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Milieux naturels, espaces sociaux

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Franco Morenzoni
, 
Élisabeth Mornet

Environnements quotidiens

Vivre à Lübeck aux XVIe et XVIIe siècles : l’habitat des Hanséates

Marie-Louise Pelus-Kaplan

Texte intégral

1Association des villes allemandes du nord constituée au cours des XIIIe et XIVe siècles pour la défense des intérêts des marchands allemands à l’étranger, la Hanse Teutonique cesse d’exister en tant qu’organisation après la dernière diète hanséatique de 1669. Les XVIe et XVIIe siècles appartiennent à l’époque tardive de la Hanse, que d’aucuns ont qualifiée de période de déclin. S’il est vrai que la Hanse ne fait plus la loi en Europe du nord, s’il est vrai qu’elle subit la concurrence des Hollandais et des Anglais, de plus en plus nombreux sur les routes de la mer Baltique et de la mer du Nord, le commerce hanséatique n’en demeure pas moins très florissant à cette époque, particulièrement pendant toute la durée de la « Guerre de quatre-vingts ans » (1568-1648) qui oppose les Hollandais à l’Espagne : c’est la grande époque de la Spanienfahrt (commerce avec l’Espagne) hanséatique, tandis que se développent de nouvelles routes, notamment le commerce avec l’Islande et le Groenland. Capitale incontestée de la Hanse, la ville de Lübeck, en dépit des graves troubles politico-religieux de la première moitié du XVIe siècle, connaît elle aussi entre 1550 et 1650 une période de brillante prospérité que l’on peut qualifier de « second apogée ». Cette prospérité se traduit dans l’évolution de son habitat.

Le visage de la ville ancienne : du gothique au classique

2Classée par l’UNESCO au nombre des joyaux du patrimoine culturel mondial, la vieille ville de Lübeck présente, en dépit des destructions de la seconde guerre mondiale, un superbe ensemble architectural, dominé par la tonalité rouge sombre de la brique. Les monuments les plus connus datent de la grande époque des XIVe et XVe siècles, tels le fameux Holsten Tor, porte monumentale devenue l’emblème de la cité, l’hôtel de ville, remanié à la Renaissance, la Marienkirche, un des meilleurs exemples du Backsteingothik (gothique de briques) caractéristique du monde hanséatique, ou le Heiligen Geist Hospital (Hôpital du Saint Esprit), gothique lui aussi. La majorité des restes du passé hanséatique provient cependant de l’époque tardive de la Hanse : des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles datent en effet la plupart des maisons anciennes qui donnent aux rues de Lübeck leur cachet unique. Depuis la fin des années 1960, un énorme effort de restauration de ces vieilles maisons a été entrepris, suscitant du même coup un ambitieux travail de recherches menées, dans un esprit interdisciplinaire, par toute une équipe d’architectes, d’historiens et historiens de l’art. Les résultats de ces recherches, ainsi que l’exposé des problèmes méthodologiques liés à l’histoire de l’habitat lubeckois, font l’objet de la série Häuser und Höfe in Lübeck.

La maison lubeckoises à travers les âges

3À ses débuts, la ville était pour l’essentiel construite en bois. Les premiers restes de bâtisses « en dur » datent du début du XIIIe siècle ; situées sur les cours, ces constructions servaient d’entrepôts, tandis que les hommes logeaient dans les maisons de bois édifiées sur la rue. Au cours du XIIIe siècle apparaissent les premières maisons de briques sur la rue. À la fin du XIIIe siècle, la Dielenhaus classique est en place : c’est une maison de briques ayant, au sens propre, pignon sur rue (Giebelhaus) ; le rez de chaussée est une vaste salle, haute de plafond (jusqu’à 5 m. de hauteur), appelée Diele, qui sert d’entrepôt pour les marchandises, mais que l’on peut chauffer grâce à une vaste cheminée située sur l’un des côtés ; le devant de la maison est occupé par une petite pièce découpée sur l’espace de la Diele primitive : appelée à cette époque Dornse, cette pièce est elle aussi chauffable du fait de sa contiguïté avec l’âtre de la Diele. Derrière la Dornse, un escalier mène à l’étage, surmonté d’un nombre variable de greniers, tandis que s’ouvre sur la rue la cave voûtée située sous la maison. Dès le tournant du XIIIe au XIVe siècle, Lübeck présentait déjà l’image célèbre, encore visible aujourd’hui, des rangées de pignons serrés les uns contre les autres. À l’époque gothique, ce sont, côté rue, des pignons à redents (en forme d’escalier) décorés de niches aveugles, hautes et étroites, en arcs brisés, dans lesquelles s’ouvrent d’étroites ouvertures, souvent géminées (Luken), correspondant à chaque étage de greniers ; la façade sur cour, plus simple, garde arcatures aveugles et ouvertures, mais présente un forme triangulaire. À partir du XVIe siècle, le premier étage, désormais destiné à l’habitation, reçoit de véritables fenêtres ; les « degrés » du pignon débutent alors plus haut, au niveau des greniers, ce qui raccourcit un peu la hauteur des pignons ; les arcatures brisées sont remplacées par des arcatures en plein cintre, souvent ponctuées de niches circulaires aveugles. Aux lignes verticales des pignons gothiques jaillissant vers le ciel, l’époque Renaissance oppose les divisions horizontales, soulignées de corniches, et des médaillons et frises de terre cuite sortis de l’atelier de Statius von Düren, tandis que les portes d’entrée reçoivent de splendides encadrements de pierre sculptée. Progressivement, à partir du XVIIe siècle, on abandonne sous l’influence baroque les pignons à redents, remplacés par des pignons à volutes, en forme de cloches ou de goulots, on recouvre la brique d’enduits de couleurs, on accorde une attention toujours plus grande à l’encadrement des portails.

L’évolution du plan des maisons

4Pour répondre à la croissance démographique et économique, notamment à partir du milieu du XVIe siècle, la maison lubeckoise s’accroît en surface : on lui ajoute (ou on allonge) sur la cour, perpendiculairement à la Diele, une aile dont la largeur équivaut grosso modo à la moitié de celle de la façade sur rue ; parfois un autre bâtiment, parallèle à la maison principale, est édifié au fond de la cour ; la maison s’allonge aussi en hauteur : le premier étage, qui servait autrefois d’entrepôt, abrite de nouvelles pièces d’habitation, reléguant les greniers aux niveaux supérieurs, tandis qu’un ou même plusieurs étages se construisent progressivement au dessus de l’aile et des autres bâtiments donnant sur les cours.

Demeures des riches et demeures des pauvres

5La classique Giebelhaus de briques est la demeure typique des marchands, des brasseurs, des Krämer (importants marchands alliant commerce de gros et commerce de détail), et de beaucoup d’artisans aisés ; elle n’est pas pour autant l’unique modèle de la maison lubeckoise. Au Moyen Âge, bien des maisons sont bâties en bois (colombages) malgré les ordonnances sénatoriales, et reçoivent le nom – dépréciateur ! – de Buden (litt. « boutiques », « échoppes ») : certaines servent effectivement de boutiques, mais la plupart servent d’habitation aux petites gens. Généralement dissimulées au fond des cours, derrière les belles maisons de briques, accessibles par un étroit passage ouvert sur la rue entre deux pignons (Gang), ces rangées de modestes demeures ont par extension pris elles-mêmes le nom de « passages » (Gänge) ; on trouve aussi, dans les petites rues des quartiers périphériques, de très nombreuses maisons du même genre, présentant sur la rue leur façade la plus basse située sous la pente du toit (Traufenhäuser). Les habitants les plus démunis habitent dans des caves aménagées à des fins d’habitation (Wohnkeller). Si la plupart des Buden médiévales ont été remplacées à l’époque moderne par des maisons de briques du même style (Steinbuden), il reste tout de même des témoins de ces maisons à colombages, qui reproduisent à partir du milieu du XVIe siècle l’agencement de la maison bourgeoise, avec Diele et Dornse chauffée. Les Buden et Gänge ont été édifiés pour l’essentiel, tant au Moyen Âge qu’à l’époque moderne, à des fins de rapport par de riches bourgeois, mais certains l’ont été à des fins charitables : les fameux Füchtings Hof, Glandorps Hof etc. du XVIIe siècle offrent un exemple très représentatif de cet habitat des petites gens.

L’aménagement intérieur des maisons

6Profondément transformée au cours des siècles, la maison lubeckoise a dans la quasi totalité des cas perdu son aménagement primitif. On sait dans quel cadre vivaient les habitants de Lübeck à l’époque de la Hanse principalement grâce aux inventaires après décès de la période 1550-1650.

La Diele : une pièce à tout faire

7Mentionnée dans presque toutes les maisons inventoriées, la Diele manque lorsque le même propriétaire occupe deux ou trois maisons contiguës : une seule garde alors sa Diele ; dès avant 1650, quelques familles de Krämer semblent avoir réduit la Diele à une simple entrée donnant sur les différentes pièces du rez de chaussée ; toutefois cette évolution, qui devait plus tard s’étendre à l’ensemble des demeures lubeckoises, est alors exceptionnelle. À la fin du XVIIe siècle encore, même si l’espace primitif est réduit par l’aménagement d’une ou deux pièces sur le devant, la Diele demeure le plus souvent suffisamment vaste pour abriter des objets aussi encombrants que des voitures ou d’importants stocks de marchandises. Dans près d’une maison sur quatre, elle se prolonge sur la rue par une Auslucht, sorte d’avancée éclairée de fenêtres où l’on pouvait s’asseoir pour manger ou pour observer l’animation du dehors ; les maisons les plus cossues pouvaient même en comporter deux.

8À l’origine, la cuisine fait partie intégrante de la Diele ; les cuisines séparées par une cloison vitrée deviennent plus courantes à partir du début du XVIIIe siècle. La Diele conserve en fait, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le caractère d’une « pièce à tout faire » : c’est le lieu où s’affairent les servantes, autour de l’impressionnante batterie de cuisine accrochée à la potière (Kannenbord) ou contre les murs et les cloisons, autour de la grande cheminée garnie de broches et de chaudrons, de l’évier (Handstein) équipé de brocs et de baquets ; c’est là que sont rangés les outils domestiques (marteaux, scies, haches) ; c’est également dans la Diele que les brasseurs entreposent leur matériel de brasserie. Centre du travail domestique, la Diele n’en conserve pas moins une fonction commerciale évidente : outre des stocks de marchandises, parfois malodorantes (poissons, cuirs et peaux...), on y trouve généralement la grosse balance avec ses poids. Espace où l’on travaille, la Diele est également un espace à vivre : chaque Diele comporte son « coin salle à manger », généralement situé côté cour, mais parfois aussi côté rue dans l’Auslucht : une grande table à plateau de pierre, des bancs, plusieurs chaises et tabourets en forment l’ameublement. On ne sait si le maître de maison et sa famille y prenaient leurs repas ; une chose est sûre : c’est dans la Diele que vit le personnel, et c’est là qu’il dort, comme en témoignent, en plein XVIIe siècle, les nombreuses mentions de lits bas ou pliants réservés aux apprentis ou aux valets ; la Hangelkammer, petite pièce aménagée en surplomb au dessus de la Diele et accessible par un escalier, sert de chambre à une servante qui y entrepose ses effets personnels et ses instruments de travail (rouets, fuseaux). Le maître de maison et sa famille occupent néanmoins la Diele de manière très visible, par l’étalage des armes, rappelant le service de guet auquel est théoriquement astreint chaque bourgeois, par les massives armoires (Schappe) servant à ranger les vêtements, le linge, la vaisselle.

9La Diele reste donc jusqu’à la fin du XVIIe siècle le centre de la maison, le lieu où tout le monde se rencontre pour le travail et la vie quotidienne. On observe cependant au cours du XVIIe siècle un recul progressif de sa fonction d’entrepôt, de plus en plus transférée aux greniers, caves et magasins intérieurs ou extérieurs à la maison d’habitation, tandis que se multiplient les meubles destinés au rangement des objets à usage domestique. Par là même, la Diele qui, au XVIe siècle encore, montre un incroyable entassement d’objets hétéroclites, perd peu à peu son caractère désordonné. C’est au XVIIe siècle également qu’elle prend, grâce à une attention nouvelle apportée au décor, un aspect plus accueillant : outre les lustres et lampes de cuivre et de laiton et les grandes glaces à cadre sombre, déjà présents au siècle précédent, elle s’orne maintenant de pots de fleurs, de tableaux, de gravures, de statuettes d’albâtre ou de plâtre, de têtes de cerfs.

Les Dornsen ou Stuben

10Dans toutes les demeures inventoriées on trouve mention, au rez de chaussée, d’une pièce au moins séparée de la Diele. Désignée au départ sous le nom de Dornse, elle est dès le XVIe siècle, et définitivement après 1640, rebaptisée Stube. Au XVIe siècle, on distingue parfois la kleine Dornse de la grosse Dornse, la première se situant sur le devant de la Diele côté rue, la seconde dans l’aile ; la Stube du XVIIe siècle s’accompagne très généralement d’autres Stuben, situées au rez de chaussée de l’aile ou au premier étage. La kleine Dornse ou Stube donnant sur la rue est au XVIe siècle le séjour de prédilection du maître de maison. C’est de là qu’il appelle le personnel à l’aide d’une sonnette de cristal ; la table et les sièges permettent à sa famille d’y prendre ses repas, comme l’indique la présence d’assiettes, de couteaux, etc. Bien chauffée par le poêle de faïence, bien éclairée par la fenêtre donnant sur la rue ainsi que par des lustres et lampes, c’est également la pièce où le chef de famille médite et prie, devant le crucifix et les images pieuses, où il lit les livres de piété disposés, soit dans un conthor (meuble faisant office à la fois de bureau et d’armoire pour les livres), soit dans un placard aménagé dans le mur, soit sur une étagère. C’est ici enfin que le marchand rédige ses livres de comptes, rangés dans le conthor parmi d’autres papiers importants. La présence fréquente d’une « petite balance » indique que, volontiers prêteur, le commerçant pèse les pièces d’or ou d’argent avant de les remettre à un partenaire ou de les serrer dans le conthor. C’est dans la Dornse (ou Stube) que s’élaborent la politique financière et la marche de l’entreprise ; c’est de là que partent en temps voulu, grâce à la présence d’un sablier (Stundeglass), parfois d’un calendrier, les lettres et ordres écrits. La Dornse ou Stube n’est pas pour autant une pièce austère : elle s’égaie de pots de fleurs, parfois d’une cage à oiseaux, voire d’un coffret de jeux de société... Au cours du XVIIe siècle, son caractère plaisant et confortable s’est accentué : la composition de la bibliothèque est moins exclusivement religieuse, tableaux et gravures, déjà présents au XVIe siècle ainsi que les glaces, se multiplient, leurs thèmes se laïcisent ; la mode des grandes cartes murales et des statuettes s’impose, ainsi que celle des têtes de cerf ; la pièce s’orne parfois d’un clavicordium, preuve qu’on y fait de la musique, et semble de plus en plus marquée par la présence féminine, comme l’atteste la présence fréquente de « sièges de femmes » (Frauenstühle) ; les enfants y pénètrent aussi : ne trouve-t-on pas dans la Stube d’un brasseur une « petite table d’enfant » ? Rien d’étonnant alors à ce que le maître de maison se réserve une autre pièce pour travailler (Studierkammer, Schreibstube, ou Conthor).

11Les Stuben qui tendent à se répandre dans le reste de la maison ont une destination moins définie : chambres à coucher ou de débarras, elles contiennent avant tout des lits, des armoires, des coffres remplis de linge et de vêtements, parfois une table et des sièges. Elles se distinguent donc nettement de la salle de séjour, et ne diffèrent guère des chambres (Kammern).

La chambre à coucher (Schlafkammer) ou « grande chambre » (Grosse Kammer), et les autres Kammern

12Dès la seconde moitié du XVIe siècle, la Schlafkammer ou grosse Kammer du rez-de-chaussée, généralement située dans l’aile, apparaît comme une pièce chauffée ; même si certains se contentent de braseros (Feuerbecken ou Feuervate), d’autres y ont fait installer une cheminée. Ce qui la différencie de la Dornse ou Stube est surtout une question d’aménagement et de fonction : une Kammer est une pièce où l’on dort. Car les lits, exceptionnels dans la Stube, font toujours partie du mobilier des Kammern, bien plus nombreuses que les Stuben : on en compte jusqu’à huit, voire une dizaine chez certains grands marchands des XVIe et XVIIe siècles.

13Au XVIe siècle, la Schlafkammer ou Grote Kammer de la Giebelhaus est une chambre collective : le couple bourgeois occupe le grand lit entouré de rideaux, un ou deux jeunes enfants dorment à côté dans un ou deux petits lits, tandis que les enfants devenus grands se voient assigner une autre chambre, individuelle ou collective. Cette « grande chambre » est éclairée par une ou deux fenêtres et un grand lustre de cuivre, auquel peuvent s’ajouter un ou deux chandeliers de laiton ; un ou deux miroirs, souvent en acier au XVIe siècle, augmentent la luminosité ; des brocs et cuvettes de laiton ou d’étain indiquent qu’on y fait une toilette sommaire ; crucifix et images pieuses placent le sommeil de la famille sous la protection divine. Au XVIe siècle, la chambre ne renferme que rarement une table, peu de chaises ou de fauteuils ; elle abrite en revanche dans les nombreux coffres, bancs et caisses le linge, la vaisselle et l’argenterie, parfois aussi une partie des armes du maître de maison. Il est clair que cette pièce sert surtout la nuit ; on s’y rend le jour pour y prendre un vêtement ou un objet rangé dans un coffre ; c’est donc la contre-partie nocturne de la Dornse. Les choses évoluent au cours du XVIIe siècle : la « grande chambre » perd son caractère de chambre familiale, car le plus souvent un seul grand lit, avec rideaux tout autour et tabourets de chaque côté, l’occupe ; la place laissée vide par les autres lits est prise par une table entourée de sièges, et on y trouve parfois aussi un clavicordium ou un rouet. On y passe donc maintenant quelques moments de la journée, pour le travail ou pour les loisirs, sous l’égide des portraits de famille, ce qui n’était pas le cas un siècle plus tôt. Aussi y range-t-on plus volontiers qu’autrefois livres de comptes et papiers importants, ainsi que l’argent liquide, la balance, le sablier, l’ardoise et l’encrier. La multiplication des chambres secondaires dans la maison a donc permis à la Schlafkammer des maîtres des lieux de prendre un caractère à la fois plus privé et plus vivant : c’est le lieu où le couple bourgeois se retrouve dans l’intimité, pour les moments de tendresse mais aussi pour le travail commun autour des livres de comptes et des réserves d’argent liquide, signe du rôle croissant de l’épouse dans la gestion de l’entreprise.

14Les autres chambres, fréquemment situées au premier étage de la maison principale ou de l’aile, ou bien au dessus de l’étable, sont occupées par les enfants ou les employés et ont elles aussi une fonction mixte, à la fois pièces de séjour et chambres à coucher.

La « salle » (Saal)

15Les pièces dénommées Saal ne se distinguent ni par une particularité quelconque de leur construction, ni par leur mode de chauffage, assuré selon les cas par une cheminée ou par de simples braseros. La différence principale avec les pièces précédentes réside dans leur faible nombre : on n’en trouve pas partout, et rarement plus d’une par maison, ce qui laisse à penser que les dimensions d’une Saal étaient très supérieures à celles d’une « Stube » ou d’une Kammer ; de fait on peut voir une « salle » occuper un étage entier ; parfois, une « arrière-salle » désigne une pièce voisine plus petite. Située dans l’aile, au rez-de-chaussée ou à l’étage, la « salle » ne semble pas avoir de destination bien définie : un ou plusieurs lits, dont des lits pliants, avec leur literie, renforcent le potentiel de couchage de la maison ; une table et des chaises, un ou plusieurs coffres ou caisses contenant du linge, des vêtements, du fil, une armoire forment l’essentiel du mobilier ; la présence occasionnelle d’une balance, de papiers divers indique que cette pièce pouvait servir au maître de maison de bureau secondaire. C’est donc avant tout une pièce d’appoint, complément de la Dornse ou Stube aussi bien que de la Schlafkammer. Elle n’a pas à cette époque le caractère de pièce d’apparat qu’elle recevra plus tard : très peu ou pas de tableaux et de glaces, présence d’objets triviaux ou peu décoratifs (vieux outils, objets de rebut) ; les meubles sont le plus souvent de faible valeur (en bois de pin, tout au plus de chêne). Seules les familles sénatoriales commencent à aménager leur « salle » en vue de réceptions mondaines, avec grande table à plateau de pierre (marbre ?) et portraits des ancêtres.

La « salle d’étude » (Studierkammer ou Studierstube), et l’« écritoire » (Schreibstube) ou « comptoir » (Conthor)

16Quelques riches sénateurs de formation universitaire se font aménager une « salle d’étude », volontiers située à l’arrière de la maison, dans l’aile ou au-dessus des bâtiments annexes de la cour. On y trouve, outre la bibliothèque (jusqu’à plusieurs centaines de volumes), des papiers d’affaires, parfois des pièces de collection (monnaies étrangères ou anciennes, armes), et tout ce qu’il faut pour étudier commodément (table et sièges, nécessaire à écrire, lampe de bureau), mais aussi de quoi recevoir des visites (gobelets) ou même faire un petit somme (lit pliant garni de matelas, couvertures et coussins)... Les marchands, à partir du début du XVIIe siècle surtout, désertent la Stube et écrivent, comptent, reçoivent leurs partenaires dans leur « écritoire » (Schreibstube), appelé parfois « comptoir », terme ambigu puisqu’il désigne aussi un meuble. Il s’agit le plus souvent d’une petite pièce aménagée sur l’espace primitif de la Diele, soit contiguë à la Stube, soit symétrique, de l’autre côté de l’entrée côté rue ; elle comporte quelques sièges, une ou deux tables, le nécessaire à écrire ; quelques bouteilles et verres, quelques tonneaux, des brocs accrochés au dessus de la porte et aux panneaux de bois indiquent que les affaires se concluaient autour d’un pot de bière ou d’un verre de vin. Certains riches marchands ont éventuellement une seconde Schreibstube au premier étage.

Caves et greniers

17La fonction de remise et d’entrepôt est réservée aux second et troisième étages de la maison centrale ; si le second étage comporte des chambres, le plus souvent elles sont désaffectées, ou utilisées pour entreposer des outils, du linge, de vieux meubles, etc. Les greniers peuvent être divisés en sections spécialisées, pour les grains, le lin, le cuir, la « mercerie », etc. Tout comme les greniers, les caves servent d’entrepôt pour les marchandises et provisions.

Les bâtiments annexes sur la cour

18Un peu plus du tiers des maisons inventoriées comportent sur la cour une étable (Stall), qui abrite, outre un ou plusieurs chevaux, des charrettes, du fourrage, de vieux outils, parfois du bois, des briques... L’étable est souvent surmontée d’un étage divisé en chambres pour les domestiques ou les hôtes de passage. Sur la cour, on trouve aussi, dans un cinquième des inventaires de la période 1550-1650, une salle de bains (Badstube). Celle-ci comporte toujours, outre le foyer, un baquet de cuivre, parfois encastré dans le mur, ainsi que divers seaux, louches, bassins de bois ou de cuivre ; les plus luxueuses sont équipées d’une baignoire de bois ou de cuivre, avec parfois un ou plusieurs baquets à pieds, ainsi que des tabourets et bancs de bois. En l’absence de Badstube, c’est dans la cour ou dans la Diele que l’on remise les ustensiles servant à prendre des bains ; l’hygiène corporelle semble donc avoir été relativement bien observée à cette époque.

19Les « logements » (Wohnungen) des Buden, occupés par des locataires de condition modeste, sont de structure très simple (Diele, Stube et grenier, pas de Kammern) ; la pauvreté de leur mobilier indique des dimensions réduites, ce que confirme l’archéologie.

La cour (Hof)

20Elle joue un rôle important : c’est non seulement le lieu de passage entre la maison principale et les bâtiments annexes construits au fond ou sur un côté, mais également une aire ou l’on dépose les objets encombrants et de faible valeur, tels que seaux, baquets, voire baignoires, bois, briques, vieux bancs ou tabourets, etc. Il semble qu’on ait utilisé la cour pour les lessives ; les eaux usées de la maison s’écoulaient en direction du Kloake situé dans la cour ; les lieux d’aisance (privet) étaient également aménagés sur un des côtés de la cour. Après 1750 seulement, la cour se doublera, chez les plus riches, d’un jardin d’agrément.

21Cette visite guidée dans les maisons lubeckoises des XVIe et XVIIe siècles serait incomplète sans une allusion aux peintures qui ornent, dès le Moyen Âge, mais surtout à partir du milieu du XVIe siècle, murs et plafonds de beaucoup de ces demeures. Révélées par les travaux de restauration, ces peintures ont fait l’objet de photographies et d’un répertoire systématique. Certaines ont des thèmes religieux, d’autres des thèmes purement décoratifs (oiseaux, feuillages, etc.), parfois des thèmes paysagers.

22L’exemple lubeckois montre l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire de l’histoire de l’habitat. Grâce à la série continue sur plusieurs siècles des livres de l’Oberstadtbuch, où étaient enregistrées toutes les opérations foncières et immobilières ainsi que les achats et constitutions de rentes, il a été possible d’étudier dans la longue durée le marché immobilier lubeckois, et celui des rentes constituées. Les travaux de R. Hammel-Kiesow montrent l’intérêt de ces données, mises en relation avec d’autres, pour l’étude de la conjoncture économique. L’objectif visé, dans un stade ultérieur, est d’arriver à établir la fiche d’identité de chacune des maisons d’autrefois, avec la liste de ses propriétaires successifs, et éventuellement son prix lors des diverses transactions. La confrontation des relevés établis par les architectes lors des travaux de restauration, par les archéologues à l'occasion de fouilles, avec les données des inventaires après décès et des registres de l’assurance incendie, conservés à partir de la fin du XVIIIe siècle, permettra de compléter ces fiches par des indications sur l’évolution du bâtiment au cours des siècles. Ce travail est en route. Son aboutissement devrait enrichir notablement l’histoire de l’habitat urbain médiéval et moderne.

Bibliographie

Bibliographie

Ph. Dollinger, La Hanse, Paris, 1964.

M. Eickhölter, R. Hammel-Kiesow (dir.), Ausstattungen Lübecker Wohnhäuser, Neumünster, 1993 (Häuser und Höfe in Lübeck, 4).

M. Finke, R. Knüppel, Kl. Mai, U. Büning, Historische Häuser in Lübeck, Lübeck, 1989.

A. Grassmann (dir.), Lübeckische Geschichte, Lübeck, 1988.

R. Hammel-Kiesow (dir.), Wege zur Erforschung städtischer Häuser und Höfe. Beiträge zur Fächerübergreifenden Zusammenarbeit am Beispiel Lübecks im Spätmittelalter und in der frühen Neuzeit, Neumünster, 1993 (Häuser und Höfe in Lübeck, 1).

M. Scheftel, Gänge, Buden und Wohnkeller in Lübeck. Bau- und sozial-geschichtliche Untersuchungen zu den Wohnungen der ärmeren Bürger und Einwohner einer Grossstadt des späten Mittelalters und der frühen Neuzeit, Neumünster 1988 (Häuser und Höfe in Lübeck, 2).

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