Les campagnes limousines du XIVe au XVIe siècle
|Chapitre III. Méthodes et sacrifices pour une reconstruction : des réductions de cens au métayage
Texte intégral
Des autorités si lointaines…
- 1 THOMAS (A.), Les Etats provinciaux de la France centrale sous Charles VII, Paris, 1879, t 2 p. 93- (...)
- 2 DENIFLE (H.), La désolation des églises, mon astères et hôpitaux en France pendant la Guerre de Ce (...)
- 3 MARCELLAUD (A.M.), op. cit. p. 109.
1On a tenté, dans le chapitre précédent, de préciser la chronologie des reconstructions. Il s’agit maintenant d’étudier les moyens employés par les seigneurs pour remettre en valeur leurs domaines et les méthodes mises au point pour y parvenir. Les seigneurs doivent, à l’évidence, ne compter que sur eux-mêmes pour mener l’entreprise. On a vu que l’autorité du roi s’était évanouie avec la crise et, lorsqu’elle se manifeste de nouveau, c’est beaucoup plus pour lever des subsides sur la province que pour accorder des aides financières. Les plaintes des imposables, quelque peu complaisants il est vrai, en font foi1. La papauté avait été, elle aussi, sollicitée. Notamment par le chapitre cathédral qui lui avait demandé, à deux reprises au moins, de réduire le nombre des prébendes, compte tenu de la ruine de son temporel. Apparemment en vain2. La seule intervention pontificale – le bon temps de la papauté limousine étant passé – se limite au geste du pape Pie II en faveur du prieuré de Saint-Léonard-de-Noblat : il accorde en 1492 une bulle d’indulgence à tous ceux qui visiteront l’église du prieuré le jour de l’ostention du chef de saint Léonard et contribueront par leurs dons à la reconstruction de son temporel3. Le geste reste isolé et ne peut à lui seul apporter un secours majeur.
Du nouveau avec de l’ancien : le recours aux réductions de cens
- 4 Cf. le chapitre consacré au financement de la reconstruction, p. 115-171.
2Pour reconstruire leurs domaines et porter secours à leurs tenanciers, les seigneurs ne recourent qu’avec parcimonie à des avances en argent – comme on le verra en détail plus loin4. Ils préfèrent appliquer des systèmes nouveaux de prise à bail des terres, l’accensement avec réduction des redevances et le bail à métayage essentiellement, et prétendent ménager ainsi, à la fois, leurs propres intérêts et ceux de leurs paysans.
3Le recours aux modérations de cens est, on l’a vu, la méthode employée couramment dès la fin du XIVe siècle : son étude permet de mesurer les sacrifices seigneuriaux faits pour combattre la crise, retenir sur leurs terres les tenanciers tentés par un déguerpissement, y attirer aussi de nouveaux tenanciers en cas d’« absine » et d’abandon des tenures.
4Ces modérations peuvent prendre des styles différents depuis la simple réduction d’une partie ou de la totalité des redevances pendant un laps de temps donné jusqu’à des modérations plus complexes. Dans ce dernier cas, les concessions sont particulièrement importantes pendant les premières années du contrat, puis sont réduites par étapes jusqu’à retrouver les « cens anciens ». Une méthode qui, on le voit, vise à réduire au plus juste les sacrifices consentis par les seigneurs.
- 5 Une telle réduction des rentes est accordée aux tenanciers d’un repaire de Panazol (A.D. Hte Vienn (...)
- 6 « Limites... » p. 8
- 7 On reviendra en détail sur le problème du bénéficiaire de la réduction de rentes-ancien ou nouveau (...)
- 8 TRICARD (J.), « La tenure en Limousin et Marche à la fin du XVe siècle, étude des structures agrai (...)
5On a voulu mesurer au plus près l’ampleur de ces concessions. Pour ce faire, il faut tenir compte à la fois de l’importance de la réduction des charges attestée dans l’acte et de sa durée. Pour en apprécier la valeur, on doit aussi la comparer aux autres modérations accordées à la même époque d’abord, à d’autres ensuite. La chose ne pose pas de problème lorsque les contrats étudiés ont, au moins, un élément commun, ampleur ou durée. En revanche, lorsqu’il n’en n’est rien – c’est le cas le plus fréquent – on court le risque de surestimer, si l’on s’en tient à une simple impression, une modération aux dépens d’une autre. Il est également délicat de comparer directement réductions simples et réductions complexes ou encore réductions complexes de type différent. Un calcul simple permet de pallier ces difficultés, en précisant la valeur de chaque sacrifice fait par le seigneur et facilite ensuite les comparaisons : la multiplication du pourcentage de la modération par sa durée donne un chiffre qui est une sorte d’indice de modération, l’indice 100 représentant la modération de la valeur globale d’une annuité. Ainsi une tenure qui bénéficie d’une réduction des charges de moitié pendant trois ans a un indice de modération de 150, soit l’équivalent d’un an et demi de remise complète des redevances5. Lorsque la modération est complexe, on calcule l’indice de modération de chaque séquence, puis on en fait l’addition6. Enfin, on doit tenir compte, à l’évidence des origines locales du tenancier auquel est accordée la modération et du type de tenure qui en bénéficie7. Le premier indice permet de mesurer la mobilité de la population selon qu’il s’agit d’un ancien tenancier, d’un nouveau tenancier habitant déjà la paroisse, d’un nouveau tenancier venu d’ailleurs. Le deuxième indice atteste l’ampleur et le style de la politique poursuivie, une modération accordée sur des « terres volantes », pré, jardin ou terre de labour n’ayant pas la même signification qu’une modération accordée sur un mas, cette « tenure-bloc », élément de taille, fondement des seigneuries limousines8.
La mise en place du système au XIVe siècle
6Jusque dans les années 1390, toutes les modérations traduisent des comportements seigneuriaux restrictifs. Les sacrifices sont modérés dans le temps, comme le montre le tableau suivant :
9 |
réductions |
portent |
sur |
1 an |
4 |
" |
" |
" |
2 ans |
6 |
" |
" |
" |
3 ans |
1 |
" |
" |
" |
4 ans |
2 |
" |
" |
" |
5 ans |
1 |
" |
" |
" |
7 ans |
1 |
" |
" |
" |
8 ans |
3 |
" |
" |
" |
9 ans |
1 |
" |
" |
" |
15 ans |
4 |
" |
" |
" |
« quelques années » |
7Les modérations pour « quelques années » posent, évidemment, un problème d’interprétation. Peut-on y voir un moyen pour le seigneur de ne pas s’engager dans la voie de sacrifices plus importants que n’en exigerait l’évolution de la situation des campagnes ? Une façon de ne pas se lier les mains et de parier sur un avenir plus clément où les concessions deviendraient rapidement inutiles. Il y aurait là un signe de cette stricte économie des moyens qui caractérise alors l’attitude seigneuriale. L’hypothèse est confirmée par la constatation que la durée moyenne des modérations est inférieure à quatre ans, ce qui est très court. La seule réduction de longue durée, quinze ans, porte sur une vigne de l’abbaye de Solignac à Pierre-Buffière et s’explique sans doute par les difficultés techniques inhérentes à la remise en culture de la vigne. On remarque, enfin, que la réduction n’est pas toujours immuable dans le temps et qu’apparaissent les premières réductions complexes. Dans le contexte, n’est-ce pas un signe supplémentaire de la volonté des seigneurs de réduire au plus juste et sans générosité excessive les concessions accordées ?
8Pour en mesurer cependant l’importance réelle, mieux vaut calculer l’indice de modération, chaque fois que notre documentation en fournit à la fois la durée et un rapport arithmétique entre redevance réduite et redevance complète – ce qui est loin d’être toujours le cas. On obtient alors les résultats suivants :
6 |
indices de |
modération |
inférieurs à 100 |
8 |
" |
" |
entre 100 et 200 |
3 |
" |
" |
entre 200 et 300 |
3 |
" |
" |
supérieurs à 500 |
- 9 Ibidem, p. 30-35.
- 10 Le « repaire » limousin a été défini par Auguste Petit comme un centre de seigneurie auxquel se ra (...)
- 11 On a déjà souvent souligné l’importance économique et le prestige de la vigne aussi bien auprès de (...)
9Il n’y a donc aucune modération qui corresponde à une remise complète de six ans de redevances et l’indice moyen est de l’ordre de 200, soit un sacrifice de deux ans de redevances, un sacrifice bien limité donc. Le temps est encore à la sélection et le choix des objectifs le montre aussi. Près de 40 % de ceux-ci sont constitués par la reconstruction de mas, « lieux » et villages, la « tenure-bloc » de grande taille qui constitue l’élément majeur du paysage seigneurial en Limousin9. S’y ajoutent 15 % des reconstructions consacrées aux fiefs, seigneuries, « repaires »10. Autre objectif rural prioritaire, la remise en état des vignes11. Enfin, un effort est également fait en faveur de la reconstruction des moulins. Au total, l’accent est mis sur la remise en état soit des grandes unités rurales, soit des bâtiments banaux, soit des vignes, particulièrement chères au seigneur et à ses tenanciers pour des raisons à la fois économiques et de prestige.
- 12 MOREL (P.), art. cit., p. 18-19 ; Le Vigen, Hte Vienne, cant. et arr. Limoges.
- 13 A.D. Hte Vienne, 4E1, 1.
10On est également frappé par la localisation de ces objectifs : ils se situent avant tout près du centre de décision de la seigneurie : l’essentiel des reconstructions entreprises par les moines de Solignac se situe à Solignac même ou dans des localités voisines comme le Vigen ou Pierre-Buffière12. Les chanoines de Limoges se soucient d’abord du sort des campagnes de la région de Limoges proprement dite – quand il ne s’agit pas de la banlieue, et les bénédictins de Saint-Augustin-lès-Limoges font de même. Les petits seigneurs de Saint-Léonard déploient leur activité dans un rayon de dix kilomètres autour de la ville et tout particulièrement dans sa banlieue13. Sans doute, cette attention particulière aux campagnes voisines du chef de seigneurie peut-elle s’expliquer par la gravité des dévastations subies par ces régions : on a vu que les campagnes de Solignac et des environs de Limoges ont été très tôt en butte aux pillages. Mais, rapidement, elles ne furent plus les seules. On doit prendre aussi en compte la qualité des terres et l’on sait que la région de Limoges a plus de « bonnes terres » que les plateaux de l’est limousin où se trouve précisément la région de Saint-Léonard-de-Noblat. Au total, pourtant, la rapidité et l’efficacité de l’aide apportée à la reconstruction peuvent être d’abord mises en rapport avec la proximité de la résidence seigneuriale : sont d’abord secourus ceux qui sont sous l’œil du maître.
11Encore l’importance des secours évolue-t-elle avec chaque seigneur : pour ne comparer que l’ampleur des sacrifices consentis par les deux seigneurs les plus dynamiques à la fin du XIVe siècle, l’abbaye de Solignac accorde des modérations dont l’indice moyen est de 175, soit moins de deux ans de remise totale des redevances, alors que le Chapitre cathédral fait des concessions qui correspondent à un indice moyen de 275, soit près de trois ans de remise complète. Des sacrifices à la fois limités dans l’absolu et généreux à l’époque puisque l’indice général de modération se situe seulement à 200 – l’équivalent d’une remise de deux ans.
12On voit bien, cependant, que le recours aux modérations des cens est – malgré l’apparent paradoxe – une façon, avant tout, de réduire au plus juste les sacrifices tout en espérant que ceux-ci suffiront à redresser une situation qui n’est pas encore jugée dramatique et à assurer la fidélité des tenanciers.
Une authentique politique de « modération – des cens (1ère moitié du XVe s.)
13Cette méthode, mise au point au XIVe siècle, est beaucoup plus systématiquement employée au XVe mais dans un esprit peut-être différent.
14N’oublions pas, d’abord, que les actes d’accensement qui se multiplient sans être donnés « aux devoirs anciens » peuvent cacher des réductions de définitives qui ne disent pas leur nom. Dans ce cas, il faut reconnaître que la seule étude des actes avec réduction avouée des rentes ne prend en compte qu’une partie des renoncements seigneuriaux.
15Cette réserve faite – elle est d’importance – l’étude des actes de modération reconnus amène à constater que l’effort fait par les seigneurs à partir des années 1390 et jusqu’au milieu du XVe siècle pour reconstruire leurs domaines les amène à conduire une véritable politique de modération de rentes sans commune mesure avec les actions velléitaires qui caractérisaient la période précédente. On a déjà souligné le gonflement de la masse des réductions plus particulièrement au début du siècle. Une analyse détaillée permet de mieux apprécier quels sacrifices considérables et continus elle révèle.
16D’abord, une plus longue durée des concessions, dont témoigne le tableau suivant :
3 |
remises |
d’arrérages |
9 |
" |
d’un an |
4 |
" |
de deux ans |
7 |
" |
de trois ans |
5 |
" |
de quatre ans |
3 |
" |
de cinq ans |
8 |
" |
de six ans |
1 |
" |
de sept ans |
25 |
" |
de neuf ans |
1 |
" |
de douze ans |
1 |
" |
de quatorze ans |
4 |
" |
de quinze ans |
1 |
" |
de dix-huit ans |
1 |
" |
de dix-neuf ans |
1 |
" |
de vingt-quatre ans |
6 |
" |
pour quelques années |
14 |
" |
Définitives |
- 14 Le prieur de Saint-Léonard accorde le plus grand nombre de remises ouvertes de redevances. Il en e (...)
17Remarquons d’abord qu’il y a fort peu alors de simples remises d’arrérages, moins qu’au XIVe siècle. Cette concession très limitée est sans doute considérée comme très insuffisante pour assurer le redémarrage de l’exploitation et la fidélité des tenanciers. A l’autre bout de la chaîne, on est frappé de trouver des remises définitives de certaines redevances. On a dit combien une telle mesure répugnait aux seigneurs dans la mesure où elle remettait en cause le principe de la perpétuité des cens. Elle a cependant été appliquée ouvertement par le prieur de Saint-Léonard. Vulnérabilité particulière d’un petit seigneur14 ? Solution ultime pour retenir des tenanciers tentés par d’autres propositions, en des lieux moins inhospitaliers ?
- 15 Ces remises « pour quelques années « ont-elles obligatoirement la même signification qu’au début d (...)
- 16 L’indice de modération moyen est de 956.
18Même en ne tenant pas compte de ces remises définitives et des rares remises « pour quelques années » – il y en a encore15 – la durée moyenne des modérations atteint maintenant près de dix ans16. Elle est donc trois fois plus longue que la durée moyenne des modérations dans les années 1380.
- 17 La durée de vingt ans correspond à une réduction complexe accordée pour la reconstruction d’un mas (...)
- 18 Elles représentent le tiers du total.
- 19 D’autres réductions de quatorze, quinze et vingt-quatre ans.
19Cette moyenne générale cache aussi une évolution dans le temps. C’est avec les nécessités et les exigences toujours plus fortes de la reconstruction que s’allonge la durée des concessions. Avant 1400, cette durée est comprise entre un et neuf ans – jamais davantage – et leur durée moyenne est de quatre ans seulement. Durant les dix années suivantes, la durée moyenne monte à six ans et on relève des remises de douze, quinze et vingt ans17. La tendance se confirme entre 1410 et 1420 où la durée moyenne monte à huit ans : tandis que disparaissent pratiquement les réductions de un ou deux ans on en accorde de dix, quinze, seize et même vingt ans. Mais c’est au cours de la génération 1425-1440 que change vraiment le style des modérations. Moins nombreuses que précédemment, elles deviennent aussi plus longues : les réductions de moins de neuf ans ne représentent plus que le tiers des modérations (contre 66 % encore pendant la décennie 1400-1410) ; la durée moyenne est de treize ans et on note une réduction de dix-huit ans, une de vingt ans, quatre de vingt-cinq ans, deux de vingt-neuf ans, une de trente et un ans. Il y a là un changement de politique – à la fois plus sélective et plus généreuse – qui se confirme dans les années suivantes : encore une baisse des réductions de courte durée (18 % des réductions seulement sont inférieures à neuf ans), une durée moyenne des modérations supérieure à dix ans, des réductions de grande envergure qui atteignent quinze, dix-neuf et vingt-quatre ans, et même quatre remises définitives accordées par le prieur de Saint-Léonard-de-Noblat. Enfin de 1450 à 1460, les réductions à faible durée sont toujours minoritaires18, la réduction moyenne est de l’ordre de treize ans, les plus longues modérations se situent entre quatorze et vingt-neuf ans19. Depuis les années 1430 jusqu’aux années 1460 s’est manifesté un changement important dans la politique de réduction des rentes. Peut-être instruits par l’expérience et par l’échec d’une politique de saupoudrage des modérations à faible durée, les seigneurs sélectionnent davantage leurs interventions et leurs concessions, quitte à leur donner une durée qu’elles n’avaient pas auparavant.
20Mais, comme on l’a déjà fait remarquer, on ne saurait réellement mesurer les sacrifices consentis alors par les seigneurs en étudiant la seule longueur des réductions de rentes. Il faut aussi prendre en compte l’ampleur des remises tout au long de la modération et la part des rentes abandonnées.
21Remarquons d’abord que se multiplie avec le temps le nombre de réductions complexes. Ce n’est pas obligatoirement signe d’une générosité grandissante mais plutôt, expérience aidant, l’indice d’un réalisme et d’un sens de l’économie toujours plus vifs. De tels contrats représentaient moins de 10 % avant 1400 ; 23 % déjà entre 1400 et 1410 ; 35 % entre 1410 et 1420 ; 43 % entre 1420 et 1430 ; 38 % entre 1430 et 1440 – décidément des années tournantes ; 25 % entre 1440 et 1450 ; encore 31 % entre 1450 et 1460. Les seigneurs dosent ainsi leurs pertes de revenu au plus juste tout au long de cette difficile première moitié du XVe siècle.
22De l’importance de ces diminutions, le calcul de l’indice de modération donne enfin une plus juste image. A l’extrême fin de XIVe siècle, le tableau s’établit ainsi :
4 |
modérations |
entre |
les indices |
100 et 200 |
1 |
" |
" |
" |
200 et 300 |
2 |
" |
" |
" |
300 et 400 |
1 |
" |
" |
" |
400 et 500 |
1 |
" |
" |
" |
500 et 600 |
1 |
" |
" |
" |
700 |
23Sur un nombre de cas réduit, on constate que les indices de modération médiocres dominent encore, l’indice moyen s’établissant à 357, soit l’équivalent d’une remise complète des rentes pendant trois ans et demi environ. Il y a cependant une légère majoration des remises seigneuriales puisque celles-ci s’élevaient seulement, pendant les années précédentes à deux ans en moyenne. Notons que les plus fortes réductions – correspondant aux indices 600 et 700 – datent de l’extrême fin de la période et annoncent en fait la suivante – une autre façon de constater qu’il n’y a pas de rupture entre les divers temps de la reconstruction mais seulement une différence d’intensité du mouvement. Les réductions accordées prennent en effet une ampleur nouvelle dans le premier quart du XVe siècle comme le montre le tableau suivant :
- 20 Indices de modération de 1000, 1079, 1190, 1200.
24Les modérations limitées dominent encore puisque dans plus de la moitié des cas l’indice est inférieur à 300. Mais on rencontre aussi des réductions d’une ampleur inconnue jusqu’alors, entre l’indice 1000 et l’indice 1200 soit l’équivalent de dix à douze ans de remise des rentes20. Du coup, l’indice de modération moyen monte à 435, soit quelque quatre ans et trois mois de remise complète des cens.
25Une étape nouvelle est franchie durant la période suivante, des années 1425 à 1460. Car si le nombre des réductions de rentes comme des accensements diminue alors quelque peu, les sacrifices consentis par les seigneurs prennent, au coup par coup, un poids nouveau :
- 21 Indice 1492.
26Les réductions inférieures à l’indice 300 ne représentent désormais qu’un peu plus du tiers des cas étudiés. La réduction moyenne atteint l’indice 570, soit près de six ans d’une remise complète des rentes. La remise maximale, en revanche, équivaut presque à quinze ans d’abandon complet des redevances21 : c’est le moment des grands sacrifices des seigneurs pour quelques objectifs choisis.
27L’apparition de cette nouvelle politique est confirmée par l’étude des objets prioritaires de la reconstruction.
- 22 MOREL (P.), art. cit., p. 8 ; « Limites... » p. 11-15.
28A la fin du XIVe siècle, les concessions seigneuriales étaient destinées à faciliter la reconstruction d’éléments variés. Le Chapitre cathédral aide aussi bien à la reconstruction d’un moulin à Alabos en offrant deux ans de remise complète des rentes qu’à la reconstruction de maisons et jardins à Pierre-Buffière, Vignols et Salagnac par le biais de petites réductions de rentes ou la simple remise des arrérages. Mêmes concessions réduites pour remettre en valeur des terres autour de Limoges, un peu plus fortes pour « rebâtir » treilles et vignes. On atteint pour celles-ci l’indice 747 dans la banlieue de la Cité de Limoges – les vignes y ont particulièrement souffert lors du siège de 1370 – alors que l’indice maximal n’est que de 540 pour les terres, de 200 pour les moulins. L’effort porte encore sur deux autres objectifs : la réparation des églises d’abord pour les seigneurs ecclésiastiques. Les actes la concernant représentent alors le quart des actes de réduction accordés pour la période 1390-1400. Les sacrifices faits réellement pour soutenir ces reconstructions ne peuvent être mesurés précisément, les actes ne permettant pas de calculer l’indice de modération. Mais ils ne paraissent pas très considérables dans la mesure où ils ne durent pas plus de cinq ans au maximum. Le dernier objectif touche la reconstruction de tenures d’envergure, « tènements », mas, « lieux » ou villages. Nombreuses déjà, les modérations qui les concernent demeurent de petit calibre et l’équivalent d’une année et demie pour relever un repaire à Panazol, un tènement à Boisseuil, un mas à Vic-sur-Breuil ; l’équivalent de trois, quatre et cinq ans de redevances pour restaurer les lieux, mas et villages de Coubras, Razès et le Vigen pourtant victimes, disent les textes, de « pestes » et de la guerre, en ruine et abandonnés de leurs habitants. Le temps est encore à la dispersion et à la restriction de l’aide seigneuriale22. La localisation des concessions rappelle celle de la période précédente : la région de Limoges en est encore la grande bénéficiaire. En revanche, les plateaux de l’Est et la « Montagne » limousine, aux sols particulièrement médiocres et situés loin de l’œil du maître, bénéficient beaucoup plus rarement d’une aide seigneuriale : seuls les grands domaines du Chapitre cathédral de Limoges situés à Salagnac et au Compeix, qui ont souffert de la guerre et pour lesquels il faut trouver de nouveaux tenanciers, y ont droit.
29Dans le premier quart du XVe siècle – au moment où le mouvement de réduction des rentes connaît son apogée – les seigneurs répartissent leurs efforts entre la restauration des moulins (4 % des actes de modération de la période), des églises (5 %), des maisons et jardins (10 %), des treilles et vignes (près de 14 %), des terres et prés (plus de 15 %) et surtout des « tenures-blocs », mas, lieux, « repaires », « héritages » et villages (52 %). Des résultats qui correspondent à un ralentissement des sacrifices en faveur des églises, un souci toujours constant pour la reconstruction des moulins et plus encore des vignes, pour les terres et les prés et surtout une attention accrue aux besoins des tenures correspondant à des terroirs entiers.
- 23 Des modérations de rentes particulièrement généreuses après des remises définitives : le prieur de (...)
- 24 « Limites... » p. 37-39.
30Cette orientation est-elle confirmée par l’importance des réductions accordées aux uns et aux autres et par l’étude des indices de modération ? Les concessions accordées aux curés pour reconstruire leurs églises sont fort modestes, correspondant, au maximum, à deux ans et demi de remise complète de « pension » et, en moyenne, dépassant à peine un an. Pour les moulins, les concessions sont un peu plus fortes. En 1412, pour relever ses moulins de Saint-Goussaud de leur ruine, le seigneur fait remise complète de ses redevances pendant un an, puis de la moitié pendant six, soit un indice de modération de 400. Ce sont des sacrifices à peine supérieurs qui sont consentis pour la reconstruction des maisons et jardins : l’indice moyen se situe pour eux à 529, même si certaines réductions équivalent à une perte totale des redevances de neuf ans. Les concessions ne sont pas plus généreuses pour les « tenures volantes », terres de labour et prés, avec des remises complètes de quatre ans en moyenne, de même que pour les vignes. Il est vrai que, dans ce dernier cas, les modérations sont très irrégulières, allant de l’indice 135 pour une vigne de Limoges à l’indice 1000 pour un vignoble de Saint-Léonard. Les seigneurs traitent manifestement la question au cas par cas et, aussi peut-être, chacun à leur manière23. Les réductions majeures sont enfin accordées aux reconstructions d’envergure : les modérations octroyées pour les restaurations de mas équivalent à peu près à une remise complète de cinq ans et demi de redevances, en moyenne et, dans certains cas, sont beaucoup plus considérables : en 1404, le Chapitre cathédral accorde, pour reconstruire le Mas Bastin, près de Limoges, « en ruine à cause des guerres », une réduction de 43 à 3 s.t. pendant neuf ans, soit un indice de modération de 837 ; il consent une remise complète des redevances pendant douze ans pour rebâtir un mas en ruine au Vigen, frappé également par la « peste » ; pour assurer la reconstruction d’un mas en absine à Bessines, il propose une réduction complexe qui représente une remise complète des rentes pendant douze ans ; presque autant à des bordiers de Feytiat, encore par le jeu de réductions complexes24. Pas de générosité gratuite dans tous ces gestes mais la conscience des sacrifices indispensables à la remise en valeur de grosses exploitations. Des sacrifices que limite d’ailleurs autant que possible le système de la modération complexe.
- 25 A.D. Hte Vienne, 1H2.
31De 1425 à 1460, alors que se ralentit déjà l’effort seigneurial, on note la disparition complète des réductions en faveur des églises, leur faiblesse en faveur de la remise en valeur des maisons et jardins (4 %). Seul le vignoble de Trigant, en Bas-Limousin, reçoit une aide considérable car il s’agit de le rétablir en cinq ans25. Ailleurs, les sacrifices en faveur de la vigne se font rares. C’est que l’essentiel des concessions seigneuriales porte désormais sur deux secteurs privilégiés : la reconstruction des terres – 35 % des cas – et surtout des grands domaines, « mas, lieux et villages » – 40 % des cas. Les reconstructions d’envergure l’emportent désormais sur les « reconstructions de détail », même si, à l’occasion, une culture qui leur est particulièrement chère, comme la vigne, arrache encore aux seigneurs une concession de taille.
- 26 Indice de modération moyen 755.
- 27 MOREL (P.), art. cit., p. 31 ; « Limites... » p. 39.
- 28 Indice de modération 470.
32Il s’agit en effet de mesurer de plus près le degré de générosité de ces modérations du deuxième quart du siècle en calculant l’indice de modération. Pour les petites reconstructions, qui ne sont plus le souci majeur des seigneurs, l’indice de modération varie beaucoup d’un cas à l’autre, d’un propriétaire à l’autre : l’abbaye de Saint-Augustin n’accorde en général que des modérations à peine supérieures à un an – entre 100 et 132 d’indice – pour la reconstruction de maisons et jardins dans la banlieue de Limoges, mais consent exceptionnellement une réduction de 5 s.t. sur 7 pendant quinze ans pour une maison et jardin situés aussi dans la même zone, soit un indice de modération de 1065. De son côté, le Chapitre de Saint-Léonard est plus généreux – c’est une attitude qui a déjà été relevée – et accorde ainsi en 1444 une réduction définitive des rentes sur des maisons, il est vrai « en ruine depuis soixante ans ». Il devait être temps de reconstruire et pas facile de trouver des hommes pour se charger de l’entreprise. Pour reconstruire les vignes, la modération accordée équivaut à une remise complète des rentes pendant sept ans et demi26, ce qui est plus considérable qu’à la période précédente. Encore n’a-t-on pas pu calculer l’indice de modération pour une vigne de Solignac qui bénéficie d’une réduction de rente complexe pendant vingt-neuf ans, pas plus que pour des treilles dans la Cité de Limoges bénéficiant d’une modération de vingt-quatre ans27. Les prés et terres « volants » ne bénéficient que d’une réduction moyenne de l’ordre de cinq ans à peine, inférieure à celle accordée pour la reconstruction des vignes, donc28. Mais cette moyenne, en progrès par rapport au début du siècle, cache des situations une fois de plus très contrastées : les modérations correspondent à des remises complètes de rentes s’échelonnant entre un et vingt-neuf ans. Notre documentation reste muette sur les raisons de tels contrastes et il faut peut-être les expliquer par une attention particulière apportée à chaque cas, au nom d’une stricte rigueur des concessions. Les réductions portant, enfin, sur les mas et autres tenures majeures correspondent à un indice moyen de 517 soit, ici encore, un progrès par rapport à la période précédente. Le chiffre sous-estime sans doute la réalité car il ne prend en compte ni quelques réductions définitives des rentes ni le cas de réductions de vingt et vingt-neuf ans pour lesquelles il n’a pu être calculé. Mais, ces éléments associés, il est sûr que les seigneurs limousins concentrent alors l’essentiel de leurs efforts et de leurs sacrifices sur la reconstruction prioritaire de ces tènements d’envergure.
A chacun ses initiatives
- 29 Exemple : restauration du mas du Bois Vert, dans la paroisse de Saint-Saturnin (A.D. Hte Vienne fo (...)
- 30 A.D. Hte Vienne, fonds des Cars, no provisoire 8718 f. 8 vo.
- 31 B.N. manuscrit latin 9200.
33Si tous les seigneurs étudiés suivent, dans ses grandes lignes, la même politique de reconstruction, ils l’interprètent, dans le détail, chacun à leur manière ou selon leurs propres disponibilités financières. On a déjà vu que la politique du prieur de Saint-Léonard se singularisait, de gré ou de force, par une générosité particulière, comparée à la politique des grands seigneurs ecclésiastiques de Limoges. Le seigneur des Cars n’accorde ses premières modérations qu’au début du XVe siècle et, pour aider à la reconstruction de deux « héritages » – des tenures considérables, pourtant – n’accorde qu’une modération complexe échelonnée sur quatre ans, avec une remise complète des redevances la première année seulement, la remise de la moitié pendant les trois années suivantes, ce qui correspond à un modeste indice 250. Dans les années 1420, il accorde des réductions atteignant l’indice 500 dans les meilleurs des cas ; dix ans plus tard, des modérations complexes – les indices sont situés entre 150 et 800 – dont les plus importantes regardent la restauration de mas29. Enfin pendant les quelques années où il se lance dans une politique d’envergure, le seigneur des Cars concède des remises dont l’indice se situe entre 250 et 1160. Ce dernier indice correspond à un accensement avec modération accordé en 1437 à un nouveau tenancier qui reprend à lui seul les mas du Treuil et du Chastang, en absine30. Mais après 1440, plus rien d’aussi généreux, et les dernières réductions de rente des années 1470 ne portent plus sur des mas mais sur des terres « volantes » et n’atteignent plus l’indice 10031.
- 32 A.D. Hte Vienne, 4E1, 1 f. 17 v (18 août 1371) ; f. 35 vo (21 septembre 1372) ; f. 41 vo (21 févri (...)
- 33 Ibidem, f. 48 (16 avril 1376).
- 34 A.D. Hte Vienne, 4El, 2 f. 63 vo.
34A travers les registres notariaux des Bordas, on découvre que les seigneurs fonciers de la région de Saint-Léonard-de-Noblat ont aussi, à leur façon, participé au développement d’une politique de modération des rentes. L’exemple a été donné, dès les années 1370, par des seigneurs ecclésiastiques comme le prieuré de l’Artige ou Léonard Barraud, un clerc de Saint-Léonard, avec un indice de modération maximal de 60032. Mais ces précurseurs sont rapidement suivis par les petits seigneurs laïcs de la région : le premier, un chevalier du nom de Guillaume Maclès, accorde à Guillaume Garnier une remise complète des cens pesant sur le mas de Villaris pendant sept ans ; une concession particulièrement généreuse qui tient sans doute compte de l’importance de la tenure et peut-être de son état. L’année suivante, en effet, c’est au tour d’un écuyer de Saint-Léonard, Louis Daniel, de contribuer à la restauration de moulins à farine et à drap par l’abandon de ses redevances pendant un an seulement ; il en est de même pour un autre écuyer, Pierre Mériglier, qui accorde une modération de moitié sur une de ses terres33. La première modération complexe date de 1396. Elle est accordée par Pierre de la Molière, un écuyer encore, à un serf – ceux-ci sont assez rares dans la société du Haut-Limousin pour être notés. Ce tenancier est chargé d’une mission de première grandeur puisqu’il doit remettre en état trois « lieux » à lui seul, contre la remise complète des rentes pendant quatre ans, de leur moitié pendant les quatre années suivantes avant d’en revenir aux redevances traditionnelles. Un indice de modération de 600 donc, qui ne témoigne pas d’une générosité excessive étant donné l’ampleur de la tâche et ne s’accompagne d’ailleurs pas de l’affranchissement du tenancier34.
- 35 Ibidem, f. 70.
- 36 A D. Hte Vienne, 4E1. 3 f. 63 vo.
- 37 En revanche, des concessions aussi limitées sont-elles suffisantes, étant donné les difficultés de (...)
35Les concessions se font plus considérables au XVe siècle, aussi bien chez les seigneurs laïcs que chez les ecclésiastiques. En 1405, Etienne Massiot, procureur de l’abbaye de L’Artige, accorde à Jean Virolle une réduction d’un tiers de ses cens pendant vingt-neuf ans, soit un indice de modération de 957 correspondant à une remise complète de neuf ans et demi. Une concession spectaculaire, mais quasi inévitable en l’occurrence : le tenancier n’avait-il pas menacé de déguerpir parce que sa terre était « de trop petite valeur » ? Le procureur de l’Artige a jugé, avec bon sens, « qu’il valait mieux perdre quelque chose que tout »35. Dans les années les plus noires qui viennent ensuite apparaissent même quelques réductions définitives avouées, peut-être sur le modèle des modérations définitives accordées par le prieuré de Saint-Léonard. Guillaume Daniel, un chevalier, accorde à Léonard Florand une réduction perpétuelle d’un tiers de ses redevances, contre l’interdiction de déguerpir sa tenure, il est vrai36. La même formule est employée à quatre reprises dans les années 1440. Les concessions se ralentissent ensuite pour disparaître complètement dans les années 1480. Au total, des années 1370 aux années 1480, la petite aristocratie laïque de Saint-Léonard – les deux tiers sont des écuyers – a passé 42 % des actes avec réduction des cens contre 37 % aux seigneurs ecclésiastiques et 21 % aux seigneurs bourgeois. La réduction moyenne accordée est de l’ordre de sept ans mais cette moyenne cache de profondes disparités puisque les modérations durent, selon le cas, de un à vingt-neuf ans et que les indices de modération varient de 50 à 1800. Si bien que l’indice moyen n’est que de 360 et que sa modestie montre qu’en définitive la générosité de ces petits seigneurs est comptée, par choix ou par nécessité. On a pu mesurer, à partir de tous les cas figurant dans les registres Bordas, la réalité chiffrée de ces sacrifices : la perte est de 20 % pour les redevances en argent, de 50 % pour les redevances en nature. Mais ces pourcentages, en apparence considérables ne s’appliquent qu’à des montants totaux relativement modestes : les redevances en argent auraient dû, théoriquement, atteindre les 120 l.t. ; la perte est inférieure à 25 l.t. De même, les redevances en « blés », toutes céréales confondues, devraient rapporter 300 setiers et en rapportent 150 de moins. Mais si l’on songe que ces sacrifices globaux sont partagés entre les nombreux petits seigneurs qui apparaissent dans les registres des Bordas, on peut conclure que la perte pour chacun n’est pas très sévère et ne grève pas trop lourdement les budgets seigneuriaux37. En revanche, les seigneurs peuvent au moins espérer restaurer ainsi avant tout des mas – qui bénéficient de la moitié des modérations de cens, et de plus en plus au fil des ans. Puis vient la remise en état des terres de labour – près des tiers des actes – et des vignobles (15 %). Ces derniers se situent souvent dans la banlieue de Saint-Léonard et font essentiellement l’objet de modérations tardives accordées dans la deuxième moitié du siècle par leurs nouveaux propriétaires bourgeois.
36Au total, on voit quelle importance grandissante les seigneurs limousins, grands ou plus petits, laïcs comme ecclésiastiques, accordent aux réductions de cens et comment ils en font, chacun à leur manière et selon leurs disponibilités, le principal moteur d’une véritable politique de restauration rurale. Au fil des temps et des ravages, ils mettent peu à peu au point, expérience aidant, des systèmes de plus en plus complexes qui prétendent traiter au plus juste les problèmes posés par la dévastation des campagnes. En privilégiant peu à peu les reconstructions d’envergure au détriment des reconstructions de détail, la restauration du mas passant avant celle des terres volantes et même de la vigne. C’est aussi, au fil des années difficiles, l’oubli des zones les plus déshéritées au profit des rares « bonnes terres » du Limousin, les plateaux et la « Montagne » négligés au profit de la région de Limoges. Ces textes constituent autant d’aveux de l’incapacité dans laquelle se trouvent ces seigneurs de restaurer l’ensemble des campagnes limousines. Cette politique sélective qui prétend réduire au plus juste les sacrifices est, à terme, un facteur d’échec. Mise lentement en place, et non sans mérite, sous la pression grandissante des événements mauvais, elle pèche cependant par son manque de dynamisme et d’ampleur, choisi ou obligé. Elle manque enfin de souffle, de coordination, de durée : le temps des grands malheurs passé, les reconstructions majeures – ou jugées comme telles – engagées, c’est la disparition progressive de cette politique de concessions. Les seigneurs ont-ils pris conscience qu’il était chimérique d’envisager une reconstruction complète des campagnes et ont-ils mesuré quels sacrifices elle impliquerait encore ? Se satisfont-ils des résultats partiels déjà obtenus ? Ont-ils le sentiment d’être de nouveau en position de force et capables d’imposer une « restauration seigneuriale » à leurs paysans ? Toujours est-il qu’un changement de politique se traduit dans les actes et le choix des méthodes avec le passage, à la fois symbolique et concret, des baux à cens réduits aux baux à métayage.
Le métayage : des tâtonnements à la réussite
- 38 ΡΕTIΤ (A.), art. cit., p. 366-367 ; TRICARD (J.), « Le métayage en Limousin à la fin du Moyen Age (...)
37Les baux à métayage ne sont pas les seuls baux de type nouveau à se développer en Limousin en cette fin de Moyen Age. On y connaît aussi les baux à ferme. Dans les registres des notaires Bordas ou Fabre, les fermages sont plus nombreux que les métayages. Il serait donc faux de faire des campagnes limousines un domaine exclusif du contrat de métayage. Ce type de prise à bail n’y est pas davantage original au XIVe siècle : quelques textes, au moins, montrent qu’il y était connu dès le XIIIe siècle38. Mais le métayage se développe effectivement en Limousin à la fin du Moyen Age, et sans doute en liaison avec la politique de restauration rurale.
- 39 PETIT (A.), art. cit., p. 388-389.
- 40 Idem, p. 382-383.
38Non sans difficulté. En cette période où les seigneurs tentent avant tout de trouver des formules qui facilitent la reconstruction de leurs domaines sans trop grever leur budget, des solutions hybrides sont parfois proposées aux tenanciers. Ainsi en 1420 l’abbesse de la Règle concède à Pierre Savarit le « lieu » d’Erin, ruiné par la guerre, à titre de métayage perpétuel, le bailleur fournissant la moitié de la semence, bailleur et preneur se partageant tous les blés à moitié. Mais étant donné l’état du domaine, le métayer ne versera rien les deux premières années ; puis 5 s.t. et deux poules l’année suivante ; plus quatre setiers de seigle pendant deux ans ensuite ; six setiers pendant quatre ans, huit pendant sept ans39. Etrange contrat de métayage qui combine tour à tour le contrat d’accensement avec réduction des rentes, de fermage et de métayage perpétuel. Négligeant les clivages entre les formules traditionnelles de la prise à bail, le seigneur a pour premier souci d’en imaginer une qui permette la reconstruction de ses terres. L’exemple n’est pas unique à cette époque. En 1429, le seigneur des Cars baille à métayage son repaire de la Paneterie et le lieu du Fraysseix pour vingt ans et – si les métayers le souhaitent – à perpétuité, en dispensant les exploitants de verser la moitié des blés qu’ils lui doivent pendant quatre ans. Il y a ici combinaison entre modération des redevances, métayage temporaire et métayage perpétuel40.
L’étrange métayage perpétuel, formule de transition ?
- 41 C’est l’argumentation de A. PETIT, art. cit., p. 371-372.
39C’est précisément cette formule du métayage perpétuel – une originalité limousine – qui domine au sortir de cette période de tâtonnement. Les deux tiers des contrats de métayage passés entre 1430 et 1460 sont des contrats de métayage perpétuel. On conçoit les raisons de ce succès : pour les bailleurs, au plan juridique, c’est une façon de garder la pleine propriété sur les terres seigneuriales, prieurés ou repaires essentiellement, sur lesquelles ils installent leurs métayers et qu’ils surveillent de près41. Au plan économique, le métayage est une forme de location des terres particulièrement bien adaptée à des temps de crise : le seigneur n’exige rien du métayer tant que la production n’a pas repris, ce qui est une façon d’alléger au maximum les charges du preneur pendant des premières années particulièrement difficiles. Ce dernier peut ainsi consacrer l’essentiel de ses ressources à la remise en valeur de la métairie, espérer même une aide seigneuriale par le biais de l’apport d’une partie des semences. Mais que le redressement de l’exploitation réussisse, que la production retrouve un bon niveau et le bailleur y retrouve son compte. Partageant les bénéfices de l’entreprise avec son métayer, il en tire des profits bien supérieurs à ceux qu’il pouvait attendre du paiement de cens en principe immuables et qui souffrent en outre de l’instabilité de la monnaie. Pour le seigneur, choisir l’option du métayage, c’est parier sur la réussite de la reconstruction de ses campagnes. Beaucoup semblent l’avoir compris.
- 42 « Le métayage... » p. 9-10. Pourtant certaines familles de métayers installées au XVe siècle explo (...)
40Pour les paysans, les choses sont quelque peu différentes : le bail à métairie perpétuelle est probablement le mieux accepté. Sans doute le paysan y perd-il la propriété utile qui était la sienne dans le contrat à cens et ne peut-il plus ni aliéner sa terre ni la léguer en héritage, au moins en principe42. En revanche, il y gagne, comme on l’a vu, un allègement temporaire des charges et une aide seigneuriale à la semence. Dans ce cas du métayage perpétuel, il a droit à cette sécurité de l’emploi qui existait déjà dans le contrat à cens traditionnel. Voilà qui explique le succès du métayage perpétuel entre les années 1430 à 1460 essentiellement.
Le métayage temporaire, des débuts difficiles
41Le métayage temporaire a connu, par contre, des débuts beaucoup plus difficiles à la même époque.
- 43 Près des deux tiers des contrats de métayage de la période 1400-1460 émanent de sources ecclésiast (...)
- 44 PETIT (A.), éd. « Le métayage en Limousin du XIIIe au XVIe siècle, documents extraits des archives (...)
- 45 Léonard Doynes, marchand de Saint-Léonard de Noblat entre alors en conflit avec son métayer de Dan (...)
- 46 Le problème de la conversion des mesures anciennes a été étudié pour l’actuel département de la Ha (...)
- 47 MERLE (L.), la métairie et l’évolution agraire de la Gâtine poitevine de la fin du Moyen Age à la (...)
42L’initiative vient, une fois encore, des grands seigneurs ecclésiastiques, l’évêque et le Chapitre cathédral de Limoges, les abbesses de la Règle de Limoges ou des Allois, les abbés de Saint-Augustin ou de Grandmont, le prieur de l’Artige43. Mais s’y associent des seigneurs laïcs des maisons de Brie, des Cars, de Comborn, de Fougeiras ou de Saint-Pardoux44. En revanche, si l’on en juge par les registres notariaux de Saint-Léonard-de-Noblat ou de Chalus, peu de petits nobles et pratiquement pas de bailleurs d’origine roturière avant 1460. Les premières mentions connues de bourgeois donnant certaines de leurs terres en métayage datent de 1455 et 145845. Ces bailleurs de la première génération offrent en métayage de bons domaines. La métairie de Dandalais, près de Saint-Léonard, couvre 33 séterées, soit 11 hectares, ce qui n’est pas médiocre en Limousin46 II s’agit d’une propriété d’un seul tenant – si l’on en juge par les confronts – qui comprend maisons, granges, jardins, vergers, terres, prés, pâtures et bois. Il s’agit donc sans doute ici non d’une métairie née d’un regroupement de terres comme dans la Gâtine poitevine47 mais d’un mas traditionnel donné à métayage. On sait que les seigneurs font alors du sauvetage de tels domaines leur premier souci.
- 48 Il y a cependant quelques exemples de métairies perpétuelles abandonnées au profit du système trad (...)
- 49 A.D. Hte Vienne, fonds des Cars n'provisoire E 4450 ; TOUMIEUX (Z.) Royère, Limoges, 1886, p. 270- (...)
- 50 A.D. Hte Vienne, fonds des Allois no provisoire H 5496, f. 36.
- 51 TOUMIEUX (Z.), op. cit., p. 270.
43S’ils acceptent apparemment sans trop de réserve la formule du bail à métayage perpétuel48, les paysans montrent beaucoup plus de réticence à l’égard du métayage temporaire. Une attitude qui s’explique d’abord par la durée limitée du bail, synonyme d’un avenir plus incertain qu’avec le bail à cens perpétuel : la durée des contrats proposés se situe en effet entre deux et trente-neuf ans, avec une moyenne de dix-sept ans. Ainsi, reconstruction achevée, le métayer peut être dépouillé de sa terre. D’autre part, ces premiers baux à métayage sont encore très proches du simple bail à part de fruits, et le bailleur se contente de fournir au preneur une part des semences. Les autres charges sont pour le preneur. Avant 1450, trois baux seulement évoquent la fourniture du cheptel à moitié49 ; c’est en 1444 qu’apparaît la première clause touchant le cheptel mort50, en 1448 une autre sur la prise en charge en commun de la fumure51. En échange, se précisent les obligations du preneur : le bailleur attend de son métayer qu’il reconstruise les maisons et les granges, qu’il répare les clôtures, remette en état les prés, s’occupe seul des labours, de la moisson, de la fenaison, des charrois. Le bailleur entend donc que son métayer mène à bien la reconstruction de son domaine, sans lui apporter une aide très considérable. Des exigences particulièrement strictes en période de ruine et de relèvement des campagnes et qui débouchent pourtant, ensuite, sur un avenir incertain pour le métayer.
- 52 A.D. Hte Vienne, D 1148 ; D 999 ; fonds de la Règle no provisoire H 9985 f. 1 ; 4 E 13 f. 7
- 53 Ibidem, D 1148 ; fonds de la Règle no provisoires H 9668, f. 35, H 9668 f. 34 et 120 vo ; fonds A. (...)
44Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que se soit manifestée une résistance des paysans à la mise en place du métayage temporaire, particulièrement dans les années 1440-1460. Durant cette période prédominent les métayages perpétuels – un moindre mal pour les paysans. La durée des baux temporaires s’allonge. Avant 1440, elle était en moyenne de seize ans ; elle passe à vingt-huit ans de 1440 à 1460. Des métayages temporaires se transforment en métayages perpétuels, à la demande des paysans. D’autres métayers déguerpissent52. Certains seigneurs se contentent alors de proposer des baux « à tiercerie » dans lesquels ils ne perçoivent que le tiers des fruits et non plus la moitié. Surtout, beaucoup de métayages sont transformés en baux à cens perpétuel – particulièrement pendant la période 1430-1460 – certains avec réduction des cens53. Ce changement est un simple retour à une situation et à un bail anciens. Traduit-il seulement un découragement du seigneur devant des résultats décevants du métayage ? Il n’est pas interdit de penser, aussi, que les paysans – la reconstruction battant son plein – se sentent indispensables et en position de force, capables d’imposer alors l’abandon d’un type de bail nouveau qui aggrave la précarité de leur condition.
Un succès tardif et complet
45Mais un retournement de situation s’amorce dès les années 1470, nouveau témoignage de l’évolution du rapport des forces entre seigneurs et paysans. Dans le dernier quart du XVe siècle, le succès grandissant du métayage est à mettre en rapport avec la « restauration seigneuriale » dont nous avons déjà noté les manifestations, pour ne pas parler d’une véritable « réaction seigneuriale » qui se poursuit au XVIe siècle.
- 54 Plus de 60 % des métairies sont désormais données à métayage temporaire. La durée moyenne du métay (...)
- 55 A.D. Hte Vienne, 4 E 1, 29 f. 26 ; 4 E 13 F. 7 et f. 29 v ; fonds des Cars n’provisoire E 9764 f. (...)
- 56 Cf. tableau des charges et bénéfices principaux du bailleur, « Le métayage... » p. 18, annexe I.
46Vers 1470, disparaissent les derniers accensements de métairie et les dernières tierceries. Le métayage perpétuel est peu à peu supplanté par le métayage temporaire54. Des métairies tenues à cens retournent au métayage55. Les nouveaux contrats, sans doute plus précis et plus rigoureux que précédemment, ne sauraient cependant alors se résumer à une simple « revanche des bailleurs ». Car si ceux-ci sont plus exigeants pour leurs métayers, ils n’en acceptent pas moins de participer, eux aussi, aux charges de la métairie et de se comporter en véritables associés. Le bailleur prend désormais généralement à son compte la fourniture du cheptel, de l’outillage, du paiement des impôts ; il participe encore à l’entretien des bâtiments, à la moisson et au battage en louant une main-d'œuvre salariée. Au métayer reviennent essentiellement les labours – avec ses propres bêtes – la fumure des terres, l’entretien des prés, la garde des animaux, les travaux de la vigne et du jardin, l’entretien de la basse-cour, les charrois56. Dans la répartition des bénéfices de l’exploitation, il doit se contenter des « petits blés », des légumes, des châtaignes et des produits de la basse-cour alors que le bailleur peut compter sur les revenus de l’élevage, des « gros blés » et des fruits à 50 %. En une région aux sols ingrats, c’est une situation difficile pour le métayer à la fin du siècle. Pourtant nul déguerpissement. Les métayers acceptent désormais contrats temporaires, profits réduits, charges accrues pour conserver leurs terres.
- 57 Dans la première moitié du XVIe siècle, 25 % des contrats sont passés par des « marchands et bourg (...)
- 58 A.D. Hte Vienne, fonds A. PETIT, 10 F 38.
- 59 « Le métayage... » p. 16 note 54.
47Leur sort s’aggrave d’ailleurs surtout à partir des années 1500 et avec la multiplication des bailleurs roturiers. Ceux-ci avaient fait une timide apparition dans la deuxième moitié du XVe siècle. Leur nombre s’accroît ensuite et ils passent deux fois plus de contrats de métayage que les nobles pendant la période 1500-1550. Ce sont des « marchands et bourgeois », des « habitants » d’une ville ou d’un bourg, des hommes de loi57. Leur métairie n’est plus obligatoirement un mas, mais plus souvent le résultat d’achats successifs. Ainsi, le 25 janvier 1513 (n.s.), la veuve d’un marchand de Limoges donne-t-elle en métayage un domaine composé d’un clos, d’un pré de deux journaux achetés par son mari et de vingt-deux séterées de terre achetées ensuite58. D’autres bailleurs donnent en métayage à un paysan la tenure qu’ils viennent de lui acheter59. Il peut y avoir enfin « association » entre bailleur et preneur, chacun étant censé apporter son lot de terres. On constate qu’en réalité le bailleur fournit essentiellement des capitaux, le preneur, ses propres terres. Ce dernier, souvent endetté à l’égard du bailleur au-delà de ses possibilités financières, ne peut faire jouer la clause de rachat incluse dans le contrat. Les bailleurs font ainsi fructifier leurs capitaux au soleil, achètent à terme les terres d’une paysannerie souvent besogneuse et louent ses services.
- 60 Ibidem, tableau des charges, p. 18, annexe I.
- 61 Exemple : le métayer de Françoise de Juliers, veuve d’un marchand de Limoges, ne pourra « mestiver (...)
- 62 On a trouvé trace d’une seule indemnisation pour la période 1500-1550.
48Avec le développement de nouveaux rapports de force après 1500, les bailleurs sont en situation d’exiger toujours plus de leurs métayers tout en réduisant leur propre participation à l’exploitation des métairies. Ils restent, pour l’essentiel, responsables de la fourniture des semences, du bétail et de l’outillage. Surtout, ils deviennent des prêteurs d’argent. En revanche, s’ils fournissent encore une partie des salariés pour la moisson, ils se préoccupent moins qu’à la période précédente de la fenaison, du battage, de la fumure des champs, des transports ; ils participent moins au règlement des impôts, à l’entretien des bâtiments et des prés60. En échange, les baux précisent et multiplient les tâches du métayer. Ils montrent que ce dernier est perpétuellement sous surveillance et que l’ère du soupçon commence : le paysan ne doit ni commencer la moisson sans la présence du propriétaire ou de son représentant, ni faire des charrois pour autrui, ni prendre des bêtes à cheptel pour un tiers61. Il doit causer le moins de dégâts possible aux bois lorsqu’il y prend pour son chauffage, la réparation de sa maison ou des clôtures. Surtout revient constamment désormais la clause qui rappelle que tout métayer négligent – c’est la grande crainte et le nouveau reproche – qui ne mettrait pas toute son ardeur à cultiver la métairie « comme bon père de famille », peut être expulsé sans possibilité de recours à la justice et, sauf exception, sans indemnité62. Le propriétaire est devenu un chef d’exploitation omnipotent qui trouve dans la formule du métayage la meilleure façon de faire fructifier ses terres et tient son métayer, souvent endetté envers lui, à sa merci.
- 63 PETIT (A.) éd., « Le métayage... » p. 270, 274.
49Il serait sans doute exagéré d’expliquer uniquement cette évolution du métayage et des nouveaux rapports entre bailleurs et preneurs par la spectaculaire progression du nombre de contrats passés par des bailleurs d’origine bourgeoise. L’évolution se fait aussi avec le temps et la conjoncture, manifestement plus favorables aux propriétaires. Mais il est vrai, cependant, que la bourgeoisie, qui ne s’intéresse que sur le tard au marché du métayage, en fait rapidement la conquête. Alors que les baux de la fin du XVe siècle – surtout d’origine nobiliaire ou cléricale – réservaient encore une partie de la métairie à un maître qui y venait résider et y vivait largement alors du produit du métayage, les bailleurs bourgeois du début du XVIe siècle ne se réservent guère de terres, ne résident dans leur métairie qu’en temps de peste63. Ils attendent surtout du métayage – dans lequel ils ont engagé des fonds – un surplus commercialisable, essentiellement en blé et en bétail. Ce sont plus des entrepreneurs rigoureux que des propriétaires vivant du produit de leur métairie.
- 64 Ibidem, p. 111, 121, 134.
- 65 A.D. Hte Vienne, 4 E 1,3 f. 42 ; 4 E 1, 21 f. 42.
50Le sort des métayers s’en trouve peu à peu aggravé : leurs charges financières s’accroissent avec leur endettement, le paiement d’une part plus importante des redevances seigneuriales, le versement, parfois, d’un lourd droit d’entrage64. Tous les travaux des champs sont maintenant « à leurs dépens », sauf la moisson. Enfin l’insécurité de leur situation est accentuée non seulement par les nouvelles exigences du bailleur et sa surveillance, mais encore par la réduction générale de la durée des baux, treize ans en moyenne. Dans ces conditions, certains métayers, dans l’incapacité de verser tout ce qu’ils doivent à leur propriétaire, sont obligés d’abandonner leur métairie et même de vendre leurs autres biens à leur maître pour payer leurs dettes65. C’est le témoignage extrême du déclin de la condition métayère. En un siècle, le métayer a perdu la possibilité de discuter son contrat. Il est devenu un exploitant souvent misérable aux ordres de son maître et sous sa dépendance. Ce dernier le tient par les conditions draconiennes du bail et les dettes ; il le dirige à sa guise et peut s’en débarrasser sans grand souci.
Idées mal appliquées et résultats décevants
51La crise rurale a amené les seigneurs limousins à chercher des méthodes et des solutions nouvelles aptes à promouvoir la reconstruction de leurs domaines à moindre frais et à retenir leurs tenanciers sur leurs terres. Deux apparaissent essentielles : le recours à la réduction des cens pendant un certain nombre d’années, et le développement du métayage. Des méthodes non sans mérite qui correspondent à la prise de conscience progressive des obligations nouvelles nées de la « ruine des campagnes ». Elles allègent en effet les charges paysannes aux moments initiaux de la reconstruction, les plus cruciaux. Les seigneurs acceptent alors de faire des sacrifices provisoires pour assurer le redressement de la situation de leurs propriétés. Avec l’espoir, reconstruction terminée, de récupérer l’ensemble de leurs droits et redevances traditionnels, voire de profiter, dans le cas du métayage particulièrement, d’une part toujours plus substantielle des bénéfices de l’exploitation. Des idées judicieuses, des résultats décevants cependant, une reconstruction partiellement réussie seulement. C’est la façon dont ont été appliquées ces méthodes qui, en partie au moins, explique cet échec relatif. Cette application, que chaque seigneur réalise d’ailleurs à sa façon et selon ses moyens, manque trop souvent de générosité. Les sacrifices sont généralement calculés si juste, en nombre et en valeur, qu’ils se révèlent insuffisants à donner un véritable élan à la reconstruction et à produire des résultats vraiment satisfaisants partout. Le temps, aussi, est compté et l’impatience se conjugue à la difficulté de la tâche pour amener les propriétaires fonciers à préférer des résultats partiels à des concessions nouvelles. C’est la partie la plus déshéritée des campagnes qui en souffre d’abord. Les seigneurs limousins passent ainsi, trop rapidement, d’une authentique politique de reconstruction, menée surtout dans la première moitié du XVe siècle, à une politique de restauration seigneuriale dans le dernier quart, voire ensuite à une politique de réaction seigneuriale qui aggrave le sort d’au moins une partie de la paysannerie limousine. A cet égard, l’évolution comparée des deux méthodes dominantes, modération des cens et métayage, est révélatrice d’un changement d’attitude seigneuriale. Ces deux méthodes – même si elles se recoupent parfois dans le temps – sont avant tout des méthodes successives. Elles correspondent, pour l’essentiel, à des situations et des rapports de force différents. La première connaît son plein développement au temps des sacrifices seigneuriaux majeurs, après s’être amorcée lors des tâtonnements initiaux de la fin du XIVe siècle, avant le ralentissement des années 1460-1470. Le système du métayage, pour sa part, a d’abord été mis difficilement en place dans la première moitié du siècle, ralenti par les résistances paysannes à la belle époque de la reconstruction. Il gagne ensuite, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe, quand les propriétaires fonciers – ce ne sont plus toujours les mêmes qu’à la période précédente – se contentent des résultats acquis et ont les moyens de se comporter de nouveau en maîtres exigeants, en entrepreneurs rigoureux. Tous les tenanciers paysans ne sont certes pas des métayers misérables. Beaucoup n’en repassent pas moins sous une plus dure autorité. Une raison supplémentaire pour certains – s’il n’est pas trop tard – d’aller chercher fortune ailleurs. Le bon temps des « reconstructeurs » a été court. Des politiques fondées sur des mécanismes ingénieux mais appliquées à courte vue n’ont laissé aux campagnes que des chances de reconstruction limitées.
Notes
1 THOMAS (A.), Les Etats provinciaux de la France centrale sous Charles VII, Paris, 1879, t 2 p. 93-94, p. 183-184. (Cf. annexe V, les Etats du Limousin et l’impôt.)
2 DENIFLE (H.), La désolation des églises, mon astères et hôpitaux en France pendant la Guerre de Cent Ans, Bruxelles, 1965, t. 2, p. 299 (réimpression anastatique de l’édition publiée en deux volumes à Paris en 1877-1899).
3 MARCELLAUD (A.M.), op. cit. p. 109.
4 Cf. le chapitre consacré au financement de la reconstruction, p. 115-171.
5 Une telle réduction des rentes est accordée aux tenanciers d’un repaire de Panazol (A.D. Hte Vienne, 3G3 f 90 ; « Limites... » p. 8 ; Panazol, Hte Vienne, cant. Limoges-sud, arr. Limoges).
6 « Limites... » p. 8
7 On reviendra en détail sur le problème du bénéficiaire de la réduction de rentes-ancien ou nouveau tenancier-dans le chapitre consacré aux « Hommes de la reconstruction ».
8 TRICARD (J.), « La tenure en Limousin et Marche à la fin du XVe siècle, étude des structures agraires et foncières », Annales du Midi, t. 88, no 126, janvier-mars 1976, p. 23-39.
9 Ibidem, p. 30-35.
10 Le « repaire » limousin a été défini par Auguste Petit comme un centre de seigneurie auxquel se rattachaient les cens, rentes, droits et devoirs relevant de celle-ci. Ces repaires se composaient d’une maison principale, aula -manoir ou château-autour de laquelle s’étendait un domaine formé des mêmes éléments que le lieu du prieuré (PETIT (A.), « La métairie perpétuelle en Limousin au XVe siècle », Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 1919, XLIII, p. 372).
11 On a déjà souvent souligné l’importance économique et le prestige de la vigne aussi bien auprès des paysans que des seigneurs et tout particulièrement des seigneurs ecclésiastiques.
12 MOREL (P.), art. cit., p. 18-19 ; Le Vigen, Hte Vienne, cant. et arr. Limoges.
13 A.D. Hte Vienne, 4E1, 1.
14 Le prieur de Saint-Léonard accorde le plus grand nombre de remises ouvertes de redevances. Il en existe aussi dans les registres notariaux des Bordas de Saint-Léonard. Quelques-unes encore à Solignac.
15 Ces remises « pour quelques années « ont-elles obligatoirement la même signification qu’au début de la crise ? Dans un contexte différent et dans lequel se multiplient les ravages, expérience aidant aussi, les seigneurs ne se gardent-ils pas plutôt ainsi la possibilité de prolonger leurs concessions si le besoin s’en fait sentir et non plus de les raccourcir ? Au-delà, on retrouve le même esprit de précaution.
16 L’indice de modération moyen est de 956.
17 La durée de vingt ans correspond à une réduction complexe accordée pour la reconstruction d’un mas de Bessines, en friche : pendant la première année, le nouveau tenancier ne paiera rien ; puis 12 s.t. pendant quatre ans, 40 s.t. pendant les quatre années suivantes avant d’en revenir aux 4 1.t traditionnelles (A.D. Hte Vienne 3G3).
18 Elles représentent le tiers du total.
19 D’autres réductions de quatorze, quinze et vingt-quatre ans.
20 Indices de modération de 1000, 1079, 1190, 1200.
21 Indice 1492.
22 MOREL (P.), art. cit., p. 8 ; « Limites... » p. 11-15.
23 Des modérations de rentes particulièrement généreuses après des remises définitives : le prieur de Saint-Léonard paraît suivre une politique plus libérale que celle des grands seigneurs ecclésiastiques limousins. Par obligation ou par générosité véritable ? Attitude individuelle ou politique propre aux petits seigneurs ? D’après les registres Bordas, d’autres seigneurs de Saint-Léonard ont suivi cet exemple.
24 « Limites... » p. 37-39.
25 A.D. Hte Vienne, 1H2.
26 Indice de modération moyen 755.
27 MOREL (P.), art. cit., p. 31 ; « Limites... » p. 39.
28 Indice de modération 470.
29 Exemple : restauration du mas du Bois Vert, dans la paroisse de Saint-Saturnin (A.D. Hte Vienne fonds des Cars, no provisoire 9715 f. 58).
30 A.D. Hte Vienne, fonds des Cars, no provisoire 8718 f. 8 vo.
31 B.N. manuscrit latin 9200.
32 A.D. Hte Vienne, 4E1, 1 f. 17 v (18 août 1371) ; f. 35 vo (21 septembre 1372) ; f. 41 vo (21 février 1373 n.s.).
33 Ibidem, f. 48 (16 avril 1376).
34 A.D. Hte Vienne, 4El, 2 f. 63 vo.
35 Ibidem, f. 70.
36 A D. Hte Vienne, 4E1. 3 f. 63 vo.
37 En revanche, des concessions aussi limitées sont-elles suffisantes, étant donné les difficultés de la reconstruction et le travail qu’elle implique, aux yeux des tenanciers ? N’ont-ils pas une nouvelle raison de partir chercher fortune ailleurs ? L’émigration des paysans limousins peut s’expliquer, aussi, par le manque d’ampleur des modérations qui leur sont proposées. La politique de rigueur des seigneurs peut, évidemment, se retourner contre leurs propres intérêts. Somme toute, un choix à courte vue.
38 ΡΕTIΤ (A.), art. cit., p. 366-367 ; TRICARD (J.), « Le métayage en Limousin à la fin du Moyen Age », Bulletin de l’Association française des historiens économistes, no 13, novembre 1980, p. 7.
39 PETIT (A.), art. cit., p. 388-389.
40 Idem, p. 382-383.
41 C’est l’argumentation de A. PETIT, art. cit., p. 371-372.
42 « Le métayage... » p. 9-10. Pourtant certaines familles de métayers installées au XVe siècle exploitent toujours leur métairie au siècle suivant. Parce que dans la réalité coutumière les changements se font moins facilement que dans les écrits ? (cf. PETIT (A.), art. cit., p. 397).
43 Près des deux tiers des contrats de métayage de la période 1400-1460 émanent de sources ecclésiastiques. Mais on sait que la documentation privilégie ce type de source.
44 PETIT (A.), éd. « Le métayage en Limousin du XIIIe au XVIe siècle, documents extraits des archives départementales de la Hte Vienne-, B.S.A.H.L., t. 71, 1924, p. 406-407.
45 Léonard Doynes, marchand de Saint-Léonard de Noblat entre alors en conflit avec son métayer de Dandalais (A.D. Hte Vienne 4E1, 4 f. 32) ; il a confié d’autres terres à Pierrre Parquet pour sept ans (PETIT (A.) éd., Le métayage... p. 178). Léonarde Berre, veuve d’un notaire, donne son « lieu – de Cieux en métayage pour dix-neuf ans. Le métayage fut ensuite transformé en fermage (A.D. Hte Vienne, D 699 bis, f. 87). Pierre Deschamps, marchand de Sereilhac, donne son mas de Champ Deynier en métayage pour neuf ans (Idem, 4E1 4 f. 32.
46 Le problème de la conversion des mesures anciennes a été étudié pour l’actuel département de la Haute-Vienne par TRICARD (J.) dans CHARBONNIER (P.) dir., _Les anciennes mesures locales dans le Massif Central d’après les tables de conversion, Clermont-Ferrand, 1990, p. 235-253 ; cf. pour la conversion des séterées en ares les tableaux p. 242-244.
47 MERLE (L.), la métairie et l’évolution agraire de la Gâtine poitevine de la fin du Moyen Age à la Révolution, Paris, 1958, p. 47-88.
48 Il y a cependant quelques exemples de métairies perpétuelles abandonnées au profit du système traditionnel du bail à cens perpétuel (PETIT (A.), art. cit., p. 407-408).
49 A.D. Hte Vienne, fonds des Cars n'provisoire E 4450 ; TOUMIEUX (Z.) Royère, Limoges, 1886, p. 270-274.
50 A.D. Hte Vienne, fonds des Allois no provisoire H 5496, f. 36.
51 TOUMIEUX (Z.), op. cit., p. 270.
52 A.D. Hte Vienne, D 1148 ; D 999 ; fonds de la Règle no provisoire H 9985 f. 1 ; 4 E 13 f. 7
53 Ibidem, D 1148 ; fonds de la Règle no provisoires H 9668, f. 35, H 9668 f. 34 et 120 vo ; fonds A. PETIT 10 F 37.
54 Plus de 60 % des métairies sont désormais données à métayage temporaire. La durée moyenne du métayage n’est plus que de dix-neuf ans, nettement inférieure à la durée moyenne dans la période 1440-1460.
55 A.D. Hte Vienne, 4 E 1, 29 f. 26 ; 4 E 13 F. 7 et f. 29 v ; fonds des Cars n’provisoire E 9764 f. 12 v ; fonds A. PETIT 10 F 37.
56 Cf. tableau des charges et bénéfices principaux du bailleur, « Le métayage... » p. 18, annexe I.
57 Dans la première moitié du XVIe siècle, 25 % des contrats sont passés par des « marchands et bourgeois », 29 % par des « habitants » des villes et des bourgs, 10 % par des hommes de loi. Leur nombre s’accroît avec les années (ibidem, p. 12).
58 A.D. Hte Vienne, fonds A. PETIT, 10 F 38.
59 « Le métayage... » p. 16 note 54.
60 Ibidem, tableau des charges, p. 18, annexe I.
61 Exemple : le métayer de Françoise de Juliers, veuve d’un marchand de Limoges, ne pourra « mestiver – sans le lui avoir fait savoir (P. Bourdery éd., Le Gay-Lussac, 2e année, 1er semestre, p. 34). Cf. aussi A. PETIT éd., « Le métayage... » p. 274 ; A.D. Hte Vienne 4 E 1, 21 f. 59, 4 E2, f. 41.
62 On a trouvé trace d’une seule indemnisation pour la période 1500-1550.
63 PETIT (A.) éd., « Le métayage... » p. 270, 274.
64 Ibidem, p. 111, 121, 134.
65 A.D. Hte Vienne, 4 E 1,3 f. 42 ; 4 E 1, 21 f. 42.
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