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Travail et emploi

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Martine Azuelos

De l’émergence du concept de chômage involontaire à la loi sur l’assurance-chômage en Grande-Bretagne

Joëlle Harel

Résumé

At the end of the nineteenth century a new concept, that of unvoluntary unemployment, was introduced. Under the pressure of rioting mobs, of the unions, especially in the 1880s and 1890s, and with the help of economic and sociological thinkers, the unemployed were granted a new status. They became the victims of economic cycles and were no longer to be punished for their alleged laziness. Churchill and Beveridge were convinced that the government had to protect the unemployed in times of want. Hence the 1905 Unemployed Workmen Act. Later, Beveridge decided to improve the job market, which led to the 1911 Labour Exchange Act. The 1911 Health and Unemployment Act allowed workers to be insured in times of sickness and joblessness.

Texte intégral

  • 1 Les Corn Laws protectionnistes de 1815 imposaient des droits de douane sur le blé importé. Elles f (...)
  • 2 Crises économiques récurrentes : après celles de 1847-1850, 1866-1869, 1872-1879, 1887-1888, 1892- (...)

1La suppression, en 1846, des Corn Laws1 qui frappaient les importations de blé étranger de droits de douane élévés aggrava l’exode rural qui résultait de multiples causes : un fort essor démographique et la poursuite de la politique des enclosures. Elle coïncida avec l’une de ces crises économiques2 dont souffrit la Grande-Bretagne tout du long du dix-neuvième siècle. La famine du coton de 1847, la grande dépression de 1880-90 et la chute des prix des fermages poussèrent les exploitants agricoles à se détourner de la production céréalière [Gilbert & Southall, 1994, p. 213 et seq.]. La révolution industrielle attira de nombreux sans-emploi dans les grandes villes. La population active dut s’adapter aux emplois industriels, tandis que les métiers traditionnels des campagnes devenaient obsolètes.

  • 3 La Poor Law de 1834 stipulait que les personnes valides et leurs familles ne pouvaient plus recevo (...)
  • 4 Les asiles de pauvres ou workhouses étaient des lieux de détention et de travail forcé, distincts (...)

2La Poor Law3 de 1834 introduisit une distinction entre les pauvres (the poor) et les indigents (the indigents) qui seuls pouvaient s’adresser aux institutions publiques. Ils étaient dès lors appelés des assistés (paupers). Les hommes valides ne pouvaient recevoir de l’aide que s’ils acceptaient d’être enfermés dans des asiles de pauvres4. Les masses d’ouvriers sans travail qui hantaient les rues parfois violemment relevaient du maintien de l’ordre et n’étaient nullement considérées comme des signes de la crise économique et sociale qui ébranlait la société anglaise de la première moitié du dix-neuvième siècle.

  • 5 La loi sur les pauvres de 1834 précise en effet: “As regards the able-bodied labourers who apply f (...)

3La loi de 1834 prévoyait une rémunération inférieure aux salaires les plus bas offerts dans la paroisse, afin de contraindre les oisifs à rechercher un emploi plutôt qu’à recourir aux aides municipales5.

4Mais ainsi que Tawney le rappela en 1922 :

  • 6 “In England after [...] attempts were made to stamp out vagrancy by police measures of hideous bru (...)

En Angleterre après [...] des tentatives pour éliminer le vagabondage par des mesures odieusement brutales, il fallut admettre que la cause en était la pauvreté et pas simplement la paresse de l’individu et que le fouet n’était pas dissuasif lorsqu’un homme avait le choix entre errer et mourir de faim6.

5A la fin du dix-neuvième siècle, la société anglaise dut prendre en compte l’apparition d’une nouvelle notion : celle du chômeur involontaire qui avait donc droit à une aide puisqu’il n’était coupable de rien, ni de paresse, ni d’imprévoyance. Par là même, le système coercitif d’aide qui était jusque-là proposé aux indigents, par le biais de la Poor Law, dut être modifié. Auparavant, les sans-travail étaient tenus pour responsables de leur niveau de pauvreté et donc susceptibles d’être punis par la société qui se voyait contrainte de les prendre à sa charge.

6Cependant, sous la pression des émeutes de chômeurs, les experts et les hommes politiques décidèrent de s’attaquer au phénomène du chômage, puisque l’autorégulation naturelle de la société ne parvenait pas au résultat escompté. Ne pouvant subvenir aux besoins de tous les pauvres, l’État se devait de déterminer qui étaient les chômeurs véritables, seuls dignes des aides publiques. Puis il fallut élaborer des textes juridiques pour attribuer ces subsides et enfin trouver des moyens, comme les bourses de travail, pour tenter de mettre en rapport les demandeurs d’emploi et leurs employeurs potentiels.

7La société anglaise subit une transformation considérable car, outre les aides aux chômeurs involontaires, elle décida d’organiser le marché du travail et donc de devenir l’intermédiaire privilégié des employeurs et des sans-travail. C’est en 1905 que le gouvernement reconnut officiellement la réalité du chômage en faisant voter le texte de l’Unemployed Workmen Act. Le Health and Unemployment Insurance Act suivit en 1911.

1. Des oisifs aux chômeurs

  • 7 “the superannuated, the crippled and the maimed; [...] the lunatics and the idiots” [Mayhew, 1861, (...)

8Au dix-neuvième siècle, les Britanniques commencèrent à s’intéresser aux mutations sociales et économiques de leur pays. Des journalistes, des penseurs et des économistes se mirent peu à peu à étudier les phénomènes de la pauvreté et de l’oisiveté. Ainsi, en 1850, le journaliste Henry Mayhew parcourut-il les rues de Londres, interrogea-t-il le petit peuple de la capitale et s’attacha-t-il à classer les gens en catégories professionnelles ou criminelles. Ses chroniques rencontrèrent un vif succès, Elles furent publiées en quatre volumes en 1861-2 sous le titre London Labour and the London Poor. La dernière partie de cet ouvrage s’attaquait à une catégorie rejetée par 1 ensemble des analystes, à savoir celle des inemployables, la seule qui devrait continuer à bénéficier des dispositions de la Poor Law. Ce groupe était voué à l’élimination grâce à la séparation des couples, qui limitait les naissances, au régime alimentaire de famine en vigueur et au cadre de vie particulièrement déprimant qui régnait dans les asiles de pauvres. Mayhew pensait, en effet, que certains individus ne pouvaient s’insérer dans la vie active. Il désirait limiter les secours de l’État à la seule catégorie des inadaptés, « les jeunes, les infirmes et les mutilés ; [...] les fous et les imbéciles »7. Les classes aisées pouvaient donc accepter de continuer à contribuer à la survie d’un petit nombre d’irrécupérables tout en exigeant que les oisifs en bonne santé travaillent.

  • 8 Il n’avait d’ailleurs pas abordé le thème du chômage dans son livre Principles of Economics publié (...)
  • 9 Il suffisait aux ouvriers d’accepter les salaires que l’employeur était prêt à leur payer compte t (...)

9Cette vision de la population rejoignait l’analyse de l’économiste Alfred Marshall [Marshall & Paley Marshall, 1879, p. 360-61]8. Reprenant l’analyse du chômage volontaire de l’école classique, Alfred Marshall montrait que l’ajustement des salaires9 devait aboutir à la résorption automatique des demandeurs d’emploi.

1.1 De la nécessité de séparer les sans-travail méritants des oisifs paresseux

10A la lecture de la presse, on pourrait penser que l’engouement britannique pour la taxinomie vint de la nécessité de rassurer les beaux quartiers devant le nombre, assez faible somme toute, des véritables demandeurs d’emploi, comparé aux hordes de « barbares » qui prirent possession des rues de Londres en 1886. Il fallait impérativement segmenter les catégories de manifestants. La première tentative reposait sur des enquêtes faites auprès des pauvres et des sans-travail [Booth, 1886], Elle était donc peu fiable en regard des techniques qui seraient utilisées ultérieurement. Les enquêtes de Booth souffraient en outre d’un manque de clarté entre les catégories « employeurs » et « employés », certains petits artisans ayant eu des difficultés à faire la distinction entre leur état antérieur et celui du jour du sondage [Topalov, 1994, ch. 6]. Pourtant, cet effort considérable permit de clarifier une situation jusqu’ici opaque. Les économistes et les hommes politiques avaient désormais des données sérieuses pour étayer leurs raisonnements. Ces travaux de classement conduiront en 1931 au premier recensement scientifique de chômeurs jamais réalisé.

11Si certains observateurs s’évertuaient à limiter l'importance du phénomène sociologique des sans-travail, d’autres tentaient de découvrir l’origine de ce fléau qui résistait à toutes les politiques menées jusqu’alors pour le résorber. Un courant de pensée anglais affima même, au milieu du dix-neuvième siècle, que le chômage avait des causes héréditaires [Topalov, 1994, p. 243 et seq.]. Une telle explication semblait justifier, aux yeux de quelques-uns, les rigueurs du régime qui était imposé aux pauvres puisqu’ils étaient anormaux. Ces individus souffraient de tares congénitales, et l’intérêt général demandait leur disparition.

12L’Angleterre fut la seule puissance occidentale à vouloir récupérer des analyses médicales, celles de Broca ou de Morel, par exemple, pour trouver une explication anthropologique ou psychiatrique à un problème qui commençait à apparaître aux experts et aux hommes politiques comme étant essentiellement économique.

  • 10 Pour les autres classes, voir infra la contribution de M. Mansfield au présent ouvrage.
  • 11 “mischievous charity ought in some way or other to be made a penal offence” [Giffen, 1886, p. 140]

13Charles Booth contribua largement à l’élaboration conceptuelle du résidu déjà mentionné par Mayhew en établissant une classe A composée d’éléments réfractaires à l’industrialisation. Ils ne travaillaient d’aucune façon, ne créaient aucune richesse et étaient des poids morts pour la société10. Ceci conduisit tout naturellement Robert Giffen à déclarer en 1886 : « la charité néfaste devrait d’une manière ou d’une autre devenir un délit »11. Un large consensus se créa sur ce point et Beveridge lui-même, lors d’un séminaire à la London School of Economics en 1906, affirma :

  • 12 “those who were still without work and in need of public assistance should be disfranchized, confm (...)

ceux qui étaient toujours sans emploi et qui avaient besoin de l’aide publique ne devraient plus bénéficier de la franchise, mais devraient être enfermés dans des centres de détention, privés du droit de se marier et d’avoir des enfants [...] un choix clair devrait leur être offert : la perte de leur indépendance en entrant dans un asile public, l’émigration ou la mort immédiate par la faim12.

14Un des résultats des études statistiques de Charles Booth fut de faire apparaître, outre le résidu, les ouvriers sans-travail dont les qualifications et la motivation étaient nécessaires à la bonne marche de l’économie. Cette distinction était nouvelle, puisqu’elle tendait à préserver une partie de ceux qui étaient voués jusqu’ici à la condamnation générale qui les repoussait vers les asiles de pauvres ou les taudis insalubres des grandes villes. Le nombre des pauvres qui firent appel aux secours prévus par la Loi sur les Pauvres de 1834 augmentait considérablement, bien qu’elle eût mis fin à la distribution d’assistance sans qu’un travail ne fût exigé en échange. La discipline des workhouses fut renforcée, pour convaincre les oisifs de rechercher une occupation professionnelle. Les pauvres devaient subir les conséquences de leur imprévoyance, de leurs vices et de leur dépravation. La règle de less ineligility prévoyait que seuls les désœuvrés, dans un extrême dénuement, pouvaient prétendre à une aide. Ayant désigné le groupe à éliminer, restait à s’occuper des ouvriers méritants, car Booth craignait la contagion morale des ouvriers valables par les irrécupérables. Il souhaitait renforcer la distinction entre les inemployables et les classes industrielles les plus basses et installer ces dernières dans des logements plus salubres. Ceci donna lieu à la politique de démolition des taudis de la fin du siècle.

15A l’opposé de cette seule observation statistique alimentant les solutions traditionnelles, des théoriciens éloignés des cercles officiels tentèrent de suggérer l’existence de tout un ensemble de causes économiques à l’oisiveté forcée de ces masses toujours plus nombreuses [Harris, 1972], Ainsi, le socialiste Tom Mann y voyait-il le manque de redistribution des profits gagnés grâce à la mécanisation. Le protectionniste J. Crabb croyait que le chômage était dû à la concurrence des produits étrangers qui recevaient des subventions. Henry George, partisan d’une taxe unique, blâmait les restrictions faites à l’usage des terres, et il s’opposait aux enclosures qui avaient appauvri des milliers de tenanciers. J.M. Roberstson et J.A. Hobson [Harris, 1972, p. 49] dénonçaient la trop forte épargne des hauts revenus et la sous-utilisation de l’emploi, de la terre et du capital conduisant à la sous-consommation.

  • 13 Hubert Llewellyn, premier commissaire au Travail au ministère du Commerce de 1893-1903. Sidney et (...)

16Les autorités participèrent, elles aussi, à cette remise en question et organisèrent des commissions pour étudier le problème du chômage. Des intellectuels de tous bords rédigèrent des rapports pour inciter le gouvernement à infléchir sa politique13.

1.2 Les solutions traditionnelles

17Utilisant le cadre de la loi en vigueur, les autorités locales durent construire en 1869, en grande hâte, devant l’afflux des indigents, plus de 300 asiles supplémentaires, dont 45 à Londres. Il fallut même recourir, dans la capitale, à la distribution massive d’aides financières, en principe interdites par la loi de 1834. Tout le système caritatif public était ébranlé.

  • 14 Les Barnado’s Homes sont des centres caritatifs fondés en 1870 par le docteur Barnado pour recueil (...)
  • 15 Plus tard, des révélations sur un aspect plus sinistre mettront en évidence que, jusqu’en 1950, de (...)

18De leur côté, les organismes privés essayèrent de pallier les carences des aides publiques et de répondre, au moins partiellement, aux besoins immenses des malheureux. Ils proposaient, en particulier, des centres d’accueil et de réhabilitation pour les alcooliques, des lieux de formation rapide. Les Barnado’s Homes14 envoyaient les enfants qu’ils recueillaient dans la marine marchande ou militaire, ou les préparaient à des emplois d’infirmières ou de charpentiers... Les Barnado’s Homes bâtirent leur réputation sur l’accueil de tout enfant pauvre abandonné, orphelin ou non, qui frappait à leur porte15. Les Barnado’s Homes furent places sous le patronage des souverains britanniques pendant des décennies pour leurs actions militantes envers les miséreux et les infirmes qu’ils retiraient à une vie de malheurs.

19Une autre organisation, la Salvation Army, fondée par le général William Booth, ouvrit également des centres de rééducation morale, de formation et d’émigration. Il s’agissait de rendre autonomes des individus qui avaient perdu leurs repères dans la société pour qu’ils servent de cadres dans les territoires de l’Empire où ils seraient envoyés. Le livre qu’écrivit W. Booth en 1890, In Darkest England and the Way Out, connut un énorme retentissement. Il exposait des idées qui devaient sauver les 10 % de la population de Londres qui vivaient dans le plus grand dénuement sans espoir d’en sortir [Booth, 1890, p. 78 et seq.]. W. Booth s’insurgeait vivement contre les exhortations à l’épargne émanant de la classe dirigeante, qui s’adressaient à des individus qui n’avaient aucun moyen moral, économique et psychologique d’y répondre. Booth défendait un projet révolutionnaire de coopératives agricoles qui pouvait offrir une solution durable à l’exode rural, à la mauvaise santé des citadins entassés dans des habitations sans hygiène et au manque de travail des précaires et des intermittents. Il se heurta principalement à l’hostilité des autorités pour acquérir les terres nécessaires et au manque de rentabilité des fermes pilotes, dû à l’inefficacité de certains des hommes envoyés dans ces exploitations. Pourtant, vingt-cinq ans après sa création, la Salvation Army put annoncer quelques succès :

  • 16 ‘It is now the largest Home and Foreign Missionary Society in the Protestant World. [...] With ten (...)

Elle est désormais la plus grande société missionnaire nationale et étrangère protestante. [...] Avec 10 000 officiers, entraînés à obéir et également entraînés à commander, je ne crois pas que l’organisation des citoyens désorganisés, exploités, désespérés, alcooliques qui hantent l’enfer des bas fonds anglais soit impossible16.

20W. Booth avait établi en quelques décennies quelque 4 000 centres dans trente pays ou colonies. Il s’agissait de faire des hommes nouveaux, prêts à participer au développement moral et économique de l’Empire. Mais les syndicats s’opposèrent aussi à l’action du général de l’Armée du Salut. Car bien plus que son influence religieuse, ils craignaient la concurrence déloyale de ces travailleurs qui acceptaient des salaires très bas. En 1909, Booth et le Parliamentary Committee of the Trade Unions Congress parvinrent à un compromis et la Salvation Army se retira de la production de marchandises concurrentielles, afin de ne pas casser le niveau des salaires qu’octroyaient les entreprises privées [Harris, 1972, p. 133].

2. L’apparition de la notion de chômage

21Les termes unemployment et unemployed étaient considérés autrefois comme caractérisant tout type d’oisiveté. Bédarida rappelle [1990, p. 151] que le sens moderne de chômage involontaire, dont la faute ne repose pas sur l’individu mais qui résulte de la conjoncture économique, apparut en 1882 dans l'Oxford English Dictionary. Topalov [1994, p. 264-265] indique que les économistes Alfred Marshall et J.A. Hobson attendirent 1895 pour faire de même. Ce sens fut entériné par la loi anglaise de 1905 qui mentionna pour la première fois le mot unemployment. C’est dans cette acception que le terme est utilisé ici, en conformité avec les textes politiques de la période étudiée.

22Cette définition se heurtait à la vision des économistes classiques qui pensaient que le chômage découlait du refus d’accepter le salaire offert. Ces économistes ne prenaient pas en compte les besoins élémentaires de ces oisifs, ni le seuil de revenu nécessaire pour assurer la survie d’un individu et de sa famille. Ils rejetaient également l’existence d’un chômage dû aux cycles économiques mis en avant par les écrits des contemporains.

  • 17 “Those for whom there is no longer a living must [...] be gradually absorbed into other industries (...)

23En 1895 les députés adhérèrent à la définition que les économistes classiques donnaient du phénomène du chômage et mirent leurs espoirs dans un ajustement des salaires qui devait conduire à l’élimination du chômage. Ceux qui ne pouvaient s’insérer dans une activité économique disparaîtraient dans les asiles de pauvres, cela étant l’affaire d’une génération. Il suffisait donc d’attendre que l’ajustement des salaires et l’adaptation aux nouveaux métiers fassent leur œuvre. Une commission parlementaire résuma les perspectives d’avenir des sans-emploi de la manière suivante : « Ceux qui n’ont plus d’emploi doivent [...] être progressivement absorbés dans d’autres secteurs ou [...] seront dirigés dans des asiles de pauvres où ils finiront par mourir »17.

  • 18 Chercheur à l’université d’Edinbourgh et apparenté au Parti conservateur.
  • 19 John Rae, “Contemporary Socialism”, Contemporary Review, Londres, 1884, p. 61. Cité par Bédarida [ (...)

24Pourtant, certains s’interrogeaient depuis plusieurs années sur une réalité sociale qui ne voulait pas se dissoudre dans les schémas préétablis. John Rae18 se fit l’écho, en 1884, d’un malaise, résultant de ce qui lui apparut comme des contradictions internes au libéralisme. Ce sentiment était également répandu à Cambridge et à Oxford : « Dans la nation la plus riche du monde un citoyen sur vingt est un indigent secouru, [...] un système qui au lieu de fournir un travail régulier à ceux qui en ont besoin, condamne par centaines de milliers les travailleurs au sous-emploi »19.

  • 20 “those whose periods of unemployment are excessive, with the result that their earnings fall below (...)

25La mise en parallèle des cycles économiques et des vagues de fort chômage permit d’éclairer l’existence des sans-travail d’un jour nouveau. Un tournant se fit dans la pensée économique et sociologique. Seuls restèrent frappés de l’opprobre les « intermittents » (casuals). Charles Booth redéfinit, en 1895, les chômeurs comme « ceux dont les périodes de chômage sont excessives, ce qui a pour résultat de faire passer leurs rémunérations sous le seuil des besoins élémentaires »20.

2.1 Les troubles de 1886 et de 1889 et l’action syndicale

  • 21 Engels publie son ouvrage sur la condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1845. La traduct (...)
  • 22 Comme l’explique Tran [1995], les conditions de travail se dégradèrent au dixneuvième siècle. Aprè (...)

26La classe ouvrière tentait de s’organiser pour répondre aux difficultés économiques et sociales croissantes auxquelles l’État avait bien du mal à faire face. Elle commençait à faire peur aux élites politiques et économiques. La pression de la rue s’accentua d’année en année. En 1884, la Social Democratic Federation (SDF) commença à organiser des manifestations dans l’East End de Londres. Les ouvriers créèrent l’East End Sugar Worker’s Committee. Au cours de l’hiver de 1885-86, des marches eurent lieu dans les grandes villes de province. L’année 1886 marqua une évolution dans les rapports sociaux. En effet, en février, des émeutes terrorisèrent les habitants des quartiers chics à Londres. Cette même année, à l’automne, des manifestants firent irruption lors d’une cérémonie présidée par le Lord Maire de Londres. L’année suivante, des meetings de sans-abri et de chômeurs, encadrés par la SDF, eurent lieu toutes les semaines dans la capitale. Le 13 novembre 1887, les chômeurs organisèrent une manifestation gigantesque sur le thème des libertés, et la garde montée fut envoyée pour disperser la foule. Un autre élément, la publication en anglais du livre d’Engels21 fut l’occasion pour les associations ouvrières d’envisager la possibilité de donner une expression politique à leur mouvement. Les dockers, eux, réclamaient des hausses de salaire et de meilleures conditions de travail22.

27Les entreprises furent contraintes d’évoluer. Le secteur tertiaire, en particulier, reconnut les bienfaits d’emplois stables et réguliers. De nombreuses branches commençaient, en effet, à offrir des emplois salariés dans la banque, la fonction publique, les chemins de fer, les compagnies d’assurance, les grands magasins... Ainsi, les employés pouvaient-ils entreprendre des projets personnels et organiser leur vie familiale d’une manière totalement hors de portée des journaliers travaillant dans le port ou dans tout autre secteur qui préfèraient engager des travailleurs précaires. Ces salariés, outre qu’ils bénéficiaient de meilleures conditions d’alimentation et de logement, présentaient également un plus grand équilibre psychologique. Un élément insolite frappa les imaginations et démontra l’importance des conditions de vie sur la population : l'armée qui voulait engager des recrues pour la guerre des Boers constata que la moitié des hommes souffrait de graves carences alimentaires et de handicaps.

  • 23 La loi de 1662 obligeait les pauvres à rester dans leur paroisse d’origine s’ils désiraient recevo (...)
  • 24 En outre, les nouvelles diffusées par la presse se répandaient très vite, car ceux qui savaient li (...)

28La radicalisation et la mobilisation des ouvriers, d’une part, et les changements dans les catégories d’emplois présentés à l'embauche des employés administratifs changèrent considérablement les relations du monde du travail. L’accroissement soudain de la population urbaine bouleversa en profondeur la société. En effet, les pauvres, les journaliers, les ouvriers et les chômeurs, attirés par les possibilités d’emploi dans les industries naissantes, convergeaient vers les grandes villes. Ces foules d’origines et de statuts divers prirent conscience de leur force car les mots d’ordre circulaient plus aisément qu’à la campagne. Depuis des siècles, les paroisses et les propriétaires terriens avaient pu contrôler facilement les basses couches de la société, grâce à leur éparpillement et à l’obligation faite aux populations pauvres de rester dans leur paroisse d’origine23. L’urbanisation provoqua des mouvements de revendication de masse que les industriels et les élites économiques et politiques n’avaient pas anticipés24.

  • 25 Deux pence de l’heure, une pause d’une demi-heure pour déjeuner, la suppression du système des bon (...)

29Un évènement majeur, la grève du port de Londres, en 1889, marqua les esprits. Ben Tillett, fondateur du syndicat des travailleurs de thé, organisa les arrêts de travail des dockers. Pourtant, selon Charles Booth, le port de Londres comptait 6 000 dockers de trop sur les 22 000 qui tentaient d’y gagner leur vie, et ceci alors que les exportations connaissaient une crise depuis plusieurs années. Les dockers avaient d’ailleurs subi les conséquences de ces fluctuations commerciales. Mais dès l’amorce de la reprise des activités, ils exigèrent de participer aux retombées positives de la relance des affaires. Ils demandèrent de meilleures conditions de travail et des augmentations de leurs rémunérations25.

  • 26 Les bateliers représentaient 5 000 licenciés et travaillaient sur 6 000 barges et péniches. Ils ex (...)

30La grève des dockers qui paralysa l’activité du port de Londres servit d’électrochoc au monde des affaires qui dépendait largement du secteur des transports maritimes. Elle fut également à la base de la création du Parti travailliste car les ouvriers comprirent encore mieux qu’ils étaient un facteur clef de l’économie. Les compagnies contre-attaquèrent en élaborant cinq catégories de dockers. En 1895, le port était le lieu où travaillaient le plus grand nombre d’intermittents qui devaient se présenter chaque matin pour se faire embaucher pour une demi-journée. Ces travailleurs précaires devaient donc impérativement habiter à proximité du port, dans les taudis insalubres qui l’entouraient. Ils connaissaient des conditions de vie très éprouvantes où malnutrition et misère allaient de pair avec l’angoisse du lendemain. La thèse que Tran consacra au port de la capitale britannique expose les différents aspects de ce centre nerveux de la vie économique de l’Angleterre et montre en particulier les relations des employés des compagnies portuaires avec leurs directions26.

31Outre les cessations de travail des dockers, d’autres corporations réclamèrent des améliorations de situation profitant de l’élan donné. Les bateliers, autre branche indispensable au déchargement des gros navires, réclamèrent des hausses de salaires qui leur furent accordées en septembre 1889. Les années 1888-1889 furent le théâtre de bien d’autres grèves ; 17 % d’entre elles, seulement, touchèrent les docks et les chantiers navals [Tran, 1995, p. 215].

  • 27 Des manifestations de précaires de 16 à 25 ans semblables eurent lieu en 1903.

32Les manifestations de chômeurs reprirent en novembre 1892, l’approche de l’hiver ayant été un facteur aggravant pour le travail saisonnier et une cause de gêne supplémentaire pour les chômeurs et les sans-abri. L’automne fut donc la saison privilégiée des mouvements sociaux tandis que le ministre de l’Intérieur s’obstina à n’y voir que des troubles à l’ordre public qu’il considérait comme son devoir de réprimer. Des émeutes de jeunes précaires27 attirèrent l’attention sur le manque de formation et sur les impasses professionnelles que constituèrent les petits emplois de garçons de courses et autres et qui ne les préparaient pas à assumer d’autres tâches une fois arrivés à l’âge adulte. C’est le constat de Beveridge qui fut à l’origine de la loi sur l’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de 10 ans.

  • 28 Le Trades Union Congress (TUC), issu d’organisations antérieures, fut créé en 1869. Le Report of S (...)
  • 29 Notons que l’économiste H.V. Mills expliquait que la cause du chômage était due à un manque de pou (...)

33Les syndicats, regroupés en TUC28, approuvaient les suggestions d’achats de terre lancées par des penseurs comme W. Booth afin d’édifier des fermes, des colonies de travail ou des coopératives pour y envoyer une partie des oisifs. Ils demandaient aussi que la journée de travail soit limitée à huit heures en s’appuyant sur les travaux de Thorold Rogers, Six Centuries of Work and Wages, publiés en 1884. Ce livre soulignait que les artisans travaillaient huit heures aux treizième, quatorzième et quinzième siècles. D’autres intellectuels, comme Sidney Webb et H. Cox, rédigèrent en 1891 un ouvrage, The Eight Hours Day, sur ce thème et militèrent en faveur de la réduction de la journée de travail. Les syndicats voyaient dans ce projet une possibilité d’améliorer les conditions de travail, de retrouver des situations vécues autrefois et qui s’étaient dégradées depuis, et surtout de créer des emplois en grand nombre. Les postes dégagés dans les ateliers devaient permettre de nouvelles embauches et cet apport de revenus pouvait rejaillir sur l'économie de quartier et donc participer à la prospérité générale29. Ils espéraient convaincre les industriels du bien-fondé de leur démonstration en soulignant que ces derniers bénéficieraient d’ouvriers moins épuisés, et donc plus productifs. Mais Hyndman, membre de la Social Democratic Federation, craignait à juste titre que les industriels ne réclament une baisse des salaires, arguant d’une baisse de la production résultant de la réduction du temps de travail de leurs effectifs.

  • 30 Chadwick s’illustra particulièrement dans le renforcement de la discipline dans les asiles de pauv (...)

34Tom Mann, cependant, essaya de promouvoir son idée en établissant un lien entre le niveau de consommation et celui du chômage. Il estima que le passage de neuf à huit heures par jour permettrait l’embauche de 750 000 personnes. Un tel changement devait donner un coup de fouet immédiat à la consommation ordinaire. Tenant compte du progrès technique et de l’avancée de la mécanisation, Mann pensait que la journée de huit heures pouvait apporter une solution temporaire au problème du chômage [Harris, 1972, p. 60 et 61]. Henry Sidgwick, fervent partisan du droit au travail, exigeait l’ouverture de chantiers publics dans le cadre de la loi de 1834. En 1888 il reçut sur ce point l’approbation d’Edwin Chadwick30 qui reconnut que la loi sur la pauvreté pouvait admettre la création d’emplois publics en cas de chômage exceptionnel.

  • 31 E. Hobsbawn décrit dans “The Trampling Artisan” [1951, p. 34-35] l’organisation des aides au voyag (...)

35Les syndicats31 généralisèrent leur système de caisse de secours pour les ouvriers qualifiés qui étaient au chômage [Mitchell & Deane, 1962, p. 60], Des fonds étaient également disponibles en cas d’accidents du travail, de maladie et pour la vieillesse. En 1891, selon le Report on Agencies and Methods for Dealing with the Unemployed, 20 % des ouvriers touchaient des allocations payées par les syndicats. Mais les temps changèrent et malgré les prises de position des conservateurs, les autorités furent convaincues que le gouvernement devait prendre en charge le fardeau du chômage. En septembre 1904, le TUC discuta du problème du chômage pour la première fois en sept ans et enjoignit à ses représentants au parlement de proposer la création d’un Board of Trade qui coordonnerait faction des autorités locales dans leur lutte contre la misère provoquée par le manque de travail.

36Mais le Premier Ministre, Gladstone, refusa le projet des travaux publics financés par les régions. Car ce plan risquait de perturber le bon fonctionnement des entreprises et de ne pas absorber un nombre suffisant de chômeurs. En 1886, Joseph Chamberlain, président du Local Government Board, s’opposa, lui aussi, à l’intervention de l’État en la matière. Car le coût des travaux publics ne pouvait pas être assumé par des régions déjà fortement touchées par la crise économique. En décembre 1893, Jack Williams, le Secrétaire de l'Unemployed Organisation Committee, commença à pousser ses auditoires à la révolte. En février 1894, il lança même un appel à la mise sur pied d’une brigade internationale révolutionnaire [Scotland Yard, 1894].

2.2 Le débat politique face à l’agitation sociale

  • 32 “What to do with the unemployed? But while the number of the unemployed keeps swelling from year t (...)

37Les hommes politiques, soucieux d’être réélus par des sujets britanniques de plus en plus alarmés par la tournure des événements, furent contraints de s’intéresser réellement au dossier du chômage. Certes, les ouvriers pauvres en colère avaient peu d’importance politiquement car seuls les hommes qui justifiaient de la qualification de householder ou de lodger avaient le droit de vote. Mais les nombreuses grèves perturbaient le bon fonctionnement des entreprises et la présence des foules menaçantes dans les rues inquiétait les membres de la bourgeoisie. Le manque de direction politique qui régnait autorisa Friedrich Engels à menacer les autorités à l’automne 188632.

  • 33 Les colonies agricoles étaient des lieux servant à procurer un emploi temporaire aux hommes sans t (...)

38Décélant une menace pour l’ordre établi, les hommes politiques cherchèrent, tout d’abord, à répondre aux manifestations des ouvriers organisés en syndicats ou en associations, à l’exclusion des travailleurs intermittents qui ne bénéficiaient d’aucun soutien politique ou syndical. Ils furent même l’objet de l’hostilité des ouvriers réguliers, car ils acceptaient d’être payés à un niveau inférieur aux salaires normaux. Ils furent, donc, les laissés-pour-compte du débat politique [Harris, 1972, p. 52-56]. D’un autre côté, les parlementaires conservateurs plaçaient leurs espoirs dans le développement des exportations britanniques pour donner du travail à tous ceux qui en étaient dépourvus. Confiants dans la qualité des produits de l’Empire, ils étaient farouchement en faveur du libre-échange et s’opposèrent aux solutions nouvelles telles que les colonies agricoles33, la distribution de secours aux nécessiteux, la réduction du temps de travail, les achats de terres pour y construire des coopératives, ou le retour au protectionnisme. En 1896, bénéficiant du soutien de la grande presse, le gouvernement rejeta donc toutes les suggestions libérales [Harris, 1972, p. 93-100].

39Toutefois, le Premier Ministre, Campbell-Bannermann, reprenant, en juin 1903, les estimations combinées de Charles Booth et de Seebhom Roundtree, reconnut qu’un tiers des Britanniques vivait en-dessous du seuil de pauvreté alors que le royaume obéissait justement aux règles du libre-échange. Force était de constater que cette politique, très favorable au développement des richesses des entreprises et donc à l’économie du pays, ne répondait pas au problème social que constituait le chômage de masse. Cette situation paradoxale ne pouvait s’expliquer par l’application de la théorie classique, et de nombreux intellectuels s’interrogeaient sur les causes de la persistance de la grande pauvreté et sur celle de son accroissement inexorable, au moment où la Grande-Bretagne était une très grande puissance économique et dominait le monde. Une approche plus appropriée au dossier social semblait désormais nécessaire.

3. L’action gouvernementale en faveur des chômeurs

40Sous le gouvernement conservateur de Lord Balfour, qui fut Premier Ministre de 1902 à 1905, le déclin économique relatif de la Grande-Bretagne face aux autres grandes puissances occidentales (la France, l’Allemagne et les États-Unis) se poursuivit. Si la Grande-Bretagne s’enorgueillissait d’être toujours l’atelier du monde, la croissance de l’économie s’était ralentie sur la période 1899-1913. Les exportations de produits manufacturés en pourcentage du PIB continuèrent d’augmenter. Mais les importations crurent bien plus rapidement, ce qui creusa le déficit commercial avec les États-Unis, l’Allemagne et, dans une moindre mesure, la France. Ces trois grandes puissances concurrençaient désormais sérieusement l’Empire sur les marchés internationaux. D’où la nécessité de trouver des solutions britanniques aux déséquilibres du marché de l’emploi. Si la balance commerciale témoignait des difficultés relatives de l’Empire, celui-ci offrait pourtant quelques avantages en accueillant année après année des Britanniques qui décidaient de tenter leur chance dans des contrées lointaines. Le dix-neuvième siècle coïncida, en Europe, avec cette volonté nationale de bâtir des empires et de procurer des débouchés professionnels et commerciaux à des foules en quête d’un avenir meilleur. Les grandes puissances européennes rivalisèrent dans la poursuite de ce grand dessein qui bouleversa durablement l’histoire des métropoles et des pays colonisés. La France et la Grande-Bretagne, en particulier, s’affrontèrent sur le terrain des politiques expansionnistes. Pourtant, l’examen des chiffres de l’émigration anglaise fait état de préférences des candidats à l’expatriation éloignées de cette politique impériale. En effet, les immigrants se dirigèrent plutôt vers l’Amérique du Nord et l’Océanie que vers l’Afrique, à l’exception de l’Afrique du Sud, ou vers l’Asie. Ils y construisirent des économies plus homogènes que dans les autres territoires de l’Empire et purent participer plus aisément au développement de ces terres que dans les autres continents où la présence des sujets britanniques, pourtant forte, n’était pas majoritaire.

  • 34 Carré [1997, p. 142] citant Porter [1991] indique que les émigrants choisirent à 62 % les États-Un (...)

41Un large consensus se dégagea sur le thème de l’émigration. Intellectuels et hommes politiques voyaient dans l’envoi de la population excédentaire loin de la Grande-Bretagne une solution immédiate à l’essor démographique et au chômage endémique dont souffrait le pays. L’émigration, qui avait toujours été importante depuis les guerres napoléoniennes et tout particulièrement dans la décennie 1880, s’intensifia à partir de 1900. Elle aurait ainsi permis de ralentir la croissance de la population active masculine qui serait passée de 15 % à 13 % par an entre 1900 et 191034.

42La population culmina à 42 millions face à une Allemagne forte de 67 millions d’habitants. Les politiques de lutte contre le chômage continuaient de promouvoir l’émigration comme l’une des meilleures solutions au manque d’emplois. Les résultats furent spectaculaires. De 1901 à 1911, 800 000 personnes par an quittèrent la Grande-Bretagne [Carré, 1997, p. 142].

  • 35 Toutefois des ouvrages continuèrent de proposer un idéal de responsabilité individuelle. Le livre (...)
  • 36 W. Booth établit en quelques décennies quelque 4 000 centres dans trente pays ou colonies.
  • 37 William Beveridge attacha son nom aux travaux du gouvernement sur les bourses du travail et sur le(...)
  • 38 R.H.Tawney se consacra à l’étude de la pensée religieuse concernant les problèmes sociaux et écono (...)

43Le chômage endémique et les interrogations toujours plus nombreuses35 sur la justesse des politiques suivies conduisirent aux premiers succès éléctoraux du Parti travailliste, fondé en 1900, qui, en 1906, obtint 29 sièges à la Chambre des Communes. Cette élection permit également aux syndicats qui avaient adhéré au Labour Representative Committee, en 1900, de s’exprimer sur la scène parlementaire directement. William Booth, comme Beveridge le ferait plus tard, avait réclamé l’organisation de bourses de travail, afin de contrebalancer cet exode massif dont il était pourtant un fervent partisan. Car il souhaitait, en effet, tout d’abord éduquer et donner une formation professionnelle et psychologique aux hommes et aux femmes qui étaient envoyés à l’étranger afin de leur offrir une chance réelle de mener une vie de travail décente. L’émigration n’était pas pour lui le moyen de se débarrasser au plus vite de la population en surnombre mais plutôt d’envoyer dans l’Empire des citoyens britanniques autonomes qui deviendraient les cadres professionnels et moraux de ces territoires36. En outre William Booth, parmi d’autres observateurs, estimait que les gazettes ne fournissaient pas le relais approprié aux demandeurs d’emploi et qu’il fallait instaurer des centres où employeurs et futurs employés pouvaient se rencontrer. En novembre 1903, un groupe de diplômés d’Oxford forma une commission sur le chômage. Ces jeunes gens évaluèrent les mérites possibles des colonies de travail, des bourses du travail et de l’émigration. Deux d’entre eux, W. Beveridge37 et R.H. Tawney38 conclurent aux avantages, réels bien que limités, de l’émigration.

44Le gouvernement ne pouvait tergiverser indéfiniment sans proposer une alternative cohérente. De toutes parts des suggestions précises affluaient afin de trouver, dans un premier temps, des palliatifs. Par souci d’efficacité, les représentants du TUC formulèrent des idées qui respectaient le cadre des dispositions légales existantes. Ils désiraient avant tout la création d’emplois publics, seule possibilité, à leurs yeux, de donner du travail à ceux qui en cherchaient désespérément face à l’incapacité du secteur privé de créer ces emplois, puisque les entreprises avaient, elles aussi, leurs propres obligations, au premier rang desquelles figurait la nécessité de rentabiliser les investissements et d’être compétitives.

  • 39 Selon l’Annual Distress Committee Returns, le nombre de personnes aidées passa, entre 1905 et 1911 (...)

45En décembre 1904, le Parliamentary Committee of the TUC, la General Federation of Trade Unions et le Labour Representative Committee envoyèrent un rapport demandant au Premier Ministre d’actualiser la Circulaire Chamberlain. Celle-ci avait suggéré, en 1886, que les municipalités fussent encouragées à organiser des travaux publics en faveur des chômeurs n’ayant jamais eu recours aux subsides distribués aux pauvres, et à leur offrir des conditions financières supérieures à celles prévues dans la loi sur les pauvres [Mansfield, Salais & Whiteside, 1994, p. 301], Ces parlementaires avaient également souhaité l’interdiction des heures supplémentaires, la création de subventions pour des fermes organisées en coopératives et des investissements publics pour des travaux d’utilité publique [Harris, 1972, p. 151]. Notons qu’à cette époque les autorités locales durent faire face à un fort accroissement des aides aux indigents39. De 1905 à 1906, celles-ci passèrent de £ 7, 12s à £ 15, 12s, tandis que le coût de la vie stagnait [Mitchell & Deane, 1962, p. 344-5]. Ces hausses en période de crise pesaient lourdement sur le budget des autorités locales des régions pauvres.

3.1 Mesures pour lutter contre le chômage : The Unemployed Workmen Act, 1905 ; The Labour Exchange Act, 1911

  • 40As a consequence of this new knowledge we are now as a nation morally responsible for the continu (...)
  • 41 Ces organismes devaient se compléter harmonieusement. Mais, dans la réalité, la pesanteur administ (...)

46Se résignant à l’inévitable, le gouvernement conservateur prit conscience de l’impossibilité pour les autorités locales d’assumer la charge des aides aux nécessiteux et aux chômeurs. Une décision historique s’imposait. Le 4 août 1905, l’Unemployed Workmen Act, amendé pour inclure les femmes dans la population au chômage, fut voté. Ce texte opéra une rupture brutale avec la vision que la société britannique avait eu, depuis 1601, du chômage. En effet, la loi reconnaissait pour la première fois l’existence du chômage involontaire : d’oisifs paresseux, les sans-travail devenaient les victimes de cycles économiques qu’ils n’avaient plus le devoir d’anticiper grâce à leur épargne individuelle. Rejetant les discours moralisateurs, le gouvernement eut le courage d’imposer une analyse nouvelle de la réalité économique et sociale et ainsi de participer à cette étape décisive dans l’histoire sociale européenne. Cette attitude eut des répercussions à tous les niveaux des instances caritatives privées et publiques. « Il résulte de ces nouvelles que nous sommes tous, en tant que nation, moralement responsables, et de manière beaucoup plus claire et évidente qu’auparavant, du maintien de l’existence de cette grande armée de réserve constituée par les sans-emploi au cœur de ce pays »40. Si l’on observe le détail des termes de cette loi d’une portée considérable, un impôt local d’un penny à un demi-penny permit de financer les aides aux chômeurs, les quartiers riches de Londres étant mis à contribution pour subventionner les quartiers les plus pauvres. Cet impôt servit également à alimenter des fonds pour les bourses de travail, l’émigration et l’achat de terres permettant l’implantation de fermes coopératives. En outre, les chômeurs recevaient une formation et des conseils pour trouver un emploi dans le secteur privé et les familles des aides pendant que le chef de famille était envoyé dans les fermes pour y apprendre un métier41.

  • 42 De nombreuses voix s’élevèrent pourtant contre les mesures entreprises, dont celle de Beveridge qu (...)

47Un nouvel élan était donné qui galvanisa les énergies. De nombreuses collectes de dons en faveur des déshérités ne pouvant bénéficier de la loi de 1905 rencontrèrent un immense succès auprès de la population. Par exemple l’association privée Queen Alexandra recueillit £ 45 000 de dons en novembre 1905 [Harris, 1972, p. 159-180]. Les premiers résultats témoignèrent de la réalité des besoins sociaux de la population. Des emplois furent dégagés dans chaque municipalité sur la base des enquêtes statistiques de Charles Booth. En octobre 1905, 17 705 personnes reçurent l’assistance du Central Executive Committee of the London Unemployment Fund [Report of Works Sub-Committee, 1904-1905, p. 47]. Entre 1905 et 1910, un million de livres fut dépensé en Angleterre et au pays de Galles. Il s’agissait donc de la plus grande opération de secours depuis la famine du coton en 184742.

48Les élections de 1906 portèrent au pouvoir les libéraux très largement vainqueurs des conservateurs qui ne parvenaient pas à calmer les inquiétudes de la population devant les crises économiques répétées qui secouaient le pays. Le nouveau Premier Ministre Asquith continua et intensifia l’effort entrepris et chercha, en outre, à assouplir les relations que les autorités entretenaient avec les syndicats. Il fit voter le Trades Dispute Act en 1906. Cette loi établissait que les syndicats n’étaient plus responsables des dégradations commises par les foules en colère lors des grèves ou de manifestations. Ce texte marqua un tournant dans les relations du travail et rendit possible de nombreuses actions syndicales.

  • 43 “The brick-layer cannot become a compositor in the winter months [...] seasonal fluctuation become (...)
  • 44 De son côté, Hobson, lors de la Conférence de Charles Booth à la London School of Economics en 190 (...)

49Il convenait également d’organiser le marché du travail pour le rendre plus efficace. D’où la création de ces bourses du travail qui avaient déjà fait l’objet de si longs débats depuis W. Booth. Beveridge s’intéressa, lui aussi, au sous-emploi des travailleurs réguliers et à une meilleure mise en rapport des acteurs du marché de l’emploi [Beveridge, 1906, p. 297-306]. Il avait le souci de préserver les qualifications des ouvriers et leur savoir-faire, si utile pour les industries, dont dépendaient les ouvriers pour trouver des emplois bien rémunérés. La simple translation d’hommes qui n’étaient pas interchangeables vers des emplois vacants n’avait aucun sens économique pour lui : « Le poseur de briques ne peut devenir typographe les mois d’hiver [...] les fluctuations saisonnières ne sont pas un problème de chômage mais de salaire »43. Beveridge rappela que les trois causes essentielles du chômage étaient le déclin de l’industrie, les activités saisonnières et le maintien volontaire d’un volant de chômage permettant une grande flexibilité de l’emploi face à la demande de la production. Pour résoudre le paradoxe qui faisait coexister un chômage important avec des emplois vacants, il fallait sélectionner plus précisément les offres et les demandes d’emploi, éviter le temps perdu entre deux emplois, ce qui était néfaste pour l’économie et pour les chômeurs. Il était nécessaire de construire un système où chacun puisse tirer le meilleur profit de la situation, au lieu de se contenter d’un très faible rendement du travail, et de proposer des revenus extrêmement bas aux travailleurs ce qui, tout naturellement, devait, ainsi que l’avait souligné l’économiste Alfred Marshall dès 1893, tendre vers une sous-consommation aggravant donc la situation de crise des entreprises44.

50Un consensus s’élabora entre les économistes et les hommes politiques pour autoriser un accroissement du pouvoir d’achat des plus pauvres, afin de leur permettre de faire face à leurs besoins élémentaires tout en favorisant la consommation et donc la production. En effet, les aides aux couches les plus défavorisées avaient un effet indirect sur les salaires des ouvriers qualifiés qui, à leur tour, pouvaient entraîner la consommation à la hausse. Le succès immédiat des bourses de travail démontra le bien fondé de cette nouvelle structure du marché du travail que des économistes et des intellectuels avaient tenté d’établir pendant plusieurs décennies.

  • 45 En février 1910, 61 bureaux furent ouverts, en février 1911, 175 bourses du travail devinrent opér (...)
  • 46 Lansbury, 29 novembre 1909.

51Churchill, alors ministre du Commerce, fit voter, en février 1911, le Labour Exchange Act qui autorisa l’élaboration d’un système national de bourses du travail. Par ailleurs, en 1908, Churchill avait mis en garde le gouvernement devant la hausse des prix alimentaires, la chute des gages payés aux ouvriers et l’augmentation du chômage. Il prévoyait des temps difficiles pour les plus démunis. Il s’efforça donc d’améliorer les différents aspects de ce problème économique et social. L’aménagement du marché de l’emploi fut un élément clef de sa politique de lutte contre le chômage45. Les archives de la Commission Royale sur la Poor Law et celles de la Chambre des Communes témoignèrent de la chaleur des débats et de leur multiplicité. Mais le gouvernement de Campbell-Bannerman et l’action énergique de Churchill, d’abord au ministère du Commerce puis au ministère de l’Intérieur, permirent l’élaboration de lois qui transformèrent la vie de millions de sans-emploi malgré les oppositions virulentes des conservateurs qui considéraient que les fonds publics engagés au secours des chômeurs étaient mal utilisés et que seuls le sens de l’épargne et la prévoyance devaient suffire aux chômeurs pour traverser sans encombre les périodes de crise46.

52Ayant entrepris de traiter le dossier du chômage des adultes, le gouvernement s’attacha également à fournir un minimum vieillesse aux personnes âgées et une formation minimale aux enfants pour qu’ils puissent assumer des tâches professionnelles dans de meilleures conditions : l’Old Age Pension Act, voté en 1908, écartait des vieillards la menace de l’enfermement dans les asiles de pauvreté. L’Education Act de 1910 prévoyait une formation pour les enfants au moins jusqu’à l’âge de dix ans, ce qui venait en complément du Ten Hours Act de 1847 qui limitait à dix heures de travail la journée des enfants de moins de dix-huit ans et celle des femmes. Cette loi était une réponse au manque de formation professionnelle dont souffraient, en particulier, les jeunes précaires. Ceux-ci après quelques années d’emplois de garçon de course ou commis, réservés aux mineurs, éprouvaient bien des difficultés à trouver un travail d’adulte qui exigeait de meilleures qualifications [Beveridge, 1909, p. 285 et seq.].

3.2 Mesures complémentaires pour les chômeurs : le Health and Unemployment Insurance Act de 1911

  • 47 “Their responsibility is undoubted, their co-operation indispensable” [Central Unemployed Body, 19 (...)

53Les lois de 1905 et de 1911, si novatrices fussent-elles, nécessitaient, cependant, d’être complétées par un système d’assurance-chômage qui garantirait les ouvriers contre les risques des cycles économiques. Aussi Churchill, ayant constaté les lacunes de ses premières lois sur le chômage et sur les bourses du travail [Beveridge, 1909, p. 279-281], désira-t-il poursuivre l’œuvre sociale du gouvernement, qui était dirigé par Asquith depuis 1908. Churchill voulut généraliser et placer sous le contrôle de l’État le système d’assurance que certains syndicats avaient mis en place depuis des décennies. Il se montra particulièrement soucieux de l’équilibre financier de l’opération et exigea la participation des employeurs au programme d’assurance, puisque ceux-ci bénéficiaient des bienfaits des améliorations de la santé et des qualifications de la main-d'œuvre dont ils avaient besoin pour assurer la production. « Leur responsabilité est évidente et leur coopération indispensable »47. Il paraissait impossible d’étendre immédiatement à tous les secteurs d’activité la couverture sociale. Aussi, Llewellyn Smith pensa-t-il qu’il ne fallait rendre obligatoire, dans un premier temps, cette assurance que dans trois secteurs : les chantiers navals, le bâtiment et la construction mécanique.

54Un autre texte fondamental de l’histoire économique et sociale s’écrivit en 1911 avec le vote de la loi sur l’assurance-chômage qui parachevait ce premier chapitre consacré au chômage involontaire. Le devoir de prévoyance et d’épargne était, cette fois, réparti entre les travailleurs, les employeurs et l’État. En décembre 1911, le Health and Unemployment Insurance Act fut voté. Selon la nouvelle loi, le chômeur pouvait recevoir 7 shillings par semaine sur un maximum de quinze semaines par an à condition d’avoir cotisé pendant au moins cinq fois quinze semaines. Le gouvernement entérina la création de l’assurance-chômage en plaçant le département ministériel correspondant sous la responsabilité d’un sous-secrétaire d’État en 1913.

55Les résultats de la politique nouvelle furent édifiants et confortèrent les libéraux dans leur appréciation de la réalité. En juillet 1914, un total de 2 325 598 personnes étaient inscrites dans les registres de l’assurance-chômage. £ 3 211 379 furent versées dans les fonds prévus pour la distribution des allocations. La durée moyenne des périodes de chômage indemnisées était d’une semaine. Environ 23 % des travailleurs assurés firent appel aux allocations pendant la première année d’existence de ce fonds [Beveridge, 1914], alors que seuls 20 % de ces ouvriers auraient touché une aide selon le système précédent. 63 % des assurés étaient des ouvriers qualifiés.

56La Grande-Bretagne, avec dix ans d’avance sur la France et les États-Unis, prit en compte le phénomène du chômage dans sa spécificité en observant son apparition conjointement aux crises économiques. Elle reconnut donc l’existence d’une catégorie particulière de pauvres qui passa du statut de « coupables d’imprévoyance » à celui de « victimes de la conjoncture » et qui avait, par conséquent, droit à des aides spéciales octroyées par l’État. Sous la pression des manifestants et des syndicats, la réalité des crises répétées qui provoquaient des vagues de chômage toujours plus fortes se fit jour. Les économistes, les hommes politiques libéraux et plus encore ceux du Labour, qui s’engagèrent résolument sur ce terrain, cherchèrent par un ensemble de lois à soulager le fléau de l’oisiveté forcée, qui s’abattait sur des foules si nombreuses. La Grande-Bretagne fut la première grande puissance à voter une loi contre le chômage en 1905. La France, à la même époque, s’occupait des miséreux sans les différencier.

  • 48 Ramsay MacDonald, futur Premier Ministre, décrivait ainsi ses années de jeunesse passées à la rech (...)

57Le débat sur le chômage transforma durablement la politique en Grande-Bretagne, puisqu’il conduisit à l’émergence d’une force politique nouvelle, celle de l’Independent Labour Party, fondé en 1893, qui donna naissance, en 1900, au Parti travailliste. Le Labour Party se posa désormais en défenseur des pauvres et des nécessiteux. Sans toutefois reprendre l’idée d’un « droit au travail » que Keir Hardie, élu aux Communes comme ouvrier indépendant, avait exprimée dès 1892. Le Labour attira des personnalités d’origines diverses et bon nombre de personnes des classes moyennes qui, préoccupées par la misère environnante, cherchaient à y porter remède [Mansfield, Salais & Whiteside, 1994, p. 329]. De leur côté, les représentants des Fabiens-ILP en 1913 lancèrent leur « guerre à la pauvreté ». Ils firent campagne parallèlement au Labour dont certains dirigeants, ayant eux-mêmes souffert de la pauvreté dans leur jeunesse48, étaient très sensibilisés à ce combat.

58Le tournant du siècle se caractérisa donc par une reconnaissance économique, sociologique, politique et legislative de la catégorie des chômeurs involontaires dont le sort relève depuis 1905 et 1911 de l’État. Le jugement émis par Tocqueville en 1835 – « Dans tous les pays il semble malheureux de n’être pas riche. En Angleterre ce devint un horrible malheur d’être pauvre » [p. 204] – perdit ainsi un peu de son acuité.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

1 Les Corn Laws protectionnistes de 1815 imposaient des droits de douane sur le blé importé. Elles furent combattues par les partisans du libre-échange, en particulier par l'Anti-Corn Law League, fondée en 1839 à Manchester. Elles avaient été assouplies en 1828, grâce à une échelle mobile qui faisait varier les droits de douane en sens inverse du prix du blé.

2 Crises économiques récurrentes : après celles de 1847-1850, 1866-1869, 1872-1879, 1887-1888, 1892-1893, 1900-1908, 1913-1914.

3 La Poor Law de 1834 stipulait que les personnes valides et leurs familles ne pouvaient plus recevoir d’aide sous forme d’argent et devaient être placées sous la juridiction des Guardians des workhouses.

4 Les asiles de pauvres ou workhouses étaient des lieux de détention et de travail forcé, distincts des orphelinats et des hospices de vieillards. Dans la pratique, ils accueillaient toutes sortes de miséreux. Voir les descriptions que Dickens en fit dans Oliver Twist.

5 La loi sur les pauvres de 1834 précise en effet: “As regards the able-bodied labourers who apply for relief, giving them hard at low wages by the piece, and exacting more at a lower price than is paid for any other labour in the parish”. The Conclusions of the Poor Law Report of 1834, cité in Frison, Bensoussan & Hutchinson [1993, p. 231].

6 “In England after [...] attempts were made to stamp out vagrancy by police measures of hideous brutality, the momentous admission was made that its cause was economic distress, not merely personal idleness, and that the whip had no terrors for the man who must either tramp or starve” [Tawney, 1922, p. 260].

7 “the superannuated, the crippled and the maimed; [...] the lunatics and the idiots” [Mayhew, 1861, p. 451].

8 Il n’avait d’ailleurs pas abordé le thème du chômage dans son livre Principles of Economics publié en 1890.

9 Il suffisait aux ouvriers d’accepter les salaires que l’employeur était prêt à leur payer compte tenu de la concurrence des candidatures, pour que le chômage disparaisse [Harris, 1972, p. 10].

10 Pour les autres classes, voir infra la contribution de M. Mansfield au présent ouvrage.

11 “mischievous charity ought in some way or other to be made a penal offence” [Giffen, 1886, p. 140].

12 “those who were still without work and in need of public assistance should be disfranchized, confmed in detention centres, and deprived of the right to marry and bear children [...] a clear choice will be offered; loss of independence by entering a public institution; emigration or immediate starvation.” cité par Harris [1972, p. 22].

13 Hubert Llewellyn, premier commissaire au Travail au ministère du Commerce de 1893-1903. Sidney et Beatrice Webb, membres de la Fabian Society, auteurs de nombreux rapports sur le chômage. Charles Booth, enquêteur social et auteur d’Occupation of the People [1886] et de Life and Labour of the People of London [1889-1903], études statistiques en 17 volumes, montra que 30 % des Londoniens vivaient sous le seuil de subsistance. William Beveridge participa aux travaux de Toynbee Hall entre 1903 et 1905. Il fut rédacteur en chef au Morning Post de 1905 à 1908, puis haut fontionnaire au ministère du Commerce et au ministère de l’Alimentation.

14 Les Barnado’s Homes sont des centres caritatifs fondés en 1870 par le docteur Barnado pour recueillir tous les enfants malheureux valides ou handicapés, les orphelins et les enfants maltraités ou abandonnés. Ils y reçoivent une formation générale ou professionnelle. Ces centres sont toujours en activité et bénéficient de la reconnaissance et de la considération des Britanniques.

15 Plus tard, des révélations sur un aspect plus sinistre mettront en évidence que, jusqu’en 1950, des enfants étaient envoyés volontairement ou non dans des exploitations agricoles au Canada ou en Australie. Certains de ces enfants étaient confies a des fermiers du Commonwealth pour travailler jusqu’à leur majorité à l’insu de leurs parents. Une recherche australienne établira les faits et permettra à certains anciens Britanniques, devenus adultes, de retrouver leur famille d’origine.

16 ‘It is now the largest Home and Foreign Missionary Society in the Protestant World. [...] With ten thousand officers, trained to obey, and trained equally to command, I do not feel that the organisation even of the disorganised, sweated, hopeless, drink-sodden denizens of darkest England is impossible [Booth, 1890, p. 243].

17 “Those for whom there is no longer a living must [...] be gradually absorbed into other industries or [...] they will pass through the workhouse and finally die” [House of Commons, 365/1895].

18 Chercheur à l’université d’Edinbourgh et apparenté au Parti conservateur.

19 John Rae, “Contemporary Socialism”, Contemporary Review, Londres, 1884, p. 61. Cité par Bédarida [1990] p. 151.

20 “those whose periods of unemployment are excessive, with the result that their earnings fall below the needs of life” [Booth, 1903, p. 10 519].

21 Engels publie son ouvrage sur la condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1845. La traduction anglaise, The Condition of the Working Class in England, paraît en 1892. Des écrits de ce type transformèrent durablement la donne politique puisque, jusque-là, seules les élites économiques, politiques et surtout aristocratiques avaient la possibilité de débattre de leurs idées dans l’arène politique. Les dockers réclamaient des hausses de salaire et une amélioration de leurs conditions de vie.

22 Comme l’explique Tran [1995], les conditions de travail se dégradèrent au dixneuvième siècle. Après la grève de 1872, les dockers furent payés à l'heure.

23 La loi de 1662 obligeait les pauvres à rester dans leur paroisse d’origine s’ils désiraient recevoir des secours et pour ne pas etre condamnés pour vagabondage.

24 En outre, les nouvelles diffusées par la presse se répandaient très vite, car ceux qui savaient lire informaient ceux qui en étaient incapables. Les mots d’ordre circulaient parmi les indigents, les chômeurs et les ouvriers. Ceci permit le développement des syndicats et des associations de secours d ouvriers, ainsi que l’organisation de manifestations de mécontents dans le centre des grandes villes, à Londres et à Manchester en particulier.

25 Deux pence de l’heure, une pause d’une demi-heure pour déjeuner, la suppression du système des bonus et des contrats qui avantageaient les compagnies. Ils voulaient en outre créer une caisse de secours pour les nécessiteux de leur profession [Tran, 1995, p. 210 et seq.].

26 Les bateliers représentaient 5 000 licenciés et travaillaient sur 6 000 barges et péniches. Ils exigeaient que soit instauré un apprentissage obligatoire de deux ans, l’apprenti devant travailler gratuitement pour son maître en échange de sa formation [Tran, 1995, p. 210 et seq.]. En 1894 une loi leur donna satisfaction.

27 Des manifestations de précaires de 16 à 25 ans semblables eurent lieu en 1903.

28 Le Trades Union Congress (TUC), issu d’organisations antérieures, fut créé en 1869. Le Report of Southport du TUC établit clairement ces revendications. Un autre objectif fut de lutter contre les lois répressives de Gladstone, le Criminal Law Amendment Act de 1871 qui considérait toute intimidation ou obstruction comme un délit [Thomson, 1950, p. 147-48].

29 Notons que l’économiste H.V. Mills expliquait que la cause du chômage était due à un manque de pouvoir d’achat qui mettait un frein à la consommation des ménages [1886, p. 103]. Léconomiste Alfred Marshall reprenait lui-même cet argument en 1893 devant la Royal Commission of the Aged Poor, et se déclarait favorable à la distribution de secours aux personnes en difficulté, en vertu du fait qu’un acroissement de revenus des basses couches de la population produirait une hausse de la consommation et, donc, de la production. Les emplois ainsi créés permettraient une hausse des salaires [Harris, 1972, p. 212].

30 Chadwick s’illustra particulièrement dans le renforcement de la discipline dans les asiles de pauvreté et veilla, par exemple, personnellement au respect strict des réglements de vie dans les workhouses, en particulier à l’interdiction de la possession de tout vêtement ou objet personnel (y compris de tout morceau de pain) par les détenus.

31 E. Hobsbawn décrit dans “The Trampling Artisan” [1951, p. 34-35] l’organisation des aides au voyage distribuées par les associations professionnelles pour permettre aux ouvriers de se rendre d’un emploi à un autre. En effet, le système des Roundsmen contraignait les chômeurs à chercher du travail sur une grande zone géographique.

32 “What to do with the unemployed? But while the number of the unemployed keeps swelling from year to year, there is nobody to answer the question; and we can almost calculate the moment when the unemployed, losing patience, will take their fate into their own hands [Engels, 1886, i].

33 Les colonies agricoles étaient des lieux servant à procurer un emploi temporaire aux hommes sans travail qui touchaient un salaire extrêmement faible. Ces citadins étaient supposés apprendre un nouvel emploi er bénéficier de l’air pur des campagnes, afin d’améliorer leur santé souvent chancelante à cause de la malnutrition et du manque d’hygiène des taudis des grandes villes.

34 Carré [1997, p. 142] citant Porter [1991] indique que les émigrants choisirent à 62 % les États-Unis, à 19 % le Canada, à 10,7 % l’Australie et la Nouvelle-Zélande et à 3,3 % l’Afrique du Sud. Un recours massif à l’émigration volontaire ou forcée aboutit au départ de 22 126 047 personnes de 1815 à 1914.
Parallèlement, des journalistes, des représentants d’associations caritatives, comme W. Booth ou le Dr Barnado, ou des romanciers engagés, comme J. Galsworthy dans ses Chroniques des Forsyte, mirent en garde les candidats au voyage contre des projets trop hâtifs aux conséquences désastreuses. Le déplacement soudain de citadins vers des contrées rurales fort éloignées du style de vie des métropoles européennes aboutit à des catastrophes. Un certain nombre d’entre eux revint en Angleterre à la suite d’un échec au loin.

35 Toutefois des ouvrages continuèrent de proposer un idéal de responsabilité individuelle. Le livre Self-Help, écrit par Samuel Smiles en 1859, connut un succès retentissant. Bien des conservateurs approuvaient cette morale de vie et provoquèrent des discussions à la Chambre des Communes.

36 W. Booth établit en quelques décennies quelque 4 000 centres dans trente pays ou colonies.

37 William Beveridge attacha son nom aux travaux du gouvernement sur les bourses du travail et sur le Welfare State qui proposera la protection de l'État en cas de maladie ou de chômage et qui offrira gratuitement une éducation et l’accès aux soins.

38 R.H.Tawney se consacra à l’étude de la pensée religieuse concernant les problèmes sociaux et économiques de la fin du Moyen Age au début du dix-huitième siècle [Tawney, 1922].

39 Selon l’Annual Distress Committee Returns, le nombre de personnes aidées passa, entre 1905 et 1911, de 92 876 à 37 643 à Londres, et de 180 906 à 105 879 en province [Harris, 1972, p. 377].

40As a consequence of this new knowledge we are now as a nation morally responsible for the continued existence of the great army of the ‘out-of-work’in our midst in a far more direct and unmistakable sense than ever before” [Webb, 1948, p. 484-5]. Les italiques sont de B. Webb.

41 Ces organismes devaient se compléter harmonieusement. Mais, dans la réalité, la pesanteur administrative et le manque de coordination aboutirent à des résultats bien médiocres. Les hommes envoyés dans les fermes étaient peu motivés et montraient peu de talent pour des emplois agricoles qu’ils n’avaient pas choisis. Le manque de rentabilité de ces projets conduisit à leur abandon quelques années plus tard. Pourtant, le syndicaliste Burns constata que la santé des bénéficiaires s’était grandement améliorée et que le travail de certains de ces hommes était de très bonne qualité. Le grief majeur qu’y voyaient les syndicalistes était le caractère temporaire des aides, qui créait une forte angoisse et qui démotivait certains, et le manque de sélection des candidats aux programmes de formation.

42 De nombreuses voix s’élevèrent pourtant contre les mesures entreprises, dont celle de Beveridge qui n’était pas en faveur de ces emplois publics, car il regrettait le manque de motivation des ex-chômeurs qui cherchaient à tirer le plus davantage possible d’un secours conçu avant tout comme temporaire, puisqu’une fois le travail terminé, le bénéficiaire redevenait simple chômeur [Beveridge, 1908, p. 13].

43 “The brick-layer cannot become a compositor in the winter months [...] seasonal fluctuation becomes a question not of unemployment but of wages” [Beveridge, 1909, p. 35 et 37].

44 De son côté, Hobson, lors de la Conférence de Charles Booth à la London School of Economics en 1906, déclara que le chômage résultait des limitations à la consommation imposées par une mauvaise répartition de la richesse [Harris, 1972, p. 22], Arthur Bowley s’éleva contre l’idée de Beveridge qui voyait dans la psychologie et dans le contexte familial du chômeur la cause essentielle du phénomène [Beveridge, 1906, p. 332-4].

45 En février 1910, 61 bureaux furent ouverts, en février 1911, 175 bourses du travail devinrent opérationnelles et 1 400 000 candidatures de demandeurs d’emploi furent enregistrées. En février 1913, il s’agissait de 423 centres et de deux millions de demandeurs d’emploi. Le succès de l’opération refléta l’étendue des besoins d’une telle organisation [Beveridge, 1914, p. 16 et 234].

46 Lansbury, 29 novembre 1909.

47 “Their responsibility is undoubted, their co-operation indispensable” [Central Unemployed Body, 1908, 37/96/159].

48 Ramsay MacDonald, futur Premier Ministre, décrivait ainsi ses années de jeunesse passées à la recherche désespérée d’un emploi : « Errer dans les rues sous la pluie ou le soleil en quémandant et en perdant son humanité, en allant d’une usine à l’autre, d’un atelier à l’autre pour supplier d’être employé et retourner chez soi chaque jour sans rien, en ayant l’horrible sentiment d’être abandonné par son entourage... » [Marquand, 1977, p. 104].

Auteur

Université Paris XII – Val de Marne

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