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Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne

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Otto Gerhard Oexle
, 
Jean-Claude Schmitt

Les tendances actuelles de l'histoire du Moyen Age en France Göttingen 1998

Trente ans d’histoire médiévale en France

Jean-Claude Schmitt et Dominique Iogna-Prat

Texte intégral

1Il y a tout juste un an, Otto-Gerhard Oexle nous introduisait à l’intelligence des « tendances récentes de l’histoire médiévale en Allemagne » en nous montrant avec finesse dans quelle mesure les médiévistes allemands d’aujourd’hui cherchent plus ou moins explicitement à renouer avec le grand « tournant » sociologique allemand du début du siècle – celui de Georg Simmel et de Max Weber notamment – contrecarré comme on sait par la « catastrophe » du nazisme et ses conséquences sur l’historiographie durant cette période et peut-être même au-delà. En France, la fécondité de la pensée d’un Marc Bloch ou d’un Maurice Halbwachs a pu s’inscrire au contraire dans la continuité de la rupture épistémologique initiée à l’aube du XXe siècle par Emile Durkheim. Nous n’y reviendrons pas, afin de parler davantage de la situation française aux époques les plus récentes. A cet égard, commençons par un double constat :

  1. Celui du développement évident des acquis liés de manière emblématique à la fondation des Annales en 1929 et au nom de Marc Bloch. On prendra garde, néanmoins, de ne pas masquer, avec l’arbre des Annales, la forêt de courants contemporains de Marc Bloch, qui ont parfois cohabité avec l’histoire-problème des Annales mais qui ont aussi connu leur dynamique propre. Contentons-nous, à ce propos, de deux références. La première est celle de l’anthropologie religieuse chère à Alphonse Dupront qui, par l’intermédiaire de Paul Alphandéry et surtout d’Henri Berr, s’alimente au projet défini par Émile Boutroux, dans le dernier tiers du XIXe siècle, d’une synthèse opérée par la philosophie, fédératrice de tous les savoirs sur l’homme et la société et promotrice d’une psychologie métaphysique propre à explorer les profondeurs collectives. La seconde référence est celle de l’histoire des institutions ecclésiastiques, objet de frictions répétées entre Marc Bloch et Augustin Fliche, mais qui n’en traverse pas moins, à son petit train de sénateur, toute l’historiographie française du XXe siècle, tournant superbement le dos aux sciences sociales.
  2. Le développement s’opérant à partir des Annales est inégal, irrégulier, contradictoire et ne cesse, aujourd’hui plus que jamais peut-être, de chercher sa voie. C’est sur cet aspect des choses que nous insisterons. Non en dressant un catalogue de toutes les publications des médiévistes français dans les années, ce qui serait fastidieux et d’ailleurs impossible à faire, mais en tirant profit de l’habitude prise, tout particulièrement par les historiens français, médiévistes ou non, de dresser eux-mêmes un bilan, de temps à autres, de leurs perspectives de travail et du renouvellement de leurs problématiques.

I. Cinq jalons pour une historiographie (1961-1996)

21. En 1961 paraissait un volume collectif de « l’Encyclopédie de la Pléiade », L’histoire et ses méthodes, dirigé par Charles Samaran, membre de l’Institut, Directeur général honoraire des Archives de France. L’objet du livre dépasse le Moyen Age, bien que les médiévistes et parmi eux de nombreux « chartistes » soient largement présents parmi les auteurs. Rien dans le livre (préparé évidemment de longue date) ne renvoie l’écho des turbulences qu’évoque son millésime ! La philosophie sous-jacente est marquée par le personnalisme généreux d’Henri-Irénée Marrou, à qui ont été confiés l’introduction (« Qu’est-ce que l’histoire ? ») et le chapitre final (« Comment comprendre le métier d’historien ? »). Pour l’essentiel, les autres articles concernent les « témoignages », la « critique des documents », voire tout bonnement les « sources » et leurs lieux de conservation (archives, bibliothèques...). La qualité de l’érudition des auteurs n’est pas en cause. Mais que ce livre a vieilli ! Par exemple, l’archéologie médiévale, évoquée par Jean Hubert, est avant tout, comme au XIXe siècle, monumentale et liée à l’histoire de l’art, et elle ignore tout des avancées techniques et méthodologiques qu’illustrent déjà, dans les mêmes années, les fouilles polonaises ou anglaises, sans parler des propositions théoriques toutes nouvelles d’un Jean-Claude Gardin. Autre exemple, la sigillographie (Y. Metman) ne fait aucune place aux aspects symboliques des sceaux qui nous semblent aujourd’hui tellement liés à la fonction politique de ces objets. Un thème et un nom, dans cet ensemble, détonent : « Histoire des mentalités », par Georges Duby. Celui-ci s’inscrit explicitement dans la ligne de Lucien Febvre et Marc Bloch (le vocabulaire est révélateur : « outillage mental » par exemple), insiste avec Fernand Braudel sur les rythmes temporels distincts des phénomènes étudiés et sur les différences d’échelles dans l’observation des groupes sociaux (il prononce même le mot « micro-histoire » qui peut sembler aujourd’hui prémonitoire). Le cadre général serait le projet d’une « psychologie sociale », contre les illusions et les anachronismes d’une psychologie historique des individus. Mais n’avons-nous pas aujourd’hui une moindre confiance dans cette « psychologie historique » qui ne semble pas avoir tenu toutes ses promesses ? L’édition monumentale et toute récente de l’œuvre d’Alphonse Dupront – on en reparlera – ne parvient pas à nous convaincre que cette voie-là était la bonne. En revanche, de nouvelles perspectives se sont ouvertes depuis en faveur, sinon d’une véritable psychologie historique individuelle, du moins d’une réflexion historique sur le genre biographique et sur la mise en scène littéraire, rituelle, imagée, des individus les plus notoires. Ainsi Jacques Le Goff, se penchant sur le cas privilégié de saint Louis, a-t-il montré comment contourner l’obstacle des conventions textuelles, des lieux communs et des modèles de comportement : le saint roi a fait siens de tels modèles au point de les incarner et de bâtir sur eux son mode d’exister.

32. C’est un tout autre ton que donnent, en 1974, les trois volume de Faire de l’histoire, dirigés par Jacques Le Goff et Pierre Nora. Dans un contexte intellectuel marqué par « l’archéologie du savoir » qu’explore alors le philosophe Michel Foucault, le propos est résolument épistémologique, à travers l’articulation de trois ensembles : « Nouveaux problèmes », « Nouvelles approches », « Nouveaux objets ». Deux médiévistes seulement représentent leur spécialité : Georges Duby, dans le premier volume, pour « Histoire sociale et idéologie des sociétés », et Jacques Le Goff dans le dernier volume pour « Les mentalités ; une histoire ambiguë ». D’entrée de jeu, le tournant est clair et il ne se démentira plus dans l’orientation des médiévistes jusqu’à aujourd’hui : l’histoire sociale doit se comprendre d’abord à travers le prisme de « l’idéologie », ce qui est bien conforme à l’enseignement de Marc Bloch (« La féodalité : une mentalité » écrira aussi et dans la même veine Georges Duby) ; quant à « l’histoire des mentalités », elle s’évade sous la plume gourmande de Jacques Le Goff du cantonnement dans la « psychologie sociale » que proposait Georges Duby. Pour autant, plus elle se veut conquérante, plus sa définition devient problématique, « ambiguë » ; n’est-ce pas de ce vague notionnel qu’elle tire sa fécondité et son succès, mais ses risques aussi ? Même redéfinie comme histoire des représentations, la moindre des ambiguïtés des mentalités n’est pas d’avoir permis l’affirmation dans les années 1990 d’une histoire culturelle refermée sur elle-même et le ravaudage d’une vieille histoire de l’Église, requalifiée de « religieuse », comme si les notions atomisées de « culture » et de « religion » pouvaient être opérantes dans l’étude de la société holiste du Moyen Age.

4La voie semble ainsi toute tracée, non seulement par Georges Duby et Jacques Le Goff, les deux médiévistes qui vont le plus marquer leur génération et celle de leurs élèves, mais par l’ensemble des auteurs qui ont élaboré le cadre épistémologique de ces trois volumes. « L’histoire-problème » dispose désormais d’un vrai programme, pour la première fois depuis l’Apologie de Marc Bloch et cette fois avec bien plus de précision. Ses interrogations sur elle-même, loin des certitudes de L’histoire et ses méthodes, sont marquées, avec Michel de Certeau, Paul Veyne ou Nathan Wachtel, du sceau du doute critique. Parmi les « nouvelles approches », Alain Schnapp et la « nouvelle archéologie » semblent plus éloignés de Jean Hubert que celui-ci de Jules Quicherat ! Avec André Burguière, la démographie se transforme en une histoire des structures de parenté. Le volume sur les « Nouveaux objets » montre d’autres émergences encore, promises, comme « les mentalités », à un bel avenir historiographique, y compris chez les médiévistes : ainsi pour « les mythes » (Marcel Detienne), « le corps » (Jean-Pierre Peter et Jacques Revel) ou même « les jeunes » (Pierre Vidal Naquet). Le plus étonnant, dans ce beau et vaste programme, est une absence, qui avec le recul nous saute aujourd’hui aux yeux : celle de « l’anthropologie historique », même si elle est présente de fait dans plusieurs contributions et si un des auteurs, Nathan Wachtel, spécialiste de l’acculturation andine, est autant anthropologue qu’historien. Cette absence est d’autant plus frappante que dans les mêmes années, à partir de 1975, « l’anthropologie historique » apparaît de plus en plus comme le terme de ralliement des historiens qui entendent se pencher sur des objets réputés être ceux des ethnologues (les traditions narratives et la question de l’oralité, la « culture populaire » et le « folklore », les légendes et les mythes, le corps et les gestes, la parenté, etc.) et user dans leur démarche des méthodes, en premier lieu l’analyse structurale, mises au point par les anthropologues. L’émergence de « l’anthropologie historique » répond à la revendication de plus en plus pressante de 1’« interdisciplinarité ». Celle-ci a conduit d’abord à des tentatives de rapprochement avec la sociologie : au début des années 70, l’expression « sociologie historique » est proposée ici ou là, mais elle ne rencontre pas le succès de l’« anthropologie historique » ou de 1’« ethnohistoire ». De ce point de vue, on ne manquera pas de souligner l’absence réelle de réception de l’essai de Paul Veyne sur Le pain et le cirque (1976), riche des leçons de Raymond Aron et faisant suite à l’importante réflexion épistémologique nourrie de Max Weber, Comment on écrit l’histoire (1971) ; Le pain et le cirque avait pourtant tout, a priori, pour retenir l’attention des médiévistes soucieux de comprendre les infléchissements s’opérant entre l’évergétisme antique et les libéralités obligatoires du Moyen Age. Tout aussi surprenante est la faiblesse des échanges avec Pierre Bourdieu. Aux historiens, les ethnologues, mieux que les sociologues, paraissent apporter l’appréhension plus concrète d’objets, d’un vécu, d’un type traditionnel de relations sociales qui les rend immédiatement utilisables par eux. C’est pourquoi, comme si le domaine envisagé n’était pas assez vaste encore, « l’anthropologie historique » devint rapidement une manière de prolonger à nouveaux frais et d’englober l’« histoire des mentalités », voire de lui substituer une étiquette d’apparence moins ambiguë et plus rigoureuse.

  • 1 A. Besançon, « De Gibbon à Freud et retour », dans Georges Duby, L’Arc, 72 (1978), p. 4-8.

53. Ainsi n’aura-t-il fallu que peu d’années pour prendre le tournant : dès la parution en 1978 d’un nouvel ouvrage collectif au titre encore plus ambitieux, La Nouvelle Histoire, dirigé par Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, 1’« anthropologie historique » est bien présente parmi les articles de fond (celui-ci est confié à André Burguière), à rang égal avec « l’histoire nouvelle » (Jacques Le Goff), « l’histoire de la longue durée » (Michel Vovelle), « l’histoire des mentalités » (Philippe Ariès), « l’histoire imaginaire » (Evelyne Patlagean). Ce dernier titre oblige à mentionner, serait-ce sous forme d’allusion, l’influence souterraine et le plus souvent non critique que la psychanalyse, spécialement celle de Jacques Lacan et de ses épigones, en position largement dominante dans les années 1970-1980, a pu exercer sur l’histoire en général et l’histoire médiévale en particulier. « Imaginaire », « symbolique », « inconscient » connaissent alors de beaux jours sous la plume des médiévistes, spécialement des littéraires – qu’on songe aux travaux de Charles Méla ou d’Henri Rey-Flaud. Puis l’engouement collectif pour l’inconscient et l’histoire du moi tourne court avec la disparition de Michel de Certeau et lorsque Alain Besançon décide, dans un volume de mélanges consacré à Georges Duby, de prendre sa retraite d’historien psychanalyste1. Quoi qu’il en soit, la faculté qu’ont alors les historiens français de multiplier, sous de tels titres, des angles de vue et des éclairages qui nécessairement se recoupent n’a-t-elle pas de quoi surprendre les historiens des pays voisins ? Force est de reconnaître par exemple qu’aucun ouvrage ne paraît en Allemagne dans les mêmes années (faut-il évoquer les Lebensformen d’Arno Borst ?) qui soit comparable à Faire de l’histoire ou à La Nouvelle Histoire : ni par le caractère collectif de ces entreprises, ni par l’ambition conceptuelle et méthodologique qui les guide, ni surtout peut-être par ce foisonnement joyeux de mots d’ordre et d’idées.

  • 2 Réédition en 2001, Paris, Publications de la Sorbonne.

64. Le titre suivant que nous avons retenu concerne exclusivement l’histoire médiévale. L’ouvrage concerné n’a pas les ambitions intellectuelles des précédents. Non qu’on puisse a priori le soupçonner d’un reflux historiographique. Mais il est issu d’un autre milieu et surtout il appartient à un autre genre de publication : il s’agit explicitement d’un bilan, dressé à l’initiative de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, à l’occasion de son vingtième anniversaire (elle a été fondée en 1969 sous l’impulsion d’Edouard Perroy). Cet ouvrage, L’histoire médiévale en France. Bilan et perspective a paru en 1991 avec une préface de Georges Duby. En 1992, il est complété par une Bibliographie de l’histoire médiévale en France (1965-1990)2, réunie par Michel Balard, alors Président de la Société des Médiévistes. Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, cette bibliographie commentée ne comprend pas moins de 7 431 titres, ce qui témoigne, même imparfaitement, du travail accompli en vingt ans par une « corporation » de médiévistes en pleine expansion démographique. Intentionnellement, ces deux publications complémentaires revêtent un caractère d’inventaire et parfois même de catalogue. Mais autant que par le détail des contributions qui le composent, L’histoire médiévale en France est instructif par l’économie de ses chapitres.

7On y voit d’abord le refus des cloisonnements artificiels et l’inclusion dans le « territoire de l’historien » de « l’histoire littéraire », de « l’archéologie médiévale », de « l’histoire de l’art et iconographie ». Ici, les historiens allemands pourraient s’étonner, en revanche, d’une absence : celle de la théologie largement ignorée pour des raisons historiques (1789 ; la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905...) par l’historiographie française. Sans doute un tel bilan se prête-t-il à des affirmations pluridisciplinaires et même interdisciplinaires trop souvent démenties par la pratique réelle des historiens ; dans le cas présent et même si la Société des Historiens Médiévistes elle-même recrute peu sur les marges du milieu historien au sens strict du terme, il est indéniable que les médiévistes français ont en général une conception ouverte de leur discipline qui les rend assez familiers, notamment, de la « littérature » et de « l’art » des périodes qu’ils étudient. Certes, la dynamique des rapports établis par les historiens avec l’une et l’autre est plus ou moins féconde ; on ne saurait méconnaître, en particulier, le fait que les historiens les plus audacieux en matière d’étude de la fonction sociale des images se sont longtemps vu opposer un silence lourd d’incompréhensions de la part d’historiens de l’art enfermés dans l’étude des formes chère à Henri Focillon.

8Une deuxième observation concerne l’espace et la multiplicité des aires géographiques sur lesquelles, en dehors de la France, travaillent les médiévistes français : non seulement l’Italie et l’Espagne, ce qui est de tradition, mais « Byzance, l’Orient chrétien et le monde turc », « le monde arabo-musulman » ou encore « l’Afrique » sont pris en compte. Deux tendances contradictoires n’ont fait depuis ce bilan que se confirmer : l’augmentation sensible des travaux portant sur l’Empire (le rôle conjoint de la Mission historique française en Allemagne et du Max-Planck Institut für Geschichte n’a pas peu fait dans cette évolution favorable depuis vingt-cinq ans) et au contraire, malheureusement, le faible investissement dans les études sur l’Angleterre (l’absence de « Mission » à Londres, Oxford ou Cambridge comparable à celle de Göttingen expliquant certainement pour une grande part une lacune aussi criante).

  • 3 Rapport de M. Vovelle, p. 253-274, spéc. p. 257.

9Si l’on considère maintenant davantage le contenu intellectuel de ce bilan, il est intéressant de noter des tentatives de compromis entre, si l’on veut, l’ancien et le moderne, les études plus traditionnelles d’inspiration, avec par exemple les préoccupations plus institutionnelles de 1’« Histoire de l’Église » (Marcel Pacaut et Bernard Guillemain) voisinant avec une histoire des pratiques et des croyances qui fait aussi une place plus large aux laïcs et qui s’affiche sous le titre révélateur « Histoire des mentalités religieuses » (André Vauchez). Par son seul titre, un chapitre montre également les avancées récentes d’un autre front : celui de 1’« histoire politique », qui n’est plus considérée du point de vue de l’histoire événementielle ni même principalement institutionnelle, mais de celui de la construction de « l’espace français » (Françoise Autrand, Dominique Barthélemy, Philippe Contamine). Ce n’est pas sans raison, on le voit bien, qu’Adriaan Verhulst, prié au terme de l’ouvrage de porter un jugement sur la médiévistique française vue de Belgique, note que le trait le plus remarquable en est l’envahissement de tout le champ de l’histoire médiévale par « l’histoire sociale »-une tendance que soulignait déjà la section consacrée aux « disciplines historiques » du rapport général coordonné par Maurice Godelier, Les sciences de l’homme et de la société en France. Analyse et propositions pour une politique nouvelle (1982)3. Faudrait-il le déplorer ? Comment, pour les héritiers directs de Marc Bloch (même à la deuxième ou à la troisième génération), l’histoire pourrait-elle ne pas être conçue pleinement comme une « histoire sociale » ?

10Cependant le point d’orgue de tout le volume est sans doute fourni par le chapitre central consacré à « Anthropologie et histoire » (Jacques Berlioz et Jacques Le Goff). Sans doute fait-il la part belle à certains thèmes, tels les structures de parenté, le corps, les systèmes de représentation emblématiques de l’anthropologie historique. Mais au-delà de tels choix, on ne s’avancera pas beaucoup en disant qu’à des titres divers et en donnant peut-être aux mots des sens variables, la plupart des médiévistes français accepteraient aujourd’hui de se placer sous cette bannière. D’autant mieux que les auteurs du chapitre s’attachent pour finir à dégager « de larges perspectives de recherche » en montrant comment 1’« anthropologie historique » est à même de renouveler jusqu’à « l’histoire politique et économique » du Moyen Age.

11Une dernière remarque concerne ce qui s’appelait traditionnellement les « sciences auxiliaires de l’histoire », dont la place était écrasante dans le volume L’histoire et ses méthodes de 1961. Deux chapitres et seulement à la fin de l’ouvrage leur sont consacrés en 1991. Mais n’en concluons pas qu’elles sont négligées, bien au contraire. D’une part, l’un de ces deux chapitres concerne « Vingt ans d’informatique en histoire médiévale » (Lucie Fossier) : point n’est besoin d’en souligner l’absolue nouveauté, même si cette nouveauté propre à bouleverser en profondeur les méthodes de travail, qu’il s’agisse de statistique, d’histoire des mesures ou du traitement automatique du lexique, tarde encore à susciter les réflexions heuristiques ouvrant sur un véritable new age de la médiévistique. D’autre part, le chapitre « Science auxiliaire de l’histoire médiévale », loin de répéter, comme c’était le cas en 1961 encore, le credo chartiste du XIXe siècle, illustre au contraire l’extraordinaire cure de rajeunissement que connaît aujourd’hui l’érudition dans ce qu’elle a de plus fondamental, au contact direct des textes – archives, manuscrits, épigraphie – et des objets – sceaux, monnaies, blasons », etc. S’il est un domaine que « l’anthropologie historique » a aidé à se renouveler, c’est bien celui-ci, en invitant à mieux réfléchir sur les usages de ces objets, sur leurs significations et leur efficacité symboliques, voire sur l’investissement affectif qu’ils appelaient et sans lequel leur fonctionnement demeure incompréhensible. Cette évolution de l’érudition n’a pas échappé à Georges Duby, qui, dans sa préface, note brièvement deux autres motifs de satisfaction. Le premier tient, selon lui, à l’intérêt croissant porté par les médiévistes français à « l’historiographie du Moyen Age » – entendons : à la manière dont les lettrés du Moyen Age ont conçu et écrit l’histoire. Certes, mais il est à craindre que notre propre historiographie retienne moins notre attention : les historiens allemands témoignent sans nul doute d’un plus grand souci historiographique que leurs collègues français, trop souvent amnésiques dans leur propre discipline. D’autre part, Georges Duby souligne les progrès de l’archéologie, dont le renouvellement des méthodes, joints à l’essor quantitatif des fouilles (trop souvent malheureusement, en France comme en Allemagne, dans l’urgence du sauvetage), ont mis à la disposition des historiens un matériel et des problèmes entièrement neufs, notamment en ce qui concerne l’occupation du sol et l’appropriation de l’espace. Ce n’est pas par hasard si ce thème a été lui aussi retenu pour notre présente rencontre.

125. Qu’on nous permette d’évoquer un dernier jalon, le plus récent : celui qu’ont dressé en janvier-juin 1996 les Cahiers de Civilisation Médiévale sous le titre « La recherche sur le Moyen Age à l’aube du vingt-et-unième siècle ». L’initiative est venue cette fois d’une revue scientifique, sans prendre la forme d’un ouvrage collectif, ce qui témoigne aussi de la part prise par les revues au débat épistémologique et méthodologique, qu’il s’agisse de revues relativement anciennes comme celle-ci, voir plus généralistes encore. Dans ce dernier cas, il importe de signaler trois exemples : le « tournant critique » qui a vu la transformation, en 1989, des Annales Économies, Sociétés, Civilisations en Annales, Histoire, Sciences sociales (les intitulés et surtout l’apparition, au singulier, d’« histoire » parlent d’eux-mêmes) ; on reparlera aussi de l’émergence de revues plus jeunes comme Médiévales qui, fondée en 1982, en est à son trente-neuvième numéro et s’interroge avec constance, sous forme de thématiques transversales, sur le « mode d’emploi » de la médiévistique (pour reprendre le titre du numéro 7 de l’automne 1984) ; enfin, on ne saurait assez insister sur l’importance des revues accompagnant le tournant méthodologique lié aux nouveaux outils informatiques : Le médiéviste et l’ordinateur et Histoire et mesure. Pour leur part, fidèles à leur programme, les Cahiers de Civilisation médiévale ont voulu dresser un bilan dans tous les champs qu’explorent cette revue et le Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation médiévale de Poitiers qui la publie : non seulement l’histoire médiévale stricto sensu (Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt), mais aussi la littérature médiévale (Michel Zink), l’histoire de l’art (Marcel Durliat), la musicologie (Michel Huglo), l’histoire de la philosophie médiévale (Jean Jolivet), l’histoire des sciences (Danielle Jacquart). Sans doute faut-il parler ici de « pluridisciplinarité » plus que d’« interdisciplinarité », d’une juxtaposition des champs et des démarches plus que de leur intégration ; du moins existe la possibilité de cette dernière dans un Centre qui, à cet égard, et malgré son caractère d’exception dans le paysage universitaire français, présente une ouverture qu’ignorent les Instituts plus spécialisés (Histoire, Histoire de l’art, etc.) des universités allemandes.

13De la première de ces six contributions, intitulée « L’histoire médiévale », on retiendra d’abord le constat, déjà signalé, d’un « retour au document », d’une réflexion plus riche sur l’interdépendance de la forme et du sens, d’un élargissement du « gibier » de l’historien en direction de la littérature, de l’archéologie, des images, dont nous aurons à reparler. Puis le souci largement partagé de dégager et d’analyser des « structures », non des « faits » ou des « niveaux », mais des relations et des « polarités » : même si cette orientation n’est évidemment pas propre aux historiens français, il est indéniable que dans leur cas l’influence du structuralisme et les progrès de « l’anthropologie historique » ont joué un rôle déterminant. Cette dernière fait ensuite l’objet d’une tentative de définition en contrepoint et dans le prolongement de « l’histoire des mentalités ». D’où l’énumération d’un programme de recherche, largement entamé depuis quelques années et dont plusieurs points seront effectivement développés ici : recherches sur l’espace et le temps, le corps, la mémoire et les « usages du passé », le politique et le pouvoir, les formations juridiques et normatives. D’autres questions, en apparence mieux connues, sont revisitées autrement : l’histoire intellectuelle et la linguistique historique, l’histoire des campagnes et celle des villes, moins cloisonnées que par le passé ; l’histoire des marginaux et des exclus ; l’histoire des rapports entre les sexes et celle des classes d’âge, etc. Ce bilan s’achève par une réflexion critique sur les conditions de la formation et de la recherche des historiens français, dont la spécificité et les difficultés sont soulignées à la lumière d’une comparaison avec les autres pays, notamment l’Allemagne. Les deux auteurs n’ont pas caché le caractère subjectif de leur point de vue, qui est nourri de leurs propres expériences. La réplique immédiate de Dominique Barthélemy publiée dans la même revue (octobre-décembre 1996) sous le titre « Inquiétudes », et à sa suite la « Mise au point » des auteurs, montrent le caractère sensible de certaines questions : celle des rapports entre la « Nouvelle Histoire » et 1’« histoire positiviste » du XIXe siècle ou, dans un tout autre ordre de réalités, celle du rôle joué par le concours de l’agrégation dans le recrutement des enseignants-chercheurs. Sur le premier point, il nous semble qu’on ne peut pas seulement juger 1’« école positiviste » à l’aune de son érudition, qui était grande, et de son sens « critique », qui était aigu. Nous lui en avons rendu justice en évoquant ce qui fut peut-être son dernier « monument » : L’histoire et ses méthodes. Ce qui est en cause est beaucoup plus la conception de la dynamique d’une société comme celle du Moyen Age et les décloisonnements proposés par 1’« anthropologie historique » : sur tous ces points, les approches actuelles marquent des avancées indéniables, même si elles sont appelées à céder tôt ou tard la place à de nouveaux concepts historiographiques. Mais surtout il faut rappeler l’importance de la rupture heuristique du début du siècle : qu’on le veuille ou non, le « positivisme » et ses certitudes théoriques ont été condamnés par la conception relativiste du savoir scientifique qui s’imposa alors et qui nourrit aujourd’hui encore notre réflexion. Quant au second point, celui de la formation et du recrutement, si important pour le renouvellement et l’avenir des écoles historiographiques, il est clair qu’il sera de plus en plus affecté par la construction européenne qui obligera à tenir compte toujours plus de la diversité des origines et des formations des chercheurs. Du reste, c’est déjà le cas en France où nombre de jeunes médiévistes allemands, belges, espagnols, hongrois ou italiens ont trouvé des postes à l’Université, sans parler du CNRS où les recrutements d’étrangers sont de tradition.

II. Quelques nouveaux chantiers

14Comment avons-nous choisi les thèmes qui vous seront présentés durant ces deux journées ? Il était exclu de reprendre les mêmes que l’an dernier à Sèvres, puisque les rapports des collègues allemands ont permis à leurs correspondants français de faire des comparaisons et d’évoquer des travaux plus ou moins similaires et menés en France. Nous ne parlerons donc pas pour elles-mêmes des recherches françaises portant sur la memoria, l’écrit et l’oral, la religion et la liturgie, ni sur celles qui concernent les rituels et les institutions, la souveraineté royale, les palais et résidences. Mais il va sans dire que nous les rencontrerons en parcourant les chantiers que nous avons choisi de privilégier aujourd’hui. Ajoutons que si la plupart des thèmes qui viennent d’être mentionnés – spécialement la memoria et l’écrit et l’oral (la Schriftlichkeit que le français a tant de peine à traduire) – ont pu se développer en France, c’est largement dans la dynamique des échanges avec l’historiographie allemande ; nos rencontres, celle de Sèvres et celle d’aujourd’hui, sont d’abord nourries de pareils allers et retours.

15La liste que nous en proposons est, en partie au moins, d’une nature différente de celle qui a été proposée l’an dernier et cette différence est sans doute révélatrice d’une certaine spécificité de notre historiographie et de nos pratiques d’historiens : nous ne désignons pas seulement des « objets » (comme c’était le cas par exemple avec « Palais et résidences »), pas non plus des « thèmes » de recherche (comme « la souveraineté royale » ou la memoria), mais nous essayons plutôt de proposer des « problèmes » qui traversent des champs de recherche plus complexes, des ordres de réalité plus variés, et qui servent de ce fait de points de ralliement à des historiens ayant des spécialités diverses.

16Les rapports seront, par commodité, présentés par une seule personne. Celle-ci ne parlera pas qu’en son nom propre, mais à chaque fois au nom d’un petit groupe informel d’historiennes et d’historiens qui se connaissent bien, qui depuis longtemps discutent et échangent informations et questionnements. Ces groupes sont à l’image de nombreux séminaires, tables rondes et groupes de réflexion où souvent s’élabore la recherche la plus vivante. Les problèmes retenus pour ces présentations illustrent les grandes évolutions que nous venons de dessiner :

171. Ceux qui seront évoqués en premier lieu s’inscrivent dans le droit fil du développement de 1’« anthropologie historique ». « Familles et parentés » (avec l’emploi dans le titre d’un double pluriel) permettra de faire le point sur le devenir d’un dialogue franco-allemand déjà ancien : chacun se souvient du colloque organisé à Paris en 1974 par Georges Duby et Jacques Le Goff, avec une riche participation allemande (Karl Schmid, Karl Ferdinand Werner, Karl Hauck, etc.) et avec, déjà, le titre Famille et parenté dans l’Occident médiéval (École française de Rome, 1977), mais énoncé alors, notons-le, au singulier. Mais il y a plus. S’il est un problème qui relève de 1’« anthropologie historique », c’est bien celui-là : sans les anthropologues, sans l’œuvre majeure, particulièrement pour les Français, de Claude Levi-Strauss, n’en serions-nous pas aujourd’hui encore, au mieux, à une « histoire de famille » essentiellement démographique, ou à une « histoire du sentiment familial » à la manière de Philippe Ariès ? 11 reviendra aux responsables de ce groupe de nous dire ce qui a changé en vingt-cinq ans dans la manière d’analyser historiquement les structures de parenté et leur représentation, d’en mieux comprendre la complexité, la place essentielle de la parenté symbolique, les fonctions de toutes les formes de parenté – les parentés au pluriel – dans le fonctionnement de la société médiévale.

  • 4 Dans son œuvre abondante, tout au long des années 1970-1990, on se contentera de citer le premier (...)

18Avec les « normes », nous aborderons un chantier en apparence plus ancien et traditionnel – celui de « l’histoire du droit »-, mais en réalité à la faveur d’un renouvellement qui commence à peine. Il n’est pas propre à la France et, ayant entendu nos propositions, vous nous direz ce qu’il en est en Allemagne. Les médiévistes français ont en ce domaine une lourde dette à l’égard de la Legal history américaine qui, avec Stephen White par exemple, a été pionnière en ce domaine. Bien que trop souvent refermée sur elle-même, l’histoire du droit a ou a eu son importance dans l’étude du Moyen Age en France (qu’il suffise de rappeler les noms de Gabriel le Bras, de Jean-François Lemarignier, de Jean Gaudemet parmi d’autres). Mais il s’agit aujourd’hui de plus que cela : d’une réflexion sur les régimes de « juridicité » (avec Pierre Legendre4) sur les complicités multiples entre théologie et droit (avec à la clef une plus juste appréciation du rôle central du droit canon), sur la diffusion de toutes sortes de normes, leur réception, les compromis auxquels leur adoption a donné lieu, leur mise en scène, leurs images et même leur dimension fantasmatique (qu’on pense aux procès de sorcellerie ou à la sodomie), au cœur du fonctionnement du corps social et de l’exercice du pouvoir.

192. Les deux sessions suivantes voudraient prendre acte du développement de l’archéologie médiévale (initié sur des bases toutes nouvelles dans les années 1950-60 par Michel de Boüard) et des études sur la « civilisation matérielle » – l’expression est de Fernand Braudel –, dont Jean-Marie Pesez, qui vient de disparaître, s’est attaché avec d’autres (des historiens et archéologues médiévistes français, mais aussi italiens et polonais) à réaliser le programme au bénéfice d’une meilleure connaissance de l’histoire sociale du Moyen Age. En retenant ces thèmes, que le colloque de Sèvres n’a évoqués que sous l’angle de l’étude des palais et résidences, nous voulons faire connaître des chantiers de fouille et surtout des problématiques qui ont connu un essor considérable ces dernières années et dont les conséquences sur notre connaissance de l’histoire générale du Moyen Age devraient être très importantes.

20« L’espace » d’abord. Nous tirons toujours profit de la traditionnelle complicité, en France, de la géographie et de l’histoire. Georges Duby avait coutume de dire que c’est à vélo qu’il a conçu sa thèse sur le Mâconnais et la grande thèse de Pierre Toubert s’ouvre à la manière du célèbre « Tableau » de Vidal de la Blache. Pour la plupart titulaires du concours de l’agrégation, nous avons été formés à l’enseignement conjoint de l’histoire et de la géographie. Ainsi historiens et archéologues font de plus en plus souvent terrain commun, travaillant ensemble pour mieux explorer tous les documents textuels et matériels disponibles, les formes d’occupation du sol, les contraintes écologiques et techniques qui pèsent sur elle – citons à ce propos les études pionnières de Robert Delort –, les enjeux de pouvoir qu’elles révèlent, les finalités idéologiques qui les ont guidées : qu’en est-il de la naissance du village, si caractéristique des paysages ruraux européens jusqu’à aujourd’hui ? Où en est la problématique de l’incastellamento (Pierre Toubert) ou de « l’encellulement » (Robert Fossier) ? Quelles furent les échelles relatives – locale, régionale, universelle – de la « spatialisation du sacré », de la mise en place du réseau des paroisses et des lieux de pèlerinage ?

21« Production, travail, consommation » illustrent aussi, mais sous un autre angle, la nécessité de faire dialoguer l’archéologie et l’histoire sociale et de faire servir l’histoire des techniques à une histoire sociale plus riche : à la fois vers l’amont de la production, en prenant en compte toutes les relations sociales et les formes d’organisation du travail et, vers l’aval, en insistant sur les véritables moteurs de la production et de l’innovation que sont la demande et la consommation, elles-mêmes déterminées par les structures sociales.

  • 5 Voir C. Amado, « Genèse d’une réflexion sur les femmes aux XIe et XIIe siècles. Le thème dans l’œu (...)

223. Notre dernière demi-journée s’attachera à deux ensembles de problèmes qui, touchant à « l’histoire des représentations », sont sans doute plus liés qu’on pourrait le penser au premier abord. Avec « la différence des sexes », on évoquera l’écho (et ses limites) de « l’histoire des femmes », comprise comme un champ de recherche dont Georges Duby a été, en France, l’un des premiers fédérateurs, et aussi comme une vaste aventure éditoriale (1990-1991) lancée en Italie mais réalisée intellectuellement en France et dont l’influence dans un nombre considérable d’autres pays (par exemple l’Allemagne, dont il faudra à cet égard apprécier le parcours propre) continue de se faire sentir. Mais s’il était légitime de braquer les projecteurs sur les femmes, la vraie question n’est-elle pas celle du gender, des femmes et des hommes dans leurs relations multiples, donc aussi des hommes en tant que, justement, ils ne sont pas des femmes, ou encore des valeurs de la masculinité en tant qu’elles se définissent par rapport à celles de la féminité ? A travers l’histoire de la “sexuation”, c’est au fond toute la question des « systèmes de valeur » sociaux qu’il s’agit d’explorer et de reconstituer, comme a pu le dire Georges Duby5.

23« Images, symbolique, imaginaire » sera une autre manière de transgresser des frontières, d’abord celles entre histoire et histoire de l’art, en évoquant un ensemble de recherches qui ont, au sens propre, modifié le regard de l’historien médiéviste, l’ont rendu plus familier de l’univers visuel du Moyen Age, des formes et des couleurs dans lesquelles vivaient les hommes de ce temps et l’ont amené à repenser les significations et les usages d’objets – les sceaux, les monnaies, les blasons – qui étaient d’abord des images. Par ces exemples, comme par bien d’autres qu’on pourra choisir dans les miniatures des manuscrits ou les peintures murales des églises, on voit à l’évidence que les images ne se laissent pas séparer de l’imaginaire : le Moyen Age désignait par un même mot, imago, les images matérielles et celles, immatérielles, de la mémoire, du rêve et de l’attente exaltée ou terrifiée d’un autre monde...

  • 6 J.-Ph. Genet, « L’Etat moderne : un modèle opératoire ? », dans Genèse de l’Etat moderne. Bilans e (...)
  • 7 Sur ce point, voir P. Freedman, G. Spiegel, « Medievalisms Old and New : The Rediscovery of Alteri (...)
  • 8 Visions sur le développement des Etats européens. Théories et historiographies de l’Etat moderne. (...)
  • 9 J.-Ph. Genet, « L’Etat moderne » (cit. n. 6), p. 274 ; voir également L’individu dans la théorie p (...)
  • 10 Sur ce point, voir P. Boucheron, « L’historien et son autre : remarques sur la saisie de l’individ (...)

24En justifiant ainsi nos choix, en traçant sommairement quelques voies pour des débats, nous sommes bien conscients de tout ce que nous sommes contraints de négliger faute de temps. D’autres enquêtes collectives, d’autres objets de polémiques, qui ont, ces dernières années, marqué de leur empreinte le « territoire » des médiévistes français auraient tout aussi bien pu être présentés et discutés ici. Contentons-nous d’évoquer ceux qui nous paraissent les plus importants et qui peuvent se regrouper sous quatre vedettes : la genèse de l’Etat moderne ; la périodisation de l’histoire sociale et la question de la « mutation » de l’an Mil ; les nouvelles tendances ouvertes par l’histoire dite « religieuse » ; le renouveau de l’historiographie. 1. La recherche sur la genèse de l’Etat moderne est doublement représentative d’une façon bien française de faire de l’histoire. Cette enquête collective lancée et animée par Jean-Philippe Genet est, au moins pour partie, l’aboutissement d’une demande exprimée par l’Etat lui-même à la suite de l’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981. Avant de prendre une dimension européenne et largement comparative, les travaux se sont élaborés dans le cadre d’une Action thématique programmée (ATP), passerelle apte à fédérer toutes les énergies de la recherche française (CNRS, Universités, Ecoles françaises à l’étranger...). L’hypothèse initiale est la suivante : « L’Etat [au sens moderne du terme] est né entre 1280 et 1360 lorsque, confrontés à des guerres incessantes, les rois et les princes d’Occident ont voulu et pu faire appel à ceux qui résidaient sur leurs terres pour qu’ils contribuent, de leur personne et de leurs biens, à la défense et à la protection de la communauté. La mise en place d’un nouveau circuit de prélèvement [...] bouleverse les hiérarchies sociales et les pratiques de commandement caractéristiques de la féodalité »6. Pour être majeur, le problème abordé est, au départ, fort classique. Qu’on songe aux travaux de Joseph R. Strayer, en particulier son On the Medieval Origins of the Modem State (1970), œuvre qui est un parfait miroir de la réflexion que l’on pouvait mener, aux Etats-Unis après la Seconde guerre mondiale, sur les origines médiévales de l’Etat moderne pour les rendre compatibles avec les principes démocratiques américains7. L’originalité de l’enquête collective, menée dans le cadre d’une bonne dizaine de colloques donnant lieu à autant de publications, est précisément d’offrir une mise en profondeur historiographique ouvrant la voie à la pratique d’un réel comparatisme et à la sortie des études, étroitement nationales, consacrées aux protonationalismes médiévaux8. La moindre des retombées de l’entreprise n’est pas l’articulation entre individuation et genèse de l’Etat moderne ; Jean-Philippe Genet postule ainsi que « l’essor de l’individualisme occidental a pour volet la consécration de l’individu comme sujet du politique, qui s’accompagne de la reconnaissance de l’individu tout court »9. Par ce biais, mais aussi par celui du renouveau de la biographie illustré avec éclat par le Saint Louis de Jacques Le Goff, la médiévistique française des années 1990 rencontre la question de l’individuation, largement au centre des interrogations actuelles des sciences sociales10.

  • 11 La croissance agricole du haut Moyen Age, Flaran, 10 (1988), Auch, 1990.
  • 12 M. Bourin, « L’an mil : continuité, tournant ou révolution ? Discussions autour d’un livre controv (...)

252. Le second thème nous fait légèrement remonter dans le temps. Il s’agit du débat autour de la question de l’an Mil, qui surgit à la fin des années 1980, d’abord à l’occasion de deux rencontres : en 1987, le colloque parisien du Millénaire capétien (La France de l’an Mil. Hugues Capet 987-1987) et, en 1988, le colloque de Flaran consacré à la croissance agricole au haut Moyen Age11. L’année d’après, paraissait l’essai de Guy Bois, publié avec la caution équivoque d’un préfacier particulièrement intéressé par la question du tournant de la fin Xe- début ΧIe siècle (Georges Duby) : La mutation de l’an Mil. Lournand, village mâconnais de l’Antiquité au féodalisme. Cette monographie, au titre à dessein provocateur, voit dans l’histoire d’un seul village le modèle du destin de toute l’Europe entre la fin de l’Empire romain et le XIIe siècle. La question mise au débat, et objet de mille passions, est celle d’une longue Antiquité, telle que la postulent, à partir de méthodes et dans des buts certes distincts, les « romanistes littéraux » (Karl Ferdinand Werner, Jean Durliat, Elisabeth Magnou-Nortier) d’un côté, et de l’autre Pierre Bonnassie dans ses travaux sur l’extinction tardive de l’esclavage et le passage au servage. Comme l’a noté Monique Bourin, en introduction au numéro que la revue Médiévales a consacré au débat, ce qui est fondamentalement enjeu tient à la vision que nous nous faisons de l’économie médiévale, de son évolution, de ses rythmes et de l’histoire sociale afférente12. Quel tournant choisir pour décrire, au bon poste d’observation, l’intensification de la mise en valeur des terres ? Et sous l’impulsion de quels acteurs ? Les souverains et/ou l’aristocratie carolingienne ? La dynamique propre d’une société paysanne se dégageant progressivement de l’esclavage ? Critique farouche du « mutationnisme », Dominique Barthélemy a proposé, tant dans sa thèse sur le Vendômois que dans un essai tout récent en forme d’interrogation (La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, Paris, 1997) de sortir d’une problématique trop méridionale (le Mâconnais, la Catalogne, la Provence...) pour regarder plus au nord et revisiter, dans une mise à plat historiographique des hypothèses et des concepts à l’œuvre, les anciens paradigmes de l’histoire sociale impulsée par Marc Bloch et Georges Duby, pour se demander si la mutation de l’an Mil n’est pas, au fond, une « illusion documentaire », une pure historisation d’un phénomène relevant de l’archivistique, la croissance de l’écrit à partir du début du XIe siècle ?

263. En 1988, paraît, sous la direction de Jacques Le Goff et de René Rémond, une Histoire de la France religieuse dont les contributions relatives au Moyen Age sont profondément marquées par les orientations de « l’anthropologie historique », mais non exclusivement : l’entreprise dépasse le strict horizon de la tradition des Annales et de l’histoire des mentalités. Lieu nodal d’influences librement assumées par le génie propre de chacun-les institutions ecclésiastiques d’Auguste Fliche ; le personnalisme chrétien d’Henri-Irénée Marrou ; les mentalités de Lucien Febvre ; l’anthropologie religieuse d’Alphonse Dupront ; les pratiques cultuelles chères à la sociologie des religions de Gabriel Le Bras... –, une histoire proprement religieuse – c’est-à-dire une histoire se donnant comme terrain d’investigation ce qui relève de la sphère qualifiée de « religion » à partir du XVIIIe siècle – se pratique, dans la France des années 1960, aux marges de l’Université, dans le cadre ouvert et plutôt informel du Groupe de la Bussière, dont les membres, pour la plupart historiens professionnels et hommes de foi, cherchent à surmonter les divisions rigides, au pays de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, entre les sphères laïques et ecclésiastiques, comme entre l’histoire de la société et les sciences du divin (théologie, liturgie, droit canon). L’influence exercée ensuite par les membres de ce groupe au sein de l’Université, favorisée par un intérêt général pour les mentalités, mais aussi conjuguée, à partir des années 1980, à une forte demande étudiante, représentative d’une interrogation identitaire polymorphe commodément qualifiée de « retour du religieux », explique un extraordinaire engouement pour les sujets de recherche en histoire religieuse qui ne se dément toujours pas. Le phénomène n’est certes pas propre à la France, mais il prend des formes qui relèvent pour certaines de particularités de notre histoire nationale. On retiendra trois directions de recherche particulièrement bien fournies : les pratiques religieuses ; les marges ; la croisade.

  • 13 Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle), Ecole française de Rome, 19 (...)
  • 14 A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, Rome, 1981 (2e éd. 1988).
  • 15 N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons aux clercs et aux simples gens à (...)
  • 16 Voir, en dernier lieu, Les Exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, J. Berlioz, M.-A. Polo de B (...)
  • 17 La parole du prédicateur, éd. R.M. Dessi, M. Lauwers, Nice, 1997 (Collection du Centre d’études mé (...)

27Sous la rubrique « pratiques religieuses », on peut regrouper la masse parfois écrasante de travaux consacrés à l’hagiographie – culte des saints et des reliques – qui ont donné matière a des rencontres « historiques » : entre autres, le colloque de Nanterre, en 1978, puis celui de l’Ecole française de Rome, dix ans plus tard, sur « Les fonctions des saints », au cours duquel les lectures théologisantes issues de la tradition d’Henri-Irénée Marrou ont été opposées à la lecture sociologisante de Peter Brown13. La grande thèse d’André Vauchez sur la canonisation des saints14 et les nombreux travaux qu’il dirige tant en France qu’en Italie constituent l’épine dorsale de ce champ historiographique. Un second volet des pratiques religieuses concerne d’importants travaux consacrés à la pastorale : aussi bien les recherches personnelles (éditions de textes et analyses) de Nicole Bériou15, plutôt orientées vers des questions de spiritualité, que la vaste enquête sur les exempla (initiée par Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, relayés par Jacques Berlioz et Marie-Anne Polo de Beaulieu16) ou encore la réflexion collective récemment animée par Rosa Maria Dessi et Michel Lauwers, plutôt consacrée à la prédication comme fonction propre à l’ordre des clercs et donc liée à l’affirmation de l’institution ecclésiale, bref à une certaine idée de l’organisation sociale17.

  • 18 Un utile bilan a été dressé par A. Vauchez, « Les recherches françaises sur les hérésies médiévale (...)

28La seconde direction de recherche concerne les chrétiens et les « autres » : hérétiques, juifs, pauvres – en un mot, tout le monde des marges. Alors que les recherches sur les pauvres, impulsées par Michel Mollat au cours des années 1970, ont toujours épousé une problématique assez large, la recherche française en hérésiologie à longtemps souffert de solipsisme – ce dont les travaux d’Antoine Dondaine et surtout de Christine Thouzellier donnent une bonne idée. La naissance des hétérodoxies à une problématique d’ensemble relevant de l’histoire des sociétés remonte au grand colloque organisé, au début des années 1960, par Jacques Le Goff, dont le cadre chronologique dépasse largement le seul Moyen Age (Hérésies et sociétés dans l’Europe préindustrielle XIe-XVIIIe siècles, Paris/La Haye, 1968)18. C’est dans cette dynamique que s’inscrivent ensuite les nombreux travaux sur les marginaux qui voient le jour depuis la fin des années 1960, une trentaine d’années au cours desquelles la recherche relative aux marges a largement bénéficié d’apports extérieurs, dont on retiendra trois influences déterminantes : les recherches d’un « canoniste lacanien » (une conjonction suffisamment rare pour être signalée), Pierre Legendre, sur la construction des formes juridictionnelles de l’autorité ; les travaux menés dans le monde anglo-saxon sur la dialectique entre société majoritaire et groupes minoritaires qui, à l’image des recherches menées par Gavin I. Langmuir et Robert I. Moore, a permis de réintégrer dans le champ de nos interrogations collectives l’histoire du judaïsme, spécialité trop souvent coupée du reste de la médiévistique ; enfin, le courant d’étude sur la Literacy, particulièrement fécond en Angleterre, au Canada et aux Etats-Unis, auquel on doit de pouvoir examiner à nouveaux frais les déviances, revisitées par le biais des formes du discours polémique, par exemple dans le collectif dirigé par Monique Zerner, Inventer l’hérésie ? (Nice, 1998).

29Enfin, l’historiographie française des croisades, somme toute peu reçue à l’étranger, a pour caractéristique de se décliner au singulier : la croisade, l’idée ou le mythe de croisade. Pareille orientation remonte au livre emblématique de Paul Alphandéry et d’Alphonse Dupront, La chrétienté et l’idée de croisade (1954 et 1959). Cette étude de psychologie collective, fortement marquée par le jungisme et poursuivie par le seul Alphonse Dupront dans sa thèse de 1956, tardivement publiée quarante plus tard (Le mythe de croisade, Paris, 1997), s’emploie à cerner, autour de la cristallisation d’une idée, voire d’un mythe, le destin de l’Occident, du Moyen Age à nos jours, au miroir de ses aspirations eschatologiques. Le propos, spécialement sous la plume inspirée d’Alphonse Dupront, fleure bon le nietzschéisme vulgaire, la nostalgie des unités organiques anciennes et le refus de la modernité – orientation qu’on ne manquera pas de rapprocher du « malaise » d’une certaine médiévistique allemande des années 1930 étudiée par Otto Gerhard Oexle. Face à ce legs la recherche française actuelle est plutôt partagée. Si certains – tel André Vauchez, dans ses travaux récents sur l’eschatologie et le prophétisme – reconnaissent la fécondité de l’impulsion ancienne donnée par Paul Alphandéry, Alphonse Dupront mais aussi par Etienne Delaruelle, d’autres, tels Michel Balard, Jean Fiori ou Jean Richard, combinent l’historiographie française de la croisade (au singulier) avec les courants plus traditionnels, allemands et anglo-saxons, de l’histoire des croisades (au pluriel).

  • 19 P. Nora, « Présentation », dans Les lieux de mémoire, sous la dir. de P. Nora, I, Paris, 1997 (Qua (...)

304. La publication par Pierre Nora, en 1985 du livre de la médiéviste Colette Beaune, La nation France, dans la Bibliothèque des Histoires, pépinière éditoriale traditionnelle de l’Ecole des Annales, est représentative d’un tournant historiographique, sensible en France depuis la fin des années 1970. A quelques notables exceptions près – l’essai du latiniste Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire (1971), la thèse de Charles-Olivier Carbonnell publiée en 1976 ou le petit manuel de deux médiévistes, Guy Bourdé et Hervé Martin, sur Les écoles historiques (1983) –, la référence aux Annales a longtemps servi de passage obligé et le plus souvent unique aux interrogations sur les soubassements et les méthodes de la pratique historique, qu’il s’agisse des œuvres canoniques de Marc Bloch (Apologie pour l’histoire), de Lucien Febvre (Combats pour l’histoire) ou, plus tard, des réflexions de Jacques Le Goff (La Nouvelle Histoire ; Histoire et mémoire). Le « blocage » historiographique français s’explique, au moins en partie, par le rôle central assigné à l’histoire dans la conscience nationale par les pères fondateurs de la Troisième République et par la mise en forme qui fut alors effectuée de la geste de la nation depuis l’aube radieuse ouverte par la Révolution. L’histoire, religion laïque et civique, est longtemps demeurée un roc de la conscience collective, lieu d’affrontement et de passion plus que de réflexion. Le désenchantement post-moderne et la « ruine des idéologies » ont marqué, dans les années 1980 – en pleine flambée commémorative (Millénaire capétien, en 1987 ; Centenaire de la Révolution française, en 1989) –, un frémissement historiographique qui est devenu, dans les années 1990, un véritable mouvement de fond. Le dépassement – fruit du long travail de sape entrepris par François Furet dès les années 1960-d’une vision rouge ou rose de la Révolution française a permis la redécouverte de pans entiers de pensées politiques du XIXe siècle jusque-là négligées, en particulier Guizot et Tocqueville. L’examen, dans Les lieux de mémoire – l’entreprise collective lancée, animée et publiée par Pierre Nora, à laquelle les médiévistes ont contribué de façon non négligeable-, « de tous les éléments qui commandent l’économie du passé dans le présent »19 et le passage, ce faisant, de 1’« histoire » à la « mémoire » nationale ont permis de dégager les différentes couches de notre imaginaire du passé, sédimentées en un véritable socle historiographique : les œuvres d’Augustin Thierry (Marcel Gauchet) ou de Fustel de Coulanges (Alain Guerreau, François Hartog), l’Histoire de France de Lavisse (Pierre Nora), l’heure des Annales (Krzysztof Pomian)... Parallèlement, dans Les historiens et la monarchie (Paris, 1988-1989), la philosophe Blandine Barret-Kriegel entreprenait de décrire, dans la dynamique ouverte par l’Archéologie du savoir de Michel Foucault, « l’aventure de l’histoire savante » dans les XVIIe et XVIIIe siècles français, époque d’institutionnalisation et d’instrumentalisation de l’érudition, depuis l’œuvre des Mauristes jusqu’au Cabinet des chartes en passant par les Académies.

  • 20 Signalons tout spécialement la contribution d’H.M. Bock, « Histoire et historiographie des intelle (...)

31D’une certaine façon, l’effort autant introspectif que rétrospectif auquel nous nous livrons ici en tentant de présenter « Les tendances actuelles de l’histoire médiévale en France » participe largement de cette préoccupation relativement récente pour l’histoire de l’histoire, entendue dans le double sens d’étude de l’historiographie et de la place des historiens dans le débat collectif, voire dans l’arène publique. De ce dernier point de vue, il convient de souligner l’effet de retour sur l’ensemble de la corporation provoqué par les recherches, menées depuis une vingtaine d’années, sur les intellectuels par les historiens et/ou sociologues Jean-François Sirinelli, Michel Winock et Christophe Charle. Le collectif dirigé par Michel Trebisch et Marie-Christine Granjon, Pour une histoire comparée des intellectuels (Bruxelles/Paris, 1998)20, a tout récemment contribué à élargir la perspective franco-française (la catégorie de l’intellectuel apparaît sous la plume du comte de Saint-Simon et se diffuse dans le fracas de l’Affaire Dreyfus) à des horizons plus larges, en particulier européens – élargissement nécessaire pour qui cherche à se pencher efficacement sur les substrats autant institutionnels que discursifs de nos pratiques désormais parvenues à l’heure d’une intrication de plus en plus complexe des diverses traditions nationales.

III. L’organisation de la recherche

32L’exploration des substrats institutionnels de la recherche française en histoire médiévale fournira, justement, le dernier point de notre introduction. Il nous paraît en effet indispensable, pour juger d’une historiographie, de ses succès et de ses difficultés, de savoir dans quel cadre institutionnel et matériel elle progresse. Outre l’intérêt de l’information, nos collègues allemands trouveront peut-être dans cette dernière partie de notre présentation matière à comparaisons.

331. Il en va du travail intellectuel comme de toute autre forme de travail : il n’est pas possible d’en juger si l’on ne tient pas compte des conditions concrètes qui l’organisent et assurent son efficacité sociale : qui sommes-nous, dans quel cadre institutionnel œuvrons-nous, comment travaillons-nous ?

34Si la recherche historique en Allemagne est avant tout le fait du puissant réseau des universités (auxquelles il faut ajouter naturellement le Max-Planck-Institut et les Instituts Historiques Allemands de l’étranger, dont celui de Paris que nous connaissons tous), la situation française est sensiblement plus complexe et nos collègues allemands ont donc bien des excuses à ne pas en saisir toutes les arcanes... Les institutions françaises où s’exerce la recherche en histoire médiévale, et dont la plupart sont représentées par nous ici, sont les suivantes :

  • les Universités financées par l’Etat et, de plus en plus, par les collectivités territoriales et locales ;
  • le Centre National de la Recherche scientifique (CNRS), qui a non seulement un rôle d’encadrement et de financement de la recherche (comparable à ce titre à la Deutsche Forschungsgemeinschaft), mais comprend des chercheurs à plein temps, travaillant dans des laboratoires. Ceux-ci peuvent être propres au CNRS (par exemple l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes : IRHT, à Paris et Orléans), ou être co-gérés avec un autre type d’établissement national ou régional (par exemple le Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale qui dépend du CNRS et de l’Université de Poitiers, ou le Centre de Recherches Historiques, laboratoire mixte CNRS/EHESS à Paris). Il existe des possibilités de détachement des universitaires au CNRS pour une période de deux ans (dans ce cas entièrement consacrés à la recherche).
  • Les Grandes Ecoles, elles, recrutent leurs élèves sur concours deux ans après le baccalauréat, en vue de les préparer, parallèlement aux universités, à l’enseignement et à la recherche (Ecoles Normales Supérieures), à la conservation des Archives (Ecole nationale des Chartes).
  • Les Grands Etablissements d’Enseignement Supérieur et de Recherche : le Collège de France ; l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) ; l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE, IVe Section : Histoire et Philologie, ou Ve section : Sciences Religieuses)
  • Les Ecoles françaises à l’étranger et autres établissements à l’étranger : Ecole française de Rome ; Ecole française d’Athènes ; Casa de Velázquez (Madrid) ; Mission Historique française en Allemagne, etc. Les élèves y font un séjour d’une durée limitée (trois ans au maximum) pour mener à bien des recherches sur le pays concerné, avant d’entrer dans un établissement universitaire ou au CNRS en France.

35Cette diversité institutionnelle a des raisons historiques : depuis le début du XIXe siècle, les gouvernements successifs ont voulu périodiquement pallier les insuffisances de la recherche universitaire par la création de nouvelles institutions : Ecole des Chartes en 1829, EPHE sous le Second Empire, puis au lendemain de la Seconde guerre mondiale CNRS et VIe section de 1ΈΡΗΕ – devenue EHESS en 1975. En pratique, ces distinctions n’ont pour les personnes que des conséquences sur les charges d’enseignement, qui sont lourdes à l’Université, limitées à la formation à la recherche à l’EHESS et à l’EPHE, absentes au CNRS (même si certains chercheurs du CNRS acceptent aussi des charges d’enseignement). Il faut noter enfin une différence importante par rapport à l’Allemagne en ce qui concerne le statut professionnel des enseignants-chercheurs : ceux-ci sont fonctionnaires titulaires de l’Etat dès leur entrée à l’Université (avec le titre de Maître de conférences) ou au CNRS (Chargé de recherche), donc bien avant de devenir Professeur d’Université (ou Directeur de recherche au CNRS ou Directeur d’études à l’EHESS ou à l’EPHE).

362. Qui sont ces chercheurs, quel en est le nombre, que font-ils ? Un dénombrement précis est difficile et une répartition en catégories tranchées des types de recherche est impossible. D’autant qu’il faudrait pouvoir apprécier non seulement les travaux accomplis, mais les recherches en cours et en particulier les thèses de doctorat non encore soutenues. Pour donner néanmoins une impression grossière des recherches des médiévistes français, nous avons dépouillé le dernier annuaire paru (en 1996) de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public. Ce guide est précieux, mais pas tout à fait complet puisque l’adhésion à la Société est volontaire (certains collègues n’en sont pas membres), et surtout parce que la Société recrute essentiellement parmi les historiens stricto sensu : certains historiens de la littérature, du droit, de l’art, des archéologues y adhèrent, mais c’est en d’autres lieux de sociabilité qu’ils retrouvent la majorité de leurs collègues. La liste consultée comporte environ 350 noms de médiévistes, dont 46 % de Professeurs, Directeurs de Recherche ou Directeurs d’Etudes, 41 % de Maîtres de conférences ou Chargés de recherche et 13 % de jeunes enseignants-chercheurs non titulaires (ATER, PRAG, MAN, chargés de cours, etc.).

37La répartition entre hommes et femmes varie fortement suivant la position dans la hiérarchie universitaire : parmi les Professeurs, on compte trois fois plus d’hommes que de femmes, alors que toutes catégories confondues, le nombre des hommes est seulement le double de celui des femmes, qui sont presque aussi nombreuses que les hommes parmi les Maîtres de conférences ou Chargé(e)s de recherche. Il n’y a donc pas égalité entre hommes et femmes, mais un taux de féminisation de l’enseignement supérieur et de la recherche qui progresse et demande à être comparé aux chiffres disponibles dans les pays voisins, dont l’Allemagne.

38La répartition par champs de recherche fait apparaître une forte prépondérance (35 %) de l’histoire culturelle au sens large (histoire religieuse et histoire des « mentalités », histoire littéraire, histoire intellectuelle, histoire des sciences...). La distinction entre histoire culturelle et histoire sociale est le plus souvent difficile à établir, mais dans la mesure où cette dernière se laisse isoler, elle pourrait représenter 33 % du total. Ces chiffres confirment amplement la priorité donnée en France à 1 histoire sociale et à l’histoire des « mentalités », au détriment de l’histoire politique (10 %) et de l’histoire de l’économie et des techniques (10 % également), qui se présentent à vrai dire le plus souvent comme des variantes des deux ensembles précédemment distingués. Nos listes accordent enfin 8 % à l’archéologie et moins de 1 % à l’histoire du droit comme à l’histoire de l’art, mais ces chiffres doivent être pris en compte avec précaution pour les raisons qu’on a dites. Pour se faire une idée plus précise des thèmes de recherche concrets que ces catégories générales et assez arbitraires recouvrent, on peut se référer aux congrès de la Société des Historiens Médiévistes, puisqu’ils traitent chaque année d’un thème différent et susceptible de trouver un écho auprès d’un nombre assez grand de médiévistes. Dans l’ordre chronologique, ces colloques d’histoire médiévale ont porté depuis une douzaine d’années sur : « L’Europe et l’Océan », « Le combattant au Moyen Age », « Le marchand », « Villages et villageois », « Le clerc séculier » « Les princes et le pouvoir », « La circulation des nouvelles », « Miracles, prodiges et merveilles », « Voyages et voyageurs », « Les élites urbaines », « L’argent », « Les élites urbaines » « L’étranger », « Le règlement des conflits ». Histoire sociale, histoire des mentalités, la tendance générale est claire.

39La répartition géographique montre avant tout une prépondérance écrasante des recherches des médiévistes portant sur la France et ses régions (dans ses limites actuelles) : 58 % du total, devant l’Italie (12 %), l’Europe médiévale en général (10 %), la péninsule Ibérique (6 %), l’Allemagne (plus de 2 %), l’Angleterre (0,1 %). Les mondes byzantin et musulman représentent dans ces listes (sans doute incomplètes) 7 %. Ces chiffres trahissent un inquiétant enfermement hexagonal, mais compensé heureusement par la tradition plus que centenaire des études italiennes et hispaniques, grâce à l’action des Ecoles à l’étranger. Les études allemandes n’en sont pas là encore, mais une meilleure prise en compte des travaux en cours montrerait sans doute des chiffres encore plus encourageants. L’intérêt pour l’Allemagne est confirmé non seulement par notre réunion, mais par le fait que le XXXe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes a eu lieu en 1999 à Göttingen à l’initiative de la Mission historique française et avec le concours du Max-Planck-Institut für Geschichte. En 1996, le XVIIe Congrès s’était tenu à l’Ecole française de Rome.

40Enfin, on peut répartir grossièrement les recherches menées selon les périodes du Moyen Age concernées : le haut Moyen Age (Frühmittelalter) fait figure de parent pauvre (10 % seulement) en comparaison du Moyen Age central (29 %) et surtout du bas Moyen Age (61 %). Ce dernier chiffre est à rapprocher du grand nombre de travaux d’histoire régionale de la France, menées à partir d’archives locales plus abondantes pour cette période.

413. Les chiffres que nous venons de donner concernent les travaux individuels des chercheurs. Mais pour une part au moins, nombre de ces recherches prennent place dans un travail collectif, au sein de laboratoires et d’équipes plus ou moins informelles, parfois financées par le CNRS, mais dont les membres appartiennent aussi aux Universités ou aux autres établissements. Dans ce rapport entre recherche individuelle et recherche collective, il faut noter deux différences importantes par rapport à l’Allemagne : nous ne disposons pour organiser et financer ces recherches de l’équivalent ni des puissants « Sonderforschungsbereiche », ni des généreuses « Stiftungen » Volkswagen, Bosch, Thyssen, etc. Le CNRS participe au financement de colloques (le nôtre par exemple), de publications, d’équipes de recherche et parfois d’enquêtes collectives, telle celle qui a porté sur la « Genèse de l’Etat moderne » dont il a été question plus haut. Les fondations sont rares : celle de la Maison des Sciences de l’Homme finance essentiellement des séjours en France de chercheurs étrangers. Cependant, au-delà de ces aspects institutionnels, il faut surtout insister sur les pratiques concrètes de la recherche collective. Si celle-ci est en France moins richement dotée qu’en Allemagne, elle est aussi plus informelle et si l’on veut plus individualisée, fruit de réflexions communes de petits groupes de chercheurs liés par des affinités personnelles et intellectuelles plus que par l’affiliation à une institution donnée. Les financements sont réduits et trop souvent insuffisants, mais après tout, ce sont les résultats qu’il faut juger et ils ne sont pas tous négligeables.

424. Le système allemand du « Sonderforschungsbereich » présente, entre autres avantages, celui de prévoir, en même temps que le financement des recherches, celui de la publication des résultats. Cela n’est pas le cas en France, où les publications du CNRS (colloques, sources primaires, livres individuels, etc.) sont loin de faire face à tous nos besoins d’édition scientifique. A telle enseigne que l’IRHT (laboratoire propre du CNRS) n’a pas hésité à se tourner depuis quelques années vers l’éditeur belge Brepols pour assurer la publication et la diffusion de ses propres recherches. Traditionnellement, l’édition de sources primaires est moins développée en France comparativement à la Belgique, les Etats-Unis et l’Allemagne, patrie des Monumenta Germaniae Historica. Dans la lointaine tradition de la publication et la traduction de sources remontant à Guizot et aux années 1830, des collections spécialisées existent pourtant (les « Sources d’histoire médiévale » de l’IRHT, ou bien « Les classiques de l’Histoire de France au Moyen Age » aux Belles Lettres) et certaines sont d’un grand dynamisme : qu’il suffise de rappeler l’abondante collection des Sources Chrétiennes (Editions du Cerf), parrainée par le CNRS.

43Longtemps endormies, certaines Presses universitaires connaissent depuis quelques années un nouveau développement, notamment en province, en partie en faveur de la politique de régionalisation. A Paris, citons les Publications de la Sorbonne (Université Paris I Panthéon-Sorbonne) qui publient notamment les congrès annuels de la Société des historiens médiévistes et de nombreuses thèses, Publidix (Université Paris X Nanterre), les Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, celles de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Plusieurs Presses universitaires de province se distinguent par leur dynamisme (Dijon, Lille, Lyon, Nancy, Perpignan, Rennes, Strasbourg entre autres). Une mention particulière doit être faite des importantes publications de l’Ecole française de Rome, tant pour les ouvrages individuels que pour les très nombreux colloques qu’elle organise et publie, dont une bonne part concerne l’histoire médiévale.

44Certes, l’ensemble de ces éditions “institutionnelles” ne parvient pas à répondre à l’intégralité de la demande, mais il faut noter le rôle important joué traditionnellement en France par les maisons d’édition privées dans la diffusion des livres d’histoire, notamment médiévale : citons, sans prétendre à l’exhaustivité, Albin-Michel, Armand Colin, Aubier-Flammarion (Collection Historique), Fayard, Gallimard (Bibliothèque des Histoires), Le Cerf (Collection Histoire), Le Léopard d’Or, Le Seuil, Picard... Certaines de ces maisons ont assuré le succès de vastes entreprises éditoriales collectives qu’on peut tenir pour caractéristiques de l’historiographie française depuis une trentaine d’années et à la réalisation desquelles les médiévistes ont pris une part active. Ces ouvrages, qui comptent tous plusieurs volumes, sont importants en tant que synthèses des acquis de la recherche et aussi en tant qu’ils diffusent ces connaissances au-delà du cercle étroit des spécialistes, auprès du « grand public cultivé », par exemple les professeurs de lycée. Outre L’histoire de la France religieuse, dont il a été question plus haut, on peut citer, au Seuil, L’histoire de la France rurale, L’histoire de la France urbaine, L’histoire de la vie privée, L’histoire des jeunes en Occident, L’histoire de l’enfance en Occident ; chez Armand Colin, L’histoire de la famille ; chez Plon, L’histoire des femmes ; chez Gallimard, Les lieux de mémoire, etc. Plus récemment encore, il faut mentionner la multiplication des dictionnaires historiques, tout particulièrement en ce qui concerne le Moyen Age : Jean Favier, Dictionnaire de la France médiévale (Fayard) ; André Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Age (Le Cerf). De conception différente sont deux autres dictionnaires d’histoire médiévale, l’un paru chez Fayard (Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, sous la direction de Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt) et l’autre en préparation aux Presses Universitaires de France (sous la direction de Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink).

45D’aucuns s’inquiètent de ce foisonnement soudain des dictionnaires, d’autant qu’il s’accompagne par ailleurs, chez les éditeurs spécialisés (Presses Universitaires de France, Armand Colin, etc.) de la multiplication des manuels destinés aux étudiants en histoire. Serions-nous entrés dans l’âge des bilans et des synthèses, voire du savoir découpé en articles de dictionnaire, après l’âge de la recherche pionnière et des nouveautés conceptuelles ? La pédagogie de masse ne va-t-elle pas accaparer tous les efforts, au détriment de la recherche novatrice dont elle doit se nourrir ?

465. Pour juger de cette dernière, de son élan et de ses résultats immédiats, il faut évidemment prendre aussi en compte les revues scientifiques. Certaines, dans notre champ, ont depuis longtemps pignon sur rue : les Cahiers de Civilisation médiévale, les MEFRM (Mélanges de l’Ecole française de Rome-Moyen Age et Temps modernes), Le Moyen Age, par exemple. D’autres se sont entièrement renouvelées : la Revue Mabillon, issue il y a quelques années de la fusion de l’ancienne Revue Mabillon et de la Revue d’histoire de la Spiritualité, est devenue une tribune très vivante de la recherche en histoire religieuse du Moyen Age et de l’époque moderne. Il faut revenir enfin sur les revues nouvelles, qui font connaître les axes de recherche les plus actuels : Histoire et Mesure explore les voies pionnières de l’histoire quantitative, ainsi que – à mi-chemin entre la news leder et la revue – Le médiéviste et l’ordinateur, publié et diffusé gratuitement par l’IRHT. Pour sa part, Micrologus est publié à Lausanne et Florence, mais avec une forte participation française ; cette revue se consacre à l’histoire des sciences, mais s’ouvre très largement à l’histoire des mentalités. Médiévales, enfin, dont il a été question à deux reprises plus haut, est une jeune revue publiée par l’Université Paris VIII-Vincennes à Saint-Denis ; ses numéros sont thématiques et interdisciplinaires (les études portant sur la littérature vernaculaire y sont bien représentées) et ils font largement appel à de jeunes historiens. Les dix derniers numéros parus portent sur : « Les dépendances au travail », « La mort des grands », « Voix et signes : nouvelles musiques du XIIIe au XVe siècle », « Cultures et nourritures de l’Occident musulman », « Hommes de pouvoir : individu et politique au temps de saint Louis », « L’adoption : droits et pratiques », « Le fleuve », « L’an mil en 2000 », « L’invention de l’histoire », « Techniques : les paris de l’innovation », « Rome des jubilés ». A eux seuls, ces titres sont une bonne illustration des préoccupations actuelles des médiévistes français : l’histoire culturelle, celle des systèmes de représentation et des codes symboliques bénéficient dans cette revue d’une attention particulièrement marquée.

47Pour finir, au titre de la diffusion des connaissances hors du milieu des spécialistes, rappelons la revue L’Histoire (Seuil), vendue à près de 80 000 exemplaires et qui fait largement appel à la plume des universitaires médiévistes.

48Cela n’aurait, bien sûr, aucun sens que de vouloir conclure une simple introduction à un échange. Nous nous contenterons donc de souligner, en deux points, l’essentiel de ce qui nous semble constituer « Les tendances actuelles de l’histoire médiévale en France ».

  1. Le premier point tient à la confirmation, à la persistance de l’envahissement du champ de l’histoire médiévale par l’histoire sociale. Le legs de Marc Bloch et des premières Annales garde encore toute sa vigueur. Pour autant, quelle que soit la cohérence du cadre de cette histoire sociale totalisante, le risque d’un émiettement des pratiques n’en existe pas moins. Cela pour deux raisons au moins. La première tient au découpage académique des tâches et à la formation afférente des médiévistes, tantôt historien, historien de Part, archéologue, philologue, littéraire..., sans jamais être – en tous cas rarement – tout cela à la fois ; la seconde tient à la “mondialisation” de nos pratiques professionnelles, elle-même résultat d’une accélération dans la transmission des savoirs, qui se traduit d’un côté par l’offre chaque année plus nourrie de rencontres, colloques, work-shop, de l’autre par un traitement toujours un peu plus accablant de l’information publiée sous forme d’éditions de sources (on ne saurait s’en plaindre) et surtout d’articles et de livres (là, en revanche, la déperdition est importante). Dans ces conditions, grande est la tentation de se replier sur des micro-spécialités et d’oublier que toute recherche de fond, aussi minutieuse soit-elle, n’a de sens qu’à l’intérieur du seul champ d’étude pertinent, celui de la société entière d’un long Moyen Age.
  2. Ce legs d’une l’histoire sociale totalisante des Annales a été à la fois enrichi et infléchi au cours du tournant épistémologique qui s’est opéré au cours des années 1970, marquées par l’affirmation de l’anthropologie historique et par un intérêt dominant pour les démarches macroscopiques propres à révéler les « structures », compensé, il est vrai, par les séductions récentes pour la « micro-histoire ». Ce tournant épistémologique a contribué à mieux ancrer l’histoire dans les perspectives amples des sciences sociales et a permis le renouvellement de nos pratiques érudites. Mais ce renouvellement est-il suffisamment ancré pour nous permettre d’affronter maintenant deux défis : d’une part, la prise en compte et l’élaboration des données fournies de façon quasi exponentielle par l’archéologie, d’autre part, les mutations autant qualitatives que quantitatives ouvertes par les traitements documentaires assistés par ordinateur qui, à terme, ne peuvent pas ne pas bouleverser nos analyses et nos constructions ? Nous sommes tous face à pareils défis, même si nos traditions historiographiques nous amènent à y répondre diversement.

Notes

1 A. Besançon, « De Gibbon à Freud et retour », dans Georges Duby, L’Arc, 72 (1978), p. 4-8.

2 Réédition en 2001, Paris, Publications de la Sorbonne.

3 Rapport de M. Vovelle, p. 253-274, spéc. p. 257.

4 Dans son œuvre abondante, tout au long des années 1970-1990, on se contentera de citer le premier essai, L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, 1974.

5 Voir C. Amado, « Genèse d’une réflexion sur les femmes aux XIe et XIIe siècles. Le thème dans l’œuvre de Georges Duby », Clio. Histoire, femmes et société, 8 (1998), p. 29-44.

6 J.-Ph. Genet, « L’Etat moderne : un modèle opératoire ? », dans Genèse de l’Etat moderne. Bilans et perspectives, Paris, 1990, p. 261-281 (ici p. 261). Le même volume publie, en annexe II, p. 305-350, le texte de l’appel d’offres, la bibliographie de référence et le détail des thèmes et des équipes retenus. Pour la suite de l’entreprise, européenne, on se reportera aux différents volumes publiés ou en cours de publication sous la direction de W. Blockmans, J.-Ph. Genet, Les origines de l’Etat moderne en Europe.

7 Sur ce point, voir P. Freedman, G. Spiegel, « Medievalisms Old and New : The Rediscovery of Alterity in North American Medieval Studies », The American Historical Review, 103/3 (1998), p. 677-704 (ici p. 688).

8 Visions sur le développement des Etats européens. Théories et historiographies de l’Etat moderne. Actes du colloque organisé par la Fondation européenne de la science et l’Ecole française de Rome (Rome, 18-31 mars 1990), éd. W. Blockmans, J.-Ph. Genet, Ecole française de Rome, 1993 (Collection de l’Ecole française de Rome, 171).

9 J.-Ph. Genet, « L’Etat moderne » (cit. n. 6), p. 274 ; voir également L’individu dans la théorie politique et dans la pratique, sous la dir. de J. Coleman, Paris, 1996.

10 Sur ce point, voir P. Boucheron, « L’historien et son autre : remarques sur la saisie de l’individu et la recherche historique », dans L’individuation dans les sciences sociales aujourd’hui (Colloque, Paris, 6-7 déc. 1996), Les papiers du Collège International de Philosophie, 42 (1998), p. 42-57. Les médiévistes attelés à cette tâche semblent avoir superbement ignoré d’importants travaux de sociologues ou d’anthropologues pourtant de première importance, à commencer par les recherches de L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, 1991, spéc. p. 35-71 et 82-133.

11 La croissance agricole du haut Moyen Age, Flaran, 10 (1988), Auch, 1990.

12 M. Bourin, « L’an mil : continuité, tournant ou révolution ? Discussions autour d’un livre controversé », dans L’an mil. Rythmes et acteurs d’une croissance, Médiévales, 21 (1991), p. 5-10 (ici p. 9).

13 Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle), Ecole française de Rome, 1991 (Collection de l’Ecole française de Rome, 149).

14 A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, Rome, 1981 (2e éd. 1988).

15 N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1987, ainsi que L’avènement des maîtres de la parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998 (Collection des Etudes augustiniennes, Série Moyen Age et Temps Modernes, 32).

16 Voir, en dernier lieu, Les Exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, J. Berlioz, M.-A. Polo de Beaulieu dir., Paris, 1998 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age).

17 La parole du prédicateur, éd. R.M. Dessi, M. Lauwers, Nice, 1997 (Collection du Centre d’études médiévales de Nice, 1).

18 Un utile bilan a été dressé par A. Vauchez, « Les recherches françaises sur les hérésies médiévales au cours des trente dernières années (1962-1992) », dans Eretici ed eresie medievali nella storiografia contemporanea, éd. G.G. Merlo, Torre Pellice, 1994 (Bollettino della Società di Studi Valdesi, 174), p. 94-108.

19 P. Nora, « Présentation », dans Les lieux de mémoire, sous la dir. de P. Nora, I, Paris, 1997 (Quarto), p. 16.

20 Signalons tout spécialement la contribution d’H.M. Bock, « Histoire et historiographie des intellectuels en Allemagne », p. 79-101.

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