d’enregistrer les rythmes des occupations entre ruptures, transformations ou continuité.

  • 1 J. Burnouf et al., Manuel d’archéologie médiévale et moderne, Paris, Armand Colin, 2009.

2Les conséquences de ces approches sont directement méthodologiques. Pour comprendre le monde rural, où l’essentiel des activités des populations se pratique « dehors », il a été indispensable de « sortir » de l’habitat, d’interroger le site « autrement » en multipliant les prismes de lecture. Le recours à la transdisciplinarité implique cependant l’observation et l’acceptation d’une critique interne sévère de chacune des sources sollicitée par l’une ou l’autre discipline. Une autre obligation, que rappelle Joëlle Burnouf, est celle qui implique de connaître un minimum « l’état de l’art » des disciplines avec lesquelles on va discuter1. Il s’agit d’engager de vraies discussions et des croisements de regards. Nous devons, dès lors, accepter de la même manière que nos données soient réexaminées et critiquées avant d’être croisées. C’est dans ce contexte méthodologique qu’ont été fouillées les occupations altomédiévales de Montours et Châteaugiron découvertes en Bretagne.

Les occupations altomédiévales de Montours et Châteaugiron

  • 2 I. Catteddu (dir.), Les habitats carolingiens de Montours et de la Chapelle-Saint-Aubert (Ille-et- (...)

3À Montours (fig. 8), au nord de Rennes, ce sont trois occupations du premier Moyen Âge séparées par un fond de vallon tourbeux qui ont été mises en évidence : Le Teilleul, le Louvaquint et la Talvassais2.

4L’habitat du Teilleul, fouillé sur environ 4 ha, était structuré en une vingtaine de parcelles régulières d’une superficie comprise entre 500 à 2500 m2 (la majorité se situant entre 1 000 et 1 700 m2). Ces parcelles, délimitées par des fossés selon un réseau orthonormé, incluaient des passages pour la circulation, la régularité géométrique du réseau s’adaptant à la topographie. Certaines renfermaient des bâtiments, auxquels étaient associées des structures de stockage, des fours et foyers, des fosses dépotoirs, ou encore, une citerne et deux forges. Plusieurs espaces sans vestige ont pu être réservés à des activités agricoles ou d’élevage. Entre le viie et le début du xe siècle, on assiste au Teilleul, à un développement de l’habitat qui associe la création de deux voire trois fermes ou unités d’exploitation agricole et leur extension, un peu à la manière d’un hameau. La chronologie relative témoigne de plusieurs épisodes qui attestent de réaménagements fréquents, mais aussi de changements d’activité au sein même des parcelles.

5Cinq « états » ont été mis en évidence. C’est vers la fin du viie siècle que deux unités d’exploitation sont mises en place, composées d’au moins une construction principale, de bâtiments, de structures domestiques et d’espaces agricoles. Chaque unité d’exploitation (UEA) semble en effet représentée par plusieurs parcelles reliées entre elles par des passages et dont l’étude du mobilier, affinée par la chronologie relative et des datations absolues, permettent de valider la contemporanéité pour les grandes étapes. Si deux grands pôles d’occupation sont reconnus, l’un au nord, l’autre au sud de l’emprise, d’autres parcelles sont reliées à un moment donné à ces derniers, mais ont également pu jouer un rôle individuel à un moment précis de l’occupation. Ainsi, dans l’état 3, deux forges sont aménagées, et dans l’état 4, le regroupement de structures de combustions, de silos, de greniers et d’une aire de traitement des céréales, signale le caractère spécialisé et peut-être collectif de certains secteurs, dès les viiie-ixe siècles.

6Les premiers aménagements du Teilleul et du Louvaquint (ici à la périphérie d’une nouvelle ferme) semblent contemporains. Mais l’habitat du Louvaquint, plus difficile à appréhender au vu de sa surface et de sa conservation, ne paraît pas perdurer pas au-delà du ixe siècle. Quant à l’habitat de la Talvassais, il présente les caractéristiques d’une exploitation agricole d’où ressortent peut-être deux unités, et les témoins d’une activité métallurgique voisinant une cour bordée de bâtiments agricoles. Il se met en place dans le courant du viiie siècle et ne semble pas se développer au-delà des ixe-xe siècles. Une précaution est toutefois à prendre ici en raison de la surface étudiée plus limitée.

  • 3 I. Catteddu, Archéologie des sociétés rurales altomédiévales dans la moitié nord de la France : mo (...)

7À Châteaugiron (fig. 9), au sud de Rennes, ce sont près de 25 ha, qui ont fait l’objet d’une nouvelle fouille préventive. Plusieurs occupations diachroniques (datées du Néolithique à nos jours) y ont été découvertes, dont deux importantes occupations du premier Moyen Âge, aménagées entre le vie et le xe siècle3. Deux « hameaux » altomédiévaux distants d’environ 200 m (site A et site B) étaient séparés par une zone de chablis et reliés par des chemins. Comme sur le site du Teilleul à Montours, les habitats s’organisaient au sein d’un réseau parcellaire dense, complexe et orthonormé, témoignant de réaménagements sur plusieurs siècles.

8Sur le site A, couvrant sur plus de 10 ha, les vestiges du premier Moyen Âge sont établis en périphérie d’un espace précédemment occupé par deux fermes gauloises, dont une a perduré jusqu’au iie ou iiie siècle de notre ère, sans empiéter ou presque sur ces espaces dont ils respectent les orientations. Les fossés altomédiévaux délimitent une trentaine de parcelles régulières dont les surfaces sont comprises entre 500 et 3 600 m2, la majorité se situant entre 900 et 1 600 m2. Les fossés semblent avoir été initialement bordés de haies ou de petits talus. Plusieurs chemins portent encore les traces d’ornières. Ils facilitaient la circulation entre les différentes parcelles. Certaines étaient habitées ou réservées à des activités spécialisées comme le traitement et le stockage des récoltes, le grillage ou le séchage des céréales. D’autres étaient probablement consacrées à l’agriculture, au pâturage, à des jardins, à la culture de la vigne ou des arbres fruitiers, comme en témoignent les fosses de plantation mises au jour. Les premières études des restes végétaux confirment l’intense activité agricole de ces établissements. Une quinzaine de bâtiments rectangulaires aux plans réguliers sont identifiables et sont associés à de nombreuses fosses et silos, des fours, foyers excavés et tranchées-foyers. Certaines parcelles étaient spécialisées dès le viiie siècle dans le traitement des céréales, la cuisson des aliments ou le stockage des denrées.

9La difficulté dans l’étude de ce vaste espace réside dans la définition d’un phasage précis des occupations : mise en place et évolution dans le temps d’une unique unité d’exploitation agricole, petite exploitation de type familial ? Création simultanée de plusieurs unités ? L’étude détaillée de l’organisation spatiale des vestiges et de la chronologie relative, du mobilier et des datations 14C et archéomagnétiques, montre une véritable stabilité de l’occupation sur plus ou moins quatre siècles. Il apparaît qu’au moins trois unités d’exploitation ont été aménagées sur le site A, certains espaces étant agrandis, d’autres abandonnés comme au Teilleul.

10Trois états ont été distingués pour le phasage de la période altomédiévale. Dès la fin du vie siècle et durant le viie siècle, un large espace d’environ 2 ha est aménagé dans la partie méridionale du site, sur les bordures et le fond d’un talweg. Au cœur de ce secteur, la parcelle P5 (2 000 m2) livre toutes les caractéristiques d’une parcelle habitée avec une maison et son foyer, des silos et un grenier (ou annexe). Directement au sud, une douzaine de petites parcelles structurent l’espace, vouées à des activités agropastorales, domestiques et artisanales. La chronologie relative met en évidence une mise en place progressive de ces espaces fossoyés. L’ensemble de cette unité est bordé à l’ouest par le chemin C1a et à l’est par un vaste espace non aménagé.

11La période comprise entre la fin du viie et le ixe siècle semble correspondre à la période au cours de laquelle l’occupation est la plus dense. Au cours de cet état, l’unité que nous venons de décrire (UEA 1) se développe et est entretenue. Parallèlement, on assiste à l’aménagement d’une seconde unité (UEA 2), centrée plus au nord. Cette seconde unité s’articule autour de plusieurs chemins. Composée d’au moins six parcelles, elle couvre ainsi une superficie d’environ 1 ha. Elle comprend une parcelle centrale habitée et des espaces spécialisés, notamment dans le stockage des céréales, l’élevage ou l’agriculture, des jardins et une aire de traitement des récoltes. Une troisième unité d’exploitation (UEA 3), composée d’au moins six parcelles sur un espace de 6 900 m2, se développe plus au nord, au carrefour de chemins.

12Vers la fin du ixe siècle et le début du xe siècle, d’importantes modifications apparaissent. L’occupation se recentre en effet sur l’UEA 3 qui se développe largement. Cette nouvelle unité (UEA4) est alors composée d’une dizaine de parcelles, sur une superficie proche de 2,5 ha. Les parcelles les plus septentrionales restent vierges de traces domestiques. L’espace se structure davantage à l’est et au sud autour de deux grands bâtiments et de nouveaux fours.

13Si la période des viiie-ixe siècles semble la mieux illustrée avec trois unités d’exploitations agricoles, la fin de l’occupation se concentre donc au sein d’une seule unité, mais de plus grandes dimensions. Après un hiatus de deux siècles, un important fossé ancré profondément et daté des xiie-xiiie siècles condamne les axes principaux et chemins altomédiévaux. Il dessine une grande parcelle rectangulaire au niveau de l’ancienne unité UEA 4 et se raccorde à plusieurs parcelles laniérées concentrées à l’ouest du site.

  • 4 I. Catteddu, Y. Escats, E. Ah Thon, Châteaugiron ZAC de la Perdriotais (tranche 2), Rapport final (...)

14Sur le site B, fouillé sur environ 4 ha, l’occupation se développe au sein d’un nouveau réseau d’une quinzaine de parcelles quadrangulaires rigoureusement structurées, mais dont l’organisation et la taille sont différentes du site voisin. Au moins trois grandes parcelles rectangulaires viennent s’appuyer sur deux enclos quadrangulaires primitifs. Chaque grande parcelle dispose d’au moins un bâtiment principal entouré de silos, fours et fonds de cabane. L’étude du phasage dégage trois états principaux entre le viie et le début du xe siècle mais également plusieurs épisodes au sein de ceux-ci. Au nord du site B, un diagnostic complémentaire a permis d’étudier la périphérie de ces occupations jusqu’à la ferme de la Cigogne4, mentionnée dans les sources écrites dès le xiie siècle.

Environnement et pratiques agropastorales : culture de l’avoine privilégiée et importance de l’élevage

15Grâce à l’étude des macrorestes, la question des pratiques agropastorales mais également celle des déchets culinaires et fourragers, des résidus de stockage ou des différentes étapes techniques de traitement de céréales comme le décorticage, le vannage, le séchage, la torréfaction ont pu être appréhendés. Ces analyses ont également permis, en l’absence de faune bien conservée, d’aborder les questions d’élevage. La place des cultures fourragères par rapport aux témoins des espèces typiques de prairies a été perçue grâce aux détails des cortèges floristiques définis par les palynologues et dendro-anthracologues.

  • 5 M.-P. Ruas, B. Pradat, « Les semences découvertes dans les fosses du Teilleul : plantes attestées (...)

16L’étude conduite par Marie-Pierre Ruas et Bénédicte Pradat à partir des 16 866 macrorestes du Teilleul5, met en évidence 66 % d’avoine (A. Sativa et A. Strigosa), 7 % de seigle, 3 % de blé tendre, moins de 1 % d’orge vêtue et de millet commun ainsi que du lin, cultivés à côté de nombreuses plantes sauvages. Deux saisons de semailles se dégagent de l’étude des cortèges d’adventices culturales, ainsi que la mise en valeur de sols contrastés. Les plantes de prairies fauchées et/ou pâturées témoignent de l’existence d’un élevage d’animaux herbivores. Malheureusement, l’absence de restes fauniques (en raison de l’acidité du sol) ne permet pas de définir cette part dans l’économie rurale.

  • 6 D. Marguerie, I. Catteddu, « La zone humide de Louvaquint-le Teilleul (Ille-et-Vilaine) », Documen (...)
  • 7 Ibid.

17Les études anthracologiques et palynologiques de Dominique Marguerie6 font ressortir trois écosystèmes à côté des cultures altomédiévales : des forêts caducifoliées de type chênaies-hêtraies fermées ; des fourrés post-forestiers et des landes ; des forêts ripicoles ou prairies humides. Le vallon abrite un bas marais dont la sédimentation tourbeuses et argileuse a permis une étude détaillée de l’environnement, validée par des datations 14C, depuis l’Âge du Bronze. À partir du vie siècle, au moment de l’installation d’un gué, on assiste à une importante modification du milieu naturel. Les viie-viiie siècles se traduisent par le déboisement des taillis humides facilitant l’accès au gué et le taux élevés de pollens de céréales adventices et rudérales. On passe alors d’un milieu dense forestier à un taillis ouvert. La chênaie probablement installée en partie sur les plateaux connaît des défrichements importants et la création de clairières. Les viiie-ixe siècles sont le moment privilégié de l’occupation dans ce secteur avec une intense activité agricole suivie d’une nette et brève déprise agricole locale vers la fin du xe siècle et une recrudescence des taillis humides dans le vallon. Le retour à un paysage agraire apparaît au xve siècle7.

  • 8 M.-P. Ruas, C. Hallavant, Le site de la Perdriotais… : étude K, vol. 2.
  • 9 J.-P. Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque ( vie- ixe siècles), Paris, Belin, (...)
  • 10 I. Catteddu, Archéologie des sociétés rurales altomédiévales…, op. cit., p. 141.
  • 11 G. Bührer-Thierry, C. Mériaux, La France avant la France (481-888), Paris, Belin (Histoire de Fran (...)
  • 12 I. Catteddu, Les habitats carolingiens de Montours…, op. cit., p. 220 ; Id., Archéologie des socié (...)
  • 13 M.-P. Ruas, Recherches carpologiques dans le Massif armoricain du Mésolithique au bas Moyen Âge, m (...)
  • 14 M.-P. Ruas, C. Hallavant, Le site de la Perdriotais…, op. cit. : tab 8 a et b et tab 11.

18À Châteaugiron, les quelques 90 000 macrorestes étudiés par Marie-Pierre Ruas et Charlotte Hallavant8, totalisent sur le site A : 64 % de grains d’avoine, 13 % de ses vannes, 16 % de pois et vesce, 2 % de seigle, 1 % de blé et d’orge et 3 % de plantes sauvages. La part d’avoine et de seigle s’équilibre davantage dans le site B (respectivement 36 et 34 %), suivi du blé nu (12 %), de l’orge vêtue (3 %), de 1 % de rachis de seigle et d’orge, 1 % de vanne d’avoine et 13 % de plantes sauvages auxquelles il faut ajouter quelques échantillons de lin et de chanvre. L’orge et les légumineuses sont mieux représentés sur le site A (les légumineuses étant concentrées dans une seule structure), tandis que le site B est le seul à livrer échantillons de lin et de chanvre, ainsi que davantage de flore sauvage et de témoins de prairies humides. Ces chiffres se rapprochent de ceux du site du Teilleul à Montours, où 66 % d’avoine étaient recensés alors que cette céréale représente moins de 10 % en Ile-de-France. L’avoine est donc la céréale privilégiée. Si de nombreux sites témoignent de son développement au premier Moyen Âge, on ignore s’il s’agit d’une spécialisation régionale ou d’un véritable changement d’organisation du système agricole. L’avoine est un adventice fréquent dans les champs de froment, qui aime les sols pauvres et sablonneux. C’est une céréale robuste à la productivité régulière9. Son grain vêtu demande par contre davantage de manipulation tout en étant plus résistant et se conserve plus longtemps en silo10. Selon certains historiens, l’avoine ne peut « se semer qu’au printemps car le grain semé en hiver ne résisterait pas aux gelées11 » ; c’est probablement vrai dans les régions au climat frais, mais ici les mélanges invitent à considérer clairement que les deux avoines aient été semées en hiver12. Selon Marie-Pierre Ruas, « la très faible représentation des adventices des cultures d’été sarclées et la prédominance des avoines dans plusieurs assemblages et des adventices hivernales montrent bien qu’elles proviennent de semis d’hiver ». L’avoine est par ailleurs présente sous la forme d’avoine cultivée (Avena Sativa), mais aussi d’avoine sableuse, plus rare (Avena Strigosa). Cette dernière, non recensée dans les sources écrites, n’est attestée que sur cinq ou six sites en France dont quatre en Bretagne13. Présente surtout en Scandinavie, en Allemagne et en Hollande, elle se répandrait, selon Marie-Pierre Ruas, à la suite des incursions vikings sur les côtes européennes. Datée à Châteaugiron des viiie-ixe siècles (datations radiocarbone), cette céréale pourrait également résulter, selon nous, de contacts commerciaux ; on pourrait avoir privilégié ici cette espèce s’adaptant bien aux terres locales. Le site A compte le plus grand nombre de semences et d’espèces adventices des sols acides, tandis que le site B rassemble davantage de restes des espèces de sol basique14, témoignant d’une agriculture diversifiée et d’une grande adaptabilité des choix de cultures aux différents terrains.

  • 15 D. Marguerie, D. Aoustin, Étude dendro-anthracologique des sites de la Perdriotais : Étude N, vol. (...)
  • 16 M.-P. Ruas, C. Hallavant, Le site de la Perdriotais…, op. cit. : K23.

19L’étude anthracologique apporte ici aussi les témoins de la présence de forêts caducifoliées de type chênaies-hêtraies denses, de fourrés post-forestier et de landes, de forêts ripicoles ou de prairies humides15. La présence de ces dernières est également attestée par les études carpologique et palynologique, notamment sur le site B qui se distingue par une représentation exclusive de cortèges de prairies de sols modérément humides et plutôt fertiles. À côté de ces prairies humides privilégiées pour l’élevage, les espaces de landes offrent également fourrage et pâturage. Tandis que des assemblages d’avoine associée à de la vesce et parfois à l’orge mêlée à de la paille de seigle ont été mis en évidence au sein de plusieurs fosses (litière et fourrage), constituant un stock fourrager privilégié pour le bétail. Selon Marie-Pierre Ruas, « le caractère nitrophile de certaines espèces sauvages mêlées dans les assemblages signale la fertilité de certains sols ensemencés. Celle-ci a pu être entretenue par apport de fumure organique que permet d’autant plus un élevage organisé en partie en stabulation (résidus de litière et fourrage), en partie sur parcours des terres laissées en prairies et des rotations avec les légumineuses dont quatre espèces sont attestées16 ».

Une appropriation progressive de l’espace et une diversité des activités

  • 17 I. Catteddu, Archéologie des sociétés rurales altomédiévales…, op. cit, p. 123-124.

20De nombreux fossés structurent donc des espaces aux fonctions diverses : habitat, activités domestiques, aires de chauffe, forge et de traitement des céréales, mais également des espaces à vocation agricole ou en lien avec l’élevage. Certaines parcelles restent « vides » ou livrent exclusivement des chablis. Des espaces arborés, de culture ou de prairies sont envisageables, d’autant qu’ils sont attestés par les pollens et macrorestes issus des structures. Des espaces naturels (boisés ou landes) imposent également leurs limites, tout en étant aménagés afin de participer à l’occupation. Si les études environnementales témoignent de la présence d’une végétation typique des haies, leur trace archéologique reste difficile à identifier. Les chemins participent également largement à la structuration de ces espaces, permettant la circulation des hommes et du bétail. L’étude de la chronologie relative des fossés et du mobilier montre par ailleurs que la structuration de ces espaces évolue de manière dynamique au sein de la période et que ces derniers peuvent changer de fonction. Les fermes s’inscrivent dans un premier temps dans une ou plusieurs parcelles qui vont ensuite se développer et se multiplier. Plusieurs fermes peuvent alors coexister voire se regrouper pour partager des espaces et s’organiser en hameau ou habitat groupé. Si les parcelles suivent des axes principaux, elles s’adaptent également à la topographie et aux accidents paysagers, il y a donc organisation rigoureuse mais aussi souplesse17.

  • 18 Ibid., p. 123-124 ; I. Catteddu, Y. Escats, E. Ah Thon, Châteaugiron Zac de la Perdriotais…, op. c (...)

21À Montours comme à Châteaugiron, on observe une appropriation progressive de l’espace, par ajout et non pas une maille structurante prédéfinie (plutôt une auto-organisation raisonnée). Chaque parcelle se cale par rapport à ses voisines par une logique pratique qui tient compte de l’existant. Cette articulation et adaptation à ce qui existe déjà, respecte également très fortement les chemins ; et c’est aussi cela qui donne la régularité à cette trame. Cette organisation en enclos ou en parcelles quadrangulaires présente une régularité assez marquée que nous retrouvons ailleurs dans l’ouest de la France. Elle montre un souci de délimitation équilibrée des espaces et ce tant dans la partie habitée qu’en périphérie de l’exploitation. Le « statut » de ces aménagements ne peut toutefois pas être qualifié par le biais de la documentation archéologique. Nous observons des comportements, une même gestion spatiale, et un partage des pratiques, de certaines activités et du sol, une volonté d’organisation, des projets (la trame et son évolution) et des liens (chemins). Les initiatives des sociétés sont ici, à l’échelle des sites et de leur périphérie immédiate, lisibles sur le terrain, au sein d’héritages transformés18. Le report du tracé des enclos altomédiévaux sur le cadastre napoléonien met en évidence la pérennité de ces axes dans la longue durée, dans les paysages des xixe et xxe siècles.

Variété des pratiques agropastorales, riche biodiversité des espaces ruraux altomédiévaux et particularités régionales

  • 19 J.-P. Devroey, Économie rurale et société…, op. cit.
  • 20 Ibid. ; L. Feller, Paysans et seigneurs au Moyen Âge, viiie- xve siècles, Paris, Armand Colin, 200 (...)
  • 21 A. Nissen-Jaubert, Élites et espaces dans le Nord-Ouest de l’Europe ( iiie- xiie siècles), habilit (...)

22L’étude interdisciplinaire et multiscalaire de ces établissements met donc en lumière la structuration des habitats dans leur environnement, avec une ouverture sur les paysages et sur certaines pratiques agricoles et d’élevage. Elle permet d’accéder à une meilleure compréhension des relations des sociétés avec les milieux qu’elles exploitaient et géraient. Elle nous permet d’aborder sous la forme de scenarii les questions d’héritages, de transmissions, de créations, de transformations, à travers l’étude des rythmes des occupations. La lecture du site résulte d’une réflexion qui se conduit autant « dans » le site habité qu’en « dehors ». En dépit d’une importante documentation archéologique, les modes d’économie rurale restent complexes à étudier19. Un certain nombre de paradigmes sont cependant tombés à la suite de trente années de découvertes et des progrès de l’archéobotanique et de l’archéozoologie notamment. Les découvertes archéologiques montrent un premier Moyen Âge qui, très tôt, se distingue notamment par la diffusion de nouvelles espèces de céréales, l’adoption de rotations triennales, de nouvelles techniques, et tout cela dans un cadre social et des institutions qui elles aussi évoluent20. Certains changements dans les pratiques agricoles sont aujourd’hui étudiés en relation avec la mise en place d’un nouveau système économique. Les études conduites sur les élites du pouvoir et de possibles communautés rurales autonomes amorcent elles aussi une relecture du monde rural21.

23L’agriculture du premier Moyen Âge est dynamique et on observe une riche biodiversité des espaces ruraux et une véritable diversité des pratiques qui obligent d’ailleurs à être attentifs aux particularités régionales. Cette évolution se fait dans la longue durée, dont l’archéologie nous donne les rythmes. L’espace rural témoigne à la fois d’héritages et de transformations. La prise en compte de ces données éloquentes au sein des publications synthétiques historiques est malheureusement encore insuffisante. Les découvertes archéologiques n’autorisent plus une vision pessimiste de l’habitat médiéval fondée sur l’interprétation d’une instabilité des structures. Le rôle des pratiques agropastorales dans la dynamique des occupations prend aujourd’hui sa pleine mesure au sein d’études archéologiques, archéogéographiques, paléoenvironnementales mais aussi historiques, menées sur les sites.

Fig. 8 – Montours le Teilleul, plan général du réseau structurant du site © I. Catteddu, M. Dupré, Inrap.

Fig. 9 – Châteaugiron « la Perdriotais », plan du site A aux viiie-ixe siècles et des trois unités d’exploitation agricoles © I. Catteddu, M. Dupré, Inrap.

Notes

1 J. Burnouf et al., Manuel d’archéologie médiévale et moderne, Paris, Armand Colin, 2009.

2 I. Catteddu (dir.), Les habitats carolingiens de Montours et de la Chapelle-Saint-Aubert (Ille-et-Vilaine), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme (Documents d’archéologie française, 89), 2001.

3 I. Catteddu, Archéologie des sociétés rurales altomédiévales dans la moitié nord de la France : modes d’habitat, gestion de l’espace, pratiques agropastorales et milieux (études de cas d’archéologie préventive), thèse de doctorat dirigée par Joëlle Burnouf, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2012, 3 vol. ; Id. (dir.), Châteaugiron Zac de la Perdriotais. Archéologie et environnement d’un terroir sur la longue durée et histoire de l’aménagement d’un territoire, Rapport final d’opération, Inrap/SRA Bretagne, Rennes/Cesson Sévigné, décembre 2013, 3 vol.

4 I. Catteddu, Y. Escats, E. Ah Thon, Châteaugiron ZAC de la Perdriotais (tranche 2), Rapport final d’opération de diagnostic au lieu-dit La Cigogne, Inrap/SRA Bretagne, Rennes, mars 2010.

5 M.-P. Ruas, B. Pradat, « Les semences découvertes dans les fosses du Teilleul : plantes attestées et origines des déchets », Documents d’archéologie française, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 89, 2001, p. 65-79 ; 219-221.

6 D. Marguerie, I. Catteddu, « La zone humide de Louvaquint-le Teilleul (Ille-et-Vilaine) », Documents d’archéologie française, 89, 2001, p. 101-119.

7 Ibid.

8 M.-P. Ruas, C. Hallavant, Le site de la Perdriotais… : étude K, vol. 2.

9 J.-P. Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque ( vie- ixe siècles), Paris, Belin, 2003, p. 80.

10 I. Catteddu, Archéologie des sociétés rurales altomédiévales…, op. cit., p. 141.

11 G. Bührer-Thierry, C. Mériaux, La France avant la France (481-888), Paris, Belin (Histoire de France), p. 528.

12 I. Catteddu, Les habitats carolingiens de Montours…, op. cit., p. 220 ; Id., Archéologie des sociétés rurales altomédiévales…, op. cit., p. 141-142 et M.-P. Ruas, B. Pradat, « Les semences découvertes dans les fosses du Teilleul… », art. cité, p. 77.

13 M.-P. Ruas, Recherches carpologiques dans le Massif armoricain du Mésolithique au bas Moyen Âge, mémoire de DEA, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1990 ; Ruas, Hallavant, Le site de la Perdriotais, op. cit.

14 M.-P. Ruas, C. Hallavant, Le site de la Perdriotais…, op. cit. : tab 8 a et b et tab 11.

15 D. Marguerie, D. Aoustin, Étude dendro-anthracologique des sites de la Perdriotais : Étude N, vol. 2.

16 M.-P. Ruas, C. Hallavant, Le site de la Perdriotais…, op. cit. : K23.

17 I. Catteddu, Archéologie des sociétés rurales altomédiévales…, op. cit, p. 123-124.

18 Ibid., p. 123-124 ; I. Catteddu, Y. Escats, E. Ah Thon, Châteaugiron Zac de la Perdriotais…, op. cit., p. 430.

19 J.-P. Devroey, Économie rurale et société…, op. cit.

20 Ibid. ; L. Feller, Paysans et seigneurs au Moyen Âge, viiie- xve siècles, Paris, Armand Colin, 2007.

21 A. Nissen-Jaubert, Élites et espaces dans le Nord-Ouest de l’Europe ( iiie- xiie siècles), habilitation à diriger des recherches dirigée par Régine Le Jan, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2011 ; C. Wickham, Framing the Early Middle Ages : Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs ( vie- ixe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2006 ; L. Feller, Paysans et seigneurs…, op. cit.

Table des illustrations

Légende Fig. 8 – Montours le Teilleul, plan général du réseau structurant du site © I. Catteddu, M. Dupré, Inrap.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/28024/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 367k
Légende Fig. 9 – Châteaugiron « la Perdriotais », plan du site A aux viiie-ixe siècles et des trois unités d’exploitation agricoles © I. Catteddu, M. Dupré, Inrap.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/28024/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 312k

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