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Savoirs et philosophie à Paris dans la première moitié du XVIIe siècle

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Simone Mazauric

Conclusion générale

Texte intégral

1En dressant le bilan, au terme de cette recherche, des enseignements que l’on peut tirer d’un document dont l’originalité a déjà été soulignée à plusieurs reprises, l’on constate que ces enseignements peuvent se résumer en trois points principaux.

2Document portant témoignage sur l’une d’entre ces différentes instances de sociabilité savante qu’ont été les académies du premier xviie siècle français, les Centuries permettent de juger d’abord de la fonction qu’ont pu réellement exercer, au sein de la vie intellectuelle de l’époque, ces cénacles qui prétendaient avant tout modifier radicalement les règles du jeu de l’échange intellectuel, et, en tentant de se dégager des pesanteurs institutionnelles, offrir un espace de liberté dans lequel pourraient être mises en œuvre des formes inédites de communication.

3Or il est incontestable que le Bureau d’Adresse, où s’est pratiqué durant dix ans un authentique « art de conférer », a pu satisfaire les aspirations de tous ceux qui, animés tout à la fois d’un esprit de dialogue et d’une grande curiosité, désiraient comparer, confronter les courants de pensée les plus variés, des plus orthodoxes aux plus suspects, qui formaient la substance d’une vie intellectuelle particulièrement diversifiée. Car le désir de liberté qui a induit le renouvellement des formes de l’échange intellectuel a eu inséparablement pour corollaire la capacité à autoriser l’expression de tendances plus ou moins rigoureusement tenues à l’écart des institutions officielles, capacité que ne doit pas inviter à sous-estimer la place encore considérable qu’y occupaient les traditions intellectuelles dominantes, capacité d’ailleurs lucidement appréciée par les porte-parole de ces institutions qui ont vu dans l’académie de Renaudot, où s’exprimaient librement, entre autres, « cabbalistes et platoniciens », un possible lieu de subversion et mesuraient avec exactitude la part d’écart par rapport aux normes qu’elle pouvait représenter. Et si l’auto-censure qui a exclu des débats le politique et le religieux incite à pondérer l’estimation de la mesure de cet écart et à minimiser le possible risque de subversion que ce cénacle pouvait entraîner, elle n’autorise pas pour autant à tenir pour négligeable la déclaration d’intention de Renaudot, qui souhaitait que ses Conférences fussent le lieu d’un « libéral commerce des esprits », formule qu’il convient au contraire pour une large part de prendre au sérieux.

4Par où l’on est conduit à conclure que l’académie de Renaudot, mesurée à la norme institutionnelle officielle, a bien représenté une forme d’intervention originale et novatrice au sein de la vie intellectuelle de l’époque, en pleine adéquation – sa durée d’existence en est une preuve – avec les aspirations d’une part importante de la population cultivée de l’époque. Et, pour autant que l’on soit autorisé à tirer une inférence de cette académie à la vie académique en général, on doit estimer que les différentes assemblées savantes qui se sont constituées au même moment ont réalisé, dans la mesure où chacune à sa façon a pu constituer un lieu de libre échange du savoir – et cette marge de variation des unes par rapport aux autres serait à analyser – leur vocation de contre-institutions fournissant ainsi la preuve de la liberté qui a caractérisé la vie académique d’avant les Académies.

5Pourtant, mesurées à l’aune des nouvelles exigences théoriques qui s’affirmaient au même moment et qui allaient devenir les formes d’intellectualité dominantes pour finir par passer rétrospectivement pour avoir caractérisé l’époque tout entière – pour aller vite celles qui se résument dans le mécanisme – les Conférences du Bureau d’Adresse peuvent aussi bien paraître les avoir presque totalement ignorées et être restées, ce faisant, étrangères à ce qui a constitué la forme majeure de l’innovation en matière de savoir.

6L’impression d’ensemble qui se dégage de la lecture d’une approche globale des Centuries et que l’analyse méthodique confirme, est sans doute l’impression de foisonnement, d’exhubérance que fait naître l’ambition qui a apparemment animé avant tout les conférenciers, celle de constituer une encyclopédie – non raisonnée – de tout ce qui pouvait s’offrir à la réflexion et à l’interrogation. La diversité presque inépuisable des sujets débattus, quand bien même il est possible de les regrouper autour de quelques grands thèmes, l’éclectisme des sources du savoir ainsi que des références théoriques, la variété des méthodes de traitement des sujets, l’absence d’une thématique ou d’un projet d’ensemble qui aurait organisé le déroulement du cycle des Conférences, contribuent également à faire voir dans les Centuries une sorte de composition baroque et à dessiner l’image d’un paysage intellectuel dans lequel tout vient se rassembler et se mêler, paysage parcouru et exploré non dans le souci de choisir et d’exclure mais de juxtaposer et d’accumuler les objets de savoir comme les sources, le grave et le léger, l’ancien et le nouveau, le rationnel et l’irrationnel.

7Si cette exhubérance peut séduire tout autant que déconcerter, on peut toutefois constater que la vitalité dont elle témoigne s’est avérée au total peu féconde et que l’intense curiosité intellectuelle qu’elle a nourrie s’est peu ou prou satisfaite d’elle-même et n’a pas trouvé en elle le moteur de son propre dépassement. Témoignage sur une époque qui a donné naissance à un type d’intellectualité rapidement devenu caduc, les Centuries permettraient essentiellement et presque seulement d’enregistrer l’écart qui a séparé au même moment les exigences exprimées par les représentants majeurs de l’élite intellectuelle de celles des gens de culture qui se faisaient une tout autre idée aussi bien du savoir que des modalités de sa constitution, et à corriger l’image que l’on se fait habituellement de la pensée d’une époque, identifiée à celle de ses élites, en y incluant des formes d’intellectualité de ce point de vue atypiques.

8Cependant, le triomphe ultérieur d’un mode de pensée qui, d’abord minoritaire, deviendra sinon totalement hégémonique du moins dominant, légitime en quelque sorte cette identification et renvoie le type d’intellectualité qui s’est exprimé dans les Centuries du côté de la préhistoire de la rationalité moderne. Pleinement caractéristiques de l’époque baroque dans laquelle elles ont été instituées, ignorant les exigences d’ordonnancement méthodique d’une raison classificatrice, les Conférences du Bureau d’Adresse, plus que d’annoncer un mouvement que l’on ne voit pas clairement s’amorcer au long de leur cycle, et de se rapprocher ce faisant du mode de pensée qui se constituait au même moment, auraient certes parfaitement réalisé un type mais dont l’absence de postérité l’érigerait en une sorte d’impasse et ne lui conférerait rétrospectivement valeur que de vestige.

9Mais à s’en tenir à cette interprétation, on réduit considérablement le rôle qu’a pu jouer l’académie de Renaudot dans le mouvement général des idées en son temps. Il est vrai pourtant que ni Renaudot ni les membres de son académie n’ont été tentés de surestimer l’importance de celle-ci. Créée essentiellement dans un but de vulgarisation du savoir, porteuse de visées avant tout pédagogiques et éducatrices, cette académie n’a en aucune façon prétendu s’ériger en instrument d’une participation active à l’élaboration du savoir ni affiché l’ambition de le faire progresser, et, plus généralement, ne s’est pas donné pour objectif d’être le moyen d’une intervention dans le mouvement des idées.

10Toutefois, rien n’interdit d’émettre l’hypothèse qu’elle a parfaitement pu jouer un rôle différent de celui dont elle avait clairement conscience et qu’elle s’était à elle-même assigné. Témoin majeur de l’état de la vie intellectuelle de la période au sein de laquelle elles se sont déroulées, les Conférences du Bureau d’Adresse ont également, en certaines circonstances, ainsi que nous l’avons constaté, tenté d’infléchir l’opinion de l’époque, et cela en particulier dans les domaines plus ou moins étroitement liés à la conjoncture politique. Or ces interventions ainsi que les liens de clientèle qui existaient entre Richelieu et Renaudot obligent à poser à nouveau la question de savoir si l’académie de ce dernier peut faire figure, au même titre que l’Académie française ou la Gazette, d’instrument de la politique de l’Etat monarchique et si elle a rempli une fonction idéologique au sens où elle aurait, délibérément ou non d’ailleurs, orienté l’opinion dans un sens favorable au pouvoir politique en place.

11Il paraît difficile en réalité d’étayer véritablement cette hypothèse. Car d’une part, si quelques hommages appuyés ont pu de temps à autre être rendus à Richelieu, ces hommages sont demeurés au total, nous l’avons déjà souligné, fort peu nombreux. Il est vrai que l’art d’influer sur l’opinion ne pouvait se résumer à un type d’intervention aussi simpliste. C’est pourquoi les conférences où ont été débattus de l’usage de la langue française, de la comédie, de la pauvreté, de la noblesse et du commerce peuvent passer pour des modes d’intervention plus subtils – ces thèmes ayant fait l’objet de débats contradictoires – en faveur de la politique du Cardinal ministre. Mais au total encore, ces conférences, sauf précisément à les en extraire ainsi que nous l’avons fait, sont comme noyées dans un ensemble très vaste et ce ne serait donc que de façon très marginale, dans des circonstances très ponctuelles et relativement exceptionnelles que l’académie de Renaudot aurait appuyé plus ou moins ouvertement cette politique, et d’une façon qui n’aurait rien eu de comparable à celle dont la Gazette tout particulièrement mais aussi l’Académie française en ont été chargées.

12Toutefois, en acceptant (car il est difficile de dire en souhaitant, aucun indice ne permettant d’accréditer l’hypothèse que Richelieu ait pu en quelque façon impulser cette initiative), que soit institué un espace public de discussion ouverte, dans lequel seraient néanmoins exclus par précaution les domaines du religieux et du politique, Richelieu pouvait parfaitement vouloir donner la preuve de la « libéralité » de sa politique tout en présumant que l’expression publique ainsi autorisée ne pourrait manquer d’entraîner des effets d’auto-censure qui contiendraient l’audace de certaines prises de position dans des limites acceptables. Moyen en quelque sorte de rallier une partie des couches cultivées de la population en leur offrant un espace de discussion mais de contrôler aussi et ainsi simultanément une opinion tentée sans cela de chercher des modes d’expression plus marginaux et donc moins contrôlables. Car s’il est impossible d’accréditer l’hypothèse d’une volonté délibérée d’utiliser les Conférences du Bureau d’Adresse à des fins de fabrication de l’opinion, il est néanmoins difficile d’imaginer que Richelieu ait pu s’en désintéresser totalement. Cette académie privée, à l’instar de toutes celles qui se sont constituées au même moment, a donc pu représenter une lointaine anticipation, en raison du contrôle très relâché certes mais fort probable, du pouvoir de l’Etat dont elle a fait l’objet, de la future étape où la vie intellectuelle se déroulera, en partie du moins, au sein des Académies officiellement instituées par le pouvoir monarchique.

13Cette fonction idéologique n’épuise évidemment pas le rôle que les Conférences du Bureau d’Adresse ont pu jouer dans la vie intellectuelle de leur temps, rôle que tout pourtant invite à minimiser, aussi bien les intentions qu’elles ont affichées que le type d’intervenants et le public qu’elles rassemblaient ; d’autant en outre que le contenu des savoirs diffusés n’est pas allé très au-delà d’une honnête vulgarisation.

14Dans la mesure toutefois où si l’appartenance des Conférences du Bureau d’Adresse à l’âge baroque est indéniable, il est également possible d’y percevoir les indices d’un basculement d’une partie des participants vers un autre horizon intellectuel, dans la mesure aussi où leur mission de vulgarisation est allée de pair avec un esprit de réflexion, d’interrogation et de discussion qui les a conduites à poser d’une façon originale les questions liées au mouvement de constitution de la science moderne, il convient de réévaluer le rôle qu’elles ont joué et de déterminer autrement la nature de l’intérêt qu’offre leur étude. En permettant d’analyser la manière dont un lent et complexe processus d’arrachement aux modes de pensée alors dominants et une non moins difficile reconstruction a été opérée, l’étude des Centuries impose de repenser quelques-uns des concepts fondamentaux de l’histoire des sciences et invite, tout en admettant en dernière analyse le bien-fondé des périodisations de l’histoire des idées, à ne pas ignorer que la légitimité théorique de ces dernières n’est pas incompatible avec la réalité d’effets de pesanteur, d’étirement, de chevauchement entre des systèmes de pensée qui ne se chassent ni brutalement ni automatiquement les uns les autres mais ne se séparent que progressivement, ce qui explique sans doute pour une part la lente diffusion et propagation des systèmes de pensée devenus dominants, ici en l’espèce le rationalisme scientifique lié à la constitution de la physique mécaniste.

15Mais plus encore, en accomplissant pour leur part et à leur manière propre ce processus de transition, il n’est pas interdit d’imaginer que les Conférences du Bureau d’Adresse, comme sans doute la plupart des assemblées savantes de l’époque, ont contribué à l’amplifier en lui donnant une plus grande aire d’extension, en lui conférant de plus fortes assises et en constituant en quelque sorte le soubassement et le terreau sur lequel des systèmes plus amples et plus puissants intellectuellement ont pu s’élever et se diffuser, même avec lenteur.

16Pleinement immergées dans une situation historique précise dont il ne nous a pas paru souhaitable de faire abstraction, à l’entrecroisement, par la particularité des circonstances de leur fondation et des modalités de leur fonctionnement, du politique et de l’idéologique, contemporaines d’un moment particulièrement important de l’histoire des idées, les Conférences du Bureau d’Adresse ont constitué sans doute un objet d’étude philosophique original qui, au lieu d’interroger comme on le fait le plus habituellement les grands systèmes philosophiques, s’est concentré sur leur périphérie, qui, généralement dédaignée, nous a paru toutefois mériter, par le caractère contradictoire des liens qu’elle a tissé avec ces systèmes, que l’on s’intéresse à elle. Apparemment éloignée d’eux, et n’ayant en conséquence valeur que de repoussoir faisant mieux percevoir leur force théorique et leur originalité, ces formes limitrophes d’intellectualité peuvent aussi, parce qu’elles étaient porteuses d’interrogations et tentaient à leur manière de les résoudre, offrir une source d’information sur les voies diverses dans lesquelles s’engageait au même moment le questionnement philosophique et scientifique, voies dont la connaissance permet de découvrir dans quel contexte ces systèmes ont été élaborés et par là de mieux percevoir ce qui, en dernière instance, constitue leur véritable originalité.

17Les Conférences du Bureau d’Adresse ne représentent sans doute qu’une partie de cette périphérie. C’est pourquoi une étude élargie de cette dernière, qui a comporté, nous l’avons sommairement constaté, d’assez fortes marges de variations et d’écarts, permettrait, en offrant la possibilité de mieux apprécier la complexité des liens qu’ils ont noués avec leur environnement le plus immédiat, de mieux percevoir l’enracinement de ces systèmes en leur temps.

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