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Sur le front de la métropole

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Renaud Le Goix

Partie 2. Voisinages et contextes locaux

Chapitre 4. Forme et sens des voisinages

Texte intégral

1Ce chapitre aborde une question apparemment simple : quelle est la pertinence du découpage « lotissement » comme grille d’analyse des voisinages locaux ? Prendre à la lettre ce découpage, réifiant les pratiques du marché immobilier et les logiques de production en grand, revient en effet à faire l’hypothèse que la forme produite construit le social, sous l’hypothèse d’une homogénéité sociale construite par le système de gouvernance contractuelle (Gordon, 2004a ; McKenzie, 2011).

2Tout concourt, en première analyse, à associer homogénéité de certaines composantes socio-économiques des quartiers et définition du voisinage. Le lotissement et sa structure de copropriété semblent être le niveau le plus adéquat pour saisir la construction de cette homogénéité, et les règles de lotissement, qui articulent gestion du cadre de vie, règles de certaines sociabilités (le country club), sélection sociale et règles de police, constituent le suspect idéal permettant d’articuler en un seul objet géographique plusieurs notions : la communauté, la proximité, l’homogénéité, l’attachement.

3Le questionnement vise à analyser les voisinages et les contextes, afin de confronter le lotissement comme brique de base (défini selon la typologie présentée au chapitre 3) et la structuration multiscalaire des contextes locaux dans laquelle il est inscrit. Les espaces d’appartenance et les contextes sont multiples, puisque la subdivision (lotissement) est souvent un sous-ensemble d’un projet de planification en grand (master planned community), d’une structure de gouvernance qui relève à la fois de la copropriété et d’une appartenance à une juridiction locale (municipalité, par exemple) et à divers districts spéciaux.

4Ce chapitre aborde ce questionnement d’un point de vue théorique (ce qui fait quartier) et développe l’état de la question sur les rapports de voisinage, d’attachement (liens forts) et de relations sociales intergroupes (liens faibles) qui se construisent autour de la figure du lotissement et des formes suburbaines et post-suburbaines. Le rapport du résident au voisinage est envisagé : quel est le statut de l’espace proche du logement en termes d’attachement, de pratiques et sociabilité quotidiennes ?

5La pertinence du lotissement comme échelle d’analyse est finalement mise à l’épreuve, notamment par une analyse des prix, comme indicateur de l’homogénéité du niveau de voisinage. L’analyse des valeurs immobilières est une entrée originale, qui met l’accent sur une variable qui traduit l’efficacité collective dans les effets du voisinage (Sampson, 2012) : elle est un indice de dégradation, quand la gestion locale est défaillante, ou de désirabilité, d’attractivité d’un quartier. La réflexion sur les échelles et niveaux appropriés d’analyse de la construction locale de l’homogénéité sociale est abordée, à partir de l’étude des caractéristiques socio-économiques des block groups et de la variation avec la distance de l’homogénéité sociale.

4.1. Ce qui fait quartier ?

6Si la notion de quartier est l’une des plus travaillées, mettant en relation l’organisation matérielle de l’espace bâti et les pratiques sociales qui s’y déploient (Authier et al., 2007), la question du quartier et du voisinage (ou neighborhood) constitue probablement l’entrée la plus instable dans une approche locale des marges suburbaines. En préambule, un rappel sur la terminologie française et anglaise employée ici : neighborhood peut être traduit à la fois par quartier (district, zone), c’est-à-dire la subdivision d’une ville ou d’une agglomération, et par voisinage, c’est-à-dire l’ensemble des espaces voisins d’un lieu. Ce terme en anglais couvre donc à la fois les catégories relevant de la dimension du local (quarter, community, area, locality, locale), de la dimension sociale et de la dimension liée à la proximité (vicinity, surrounding areas, environs, precinct). En première approximation, la définition en anglais comme en français suppose généralement que le quartier correspond à une certaine forme de relation, d’interaction et d’intégration sociales, un certain degré d’homogénéité.

7Les questionnements sont récurrents sur le caractère parfois évanescent des limites des quartiers. Passer du découpage de l’espace intra-urbain dense à celui d’un objet et d’une échelle d’analyse dont la pertinence s’impose à la fois dans la démarche scientifique, dans les perceptions et dans l’action publique n’est pas aisé ; le faire sur le front de suburbanisation l’est encore moins, car les lieux se construisent en même temps que se développent les appartenances et les sociabilités. Et les outils pour saisir les proximités manquent, à moins de disposer de vastes enquêtes qui précisent le mode d’habiter et les pratiques (Dodier, 2012). Le lotissement planifié fait-il quartier, ou cette construction s’opère-t-elle à un autre niveau ?

8Ce faisant, la notion de quartier (neighborhood) pose problème. Elle n’est pas définie a priori et ne correspond pas nécessairement à la maille de l’action publique (municipalité ou district spécial, par exemple). Déjà contestée dans les espaces denses centraux (Humain-Lamoure, 2007), elle est plus insaisissable dans les densités intermédiaires et suburbaines, d’autant que de nombreuses zones non incorporées et donc non délimitées par l’action publique ne correspondent pas vraiment à une juridiction. Je fais l’hypothèse que le lotissement comme brique de base constitue une maille intermédiaire du suburbain, qui permet d’analyser la construction multiscalaire des voisinages autour de cet espace de référence.

Neighborhood en pratiques

  • 1  Le terme neighborhood signifie « quartier » ou « voisinage ». Ces deux termes seront utilisés par (...)
  • 2  Pour un exemple, voir les annonces du site Zillow.com.

9Les pratiques des acteurs du marché renseignent sur les quelques référentiels utilisés quand il s’agit du quartier ou du voisinage1, sans pour autant vraiment les préciser. Les annonces immobilières sont riches d’informations. Ainsi, plusieurs niveaux de voisinage sont utilisés par celles-ci, qui contribuent à construire un territoire à géométrie variable : la situation dans une rue en cul-de-sac ; la référence aux prix immobiliers dans le voisinage, comparant la maison à l’ensemble de la master planned community et à la moyenne relevée dans la municipalité de Santa Clarita ; des informations fiscales qui dépendent du comté et de la municipalité ; et une liste des écoles, précisant le niveau, la distance et surtout la note attribuée à celles-ci par les parents d’élèves2.

  • 3  D. Smith (2009) est utile pour mieux saisir la nature complexe de la notion de voisinage sur les m (...)

10Le projet de cartographie participative des 98 quartiers dans le comté de Los Angeles mené par le Los Angeles Times en 20093 permet d’aborder par le cas et l’exemple certaines dimensions du problème. À cette fin, la figure 4.1 cartographie conjointement les lotissements de l’échantillon de la base de données et les limites des juridictions locales selon leurs différentes définitions (municipalités incorporées, lieux non incorporés désignés par le recensement/census designated places, et autres zones non incorporées placées sous la juridiction du comté). Les limites des quartiers issus de l’enquête du Los Angeles Times sont surimposées en orange. Ce travail, mené sur la base d’un SIG par des journalistes, partait d’un projet commercial qui consistait à fournir de l’information quartier par quartier aux lecteurs, faisant le constat qu’à Los Angeles de nombreux quartiers sont signalés par des panneaux (Little Ethiopia, Koreatown, Little Tokyo, Little Armenia, Art District…) alors qu’aucune cartographie des limites n’avait été tentée. Or la définition du local la plus couramment utilisée, par exemple par les sites d’annonces immobilières, correspond à une définition très fonctionnelle relevant du code postal, dont on sait que le numéro est vecteur d’une certaine identité ou reconnaissance (90210 est mondialement connu, grâce à la série TV Beverly Hills). À partir des données du recensement (composition ethnoraciale), de critères de densité et du bâti, de la présence de hauts lieux et monuments, de la topographie et de composantes historiques, ils ont proposé une première définition des quartiers qui, soumise aux lecteurs du journal, a ensuite été ajustée pour répondre aux différents commentaires et remarques. Les limites auxquelles le journal est parvenu sont donc le résultat d’arbitrages et négociations faits avec des lecteurs et contributeurs volontaires. Cela débouche sur une délimitation de quartier qui correspond, en fait, à un certain sens de l’appartenance et de la reconnaissance.

11Il est alors notable – mais loin d’être surprenant – de constater que la granularité des quartiers est fine pour les espaces centraux (Hollywood, Beverly Hills, Bel Air) et que certains lotissements récents se situent au sein de ces quartiers. En revanche, sur des marges récemment urbanisées du comté, au nord ou à l’ouest, les limites se font plus hésitantes quant à leur signification et leur articulation sur le bâti : elles épousent soudain les limites institutionnelles et celles des juridictions. Cela est particulièrement évident à Santa Clarita, municipalité de 204000 habitants incorporée en 1987, dont plusieurs sous-ensembles apparaissent nettement si l’on suit les traces de la morphologie viaire et pour laquelle plusieurs très grandes communautés planifiées sont inscrites dans la base de données IP4 ; il ne s’agit pourtant d’après l’enquête que d’un seul quartier. Les espaces non incorporés adjacents, qui correspondent à des développements résidentiels récents ou en cours (Stevenson Ranch, Val Verde, Castaic), sont au contraire désignés chacun comme des quartiers à part entière qui se distinguent par la toponymie en zone non incorporée (CDP, census designated place) : cet effet joue pleinement, le quartier épousant alors les limites du lotissement (Stevenson Ranch). Le constat du primat de la juridiction sur la délimitation des quartiers est identique à Calabasas (23000 habitants, incorporée en 1991), où les différents sous-ensembles ne sont pas identifiés comme des quartiers séparés, l’effet juridiction jouant pleinement. La municipalité de Hidden Hills, en revanche, gated community municipalisée en 1961 (1800 habitants), est identifiée comme un quartier à part entière. Ce constat pose très directement la question des niveaux géographiques de référence dans les espaces récemment urbanisés : au-delà de l’évidence a priori du lotissement comme unité de base, l’identité du local semble se construire aussi à un niveau associé aux acteurs des politiques publiques (municipalité et comté). La master planned community ou le lotissement planifié (post-) suburbain font-ils quartier ou voisinage ?

Le quartier comme objet géographique

  • 4  Il ne s’agit pas ici de faire l’état de la question sur le quartier, ce n’est pas l’objet, mais de (...)

12Le quartier comme objet géographique occupe conjointement plusieurs positions4. Dans le foisonnement des possibles descriptions, l’unité architecturale, les caractéristiques physiques de l’habitat, les effets de limite et de découpage construits par les grandes infrastructures, les fonctions dominantes ou des éléments d’identification liés à un lieu (patrimoine, référentiel toponymique) constituent les caractérisations les plus immédiates. Toutes s’appliquent bien aux lotissements : unité fonctionnelle, cadre bâti, position relative clairement séparée souvent par des infrastructures ou des aménités ; ce découpage de l’espace étant facilité par les modes de production, puisque le zonage et la planification du type de bâti se font très en amont (en ville nouvelle, par exemple, les quartiers ont été construits, dans une certaine mesure)… En conséquence, les approches usuelles en sciences sociales ne s’intéressent pour ainsi dire pas au quartier dans le suburbain : d’ailleurs, pourquoi existerait-il, puisque, à l’urbanité des zones denses, s’oppose le caractère indéfini des espaces périphériques ?

Fig. 4.1 : Les échelons de définition des espaces de proximité et voisinages : collectivités locales, quartiers et lotissements.

Sources : base de données IP4, Géographie-cités ; Bureau of Census, 2010 ; Los Angeles Times, « Mapping L.A. project is revised in nearly 100 ways », http://maps.latimes.com/​neighborhoods/​.

Groupes et rapports sociaux

13Ce biais dérive des approches classiques des quartiers, qui regardent du centre vers la périphérie, comme l’envisageaient l’École de Chicago et la sociologie urbaine : le quartier est analysé en fonction de sa position relative dans la métropole (Grafmeyer, 2007) et dans la recherche de structures sociales. Il est une traduction territoriale de la diversification des groupes sociaux produite par la division du travail. Dans une approche durkheimienne, où la ville est la figure la plus symptomatique de la densification des rapports sociaux, la division du travail et la solidarité organique fondées sur l’interdépendance entre les groupes, « les dispositifs matériels, les structures sociales et les institutions qui forment la ville sont autant de faits morphologiques où la vie sociale se cristallise en substrats relativement stables » (Grafmeyer, 2007, p. 23), grille de lecture portée par Halbwachs et Chombart de Lauwe en France. L’École de Chicago introduit dans cette description des structures stables une approche dynamique interprétée comme une lecture de la crise urbaine soumise à des flux migratoires successifs et à des phénomènes de mobilité par agrégats de groupes sociaux et communautés, jusqu’au white flight suburbain : par-delà la diversité des contextes locaux, ce sont les rapports sociaux qui trouvent leur traduction dans l’organisation de la ville.

14Une seconde approche d’ordre sociologique considère le quartier comme un espace de proximité, associant des pratiques et des notions d’identité et d’attachement. La proximité est une notion qui varie considérablement selon les individus, mais elle varie également selon les âges, les catégories socioprofessionnelles, les modes de déplacement, les contextes. La question des limites se pose d’ailleurs assez peu, puisqu’il s’agit d’espaces définis par des pratiques (achats courants, paroisse, lieux de scolarisation, activité de la vie sociale) (ibid., p. 23). Ce sont autant de pratiques de proximité et de référentiels qui sautent sur les marges urbaines, tant les pratiques de chalandise et les déplacements sont contraints par l’automobile dans le cas de pratiques fragmentées et réticulaires de l’espace (Ascher, 1995 ; Bordreuil, 2000) : « Le quartier, cette forme sociospatiale si importante dans la ville d’hier, est aujourd’hui en déclin. Parce qu’ils sont mobiles, les habitants des villes ne sont plus guère, ou ne sont plus prioritairement des habitants de quartiers » (Dubois-Taine et Chalas, 1997). Ces approches sont discutées mais, en filigrane, ce sont l’ensemble des pratiques d’attachement aux lieux qui seraient ainsi en déclin, ou plus probablement qui auraient changé d’échelle : pratiques d’entre-soi, appropriation des beaux quartiers par les élites, quartiers d’intégration ou de relégation. Or, dans le centre, les logiques de gentrification montrent que les pratiques d’hypermobilité ne sont pas incompatibles avec l’attachement et l’identification au lieu ; les mutations des premières couronnes de banlieues soumises aux logiques de débordement des espaces centraux s’accompagnent de la mise en place de nouvelles ressources territoriales, de nouveaux rapports au territoire et de nouvelles appartenances, que ce soit en Île-de-France (Bacqué et Fol, 1997) ou aux États-Unis :

Comme l’indique Jean-Yves Authier (2002), l’argumentaire de la fin des quartiers n’est pas nouveau et « les faire-part de décès du quartier sont aussi nombreux que les célébrations du quartier-village ». […] Si les pratiques du quartier restent intenses, elles se cumulent fréquemment avec des pratiques à l’échelle de la ville, indiquant une absence d’opposition entre l’ancrage au quartier et une forte mobilité
Fol, 2009, p. 61.

15Les déterminants individuels, comme les contextes des lieux de résidence, de ce point de vue, jouent sensiblement sur l’attachement. Ainsi par exemple, parmi les déterminants, les mesures de l’attachement au quartier en France sont d’autant plus importantes que les individus enquêtés sont âgés, seuls, propriétaires de leur logement, et en particulier sont issus de l’immigration (Guérin-Pace, 2007). De plus : « L’attachement au quartier varie aussi selon la localisation géographique du lieu de résidence. Il apparaît plus important dans les petites villes que dans les grandes (54 %), et plus marqué pour les habitants des centres-ville (52 %) qu’en banlieue d’agglomération (49 %) » (ibid., p. 155).

Principes de différenciation et territoire

16Un troisième type d’approche consiste à ne pas considérer le quartier comme construit a priori, mais à analyser l’inscription des processus sociaux dans la ville, en se fondant notamment sur les méthodes de l’analyse spatiale et des statistiques. Cette approche dérive des travaux de la sociologie urbaine, et notamment des travaux consistant à mettre en évidence les principes de différenciation à partir de l’analyse factorielle (École de San Francisco, Social Areas Analysis, Bell et Shevky, 1955). Cette approche est en fait complémentaire de celles qui cherchent à préciser la nature des rapports sociaux qui s’inscrivent dans les quartiers, coproduction de l’espace et de la société (Humain-Lamoure, 2007).

  • 5  Pour un état de la question complet sur le quartier des géographes, voir Humain-Lamoure (2007), ar (...)

17Parallèlement, le voisinage comme objet géographique est rattaché fermement à la notion de territoire, résultant de l’interaction espace/société : les questions posées relèvent des modes d’habiter, des pratiques et représentations de l’espace urbain, de l’étude des réseaux sociaux (Humain-Lamoure, 2007)5. Parmi ces manières d’aborder le quartier, on peut partir de la morphologie spatiale et sociale, en mettant à profit les corpus de données sur les morphologies (type de bâti, logements, utilisation du sol) et sociales (structure des ménages, catégories socioprofessionnelles, âge…), afin de dégager les traits distinctifs ; la démarche vise à isoler des catégories, des typologies, des spécialisations. Une telle perspective s’inscrit dans une approche systémique pour définir le quartier comme forme sociale :

Par exemple, la description par une approche systémique des ghettos noirs aux États-Unis (Durand-Dastès [loi, 1984] reprend les modèles de R. Morrill [1965]), où le quartier est défini comme une « forme sociale » dotée d’une certaine inertie résultant de processus spatiaux, économiques et sociaux qui, en retour, influent sur les aspects physique et social de la ville
Humain-Lamoure, 2007, p. 45.

18Plusieurs de mes travaux ont porté sur la construction de typologies, partant de l’analyse multivariée (analyses factorielles et classifications ascendantes hiérarchiques notamment) afin de dégager les traits distinctifs des types de quartiers étudiés (voir les chapitres 7 et 9), en la couplant notamment avec l’analyse des trajectoires socio-économiques des quartiers, car elle présente l’intérêt de travailler sur des positions relatives des lieux, toutes choses égales par ailleurs dans la métropole, mais aussi de construire des comparaisons dans le temps.

Individu, rapport à l’identité et à la communauté

19Un autre type d’approche pose l’individu au centre de la construction du quartier comme espace vécu : alors que l’approche précédente renvoie le quartier à une position d’objet, il s’agit ici, à partir de méthodologie d’enquête, de cartes mentales, de questionnaires, d’observations, d’une géographie du sujet :

Le quartier ne peut être appréhendé qu’au travers des individus qui participent à son existence et de la relation qu’ils entretiennent avec cet espace, érigé en territoire. De l’étude d’un espace collectif, on s’oriente vers celle axée sur les pratiques et les représentations des individus. Il s’agit moins de découper l’espace que d’analyser le sens qui lui est donné : l’identification du quartier et au quartier (ibid., p. 46).

20A. L. Humain-Lamoure souligne la pluralité des approches, certaines considérant que l’espace vécu échapperait à l’influence des facteurs sociaux, économiques ou culturels ; d’autres assimilant la perception de l’espace à la production d’images de la ville, indépendamment des pratiques contraintes. Les perceptions dépendent alors de caractéristiques démographiques et de la position sociale des individus ; toutes soulignent la dimension de l’appropriation de l’espace du quartier par l’individu.

21Cette dernière dimension de l’appropriation est essentielle, car elle croise la notion d’identité et celle de territoire d’une communauté : le quartier-territoire est une structure construite par l’individu et la collectivité (Di Méo, 1994). Des communautés ou cercles, ancrés dans un espace de résidence et développant des valeurs communes et des liens d’échanges et de dépendance, se forment dans des quartiers relativement homogènes. Dans les espaces suburbains, cette dimension territoriale est évidemment celle qui s’articule le mieux sur la structure de gouvernance (associations de propriétaires) et les modes de régulation contractuels, et cette approche constituait le point de départ du travail sur les gated communities. La question de l’identité et de l’attachement dérive de la précédente : le rattachement à la communauté repose sur des pratiques, des rituels, des espaces de sociabilité, une construction endogène de l’appartenance ; celle-ci n’est pas univoque : des processus d’assignation ou la manière dont ceux qui « ne sont pas du quartier » sont perçus participent d’une construction exogène. La question de l’intégration des individus, enfin, repose sur une relation symbolique et identitaire au territoire, à propos de laquelle Mekdjian (2009) ouvre une perspective intéressante, montrant le rôle du quartier arménien (Little Armenia) à Los Angeles dans la structuration d’une communauté arménienne qui n’y réside en majorité plus, mais qui développe, par des relations réticulaires et identitaires, un attachement particulier au territoire :

Le quartier est alors posé comme un espace d’intégration des individus au sein d’une collectivité à travers la fréquentation quotidienne d’espaces publics (Lehman-Frisch et Capron, 2007). Le quartier n’existerait que par ses lieux de rencontres, où la population – habitants et usagers – a élaboré au cours du temps des formes d’occupation et d’appropriation spécifiques. Le quartier acquiert ainsi sa signification symbolique : la population noue avec lui des liens émotionnels et de nature identitaire. Le quartier, défini comme un objet sociospatial, serait le résultat de la manière dont l’individu conçoit les rapports entre espace privé du logement ou du travail, espace public du quartier et celui, plus vaste, du reste de la ville. Le quartier devient alors un « médiateur du social », fruit de « la fréquence et surtout de la qualité des contacts qu’il permet de nouer avec d’autres individus » (Di Méo, 1994, p. 271) à mi-chemin entre l’anonymat des foules urbaines et la familiarité des relations amicales
Humain-Lamoure, 2007, p. 48.

22Ces éléments renvoient à quelques questionnements sur ce qui rattache le lotissement planifié à la notion de quartier, ou sur la manière dont on peut aborder cette question sur les marges. Concrètement, aux États-Unis, peu de travaux analysent les notions d’attachement, d’identité et de construction des représentations de l’espace dans les espaces suburbains et exurbains. En France, nous avions alors, avec Delphine Callen, relevé l’importance du niveau communal pour expliciter les pratiques habitantes, qui relevaient peu de sociabilités de rues privées ou de lotissements fermés. Malgré les principes d’entre-soi, les réseaux sociaux, les pratiques locales, les représentations porteuses d’identité et d’attachement relevant plutôt de la sphère communale, éléments déjà largement analysés chez Authier (2007), qui fait la démonstration que les ancrages ou logiques de référence traversent plusieurs échelles spatiales et sont cumulatifs. Aussi, maintenant, une série de questionnements doivent être replacés dans le champ de l’analyse, en particulier ceux relatifs au statut de l’espace proche du logement en termes d’attachement, d’identité et de sociabilité. Il s’agit notamment de tester la validité du lotissement planifié comme quartier et de saisir à quel niveau géographique ou à quelle distance se joue cette proximité.

4.2. Morphologie sociale et voisinages : l’imbrication des niveaux

23En interrogeant la relation entre l’effet des espaces de proximité et celui des quartiers dans le suburbain, les auteurs mettent en question l’échelon d’appréhension et la construction sociale du voisinage. Ceux-ci proposent donc différentes constructions méthodologiques de l’objet décrivant le voisinage et le quartier, dont je fais ici un état de la question. Dans ce qui fait quartier, plusieurs dimensions sont mises en question sur les marges suburbaines : échelles et niveaux jouent et rejouent pour brouiller les limites. L’articulation se pose notamment sur les niveaux géographiques auxquels on place les notions de quartier, de communauté, d’appartenance, d’attachement. Pour clarifier les positions et mettre cette analyse en perspective des analyses de la sociologie urbaine, il est nécessaire de rappeler les principales articulations théoriques de l’effet de quartier, auxquelles se réfèrent en partie les travaux sur le suburbain dont je fais la synthèse dans cette section. De l’hypothèse de la ressemblance dans la proximité, trois dimensions sont explorées : celles de l’homogénéité, du lien social (liens faibles, liens forts) et de la cohésion sociale.

La dimension spatiale de l’« effet de quartier »

  • 6  Bacqué et Fol (2007) indiquent le rôle de ces analyses dans les débats sur les quartiers de concen (...)

24L’effet de quartier (neighborhood effect) est entendu d’abord, dans le cadre des analyses de la pauvreté économique, comme l’effet de la concentration spatiale de la pauvreté sur les habitants, sous l’hypothèse qu’habiter un quartier pauvre serait socialement pénalisant, dans un système de cumul des désavantages (Bacqué et Fol, 2007)6.

  • 7  Voir chapitre 6, p. 186.

25Les fondements théoriques de l’effet de quartier dérivent de l’analyse du ghetto et de la production de l’underclass, groupe dont Wilson (1987) et Massey et Denton (1995) font l’hypothèse qu’il est structuré par l’isolement social dans le ghetto, confronté à la pauvreté structurelle et aux situations de chômage, et fortement dépendant de l’aide sociale : pour Wilson, ces quartiers correspondent à ceux où le taux officiel de pauvreté est supérieur ou égal à 40 %. La dimension spatiale de l’effet de quartier est apportée par la dimension raciale de la ségrégation, l’essentiel de ces quartiers correspondant aux ghettos noirs. Cette analyse a replacé au cœur du débat sur la pauvreté les travaux de Kain (1968) et l’hypothèse du spatial mismatch, selon laquelle l’isolement géographique de ces quartiers, et notamment leur éloignement des emplois, les pénaliserait considérablement. Cette analyse de l’underclass est de plus couplée avec l’étude des indices de ségrégation (indice d’isolement, indice de dissimilarité)7 sur lesquels s’appuie la démonstration de l’essor et de l’induration de la structure sociospatiale du ghetto tout au long du vingtième siècle, y compris après le mouvement des droits civiques (Massey et Denton, 1995). La plupart des travaux s’attachent à mesurer les effets produits (sur la santé, sur l’emploi, etc.) et à pondérer les différents facteurs explicatifs.

26La situation d’isolement social est associée à une analyse théorique de la contagion, développée dans le champ de la psychosociologie (Crane, 1991) : par analogie avec la diffusion épidémique, il s’agit d’une hypothèse selon laquelle les comportement déviants et problèmes sociaux se répandent à travers l’influence entre pairs – au-delà d’un certain seuil critique, l’équilibre local est rompu et les problèmes sociaux se répandent dans un quartier devenu instable. Comme l’indiquent Bacqué et Fol (2007) :

Pour Crane, certains types de populations sont plus sensibles aux effets de la contagion : ce sont en particulier ceux qui sont les plus réceptifs à l’influence des groupes de pairs. Il inclut dans cette catégorie : les enfants de familles monoparentales, les hommes pauvres vivant en milieu urbain et les adolescentes noires pauvres. Cette approche a inspiré de nombreux travaux portant sur les jeunes, les adolescents et la délinquance ou sur les très jeunes mères de familles monoparentales, appartenant souvent à la minorité noire. L’idée défendue est que les normes déviantes se diffusent par la fréquentation des pairs (p. 185).

  • 8  Voir chapitre 6, p. 189.

27Une troisième approche se rapporte au capital social, comme un ensemble de liens, de normes et de rapports de confiance facilitant la coordination, la coopération, la solidarité au sein d’un groupe ou d’une communauté (Putnam, 2000). La thèse de Putnam est dans le titre : Bowling Alone ; les traditions de jeux collectifs (bowling), qui étaient l’un des fondements de la sociabilité, s’effacent dans l’Amérique contemporaine (ligues de bowling) pour laisser place à un individualisme renforcé. La thèse de Putnam oppose les communautés qui ont un capital social important et des ressources qui leur permettent une certaine efficacité collective, et les communautés constituées d’individus isolés, au faible capital social. Deux types de capital social coexistent et opèrent selon différents niveaux : d’une part, le capital social d’attachement (bonding capital) correspond à des liens forts, d’unification du groupe, ou liens homogènes au sein d’un groupe d’appartenance. Cela correspond à la structuration communautaire des systèmes locaux aux États-Unis : sociétés d’entraide, enclaves ethniques et migratoires, cercles privés, country clubs. D’autre part, les liens faibles, ou bridging behaviors, correspondent à des relations sociales intergroupes, sans attachement (comme par exemple être supporter d’une équipe de football locale), relèvent de l’interaction sociale et traduisent un niveau d’intérêt pour les enjeux locaux. Ces liens représentent une ouverture au monde extérieur et constituent le vecteur de l’intégration sociale. Ils permettent de mettre en relation des individus pauvres avec des individus plus aisés, ouvrant alors le champ des possibles (opportunités d’emplois, notamment). Les espaces suburbains et la mobilité des pauvres vers le suburbain ont, dans les travaux reposant sur les théories de l’assimilation spatiale, fait l’hypothèse que la suburbanisation était l’un des vecteurs de cette intégration sociale8.

28On notera ici que les quelques hypothèses évoquées sont supposées s’appuyer sur les liens au sein du groupe social (par les pairs), mais il faut clarifier le rôle de la proximité. En premier lieu, l’interaction sociale dans un petit monde (small world) suppose qu’il y ait dans la situation de concentration spatiale (de la pauvreté ou de tout autre critère structurant de l’homogénéité sociale) une dimension liée à la proximité spatiale des individus, dont la probabilité d’interaction sociale et d’exposition aux différents comportements peut être estimée. Cela était souligné par ailleurs dans une analyse des réseaux sociaux dans les résidences universitaires américaines (Freeman, 1979) :

Friends are not chosen without reference to their physical proximity. Instead, physical proximity seems to be the overriding factor in friendship choice among those students (p. 91).

29Dans le cas de la transposition à un effet de lieu, visant par exemple à expliquer l’induration et la pérennité d’une construction sociale dans les lotissements, cette dimension spatiale a été ramenée au rôle de la rue dans la construction des interactions sociales. Grannis (1998) affirme que les relations entre voisins dans les lotissements se développent en fonction de leur style de vie : selon leurs habitudes, les lieux qu’ils fréquentent, ils rencontrent de manière non intentionnelle les autres et ont ainsi une opportunité d’être exposés à la diversité et d’établir des liens sans filtre préalable. À ce titre, Grannis confère aux rues des lotissements un rôle important dans l’exposition au voisin et dans la construction des proximités sociales, de la communauté et de l’homogénéité socio-économique.

Communauté et homogénéité socio-économique

  • 9  Voir chapitre 6, p. 187.
  • 10  This inference is supported by the requirement that census tracts be as homogeneous as possible an (...)

30Comment les lotissements planifiés et grandes copropriétés résidentielles, dont l’objet est de garantir un certain niveau de contrôle de l’homogénéité sociale, affectent-ils la structure globale de la ségrégation en métropole ? Gordon (2004a) pose la question de l’impact de la structure de la gouvernance urbaine privée (CIDs), et en particulier des lotissements planifiés, sur l’homogénéité sociale. Elle propose, par le biais d’une mesure d’entropie9, de mesurer le degré de diversité ethnoraciale des lotissements planifiés, comparés aux block groups dans lesquels ces lotissements sont absents, dans les parties centrales des aires métropolitaines (central city) et dans les zones suburbaines (reste du comté). Les éléments de définition statistique du quartier suburbain méritent d’être détaillés : un block group est codé comme correspondant à un planned development (PD) si plus de 60 % des unités d’habitation sont dans la subdivision ; si le nombre d’unités d’habitation du lotissement est supérieur à celui du block group, l’ensemble des block groups appartenant au census tract sont codés comme planned development, sous l’hypothèse que les census tracts sont conçus par le Bureau of Census pour être homogènes10. On notera donc ici l’inférence qui repose sur l’unité statistique locale la plus large, le census tract : le lotissement planifié est construit comme un objet homogène du point de vue socio-économique, et on fait l’hypothèse que le census tract sur lequel il déborde correspond à des critères d’homogénéité qui permettent de le considérer comme appartenant à un voisinage cohérent. Les résultats, produits pour le recensement 1990, montrent que les lotissements planifiés sont moins divers (ou plus homogènes) en termes de composition ethnoraciale que les autres types de lieux, en zone centrale mais aussi en zone suburbaine. En revanche, les résultats de l’indice d’entropie appliqués aux revenus montrent que les block groups correspondant aux lotissements planifiés sont plus divers que les autres, s’agissant des revenus : cette relative hétérogénéité des revenus semble être associée au fait que les lotissements planifiés accueillent des populations aux revenus plus élevés que ceux des autres lieux centraux et suburbains, ce qui favorise de plus grands écarts de niveaux. Gordon conclut que les lotissements planifiés sont plus homogènes que les autres quartiers pour ce qui est des catégories ethnoraciales (Blancs, Hispaniques, Noirs, Asiatiques), mais sont plus hétérogènes que les autres quartiers en termes de revenus (Gordon, 2004a, p. 456).

31Les conclusions de cet article correspondent à celles que j’avais pu avancer dans des travaux précédents. D’une part, la question de l’homogénéité ethnoraciale des lotissements planifiés correspond à une construction des logiques de ségrégation structurées à l’échelle métropolitaine : les lotissements planifiés sont en fait construits dans de vastes zones homogènes, ou zones tampons (Le Goix, 2005a, p. 337) :

32L’apport de ces travaux est de considérer que, dans les zones suburbaines, la question de la ségrégation ethnoraciale se pose dans des termes très différents de ceux relatifs aux habituelles catégories centre-périphérie (la figure du ghetto) et ne peut pas être analysée avec les mêmes outils : la notion d’homogénéité communautaire, qui permettrait de définir le quartier ou voisinage, n’est à ce titre pas opératoire. On observe, d’après Gordon, des dispositifs d’hétérogénéité ethnoraciale puissants au sein des suburbs, mais sans que cela s’articule sur les lotissements planifiés, à qui l’on confère souvent pourtant le pouvoir de filtre ou de sélection sociale des résidents.

  • 11  Pour une définition et une mise en perspective de ces indices dans les analyses locales de la ségr (...)

33À un échelon géographique supérieur, l’observation des formes de ségrégation au niveau municipal, dans les juridictions associées à une importante surreprésentation des lotissements en copropriété (HOA, homeowner associations), renseigne sur le caractère multiscalaire des formes de division sociale de l’espace. Dans une étude menée en Floride et portant sur les évolutions de la ségrégation observée entre 1980 et 2010, Meltzer (2013) utilise plusieurs indices de ségrégation classiques afin de résumer la position relative des Noirs et des Blancs dans les municipalités (indices de dissimilarité et indices d’isolement)11. L’analyse est donc menée à l’échelon de la juridiction (municipalités, towns, zones non incorporées), et les indices sont expliqués, dans des modèles de régression multiple, par différentes caractéristiques relevées pour chaque juridiction : des caractéristiques sur les logements et le bâti (prévalence des logements en HOA dans le stock total, valeur moyenne des logements, part de logements anciens, part de terrains disponibles), et des variables renseignant les caractéristiques socio-économiques (pourcentage de personnes nées à l’étranger, taux de pauvreté, âge, niveau éducatif, chômage, revenus moyens). La régression analyse l’impact du changement dans la prévalence des HOA sur l’ensemble du stock de logements et l’évolution des indices de dissimilarité et d’isolement, dans le temps, en contrôlant les autres variables explicatives. Meltzer démontre ainsi qu’une augmentation de 10 % du stock de logements dans des copropriétés augmente de 2 % les indices de ségrégation Noirs-Blancs. L’analyse montre également que les juridictions avec des unités d’habitation plus anciennes, peu de vacance foncière et une plus forte proportion de résidents noirs étaient susceptibles d’introduire des niveaux de dissimilarité plus importants.

34En première analyse, en Floride, la présence de HOA dans des municipalités joue plutôt en faveur de l’augmentation des indices de dissimilarité et d’isolement. Les résultats sont similaires pour la ségrégation Blancs-Hispaniques. Les résultats sont nuancés par la concentration spatiale de nombreuses HOA dans de grandes municipalités, créant un niveau élevé d’hétérogénéité inframunicipale. Il est remarquable, enfin, de constater qu’il n’y a pas d’effet statistiquement significatif, au niveau municipal, entre la présence des HOA et la ségrégation sociale mesurée par les revenus. Cette analyse corrobore donc un certain nombre d’indices que j’avais pu rassembler, selon lesquels – toujours sur les seules gated communities (Le Goix, 2005a ; Le Goix et Vesselinov, 2012b) –, l’effet des revenus jouait plutôt à un niveau géographique très fin (celui qui sépare un ensemble résidentiel d’un autre, le niveau du lotissement), alors que la ségrégation raciale se construisait à une autre échelle, qui est relativement bien résumée ici par l’effet de juridiction relevé par l’auteur (municipalités avec HOA, autres municipalités).

35Ainsi, un premier niveau d’organisation sociale du local sur les marges de suburbanisation peut être mis en évidence : la structuration du local ou des proximités de quartiers ne correspond pas aux dimensions classiques (École de Chicago) des appariements communautaires sur des bases ethnoraciales, comme le démontre Gordon (2004a). Il y a de plus certaines dimensions socio-économiques (les revenus) pour lesquelles la granularité est forte, construisant un espace suburbain où les lotissements contribuent à la ségrégation socio-économique à des niveaux très locaux. Cette granularité implique que ces indicateurs de revenu ne semblent pas significatifs pour expliquer les formes de ségrégation à l’échelon municipal, alors qu’une mesure qui dépend de la présence de HOA est nettement plus significative (Meltzer, 2013). Plusieurs niveaux géographiques (le lotissement, la juridiction, notamment) interagissent donc dans la construction de l’homogénéité socio-économique suburbaine : le niveau communautaire de ce qui fait quartier n’est donc pas construit a priori par le seul lotissement.

Lien social, engagement politique, vie civique

36La nature juridique de l’espace urbain, et en l’occurrence la structure de propriété privée des espaces résidentiels en lotissement, affecte-t-elle la nature des liens sociaux qui se tissent, notamment dans la manière dont ces liens se traduisent dans la vie civique locale ? Kirby (2008) aborde la question en prenant l’exemple de l’aire métropolitaine de Phoenix : alors que cette ville est passée de 50000 habitants en 1945 à 4,2 millions d’habitants en 2010, la quasi-totalité du déploiement métropolitain s’est opéré sous la forme de très faibles densités et de lotissements planifiés, tandis que les espaces publics qui signent les caractéristiques usuelles de l’urbanité sont quasiment absents, y compris dans des espaces centraux très restreints (espaces ouverts, places, lieux symboliques de l’organisation civique et sociale) :

Implicit in this growth machine form of development is an emphasis upon facilities (for retailing or recreation) and not with opportunities for assembly, and this is reflected in design criteria. Large mall developments containing stores, restaurants and entertainment complexes, faux downtown shopping centers, and enclosed housing developments (both owned and rented) are the norm. Virtually, all the new residential construction (other than small infill developments) is now designed as common interest developments and managed by HOAs. With regard to the issues of public and private space under examination here, we would have to see Phoenix as a model of a privatized metropolitan area that displays few of the attributes of a vibrant public city
Kirby, 2008, p. 87.

  • 12  Dans l’enquête, les liens forts sont traduits par des questions sur les relations d’attachement av (...)
  • 13  Social Capital Community Benchmark Survey by the Roper Center for Public Opinion Research, 2000.

37Or plusieurs hypothèses ont été évoquées à propos des conséquences de la gouvernance urbaine privée sur la vie sociale et la vie de quartier, en premier lieu une faible implication dans les processus de prise de décision et dans les affaires locales qui sont du ressort de l’association de copropriétaires (McKenzie, 1994 ; 2011), en second lieu une certaine passivité politique, en comparaison de l’implication des résidents de quartiers qualifiés en anglais d’organic neighborhoods, c’est-à-dire les quartiers dont la gestion et l’urbanisme sont attachés à des modes de production relevant de phases antérieures et moins planifiées de suburbanisation, et des modes de gestion urbaine publique ordinaires (Purcell, 2001). L’étude dont Kirby rend compte est structurée autour de deux types de liens sociaux, définis par Putnam (2000). Les liens forts (bonding) sont mesurés par questionnaires afin d’évaluer le niveau d’interactions avec les voisins et l’attachement au quartier12. Les liens faibles (bridging) sont analysés comme des relations intergroupes et correspondent à des attitudes civiques : appeler la police en cas de comportement suspect, faire part des problèmes aux responsables et gestionnaires de l’association, mener des actions de lobbying, assister à des réunions de voisinage, etc. (Kirby, 2008, p. 89). Afin d’étalonner les résultats de l’enquête menée à Phoenix sur 302 personnes, les résultats sont comparés à ceux d’une enquête analogue, mais moins détaillée, menée localement ou nationalement13.

Fig. 4.2 : Quartiers résidentiels suburbains développés selon les principes du nouvel urbanisme : logements individuels et collectifs

© Le Goix, 2013.

38Les analyses mettent en évidence que le mode de gouvernance du lotissement a peu d’influence sur la construction des liens sociaux. L’appartenance à ce type de lotissement ne semble pas jouer sensiblement sur les variables décrivant l’attachement au quartier et les relations avec les voisins. De plus, dans un contexte où Robert Putnam (2000) avait décrit la destruction des liens civiques, dont la gouvernance urbaine privée semble traduire l’une des transformations politiques, le modèle proposé par Kirby (modèle Logit) prédit la probabilité qu’un répondant agisse dans le sens du lien faible (participation civique). D’une part, la probabilité augmente à mesure que le capital social d’attachement – ou lien fort – augmente, ce qui montre la persistance d’une relation d’attachement au quartier et d’investissement local ; d’autre part, la probabilité de lien faible est surtout dépendante du niveau socio-économique des résidents, mesuré en termes d’éducation (secondaire et supérieur) et de revenus. Autrement dit, des résidents pauvres dans des quartiers « organiques » ont moins de probabilité de développer un engagement civique, et l’appartenance à un lotissement planifié n’est pas associée à la réduction de l’action civique locale. Ces conclusions convergent avec celles de Gordon (2004b) : toutes choses égales quant au statut socio-économique, au niveau de formation, à l’appartenance ethnoraciale et à l’âge, la résidence dans un lotissement planifié n’a pas d’effet significatif sur la participation politique (parti républicain ou démocrate) et sur les résultats électoraux aux élections de l’État.

39Il s’agit ici de résultats qui vont à l’encontre de nombreuses idées reçues. Il n’y a pas d’effet mesurable de la gouvernance urbaine privée sur la construction de l’attachement au quartier, sur la participation civique et sur le vote, toutes choses égales notamment quant aux revenus et au niveau d’éducation des résidents.

Lotissement, cohésion sociale, communauté

  • 14  Principes de planification prônant une densité résidentielle accrue (lots plus petits, mixité des (...)

40Afin d’analyser le rôle de l’urbanisme contemporain dans la construction sociale, Hipp et Perrin (2006) analysent l’effet de l’appartenance à un lotissement planifié sur l’engagement civique. Ils évaluent la relation entre la cohésion sociale au niveau du quartier et celle qui s’opère à un niveau supérieur, dans le cas de quartiers répondant aux principes définis par le nouvel urbanisme14. Dans la lignée de travaux de Putnam (2000), l’attachement au quartier a tendance à renforcer les relations d’implication (liens faibles) au niveau géographique supérieur, par exemple municipal, renforçant ainsi les processus de cohésion locale. Dans le même ordre d’idées, l’attachement au quartier renforce la territorialité et participe de la qualité générale de l’environnement bâti (meilleur entretien, sentiment de propriété), et renforce les attitudes de solidarité locale entre les habitants dans le quartier (le sentiment d’être dans le même bateau). Ce sont autant de points relevés dans les théories qui associent l’urbanisme et la cohésion sociale, telles que les théories du nouvel urbanisme ou de l’espace défendable. Or Hipp et Perrin partent de l’hypothèse selon laquelle la cohésion à un niveau géographique (le quartier) ne signifie pas nécessairement la construction d’un attachement à un niveau plus large (municipalité), notamment quand une position d’enclavement, d’entre-soi ou de relégation du quartier se traduit par des positions sociales d’attachement ou de solidarités :

41This can occur if a tightly knit neighborhood withdraws from the larger city/ community, leading to less overall cohesion, or it can occur if the neighborhood feels rejected by the larger city/community (Hipp et Perrin, 2006, p. 2505).

  • 15  As a definitional issue, we point out that the term community is used in many fashions. Some neigh (...)

42La cohésion dont il est question ici est définie selon deux dimensions : celle de l’acquisition par un individu de la connaissance du groupe et celle du sentiment d’attachement au groupe, selon les catégories des liens forts (confiance mutuelle, partage de valeurs, rassemblements fréquents, solidarité). L’enquête portait sur 86 répondants dans un ensemble résidentiel de 150 unités d’habitations – taille qui correspond à beaucoup des lotissements que nous avons rassemblés dans la base de données IP4 et qui capture le mieux les effets de ressemblance, de proximité et d’interactions (Grannis, 1998). Le sentiment d’attachement est décrit pour deux niveaux : celui du quartier (neighborhood) et celui d’un ensemble plus vaste, que les auteurs désignent sous le terme de community, qui désigne en fait la municipalité (50000 habitants). On distingue clairement dans le choix des termes qu’il y a bien ici un hiatus de niveau entre deux éléments que l’on présente souvent volontiers comme associés, et que la notion de communauté n’est pas systématiquement attachée à celle du voisinage proche15.

43Plusieurs résultats de cette étude méritent d’être précisés :

  • La cohésion perçue, mesurée comme sentiment d’appartenance et de satisfaction de l’individu enquêté, est plus élevée à l’échelon géographique le plus fin (le quartier), en accord avec les modèles suggérés par la sociologie de Simmel (1908), selon lesquels les liens les plus forts s’opèrent au sein des groupes les plus petits.

  • Il existe une corrélation positive entre la cohésion mesurée au niveau du quartier et celle développée au niveau plus large de la communauté ; le sentiment d’attachement au quartier ne se fait pas au détriment du sentiment d’attachement à l’échelon municipal.

  • Il existe d’importantes différences entre les déterminants de la cohésion selon les deux niveaux géographiques considérés. La nature du lien (faible/fort) est importante : ainsi les liens forts (attachement) ont des effets importants sur le sentiment de cohésion au niveau du quartier, mais ils ne sont pas associés à celui de la communauté : les liens forts sont très efficaces dans la formation de sous-groupes très cohérents. Les liens faibles, en revanche, sont corrélés positivement avec la cohésion sociale mesurée à l’échelle du quartier et à l’échelle de la communauté/ municipalité. Dans les faits, les liens faibles (bridging behaviors) correspondent à des investissements en temps relativement faibles pour les individus, mais il est aisé d’en établir un grand nombre, ce qui permet de structurer des réseaux sociaux qui opèrent à différentes échelles géographiques – à l’image de ce qui s’opère sur les réseaux sociaux, par exemple.

4.3. Des échelles du voisinage

44Au regard des trois entrées précédentes, l’homogénéité, le lien social et la cohésion sociale, c’est donc un hiatus des typologies territoriales locales qu’il faut affronter, car les notions de quartier, de communauté, d’appartenance, déjà discutées et ambiguës dans les espaces denses, selon les approches théoriques, sont relativement instables sur le front d’urbanisation, alors que tout semble plus simple puisqu’il y a, justement, le lotissement. Il ne s’agit pas ici d’une simple question d’emboîtement d’échelle (comme l’indiquent Hipp et Perrin (2006) à propos des termes neighborhood et community), mais d’un grand écart entre d’une part des dimensions qui prennent en compte le voisinage comme une construction morphologique et sociale autour des proximités liées à la rue et à l’enclavement (Grannis, 1998), et d’autre part des constructions sociales multiscalaires et emboîtées, dont il est nécessaire de définir la portée.

De l’effet de quartier à la première loi de Tobler

  • 16  Robert Sampson s’appuie sur un vaster projet, le PHDCN – Project on Human Development in Chicago N (...)

45Le sociologue Sampson (2012) consacre un chapitre de son récent ouvrage, Great American City, Chicago and the Enduring Neighborhood Effect, aux logiques spatiales : Why neighbors of neighborhoods matter ; il y consacre également son entrée en matière et son questionnement général. Cet ouvrage, qui a fait l’actualité des sciences sociales aux États-Unis lors de sa parution, aborde frontalement la question des effets de quartier, en partant d’un matériau empirique considérable16. La position de l’auteur consiste à donner la priorité dans l’explication à la nature spatiale de l’organisation des phénomènes sociaux et aux jeux d’échelle qui organisent l’ordre social (les réseaux sociaux, par exemple), dans une approche systémique des mécanismes sociaux. Le point de départ porte sur l’effet de quartier, dans une approche apparemment classique : la concentration des désavantages (ecologically concentrated disadvantage) a des effets puissants sur les individus, mais joue également sur les quartiers voisins : ces effets articulent plusieurs dimensions, du chômage, de la pauvreté, des familles monoparentales, de la violence, de l’efficacité collective (liens faibles). Pourtant, les questions qui traversent l’ouvrage vont plus loin que la prise en compte de l’effet de quartier et portent sur la causalité de la stratification sociale : quelles sont les explications de la structuration spatiale et de la stratification de phénomènes pourtant disparates et a priori indépendants, tels que la criminalité, l’engagement civique, l’accès aux équipements publics, les inégalités, les manifestations et désordres sociaux – autrement dit, la coprésence des désavantages concentrés dans les quartiers les plus pauvres ? Comment expliquer efficacement la stabilité des quartiers et les mécanismes de reproduction sociale de groupes qui s’y produisent ? Quels sont les facteurs des trajectoires des quartiers ? Comment se construisent les choix individuels pour créer des contextes sociaux locaux qui en retour contraignent les choix, trajectoires, stratégies des individus ? Cette approche de l’effet de quartier tranche avec des approches plus classiques, et il faut noter la place de l’espace, des processus de territorialisation et de la distance dans l’analyse proposée par Sampson. Il se place ainsi le champ théorique classique de l’interaction spatiale (lui parle de spatial interdependence) :

For many important social processes, what happens in one neighborhood is tightly connected to adjacent neighborhoods, creating a “ripple like” effect that encompasses the entire city […]. I am able to show how some social processes work differently in different spatial areas of the city, creating a form of spatial heterogeneity of causal processes. Spatial spillover and heterogeneity provide insights on how regimes of spatial advantage and disadvantage are reinforced
Sampson, 2012., chap. 1.

46De manière significative, son argumentation s’appuie sur la première loi de Tobler (1970) : « Tout interagit avec tout, mais deux objets proches ont plus de chance de le faire que deux objets éloignés » :

Forty years ago, Waldo Tobler coined what he termed the “first law” of geography – “everything is related to everything else, but near things are more related than distant things”. What he thought was an innocuous phrase in a minor paper went on to be cited both than five hundred times since its publication. The idea of a “law” sparked sharp criticism, with the ironic result that for some time geographers discarded what is now considered one of their discipline’s classics. As retro as it may at first appear, I will show that Tobler’s basic point stands tall to this day, with appropriate caveats observed. In particular, I interpret his invocation of the term “law” in the small sense, referring not to an argument for geographic determinism but rather to a remarkably durable pattern of spatial interdependence that demands empirical and theoretical attention
Sampson, 2012, chap. 10.

  • 17  Voir chapitre 10 de Sampson, 2012.

47L’argument vient critiquer les approches traditionnelles des effets de quartier, qui ne cherchent pas à qualifier ou à mesurer les effets de lieu ou de contexte de manière générale et laissent hors du champ de l’analyse les formes urbaines, les histoires sociales et le rôle des structures institutionnelles locales dans la construction des contextes (Bacqué et Fol, 2007). Or il y a une portée de l’effet de quartier. Celui-ci est bien entendu très endogène et se traduit par exemple par les liens forts et les liens faibles, comme analysé précédemment. Mais l’interaction propre aux processus sociaux se porte au-delà des limites du quartier. Ainsi, les travaux de Sampson (2012) ont contribué à montrer l’association de processus sociaux liés aux approches des effets de contexte (cumul des désavantages, actes de violence, taux d’incarcération, stabilité résidentielle et efficacité collective des réseaux sociaux – liens faibles) et des explications faisant intervenir l’interaction spatiale avec les quartiers proches17.

Le quartier et les valeurs immobilières : cas pratique

48La valeur immobilière présente un beau cas d’analyse de cet effet des proximités dans ce qui fait quartier (figure 4.3). Certes, la valeur immobilière est d’abord la traduction directe du fonctionnement du marché par l’offre et la demande, de la désirabilité d’un lieu, de la localisation et de l’expression de la rente de site. Mais elle est également la résultante de perceptions exogènes qui se traduisent par un consentement à payer de la part des acquéreurs potentiels : images positives d’un quartier, prise rapide d’information socialement construite par les réseaux sociaux, croyances et représentations. Elle est enfin un produit social endogène au quartier et peut traduire dans une certaine mesure la notion d’efficacité collective qui s’articule sur les liens sociaux faibles que Kirby (2008) associe aux attitudes civiques. Ces attitudes permettent aux résidents, dans un espace structuré par les lotissements planifiés en copropriété, de se reposer sur la gouvernance urbaine privée pour l’entretien, l’investissement dans les infrastructures et le consentement à payer des individus copropriétaires. En d’autres termes, les liens faibles (bridging) correspondent à des attitudes civiques qui se déploient soit à l’échelon de la copropriété, soit à l’échelon du quartier, soit à l’échelon de la municipalité, mais elles concourent à l’appropriation collective du quartier. Pour rappel, ces attitudes consistent, pour Kirby, à appeler la police en cas de comportement suspect, à faire part des problèmes aux responsables et gestionnaires de l’association, à faire preuve d’intérêt pour les processus de prise de décision et de consultation, à assister aux réunions de quartier, etc. Or l’association entre liens faibles et valeur immobilière est inscrite dans la régulation contractuelle, dans la raison sociale d’une association de propriétaires : garantir la pérennité et l’homogénéité des valeurs immobilières et du bâti, par l’entretien du quartier et la régulation de certains comportements déviants précisés par les règlements (bruits, utilisation du sol, permissions de travaux et d’extensions, obligations d’entretien, etc.). En tirant un peu le fil de cette analyse sur la relation entre copropriétés, gouvernance urbaine privée et liens faibles, la valeur immobilière peut être utilisée comme un proxy de l’efficacité collective. Le prix traduit la fixation du capital en un lieu donné ; une structure spatiale homogène de prix au niveau de la rue ou du lotissement traduit un mode de gestion qui évite la dégradation-dévalorisation d’un bien et la contagion (blight next door) dans un lotissement.

Fig. 4.3 : Des logiques de valorisation à l’échelle du lotissement (I - Sud du comté d’Orange).

Fig. 4.4 : Des logiques de valorisation à l’échelle du lotissement (II - Sud du comté d’Orange).
Le lissage des prix des biens immobiliers met en évidence, localement, des zones de prix cohérentes, dont la taille repose sur une échelle inframunicipale, proche de celle des lotissements, dont certains montrent des logiques très locales de valorisation (voir, à l’est de la carte, Coto de Caza, Mission Viejo). Ces valeurs se démarquent de leur environnement proche : en utilisant la méthode des potentiels de valeurs dans un voisinage (ici, 1 km), on peut représenter la valeur dans son contexte local, tout en tenant compte des espaces non bâtis, non habités, qui sont représentés sans valeur (en gris).
Légende : Méthode : lissage par potentiel (fonction exponentielle négative, interaction décroissante avec le carré de la distance).
En ligne : https://cran.r-project.org/​web/​packages/​SpatialPosition/​vignettes/​StewartExample.html.

Sources : base de données IP4, Géographie-cités ; Realtor.com ; NHGIS. Réalisé avec R, Packages SpatialPosition et Cartography, Timothée Giraud & Hadrien Commenges.

  • 18  Pour traiter les données dans un carroyage, différentes méthodes permettent l’analyse des données (...)

49Les figures 4.3 et 4.4, grâce aux techniques de lissage, mettent en évidence des zones de prix cohérentes, dans un voisinage proche. Différentes méthodes permettent de transformer des données spatiales ponctuelles et discontinues en des surfaces de valeurs qui offrent une information lissée et continue, indépendamment du maillage administratif dont on a vu le biais qu’il introduit sur la définition a priori des quartiers (figure 4.1). Le principe d’une telle représentation consiste à mettre en évidence les grandes structures spatiales de l’espace des valeurs immobilières, en regardant notamment la pente variable des gradients, qui traduisent la pression exercée sur les lieux par les prix relevés par les lotissements voisins. Les méthodes de lissage cartographique (Stewart et Warntz, 1968 ; Grasland et al., 2000) présentent plusieurs avantages pour mettre en valeur une information discrète, telle que le prix. Au lieu de représenter un phénomène en un lieu donné, sans contexte, comme sur une carte des découpages statistiques, cette méthode permet d’associer à chaque lieu une mesure synthétique du voisinage de prix dans lequel il se situe (ici, 1 km), à la manière d’un agent immobilier ou d’un acquéreur de logement qui regarde les prix des biens « équivalents » dans un voisinage plus ou moins proche. Dans le cas des valeurs immobilières, c’est la moyenne des prix qui est calculée dans un certain voisinage, en fonction du gradient de la distance. Le fait de substituer à un semis de points une distribution continue, au sein d’un carroyage régulier, produit une généralisation cartographique de l’information. Il est ensuite possible de représenter cette information comme une surface, au moyen d’isolignes18.

50Les cartes de la figure 4.3 montrent, à l’échelon le plus fin (1 km), la relation entre les lotissements dans la production de zones de valeurs très homogènes. Mais ces zones homogènes se confondent avec les lieux qui maximisent la rente de site et de situation, le long du littoral, notamment à Newport Beach et au sud d’Irvine. Mais, à y regarder attentivement, l’effet d’homogénéité des lotissements planifiés n’est pas systématique : Coto-de-Caza, vaste lotissement fermé composé de plusieurs sous-ensembles, Laguna Niguel, vaste communauté planifiée composée de plusieurs lotissements, présentent une hétérogénéité interne importante. Le projet de ville nouvelle d’Irvine, également, se caractérise des valeurs couvrant l’essentiel du spectre au-dessus de 300000 dollars. La communauté fermée de Coto-de-Caza est très nettement composée de plusieurs sous-ensembles de valeurs immobilières différentes. On note également entre ces lieux des zones de forte dévalorisation, ou creux de valeurs, persistantes à tous les niveaux, par exemple à Laguna Woods, Lake Forest et Mission Viejo. Ces structures spatiales débordent largement sur leur voisinage. Une seconde composante de la structure des prix apparaît dans la puissance de certaines coupures, ou discontinuités, qui se maintiennent aux différents niveaux de lissage, notamment celle qui traverse Irvine d’ouest en est, ou celle qui sépare les municipalités d’Aliso Viejo et Laguna Woods de celles de Laguna Hills et Laguna Niguel. Ces résultats sont à comparer aux définitions des « quartiers » données par le Los Angeles Times (figure 4.1). On notera, pour la maille la plus fine d’analyse, la remarquable cohérence entre les zones homogènes de valeurs immobilières et les lotissements analysés. Par ailleurs, l’hétérogénéité des valeurs dans les municipalités périphériques démontre l’étrangeté de considérer une municipalité suburbaine comme une unité homogène, ou allant de soi comme brique élémentaire du voisinage ou du local (figure 4.1).

51Au final, on repère deux éléments importants quant à la question de la définition optimale du voisinage : dans de nombreux cas, les unités morphologiques (dans la base de données) correspondent bien à des niveaux de définition d’une certaine homogénéité en termes de prix et s’articulent sur les voisinages représentés selon différentes portées des gradients de prix. La figure 4.4, sous les hypothèses développées précédemment, montre une relative correspondance entre les maillages fins construits sur la base des réseaux viaires et une structure spatiale qui pourrait correspondre au voisinage du « quartier ». Toutefois, certaines structures relèvent plutôt de l’effet de juridiction, ou effet de la municipalité d’appartenance : des villes comme Irvine, conçues selon un programme de diversité du bâti et de relative diversité sociale. Une municipalité comme Newport Beach se distingue, ainsi, par une très forte homogénéité des fortes valeurs, dans laquelle il n’y a aucun signe de spécificité des lieux en termes de valorisation.

Distance, voisinage, interaction spatiale, interaction sociale

52Grasland (2009) fait la synthèse théorique entre plusieurs approches, en vue d’analyser spatialement la construction des structures sociales. L’analyse s’appuie sur la première loi de Tobler et l’intègre à la théorie structurelle multiniveaux (Blau, 1993). Cette analyse associe des critères de position (sociale, spatiale) et des critères d’interaction (sociale, spatiale), qui opèrent selon des logiques discrètes ou continues (figure4.5). L’exposé théorique permet de préciser le positionnement de ma démarche d’analyse des voisinages sur les marges suburbaines.

Positions sociales et interactions

53D’après Blau (1993), deux types de variables décrivent les différentes positions sociales. Des paramètres nominaux ou discrets décrivent par exemple la religion, l’appartenance ethnique et définissent l’hétérogénéité d’une structure sociale, puisque deux personnes appartiennent soit au même groupe, soit à des groupes différents. Plus il y a de groupes, plus la structure sociale est hétérogène. Des paramètres continus et de rapport, traduisant le niveau d’éducation, le revenu, etc., reflètent quant à eux l’inégalité sociale, décrite en termes relatifs par l’inégalité entre deux personnes sur la même échelle de valeurs. On est ou on n’est pas membre d’un groupe ou d’une association, et on dispose de certaines ressources qui contribuent à la définition du statut social (figure 4.5). C’est à ce niveau que Grasland introduit les paramètres territoriaux et spatiaux dans l’analyse. Le paramètre de l’appartenance territoriale opère pour tout individu qui appartient à un ou plusieurs niveaux géographiques (le quartier, la municipalité, la région, le pays…), et le statut de ce paramètre de position spatiale est tout à fait équivalent dans sa formalisation à ceux définis comme étant des positions sociales par Blau. Ce dernier intègre d’ailleurs la notion de lieu (place), comme paramètre nominal, avec d’autres variables catégorielles comme le sexe ou la religion. Les variables de position spatiale (latitude et longitude) permettent d’introduire des métriques continues dans l’analyse (métrique euclidienne, ou métriques sur des réseaux routiers, par exemple).

54Ces catégories, ou positions, ne sont pas dénuées d’ambiguïtés ou d’incertitudes (en grisé sur la figure 4.5). Certaines positions peuvent être interprétées comme des niveaux en se référant à une hiérarchie (les catégories socioprofessionnelles). L’appartenance ethnoraciale, dans le contexte précis des États-Unis, est un critère important de la construction de l’identité, du local et du quartier, mais ce n’est bien entendu pas un critère objectif et il ne peut se comprendre que dans le cadre d’un héritage historique (celui de la ségrégation et des droits civiques) et d’une idéologie de l’assimilation (chapitre 6). La notion de quartier ou d’ancrage dans des territoires locaux est également discutable, et elle déborde sur ces zones d’incertitude ; comme exposé précédemment, cela est particulier vrai des territoires suburbains et des systèmes relationnels et sociaux communautaires qui opèrent à la fois sur des bases réticulaires et sur des bases d’ancrage local. La distinction entre position sociologique et position géographique n’est pas claire : le statut de propriétaire par exemple est un statut social, mais il se traduit par l’exercice d’un droit sur une portion de territoire, qui va définir certains modes d’appartenance ou de relation au voisinage, etc. Ces formulations sont donc imparfaites, mais elles présentent un intérêt heuristique dans la manière dont on peut structurer une approche multiniveaux des interactions sociospatiales.

Fig. 4.5 : Quatre types de positions sociologiques et géographiques, et les zones d’incertitudes.

Source : d’après Grasland, 2009, p. 14.

55Pour expliquer la structure complexe des réseaux sociaux, Blau prend comme point de départ la représentation schématique de la structure sociale que Simmel (1908) a décrite comme une série de cercles s’emboîtant (AB) ou se recouvrant (AB) selon les modes d’association des individus. Les cercles s’emboîtent à des échelons multiples : un individu peut avoir plusieurs appartenances (familiale, professionnelle, religieuse, etc.), plusieurs identités, et l’approche de Blau des cercles emboîtés est calée sur les analyses sociologiques des métropoles américaines, où les individus appartiennent à différents cercles ethnoraciaux, religieux, socioprofessionnels, qui ne se recouvrent que très partiellement et se traduisent par des réseaux sociaux relevant soit des liens forts (communauté), soit des liens faibles. Analyser ces différentes configurations revient à s’interroger sur l’intensité et les effets de cette appartenance multiple à des groupes différents, qui s’emboîtent ou se recoupent partiellement. Une telle analyse se fait non seulement à l’échelle des groupes sociaux, mais également aux différents échelons des réseaux interpersonnels qui les composent.

  • 19  The number of persons going a given distance is directly proportional to the number of opportuniti (...)

56De manière générale, il a été démontré que, si l’on considère deux groupes, le plus petit se trouve nécessairement davantage engagé dans ses relations avec l’extérieur que le plus grand, et son taux de relations intergroupes est alors plus grand. Par exemple, le taux de mixité des mariages entre les membres de deux communautés sera nécessairement plus grand dans la plus petite des communautés. Par conséquent, une minorité est plus affectée dans ses relations avec l’extérieur qu’une majorité. Cette minorité peut alors développer des comportements protecteurs si elle veut préserver du pouvoir du nombre son identité, voire son pouvoir ou son prestige (Degenne et Forse, 1994). Par ailleurs, la distance intervient, et la probabilité d’interaction à longue distance ne dépend pas de la valeur absolue de la distance (coût de déplacement, accessibilité…) mais du nombre d’opportunités d’interactions dans l’environnement proche (Stouffer, 1940)19.

  • 20  Not necessary to add that this two axioms are more or less equivalent to Tobler’s first law of geo (...)

57Deux hypothèses simples permettent alors de faire le lien entre le niveau de relations entre les cercles sociaux et l’hétérogénéité sociale. D’une part, la probabilité d’une interaction entre deux individus dépend des opportunités de contact offertes par les réseaux sociaux. D’autre part, la proximité de deux individus dans un espace multidimensionnel de positions sociales accroît la probabilité de l’interaction. Ces deux axiomes sont compatibles avec les modèles généraux de l’interaction spatiale et sont dans leur formulation équivalents à la première loi de la géographie de Tobler20. Ces deux hypothèses impliquent trois théorèmes développés par Blau et formulés ainsi par Degenne et Forse (1994, p. 224) :

  • Théorème I : la probabilité des relations intergroupes augmente avec l’hétérogénéité de la structure. En effet, lorsque la population est hétérogène, la probabilité que deux personnes appartiennent à deux groupes différents est grande et par conséquent il y a plus de chances qu’il y ait des relations intergroupes […].

  • Théorème II : plus l’inégalité est grande, plus les chances qu’il y ait une différence de statut entre partenaires d’une relation sont importantes […].

  • Théorème III : moins les différences sociales sont corrélées, plus il y a de chances qu’il y ait des relations intergroupes. Dans le cas inverse, lorsque la corrélation est forte, elle dessine des barrières entre des groupes qui sont homogènes. Il y a donc beaucoup moins de chances que des relations s’établissent entre eux.

Hétérogénéité/homogénéité/discontinuité

58Les premier et second théorèmes font de la probabilité de la relation intergroupes une fonction de l’hétérogénéité de la population en question. Grasland (2009) soutient que le premier théorème est directement applicable à la géographie politique, pour décrire les effets du nombre de découpages administratifs d’un pays : plus les découpages sont de petite taille, plus le degré d’autonomie est réduit et dépend du pouvoir central : le découpage en un grand nombre d’entités administratives augmente la probabilité d’interactions entre résidents de chacun de ces sous-ensembles, au lieu que les relations sociales ne soient concentrées dans une seule grande région. L’idée sous-jacente que je retiendrai ici est que les processus de ségrégation ou de division sociale de l’espace sont moins forts si les groupes sont de grande taille ou de taille similaire, augmentant l’hétérogénéité de la population dans son ensemble. On observera par exemple la diminution mesurée de la ségrégation Blancs/Hispaniques, dans les espaces suburbains, à l’aune de la diffusion du « groupe » hispanique dans ces espaces. Cette grille de lecture pose donc les prémices du modèle théorique de l’assimilation spatiale (p. 156), la suburbanisation des Hispaniques et des Asiatiques étant fortement associée au niveau de revenu de ces groupes, et l’accès à une résidence suburbaine se traduit par des niveaux plus faibles de ségrégation et des opportunités plus fortes de proximité spatiale ou d’interactions avec les populations blanches (Massey et Denton, 1988b ; 1988a).

59Le troisième théorème pose le postulat que le nombre de relations entre les groupes varie en fonction du degré d’indépendance des positions sociales. Cela repose sur l’hypothèse selon laquelle la multiplication des facteurs indépendants déterminant les opportunités de relation a tendance à affaiblir les effets de ces facteurs. Grasland prend l’exemple d’un individu qui souhaite établir des relations avec un autre individu du même groupe ethnique, dont les revenus sont proches, de même statut social, partageant la même appartenance religieuse et le même engagement politique. Si ces critères sont faiblement corrélés, c’est-à-dire si ces critères ne sont pas significatifs de la construction d’un groupe important, alors l’individu devra abandonner volontairement un ou plusieurs de ces critères pour accroître son cercle de relations sociales. Ce théorème vient fortement interférer avec les travaux que j’ai menés en développant la notion de discontinuité sociospatiale (Le Goix, 2005a ; Le Goix et Vesselinov, 2012b), où la significativité des discontinuités sociales entre des quartiers proches dépend étroitement de la corrélation des variables entre elles, afin de révéler les structures d’appariement sociales sous-jacentes à la construction de barrières sociales significatives de l’existence de certains regroupements affinitaires : les variables d’appartenance ethnoraciale, d’âge et de position sociale sont étroitement corrélées et déterminent des appariements et des trajectoires locales.

  • 21  If for instance the object is to study the potential for relations between two groups of students (...)

60Au final, l’apport de la théorie structurelle de Blau à l’analyse géographique réside en partie dans les conséquences conjointes des théorèmes dans l’analyse des formes sociales à différents niveaux d’agrégation et d’observation. D’une part, l’effet intégrateur de l’hétérogénéité sociale et de l’absence de corrélation entre les positions sociales doit intervenir à différents niveaux de l’organisation du système social pour que les conditions de l’intégration existent. L’observation d’une absence de corrélation à un niveau ne signifie pas nécessairement que les conditions d’hétérogénéité sont réunies pour garantir les conditions de l’intégration sociale et de l’interaction maximale21. On comprend alors la transposition à la question des unités spatiales d’agrégation, mais aussi la manière dont les phénomènes sociaux peuvent être corrélés à certains niveaux géographiques et ne pas l’être à d’autres. La hiérarchie des niveaux spatiaux et territoriaux (maison, rue, quartiers, communes, région, État) implique des niveaux différents de relations entre les variables (ou position sociale) et la significativité des corrélations. Il n’y a intégration sociale de groupes différents que si les facteurs issus des positions sociales sont indépendants à tous les niveaux.

Échelles et définition des voisinages en métropole

61Les approches théoriques développées ici mettent en relation la distance physique (euclidienne chez Tobler) et la distance sociale (chez Simmel) ; Grasland fait la synthèse des théorèmes de Blau et de Tobler, et démontre que la percolation de l’hétérogénéité sociale dans différents groupes, qui augmente la probabilité de relations intergroupes, est en fait transposable à la hiérarchie des niveaux spatiaux et territoriaux (Grasland, 2009). L’enjeu posé par la lecture proposée des théories de Blau et de Tobler revient, notamment, à mettre en question les niveaux géographiques auxquels se fabriquent les conditions de l’hétérogénéité sociale. Mes travaux s’inscrivent donc dans cette démarche : Comment replacer l’observation de l’inégalité entre les quartiers (ou entre des block groups) au niveau local à sa juste place, en interrogeant notamment les portées et les effets de la proximité. Les positions sociales ne jouent pas de la même manière à toutes les échelles.

  • 22  Voir par exemple les typologies socio-économiques du chapitre 8.

62Aussi, pour illustrer cette analyse de la construction des voisinages, je présente ici une analyse expérimentale, afin de saisir par l’exemple les périmètres fluctuants de la construction statistique des voisinages à Los Angeles selon des catégories de position simples, dans une métropole fortement ségrégée et structurée en quartiers apparemment très homogènes22. En effet, la construction pratique de voisinages homogènes – qui satisfasse les critères locaux de la communauté – s’inscrit dans une structure spatiale multiscalaire, dont ne rendent jamais vraiment compte les analyses de la ségrégation qui reposent le plus souvent soit sur une caractérisation des unités de recensement (typologie), soit sur des ordres de voisinage proches (la contiguïté). D’autres analyses reposent sur une simple dichotomie centre/suburbs. J’ai montré, par exemple pour les prix immobiliers, que plusieurs niveaux d’agrégation ou d’homogénéité coexistaient, au niveau du lotissement comme au niveau de la municipalité, et chacun de ces niveaux est porteur de sens sur l’organisation du local et les logiques de valorisation. Cette structure multiscalaire s’applique également aux descripteurs de l’appartenance, ceux qui sont dérivés des variables du recensement décrivant les catégories habituelles de l’appartenance ethnoraciale, l’âge, ou la position socio-économique des ménages. Ces différents statuts ou positions sociales sont associés à des niveaux géographiques auxquels on observe soit des tendances à l’hétérogénéité (forte variance), soit des tendances à l’homogénéité (faible variance). Il s’agit de tester, simplement, la manière dont quelques variables catégorielles courantes interagissent dans les voisinages proches ou lointains.

63Pour simplifier la présentation de ces résultats préliminaires, les variables étudiées ont été synthétisées dans une analyse en composante principale, pour les 12900 block groups (échelon fin de recensement). Elle reprend pour l’essentiel les variables qui seront analysées plus en détail aux chapitres 6 et 8, pour l’année 2010 (voir tableau, annexe 2). Les quatre premiers axes de l’analyse factorielle (ACP, voir figure 4.7) décrivent respectivement :

  1. la structure socio-économique Blancs vs Hispaniques, associée à l’âge, aux revenus, au statut de propriétaire ;

  2. le cycle de vie associé au statut de propriétaire ;

  3. la structure par âge et cycle de vie, opposant les familles d’une part et les retraités d’autre part (plus de 65 ans) ;

  4. la ségrégation ethnoraciale résiduelle non expliquée par l’axe 1 (Blancs et Hispaniques vs Noirs), toutes choses égales quant au revenu et à l’âge.

64Les variogrammes (figure 4.6) mettent en relation les distances pour lesquelles la variance d’une variable calculée entre paires d’unité spatiale est forte ou faible, mettant en évidence des effets de ressemblance ou dissemblance des contextes locaux selon les gradients de la distance. Ainsi, la portée de l’autocorrélation spatiale est courte pour la structure socio-économique (b. facteur 1) : la variance augmente très rapidement dans les 20 premiers kilomètres. Sur le cycle de vie (c. facteur 2), on observera le rôle déterminant des grandes distances (plus de 100 km) entre unités spatiales pour lesquelles la variance devient très forte : cela correspond à une macrostructure de l’espace résidentiel dans la métropole, en fonction des types d’habitat et des statuts propriétaire-locataire, selon la position dans le cycle de vie, et l’on retrouve ici une dimension centre-périphérie à grande portée séparant notamment le centre (appartements, jeunes, locataires) et les périphéries suburbaines (familles, propriétaires), pour faire simple. La ségrégation par âge (toutes choses égales quant au statut) se structure différemment de la précédente : les différences jeunes-retraités (+ 65 ans ; d. facteur 3) obéit à de très fortes autocorrélation spatiale et ressemblance entre les quartiers dans un environnement dont la portée est d’environ 30 à 40 km en moyenne, avant de connaître des pics de variance à 100 km de distance environ entre les lieux. L’image fournie par la ségrégation raciale, toutes choses égales par ailleurs, est à l’opposé des grandes structures précédentes. Sur de courtes distances, la variance est très forte et correspond en partie à la marqueterie ethnoraciale des espaces denses, entre Hispaniques, Noirs, Asiatiques et Blancs notamment. En revanche, sur des distances de l’ordre de 50 à 100 km, la variance est plutôt faible, montrant que des structures d’homogénéité ethnoraciale apparaissent selon cette portée. C’est seulement au-delà de 100 à 120 km de distance entre les unités spatiales que l’on observe à nouveau un pic de variance significatif, montrant qu’il y a aussi une organisation de la ségrégation ethnoraciale qui opère à l’échelle métropolitaine dans son ensemble (centre-périphérie) et qui vient faire écho aux analyses classiques du ghetto d’une part, du white flight suburbain de l’autre.

65L’apport de cette analyse consiste à voir la manière dont les voisinages se structurent différemment et selon différentes portées dans des espaces proches. Si l’on prend ce qui se passe en moyenne dans un périmètre de 10 km environ autour des lieux, on peut s’attendre à trouver une forte ressemblance sur la structure socio-économique et sur la structure par âge, mais de forts contrastes ethnoraciaux. Sur des portées d’environ 100 km autour des lieux, on relève en moyenne une forte variance de l’âge, mais peu de variance sur la structure ethnoraciale (facteur 4).

Fig. 4.6 : La structure socio-économique des quartiers : variation de l’hétérogénéité avec la distance.
La construction des variogrammes repose sur la semivariance, c’est-à-dire la variance d’une variable calculée pour des paires d’entités situées à une distance donnée les unes des autres (Bachmaier et Backes, 2008). Ces graphiques permettent ici de déterminer les distances moyennes entre quartiers pour lesquelles la variance se situe à des niveaux significatifs. Les variogrammes sont construits sur la totalité de l’échantillon (12900 block groups). En gris, les multiples itérations simulent la variance entre paires aléatoires, permettant de rejeter l’hypothèse selon laquelle les écarts de variance observés selon les différentes distances seraient dus au hasard. Les distances sont données en kilomètres.
(a) Variogramme facteur 1. Structure socio-économique
(b) Variogramme facteur 2. Cycle de vie
(c) Variogramme facteur 3. Âge et retraités
(d) Variogramme facteur 4. Ségrégation ethnoraciale

Source : US Bureau of Census, 2010.

4.4. Lotissements planifiés et distance sociale

66Quelles relations peuvent être établies entre les morphologies des lotissements et les évolutions de la division sociale de l’espace ? La structure globale de la division socio-économique de l’espace sur les espaces de front de suburbanisation, abordée par la coprésence avec des lotissements planifiés, montre une structure socio-économique relativement instable, ou disons turbulente, soumise au rythme des ajustements locaux du marché immobilier (et des crises), mais aussi soumise à des dynamiques démographiques métropolitaines globales qui touchent inégalement les lieux. Dans ces contextes et compte tenu des attendus liés à l’objet master planned communities, en termes de sélection sociale et d’homogénéité portée par le projet de la gouvernance urbaine privée, une interrogation traverse donc ma démarche sur ces espaces : Quels sont les effets de structure résidentielle qui portent des logiques d’homogénéité sociale ou de construction de la distance sociale ?

  • 23  Cf. Le Goix, 2003, p. 309-341.
  • 24  Voir chapitre 4.
  • 25  Les travaux cités n’expliquant que la distance sociale construite par les quartiers fermés vis-à-v (...)

67Il ne s’agit pas de revenir en détail sur la construction théorique de la notion de discontinuité et de distance sociale23. Cette tactique d’analyse empruntée aux travaux de Claude Grasland (2009) dérive des approches de la distance sociale, développées entre groupes décrits par Blau (1993) sous la formes de cercles de relations sociales emboîtés, et des approches sur l’interaction spatiale dérivée de la première loi de Tobler (Tobler, 1970). La mesure de la distance sociale construite par les gated communities a été largement exploitée, y compris dans les publications récentes, et je renvoie à ces travaux pour les détails théoriques et méthodologiques (Le Goix, 2005a ; Le Goix et Vesselinov, 2012b), et pour les développements précisant les conditions de construction de l’homogénéité sociale dans les différents niveaux de voisinage24. L’inflexion que j’engage ici s’appuie sur cet acquis et prend le risque de corriger la thèse. C’est en effet dans un certain parallélisme de la démarche qu’il s’agit de construire une explication plus complète des logiques de ségrégation suburbaines : il ne s’agit plus seulement de mesurer si les quartiers fermés construisent, du fait de leur fermeture et de leur structure sociale et juridique particulière, une distance sociale significative avec leur voisinage25 ; il s’agit de tester, entre les types de lotissements produits, quelles sont les formes significatives de mise à distance sociale, toutes choses égales par ailleurs. En d’autres termes, il s’agit de préciser les limites socio-économiques significatives de ce qui fait quartier sur le front de suburbanisation.

68Ainsi, la clé de compréhension de la division sociale de l’espace et de ses dynamiques nécessite une analyse des proximités, qui permette de saisir la distance sociale entre des unités statistiques locales et les évolutions de cette distance sociale : les quelques éléments fournis à partir des mesures de l’autocorrélation spatiale des prix immobiliers montrent le caractère instable de ces proximités dans les espaces de front suburbain. Après avoir défini une méthodologie permettant de mesurer globalement l’évolution socio-économique des quartiers, je propose une mesure des discontinuités, consistant à construire des indices locaux de distance sociale, ou social distance index, dans Le Goix et Vesselinov (2012b). Il s’agit de développer ici quelques directions de travail pour aborder les dynamiques sociospatiales entre 2000 et 2010. L’ensemble des analyses qui suivent sont effectuées en s’appuyant sur le block group, plus petit découpage statistique possible selon les variables utilisées. Les block groups sont des subdivisions des census tracts qui contiennent entre 600 et 3000 habitants (1500 habitants en moyenne en Californie du Sud).

Discontinuité et indice de distance sociale (IDS)

  • 26  Cette mesure a été qualifiée au fil des publications de dissimilarity index (Le Goix, 2005a), ce q (...)

69Il s’agit donc d’une application à la base de données sur les lotissements planifiés de l’approche méthodologique permettant de calculer un indice de distance sociale26. Par commodité, l’acronyme IDS est utilisé dans les prochaines pages.

70Le principe repose sur la contiguïté, c’est-à-dire la comparaison entre les block groups adjacents. Ceux-ci sont catégorisés en fonction de l’objet étudié, en l’occurrence le pourcentage de segments de routes de desserte résidentielle situés dans tel ou tel type de lotissement : si un block group est constitué de plus de 50 % de routes d’un type de lotissement, on considère par extension ce block group comme étant du type du lotissement – sous l’hypothèse que le lotissement contribue majoritairement à la caractérisation statistique du BG, Ce choix méthodologique permet d’éviter les indices classiques de ségrégation, de concentration ou de dissimilarité, qui sont sensibles aux biais introduits par l’autocorrection spatiale (Apparicio, 2000 ; Nelson et al., 2004), et qui rendent mal compte des effets de la distribution spatiale des groupes entre les quartiers (Massey et Denton, 1988b ; Nelson et al., 2004 ; Dawkins, 2004). L’analyse des discontinuités mesure une distance sociale construite au niveau du voisinage le plus local possible, c’est-à-dire de la contiguïté entre block groups. L’indice de distance sociale est égal à la valeur absolue de la différence entre deux zones contiguës i et j, sur un facteur continu f. Le facteur f est extrait d’une analyse en composante principale et décrit les coordonnées relatives de chaque quartier sur un axe factoriel produit par l’effet conjoint de variables indépendantes. Cette distance sur l’axe est qualifiée de discontinuité au-delà du seuil statistique d’un écart type. Elle peut être cartographiée, par exemple sous la forme de « nouilles », ou segments traduisant visuellement les effets de barrière (figure 4.7). L’indice de distance sociale est produit pour chaque facteur pertinent de l’analyse factorielle. Cette mesure est dépendante des segments de droite qui séparent les quartiers voisins (limites de block groups). Aussi, sa distribution spatiale est analysée et comparée à celle d’autres niveaux d’agrégation construits selon une fonction de la distance. Pour présenter de manière synthétique les résultats, je m’appuie sur trois niveaux emboîtés de voisinage afin d’analyser les SDI calculés, définis pour chaque type de lotissements selon des catégories définies de la manière suivante :

  • (A) les segments correspondant aux limites des block groups (BG) où les lotissements considérés représentent au moins 50 % de la longueur des voies routières résidentielles ;

    • 27  Pour A et B, des sous-ensembles A’ et B’ sont également définis, qui correspondent aux valeurs des (...)

    (B) les segments correspondant aux limites des BG où les lotissements considérés sont présents (plus de 5 % des segments et moins de 50 % de la longueur des voies routières résidentielles)27 ;

  • (C) les autres segments entre BG n’étant ni A, ni B, ni voisins de A ou B, afin de comparer la structure des discontinuités résidentielles, toutes choses égales par ailleurs.

71Ces niveaux d’interprétation sont construits pour chaque type de lotissement (fishbones, complex, dense loops), la catégorie « autres » agrégeant le reste des catégories pour des raisons de significativité des résultats (small dead-end, small loops, clusters). Les résultats sont comparés avec ceux calculés pour les gated communities, afin de mieux traduire la spécificité de chaque forme de lotissement, et de chacune des logiques d’enclavement ou d’ouverture dans le paysage social fragmenté suburbain.

  • 28  Par souci de synthèse, seuls les résultats inédits, pour l’année 2010 et pour les catégories les p (...)

72Le test consiste à vérifier si chaque lotissement produit des types de séparation sociale plus forte que ce que l’on trouve d’une part dans le voisinage et d’autre part dans le reste de l’aire urbaine entre deux quartiers adjacents. On regarde la distribution des indices, classés en fonction de la distance sociale mesurée en écarts types (voir annexes 3, 4 et 5 pour 2010). De plus, on compare les niveaux et les évolutions de ces indices entre 2000 et 2010 : les ratios, calculés entre la distance sociale moyenne pour différents niveaux de voisinage, sont livrés pour chaque année dans le tableau 4.128. On compare donc d’une part les distributions statistiques des discontinuités par catégorie de lotissements, afin de déterminer ceux qui ont les effets locaux les plus significatifs. Cette approche plus synthétique, par les ratios entre niveaux géographiques des discontinuités moyennes, permet de passer d’une approche statique des discontinuités à une approche dynamique qui intègre la question du changement et complète la réflexion sur les trajectoires locales.

Fig. 4.7 : Cartographie des discontinuités dans le comté d’Orange.

Source : US Bureau of Census, 2010. Adapté de Le Goix et Vesselinov, 2015.

Des effets tranchés des morphologies suburbaines sur la morphologie sociale

73Les résultats sont relativement étonnants par leur caractère tranché. Les structures sociales hétérogènes sont nettes, dans un suburbain où le lotissement dans sa morphologie fait quartier. Cela se traduit par des discontinuités importantes entre les lotissements planifiés et qui ne se limitent pas aux seuls effets de la fermeture résidentielle. Il paraît pertinent de conduire l’interprétation des résultats en isolant chaque facteur de l’ACP construite conjointement pour les données de 2000 et 2010, et décrite figure 4.7.

74Le premier facteur traduit les inégalités sociospatiales qui associent l’opposition principale entre les quartiers blancs et hispaniques, associée à l’âge et au niveau socio-économique. Dans les lotissements de structure fishbones, complex et dense loops, on observe qu’ils ont une probabilité d’environ 30 % de contribuer à la construction spatiale d’une distance sociale importante. Pour les fishbones, dans 31,5 % des cas l’IDS est supérieur à un écart type ; dans 7,2 % des cas, supérieur à deux (tableaux annexes 3 à 5). Les lotissements complex, plus nombreux, suivent une tendance à peu près similaire, car dans 25 % des cas, l’IDS est supérieur à un écart type, mais dans peu de cas il dépasse la valeur de trois, discontinuité exceptionnellement forte (2,1 %). Dans le cas des lotissements dense loops, la tendance est marquée, avec 30,6 % de discontinuités significatives au seuil d’un écart type, et plus de 11 % au seuil de deux. Les tendances observées dans les quartiers contigus et dans les BG, avec entre 5 et 50 % de rues dans ces lotissements (B), sont similaires, mais atténuées. Sur cet axe, les niveaux moyens des IDS mesurés sont très élevés, variant de 1494 pour les lotissements dense loops à 1193,8 pour les lotissements complex, dont les niveaux de SDI sont donc moins élevés en moyenne ; à comparer à des niveaux moyens entre block groups non concernés par ces types de lotissements inférieurs à 960.

  • 29  Je ne rends pas compte ici des résultats détaillés pour 2000 par souci de synthèse. Voir Le Goix e (...)

75Les ratios (tableau 4.1) informent directement du niveau relatif de ségrégation relevé au niveau des limites des BG, avec une surreprésentation d’un type de lotissement, et des mesures relevées entre deux block groups ailleurs dans l’aire métropolitaine. On observe sur ce premier axe des ratios significatifs, plus élevés pour les dense loops (1,48 en 2010) que pour les fishbones (1,31 en 2010), entre block groups où ces lotissements sont surreprésentés, et les autres BG (A/C). Ces ratios sont moins convaincants (de l’ordre de 1,09 à 1,20) concernant les block groups où les lotissements sont mêlés à d’autres types de bâti (B/C). Si de manière générale les IDS ont tendance à diminuer en valeur absolue entre 2000 et 2010, du fait notamment de la diffusion des populations hispaniques et asiatiques29, les positions relatives des quartiers ont tendance à se maintenir ou à légèrement augmenter entre 2000 et 2010. Les lotissements de type fishbones, complex et dense loops contribuent entre 1,29 et 1,48 fois plus à la distance sociale entre lieux voisins que les autres types de contextes. Cela est à rapprocher de la valeur encore plus significative des lotissements fermés qui renforcent cette distance sociale locale à un niveau 1,75 fois plus élevé. Ces niveaux pour les block groups de type A sont comparables à ceux en partie seulement constitués de lotissements planifiés (B), à l’exception des lotissements de type « autres », intégrés dans des contextes relativement hétérogènes et qui se différencient peu de leur environnement proche (ratio de 1,04 en 2000, et en baisse en 2010, à 0,87).

76Le second facteur associe l’âge et le statut de propriétaire, renseignant sur une dimension notamment familiale du cycle de vie, important dans l’ordre de la maison individuelle et du lotissement. On y notera d’abord des ordres de grandeur de niveaux moyens d’IDS nettement plus faibles que pour l’axe 1 (entre 927 pour les fishbones et 766 pour les complex) : les distances sociales construites par la morphologie spatiale sont donc moins nettes. Par ailleurs, la probabilité d’y observer des distances sociales très significatives entre deux lotissements est atténuée : dans 68 % des cas pour les fishbones ; 78,3 % des cas pour les complex, et 73,9 % des cas pour les dense loops, les IDS sont inférieurs à un écart type (tableaux annexes 3 à 5). Il n’en demeure pas moins que les écarts mesurés demeurent significatifs d’une spécificité de ces types de lotissement en termes d’homogénéité de différenciation sociospatiale de ces lotissements vis-à-vis de leur voisinage sur cet axe. Toutes choses égales par ailleurs, les distances sociales y sont en 2010 entre 1,44 fois plus élevées pour les fishbones et 1,2 fois plus élevées pour les complex que ce que l’on relève en moyenne entre deux quartiers dans la région urbaine (tableau 4.1). Ces valeurs évoluent entre 2000 et 2010, augmentant dans le cas des fishbones, complex et gated communities, et montrant là encore une meilleure intégration des catégories « autres ». On notera le niveau relatif relativement élevé de distance sociale produite par les gated communities, tout à fait comparable à celui des fishbones.

Tabl. 4.1 : Ratios des indices de distance sociale entre différents niveaux de voisinage. Comparaison 2000-2010
* A/C : ratios des indices de distance sociale entre les BG où les lotissements du type considéré représentent plus de 50 % des routes locales, et les BGs où les lotissements ne sont pas présents.
** B/C : ratios des indices de distance sociale entre les BG où les lotissements du type considéré sont présents et représentent moins de 50 % des routes locales, et les BGs où les lotissements ne sont pas présents. Les ratios s’interprètent ainsi : Toutes choses égales par ailleurs, en 2010, les block groups où les lotissements en dense loops sont majoritaires contribuent 1,48 fois plus en moyenne à la division sociale sur l’axe 1 que les autres types de contextes sociospatial.

77Le troisième facteur montre des niveaux moyens nettement plus élevés que le second : la distance sociale construite sur le cycle de vie associé à la ségrégation par l’âge, et notamment l’entre-soi des plus de 65 ans, est remarquable. Ces niveaux atteignent en moyenne 1175,4 pour les dense loops, et 1006,6 pour les fishbones (tableaux annexes 3 à 5). Dans un quart des cas, les discontinuités associées à l’âge sont supérieures à deux écarts types ; dans 6,6 % des block groups en dense loops, et 5,8 % en fishbones, la distance sociale construite par le lotissement est de l’ordre de trois écarts types, ce qui indique la puissance des regroupements affinitaires sur cet axe et sa contribution à l’ordre local de la production de la ségrégation sociospatiale.

78Les ratios (tableau 4.1) montrent d’une part le niveau très élevé qu’atteignent localement ces IDS sur cet axe, là où il y a des lotissements de tous les types : en 2010, les valeurs sont de 3,37 pour les gated communities (toutes choses égales par ailleurs, la fermeture contribue à produire une distance sociale 3,37 fois plus importante que ce que l’on observe par ailleurs dans l’agglomération). Si les gated communities semblent particulièrement associées à cette ségrégation par l’âge, elles n’en ont pas le monopole : les formes en fishbones (1,64), complex (1,86) et surtout dense loops (1,94) se différencient nettement des quartiers voisins sur ce critère, qui constitue donc l’un des piliers de la construction de la distance sociale sur les marges suburbaines, plus que le premier facteur en termes relatifs. On notera que, si la tendance s’atténue entre 2000 et 2010 pour certains types de lotissements (fishbones et « autres »), elle se renforce considérablement pour tous les autres. Le cycle de vie, associé à l’entre-soi des retraités, constitue l’une des structures principales de formation de la distance sociale entre lotissements sur les marges suburbaines.

Situations d’entre-deux

79Deux axes semblent contribuer très significativement à la formation de la distance sociale, associée aux grands types de lotissements : le facteur 1, qui résume les distances sociospatiales entre Blancs et Hispaniques associées au niveau socio-économique, et surtout le facteur 3, qui résume la structure par âge, séparant nettement les quartiers des retraités de ceux plutôt occupés par des familles. On a noté également une divergence entre des formes telles que fishbones, complex, dense loops et gated, qui ségrègent plus sur tous les facteurs de l’analyse que les formes autres (small loops, small dead ends, clusters), dont les niveaux de distance sociale avec leur voisinage ont tendance à diminuer entre 2000 et 2010, et qui sont intégrées dans des contextes plus diversifiés.

80Le dernier axe de l’analyse (facteur 4), qui rend compte de la ségrégation ethnoraciale, toutes choses égales quant au statut socio-économique et à l’âge, est en soi très intéressant car, dans tous les types de lotissements, plus de 85 % des IDS calculés sur les segments séparant deux block groups contigus sont inférieurs à un écart type. Qui plus est, le niveau absolu de distance sociale sur cet axe est très faible : de l’ordre de 400 à 500, ce qui est à comparer par exemple aux valeurs moyennes relevées dans les tableaux pour l’axe 1 (ces valeurs sont standardisées et multipliées par 1000). Autrement dit, les effets résiduels de la ségrégation ethnoraciale, une fois éliminés les effets conjoints et covariants dans l’espace du statut et de l’âge, correspondent à deux structures spatiales avec de très fortes homogénéités dans les voisinages (autocorrélation spatiale), ce qui explique des mesures faibles des IDS.

81Ce faisant, les lotissements se distinguent peu les uns des autres de ce point de vue, situés dans de vastes zones très homogènes du point de vue de la composition ethnoraciale. Les ratios (tableau 4.1) montrent ainsi une situation remarquable d’entre-deux : les block groups où les lotissements de tous les types sont surreprésentés contribuent moins à la distance sur cet axe que ce que l’on observe en moyenne entre deux block groups contigus dans l’aire métropolitaine, mais de manière modérée. En d’autres termes, les lotissements se situent dans des zones qui sont, toutes choses égales par ailleurs, relativement homogènes de ce point de vue, les grandes structures de ségrégation ethnoraciale opérant à d’autres échelles géographiques et sur d’autres distances que celles du quartier. Cet effet de zone tampon, propre aux marges métropolitaines, avait été en première approximation associé aux contextes dans lesquels les formes de fermetures résidentielles (gated communities) étaient localisées. Ces nouveaux résultats montrent que j’avais sous-estimé la portée de ce contexte de marges suburbaines : cette homogénéité des contextes locaux sur l’axe 4 constitue une structure fondamentale des marges suburbaines.

Conclusion

82Cette analyse des modalités de construction des voisinages autour des lotissements plaide pour une approche qui intègre résolument les interactions entre niveaux géographiques. En effet, on relève quelques spécificités des marges suburbaines en termes de construction du voisinage ou de notion de quartier. On a noté successivement l’absence d’effet du niveau lotissement (pourtant privé) sur la vie civique et les comportements électoraux. Les niveaux géographiques de référence, ou d’attachement, sont en fait emboîtés, allant du neighborhood (le lotissement) à la communauté ou juridiction locale. Le quartier, le voisinage ou le sens des proximités sont définis conjointement par une pluralité de référentiels territoriaux : collectivité locale, toponymie ou code postal, lotissement. Sur les marges, les politiques publiques ne s’appuient pas sur des niveaux plus fins que celui des collectivités locales. La diffusion de l’information par les acteurs des marchés relève également de ces niveaux géographiques intermédiaires.

83Que faut-il attendre, dans ce cadre théorique et pratique, des effets de quartier en lotissement planifié ? Plus concrètement, quels sont les niveaux géographiques pertinents pour saisir les effets de contexte qui construisent le modelé socio-économique des habitants sur le front et les marges suburbaines ?

84Du point de vue de l’analyse spatiale, on relève que l’hétérogénéité perçue par des statistiques spatiales reposant sur des agrégats (block group et census tract), mesurée par exemple par des indices d’entropie, dénote en fait la juxtaposition de zones homogènes. Des travaux de Gordon (2004a), on déduisait que les master planned communities créent des territoires homogènes du point de vue du revenu, mais sont incluses dans des zones relativement hétérogènes ; en revanche, les mêmes lotissements étaient inclus dans des zones où l’homogénéité ethnoraciale s’inscrivait sur des portées assez importantes, à des échelles supracommunales. De plus, les unités morphologiques de la base de données IP4 correspondent bien à des niveaux de définition d’une certaine homogénéité en termes de prix et s’articulent assez bien sur les voisinages représentés selon différentes portées par les prix. Toutefois, certaines structures relèvent plutôt de l’effet de juridiction, ou effet de la municipalité d’appartenance : des villes comme Irvine, conçues selon un programme de diversité du bâti et de relative diversité sociale. En d’autres termes, les effets de proximité sont emboîtés et jouent différemment selon les critères et les variables observés (figure 4.6). La nature du voisinage est à géométrie très variable, et la portée de l’homogénéité sociale, économique, ethnique détermine des contextes.

85Ainsi, l’analyse des distances sociales (discontinuités) met en évidence trois dimensions de l’insertion de ces lotissements planifiés dans les contextes locaux. D’une part, les distances sociospatiales entre populations blanches et hispaniques, corrélées à l’âge et au statut socio-économique, et d’autre part la ségrégation liée à l’âge constituent les structures dominantes des distances entre voisinages locaux qui s’opèrent avec ces types de lotissement. Les formes telles que fishbones, complex et dense loops contribuent nettement à construire un environnement social homogène qui se distingue fortement du voisinage, sur tous les axes de l’analyse. En revanche, les autres formes (small loops, small dead-ends, clusters) ont plutôt tendance à se déployer dans des espaces dans lesquels les niveaux de distance sociale qui les séparent de leur voisinage sont assez faibles.

Notes

1  Le terme neighborhood signifie « quartier » ou « voisinage ». Ces deux termes seront utilisés par la suite, selon les contextes, par référence à ce mot anglo-américain.

2  Pour un exemple, voir les annonces du site Zillow.com.

3  D. Smith (2009) est utile pour mieux saisir la nature complexe de la notion de voisinage sur les marges suburbaines, « Mapping L. A. project is revised in nearly 100 ways », Los Angeles Times : http://articles.latimes.com/2009/jun/03/local/me-map3 ; B. Pool (2009), « L. A. neighborhoods, you’re on the map », Los Angeles Times : http://www.latimes.com/local/la-me-map19-2009feb19-story.html.

4  Il ne s’agit pas ici de faire l’état de la question sur le quartier, ce n’est pas l’objet, mais de relever certains éléments pertinents dans l’analyse des marges. L’ouvrage dirigé par Authier et al. (2007) propose un point de vue pluridisciplinaire très complet.

5  Pour un état de la question complet sur le quartier des géographes, voir Humain-Lamoure (2007), article dont je reprends ici quelques arguments.

6  Bacqué et Fol (2007) indiquent le rôle de ces analyses dans les débats sur les quartiers de concentration de la précarité en France, dans un postulat selon lequel la réalité urbaine française deviendrait comparable à la situation américaine ; je laisse de côté ces points, hors champ ici.

7  Voir chapitre 6, p. 186.

8  Voir chapitre 6, p. 189.

9  Voir chapitre 6, p. 187.

10  This inference is supported by the requirement that census tracts be as homogeneous as possible and that they reflect existing neighborhood boundaries (Gordon, 2004a, p. 447).

11  Pour une définition et une mise en perspective de ces indices dans les analyses locales de la ségrégation, voir chapitre 6, p. 187.

12  Dans l’enquête, les liens forts sont traduits par des questions sur les relations d’attachement avec ses voisins : confiance, discussions, invitations, connaissances, développement d’un sentiment d’attachement au quartier.

13  Social Capital Community Benchmark Survey by the Roper Center for Public Opinion Research, 2000.

14  Principes de planification prônant une densité résidentielle accrue (lots plus petits, mixité des usages associant logement individuel et petit collectif, ainsi que commerces de proximité), une promotion des circulations non motorisées (piétons, vélos) et articulées sur un polycentrisme fonctionnel à l’échelon métropolitain.

15  As a definitional issue, we point out that the term community is used in many fashions. Some neighbourhood studies have used the term community in a fashion synonymous with neighbourhood. A large body of literature views community as a collectivity that need not have any geographical location. We contrast two geographical locales, one nested within the other : what we term the local neighbourhood (which in our study is a collection of about 150 homes – what some might term a « community ») and what we term the larger city/community (which is an incorporated city of about 50000 residents). For the purposes of brevity, in this paper we will refer to these respectively as the neighbourhood and the community, acknowledging that these terms have different meanings in other contexts (Hipp et Perrin, 2006, p. 2504).

16  Robert Sampson s’appuie sur un vaster projet, le PHDCN – Project on Human Development in Chicago Neighborhoods –, consistant en un suivi longitudinal de 6500 enfants et familles, de 11000 entretiens biographiques menés auprès de résidents en 1995 et 2002, en une observation des quartiers (enregistrements vidéo) et en un suivi de 4000 événements collectifs (rassemblements, manifestations) sur quasiment une décennie.

17  Voir chapitre 10 de Sampson, 2012.

18  Pour traiter les données dans un carroyage, différentes méthodes permettent l’analyse des données spatiales ponctuelles et discontinues en des surfaces de valeurs qui offrent une information lissée et continue. Comme dans Guérois et Le Goix (2009), j’ai retenu une méthode de lissage cartographique par potentiel, laquelle permet d’associer à chaque lieu une mesure synthétique du voisinage dans lequel il se situe (Stewart et Warntz, 1968 ; Grasland et al., 2000). Le fait de substituer à une mosaïque de valeurs ou à un semis de points une distribution continue, au sein d’un carroyage régulier, produit une généralisation cartographique de l’information. Cela permet de s’affranchir des limites liées à l’échantillonnage des données par unité spatiale (faible nombre d’informations par lieu), car la fonction calcule un potentiel de prix local qui dépend de la distance à tous les autres biens et du prix des autres biens.

19  The number of persons going a given distance is directly proportional to the number of opportunities at that distance and inversely proportional to the number of intervening opportunities. La démonstration de Stouffer portait sur la mobilité résidentielle à Cleveland, les opportunités résidentielles étant analysées comme les logements disponibles selon le zonage racial des quartiers (le contexte de 1940 était celui d’une discrimination raciale de l’accès au logement, aussi l’opportunité était définie comme la possibilité pour une personne noire de déménager dans un autre quartier autorisé aux Noirs) (Stouffer, 1940, p. 856).

20  Not necessary to add that this two axioms are more or less equivalent to Tobler’s first law of geography as the axiom 1 implies that « every individual is related to every individual » with more or less opportunities and axiom 2 can be written as « near individuals are more related than distant individuals » (Grasland, 2009, p. 16)

21  If for instance the object is to study the potential for relations between two groups of students (white/black, men/women) in a given university, then we will need to take account not merely of the relative frequency of each group within the institution, but also of these relative frequencies respectively in each of the disciplines, subject areas and seminar groups within the university. Every level corresponds to specific opportunities for relations (on campus, in the secretary’s office of a given department, in the lecture hall, within classrooms) that reduce opportunities for relations. Heterogeneity at one level (50 % of students from every group in the entire university) may indeed conceal a perfect homogeneity across all or part of the lower levels (segregation according to subject matter, seminar groups, etc.) (Grasland, 2009, p. 23).

22  Voir par exemple les typologies socio-économiques du chapitre 8.

23  Cf. Le Goix, 2003, p. 309-341.

24  Voir chapitre 4.

25  Les travaux cités n’expliquant que la distance sociale construite par les quartiers fermés vis-à-vis de leur voisinage proche ; l’hypothèse sous-jacente était que ce voisinage était en grande partie constitué d’autres lotissements planifiés, fermés ou non, mais je n’ai à aucun moment eu les moyens matériels de tester les types de lotissements entre eux, pour mesurer la contribution de la fermeture toutes choses égales par ailleurs quant aux autres formes d’enclavement et de fragmentation résidentiels.

26  Cette mesure a été qualifiée au fil des publications de dissimilarity index (Le Goix, 2005a), ce qui n’était pas sans poser un problème sémantique au sein des mesures classiques de la ségrégation, puis de social distance index (Le Goix et Vesselinov, 2012b).

27  Pour A et B, des sous-ensembles A’ et B’ sont également définis, qui correspondent aux valeurs des IDS relevés pour les segments des block groups contigus à A et B. Résultats en Annexes 3 à 5.

28  Par souci de synthèse, seuls les résultats inédits, pour l’année 2010 et pour les catégories les plus significatives, sont livrés ici. Pour une analyse détaillée des résultats pour les gated communities, se référer à Le Goix et Vesselinov (2012b).

29  Je ne rends pas compte ici des résultats détaillés pour 2000 par souci de synthèse. Voir Le Goix et Vesselinov (2012b).

Table des illustrations

Légende Fig. 4.1 : Les échelons de définition des espaces de proximité et voisinages : collectivités locales, quartiers et lotissements.
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Légende Fig. 4.2 : Quartiers résidentiels suburbains développés selon les principes du nouvel urbanisme : logements individuels et collectifs
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Légende Fig. 4.3 : Des logiques de valorisation à l’échelle du lotissement (I - Sud du comté d’Orange).
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Légende Fig. 4.4 : Des logiques de valorisation à l’échelle du lotissement (II - Sud du comté d’Orange).Le lissage des prix des biens immobiliers met en évidence, localement, des zones de prix cohérentes, dont la taille repose sur une échelle inframunicipale, proche de celle des lotissements, dont certains montrent des logiques très locales de valorisation (voir, à l’est de la carte, Coto de Caza, Mission Viejo). Ces valeurs se démarquent de leur environnement proche : en utilisant la méthode des potentiels de valeurs dans un voisinage (ici, 1 km), on peut représenter la valeur dans son contexte local, tout en tenant compte des espaces non bâtis, non habités, qui sont représentés sans valeur (en gris).Légende : Méthode : lissage par potentiel (fonction exponentielle négative, interaction décroissante avec le carré de la distance).En ligne : https://cran.r-project.org/​web/​packages/​SpatialPosition/​vignettes/​StewartExample.html.
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Légende Fig. 4.5 : Quatre types de positions sociologiques et géographiques, et les zones d’incertitudes.
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Légende Fig. 4.6 : La structure socio-économique des quartiers : variation de l’hétérogénéité avec la distance.La construction des variogrammes repose sur la semivariance, c’est-à-dire la variance d’une variable calculée pour des paires d’entités situées à une distance donnée les unes des autres (Bachmaier et Backes, 2008). Ces graphiques permettent ici de déterminer les distances moyennes entre quartiers pour lesquelles la variance se situe à des niveaux significatifs. Les variogrammes sont construits sur la totalité de l’échantillon (12900 block groups). En gris, les multiples itérations simulent la variance entre paires aléatoires, permettant de rejeter l’hypothèse selon laquelle les écarts de variance observés selon les différentes distances seraient dus au hasard. Les distances sont données en kilomètres.(a) Variogramme facteur 1. Structure socio-économique(b) Variogramme facteur 2. Cycle de vie(c) Variogramme facteur 3. Âge et retraités(d) Variogramme facteur 4. Ségrégation ethnoraciale
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Légende Fig. 4.7 : Cartographie des discontinuités dans le comté d’Orange.
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Légende Tabl. 4.1 : Ratios des indices de distance sociale entre différents niveaux de voisinage. Comparaison 2000-2010* A/C : ratios des indices de distance sociale entre les BG où les lotissements du type considéré représentent plus de 50 % des routes locales, et les BGs où les lotissements ne sont pas présents.** B/C : ratios des indices de distance sociale entre les BG où les lotissements du type considéré sont présents et représentent moins de 50 % des routes locales, et les BGs où les lotissements ne sont pas présents. Les ratios s’interprètent ainsi : Toutes choses égales par ailleurs, en 2010, les block groups où les lotissements en dense loops sont majoritaires contribuent 1,48 fois plus en moyenne à la division sociale sur l’axe 1 que les autres types de contextes sociospatial.
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