Travail et emploi
|Le Luddisme : essai de mise au point
Résumé
The Luddites – or machine-breakers – were active for rather short intervals, mainly between November 1811 and July 1812, i.e. during a period of depression and unemployment in English industry, rising food prices and falling real wages. They attacked workshops and factories, to destroy machinery. The Luddite gangs were well-organized and their attacks well-prepared, but their aims were purely professional. There is no evidence at all of a powerful underground organization, with revolutionary objectives, even though the local population was in sympathy with the Luddites. Repression and an upswing in the economy brought Luddism to its end, but it had minor revivals in 1814 and 1816-17.
Texte intégral
1Ned Ludd est le nom d’un personnage très probablement mythique : un apprenti des environs de Leicester, qui aurait brisé son métier pour se venger de son patron. En 1811 et 1812, les briseurs de machines des Midlands orientaux signèrent leurs proclamations et lettres de menaces du nom de “General Ludd” ou “King Ludd”, ou “Ned Ludd’s Office, Sherwood Forest”. L’appellation de Luddite fut étendue bientôt à tous les briseurs de machines.
2En fait, il y avait en Grande-Bretagne une longue tradition de destruction de machines : par exemple, en 1779, il y avait eu de nombreux bris de machines à carder et à filer. Mais le mouvement de 1811 et 1812 est exceptionnel par l’étendue des troubles et il constitue un moment dramatique dans l’histoire de la classe ouvrière anglaise.
3L’interprétation de ces événements n’est pas facile, il est vrai. La conception traditionnelle de J.L. et Barbara Hammond, qui avait été reprise par F.O. Darvall, fut critiquée violemment par Edward Thompson, mais ses vues n’ont pas été acceptées par des historiens plus récents, tels que M.I. Thomis et J. Stevenson. Une raison de ces divergences est que nous ne possédons aucune source sûre, aucun document d’authenticité certaine, qui émane des Luddites eux-mêmes, et beaucoup d’autres sources sont « viciées » [Thompson, 1968].
4En tout cas, une observation préliminaire est que le mouvement luddite s’inscrit dans un mauvais contexte économique. En 1811 et pendant une grande partie de 1812, l’industrie britannique traversa une grave dépression, par suite du blocus continental, qui lui fermait la plupart des marchés européens, par suite aussi du conflit avec les États-Unis, qui aboutit à la déclaration de guerre par le Président Madison, le 18 juin 1812. En conséquence, de nombreux ouvriers se trouvèrent en état de chômage partiel ou total, les salaires nominaux et les gains diminuèrent sensiblement. Bien plus, à la suite d’une mauvaise récolte en 1811, le coût de la vie augmenta fortement et rapidement à partir de l’été 1811, pour atteindre un niveau très élevé un an plus tard : le prix moyen mensuel du blé en Angleterre grimpa de 75 % entre juillet 1811 et août 1812. Le résultat fut un effondrement des salaires réels à la fin de 1811 et en 1812.
5Pourtant, Thompson juge « oiseuse » une explication économique du Luddisme, dont la dépression et les hauts prix n’auraient été que le déclencheur, mais dont ils n’expliquent pas la nature. De fait, si la dépression fut générale en Grande-Bretagne, le Luddisme ne se manifesta que dans trois régions industrielles – et plus précisément dans une partie de chacune d’elles. Il apparut d’abord dans les Midlands orientaux, pays de bonneterie, mais seule la région de Nottingham fut vraiment touchée ; il y eut très peu d’incidents dans les comtés de Leicester et Derby. En second lieu vient le West Riding du Yorkshire, et surtout le secteur entre Leeds et Huddersfield. Enfin, il y eut une agitation, plus variée qu’ailleurs et non limitée à des bris de machines, dans le pays du coton : l’angle sud-est du Lancashire et la région limitrophe du Cheshire ; les principaux foyers furent Stockport, Manchester et Oldham. Dans tout le reste de la Grande-Bretagne, il n’y eut aucun trouble, sauf quelques émeutes sur les marchés au printemps 1812.
6Limité dans l’espace, le Luddisme le fut également dans le temps. Mis à part des incidents dans les Midlands en mars 1811 et plus tard en novembre-décembre 1812, la période troublée s’étendit de novembre 1811 à juillet 1812. Mais le maximum d’agitation se place de novembre 1811 à février 1812 dans les Midlands, de janvier à juillet 1812 en Yorkshire (avec la pointe en avril), d’avril à juillet 1812 en Lancashire. Le calme était donc presque revenu dans les Midlands, quand les troubles commencèrent dans les deux autres régions. Ajoutons que, dans les Midlands, il y eut une résurgence des bris de machines en 1814 et surtout de l’été 1816 au début de 1817 ; mais ces incidents furent bien moins sérieux que ceux de 1811-12.
7Les actions caractéristiques du mouvement luddite furent des attaques contre des ateliers ou des usines, pour y détruire des machines à coup de masses. Ces raids (il y en eut une centaine dans les Midlands) étaient menés en général de nuit par des groupes de quelques dizaines d’hommes aux visages noircis ou masqués. Parfois, on eut des rassemblements plus importants – 150 hommes, ou même plus en Lancashire, pour attaquer de grandes usines, qui avaient une garnison armée. Le cas le plus célèbre est celui de l’attaque, dans la nuit du 11 au 12 avril 1812, d’une grande usine, située à Rawfolds, en Yorkshire, dont le propriétaire, William Cartwright, était détesté. Mais les 150 Luddites furent accueillis par un feu nourri des défenseurs – 4 employés armés et 5 soldats. Ils ne réussirent pas à forcer les portes et battirent en retraite, laissant deux blessés, qui moururent peu après. Cet épisode a été immortalisé par Charlotte Brontë, dans son roman Shirley. En Lancashire, quatre usines, qui étaient équipées de métiers à tisser mécaniques, furent attaquées et trois détruites, mais au total les destructions de machines furent peu considérables dans ce comté.
8Parmi les autres activités des Luddites, on citera des rassemblements nocturnes en campagne, où ils auraient fait des exercices militaires et du maniement d’armes ; également des raids par de petites bandes pour s’emparer d’armes et de munitions et pour lever des contributions en argent. En Yorkshire, en fait, de simples malfaiteurs se couvrirent du nom de Luddites pour dévaliser des fermes ou des habitations isolées. On mentionnera aussi l’envoi de très nombreuses lettres de menaces à des industriels. Dans quelques cas, on incendia des meules ou on mutila des bestiaux appartenant à des magistrats ou à des officiers de la milice.
9Une autre catégorie de troubles, différents et plus classiques, comprend les émeutes qui éclatèrent sur des marchés – essentiellement en Lancashire, et au cours desquelles la foule, mécontente des hauts prix, renversait les étals, obligeait les marchands forains et les boutiquiers voisins à vendre leurs denrées à bas prix, et parfois pillait tout simplement leurs stocks.
10Il n’y eut pratiquement aucune attaque directe contre les autorités, la police, l’armée, les bâtiments publics. Les Luddites ne commirent que très peu d’actes de violence contre les personnes. La seule exception importante fut l’assassinat de William Horsfall, le 27 avril 1812 ; c’était un industriel de Huddersfield, qui présidait un comité d’action pour rechercher les auteurs de violences. Il fut tué en plein jour, à coups de pistolet, par quatre ouvriers (épisode romancé par Phillis Bentley dans Inheritance). Quelques jours auparavant, le 18 avril, des coups de feu avaient été tirés contre W. Cartwright, le propriétaire de l’usine de Rawfolds, mais il ne fut pas atteint. Auparavant, un patron bonnetier de Nottingham avait été blessé. Des coups de feu furent également tirés contre quelques constables spéciaux.
11On a parlé jusqu’ici de bris de machines, mais sans préciser lesquelles... Dans les Midlands, il s’agissait de métiers à tricoter (pour faire des bas, etc.), et les Luddites étaient des ouvriers qui travaillaient sur ces métiers : des framework knitters. En Yorkshire, on détruisait systématiquement les shearing frames, ou machines à tondre, ainsi que des gig-mills, ou laineuses (on dit aussi « échardonneuses »). Elles étaient utilisées pour l’apprêt et le finissage des tissus de laine cardée. Les Luddites de cette région se recrutaient parmi les croppers, les ouvriers tondeurs. En Lancashire, enfin, des attaques furent lancées contre des usines qui utilisaient des métiers à tisser mécaniques (power looms), qui étaient mal vus par les tisserands à bras (handloom weavers). Mais ces derniers ne furent pas les seuls participants aux troubles de cette région, plus variés, on l’a vu, que dans les deux autres ; il y eut aussi des mineurs et des ouvriers d’autres métiers, plus un grand nombre de femmes lors des émeutes sur les marchés.
12Les machines à tondre d’un côté, les métiers mécaniques de l’autre, n’étaient pas des engins absolument nouveaux, et il en existait depuis plusieurs années ; mais la dépression de 1811-12 poussa nombre d’industriels, y compris en Yorkshire de petits patrons, à en installer de nouveaux, afin de réduire leurs coûts. Les shearing frames, en particulier, permettaient une économie considérable de main-d'œuvre, la réduisant dans une proportion de 4 à 1 environ. Elles étaient donc rendues responsables du chômage qui sévit pendant la dépression de 1811-12, et elles semblèrent alors insupportables aux ouvriers tondeurs. Dans le West Riding, le Luddisme correspond donc à l’idée que l’on s’en fait d’ordinaire : une campagne pour détruire des machines nouvelles, qui étaient cause de chômage technologique, afin de contraindre les patrons à en abandonner l’usage.
13Dans les Midlands, la situation était toute différente : il ne s’agissait pas d’empêcher l’introduction de machines nouvelles, pour la bonne raison qu’il n’y avait pas de machines nouvelles dans cette région. Les contemporains remarquèrent que les Luddites choisissaient toujours leurs victimes avec « beaucoup de discernement ». Les métiers à tricoter qui furent mis en pièces étaient ceux qui étaient utilisés pour produire des articles « frauduleux » ou « bradés » – des cut-ups, bas cousus et sans diminution ; ou bien qui appartenaient à des patrons bonnetiers détestés, parce qu’ils payaient de bas salaires, ou bien les payaient en nature, parce qu’ils employaient des colts, qui n’avaient pas eu un apprentissage régulier et étaient rémunérés au rabais, parce qu’ils commettaient diverses exactions aux dépens de leurs ouvriers (comme de procéder à des déductions arbitraires sur le prix convenu, une fois terminé le travail qu’ils avaient commandé). Il n’y avait pas d’hostilité contre les machines en tant que telles, leur destruction était un moyen et non une fin – un moyen d’obliger les bonnetiers dont les ouvriers avaient le plus à se plaindre à renoncer aux pratiques qu’on vient de signaler, et à s’aligner sur les maisons « respectables », qui se conduisaient plus équitablement. Le bris de machines, moyen traditionnel d’action ouvrière, avant la révolution industrielle et au début de celle-ci, était, selon l’heureuse expression d’Eric Hobsbawn, « la négociation collective par l’émeute ».
14A cet égard, il faut rappeler que les ouvriers bonnetiers, les tondeurs de draps, les tisserands à bras souffraient, non seulement de la crise conjoncturelle de 1811-12, mais aussi d’une crise de structure, qui s’était manifestée depuis plus d’une dizaine d’années. De plus ils avaient déjà essayé de lutter contre cette crise, par quelques actes de violence, mais surtout par une action légale et pacifique, afin d’obtenir du gouvernement ou de leurs employeurs des mesures en leur faveur. Mais cette campagne avait échoué ; d’où une exaspération, qui poussa une partie de ces ouvriers à la violence.
15Les tisserands à bras de cotonnades avaient connu une très bonne période, avec des salaires élevés, en gros de 1785 à 1795. Mais ensuite, leurs salaires avaient fortement baissé, non par concurrence des métiers mécaniques encore rares, mais simplement par l’augmentation de leur nombre, les hauts salaires ayant attiré beaucoup de gens vers ce métier. Le boom de 1809-10 avait interrompu cette baisse, mais la crise de 1810 et la longue dépression qui la suivit provoquèrent une nouvelle chute : 30 % de 1810 à 1811 pour les taux moyens annuels de salaires aux pièces payés aux tisserands du Lancashire.
16Depuis 1799, des pétitions successives avaient demandé au Parlement d’adopter une loi qui permettrait aux magistrats de fixer les salaires et d’imposer leur arbitrage en cas de conflits du travail. Mais ces demandes n’avaient pas été entendues. Elles furent reprises (avec l’ajout significatif de la demande d’une taxe sur les métiers mécaniques mus à la vapeur) dans des pétitions monstres, signées par plus de 70 000 tisserands, qui furent présentées aux Communes en mai 1811. Une commission d’enquête fut désignée, mais par commisération, le gouvernement étant hostile à toute intervention. Le rapport de cette commission, déposé en juin 1811, était négatif sur les demandes des pétitionnaires et les invitait à accepter des salaires plus bas ou à chercher une autre occupation.
17Pour ce qui est des ouvriers bonnetiers, une crise, du même genre que celle qui sévissait dans le tissage du coton, s’était fait sentir depuis 1806, et en 1812, les taux de salaires aux pièces devaient être inférieurs d’un tiers à ceux de 1805-07. En 1807, une « liste de prix », c’est-à-dire un accord sur les salaires aux pièces, entre patrons et ouvriers, qui avait été conclu en 1787 et à peu près respecté depuis lors, était venu à expiration, et toutes les tentatives pour parvenir à un nouvel accord avaient ensuite échoué, en raison notamment de l’opposition d’une minorité de patrons bonnetiers qui, par exemple, arguaient que la fabrication d’articles médiocres, mais bon marché, était indispensable, et qui étaient aussi accusés par les ouvriers des diverses pratiques malhonnêtes, que l’on a mentionnées. Ce groupe fit échouer, en janvier 1811, de nouvelles discussions tenues à Nottingham. A la suite de quoi, plusieurs grosses maisons « respectables » de la ville annoncèrent publiquement qu’elles seraient contraintes d’abaisser leurs propres barèmes de rémunération, si leurs confrères n’acceptaient pas la conclusion d’un accord général, comportant une hausse des salaires. On a pu dire que c’était inviter les ouvriers à contraindre les récalcitrants, les « fraudeurs », à s’aligner sur les bonnes maisons, et que cette intervention avait contribué à déclencher les premières violences en février et mars 1811.
18Quant à l’industrie de la laine, elle avait connu une agitation contre les machines dans les années 1790 et au début du dix-neuvième siècle. En 1802, des émeutes avaient éclaté en Wiltshire et Somerset, et des gig-mills avaient été détruits ; à Leeds, des grèves des tondeurs avaient contraint les employeurs à renoncer, pour un temps, à ces machines. Puis les ouvriers de l’Ouest de l’Angleterre s’étaient tournés vers une action pacifique. Ils avaient porté plainte contre 150 fabricants, pour violation d’une loi, datant d’Édouard VI, qui interdisait l’usage des gig-mills. Les industriels ripostèrent en demandant au Parlement de révoquer toutes les lois désuètes qui imposaient des restrictions sur la fabrication des tissus de laine. Après une série de pétitions et contre-pétitions, une commission parlementaire d’enquête recommanda en 1806 le rappel de toutes ces lois anciennes, qui étaient contraires au principe du laissez-faire. Décidé d’abord pour un an, puis renouvelé, ce rappel devint définitif en 1809. Mis à part des incidents mineurs à Bradford-on-Avon en 1809, les ouvriers ne réagirent pas ; mais la dépression de 1811-12 changea les choses.
19Dans les trois cas, on a donc des groupes d’ouvriers qui souffraient à la fois de la crise de conjoncture de 1811-12 et d’une crise de structure en cours depuis plusieurs années. Les tisserands à bras eurent le sentiment d’une nouvelle déchéance, d’une nouvelle aggravation de leur condition, après le mieux temporaire de 1809-10 ; les ouvriers bonnetiers se sentirent victimes d’une concurrence sans frein, qui les déqualifiait, qui humiliait leur fierté d’artisans habiles. Le mécontentement était encore plus violent chez les croppers du Yorkshire, ouvriers hautement qualifiés et longtemps privilégiés, appartenant à ce qu’on appellera « l’aristocratie du travail ». Grâce à une solide organisation secrète, connue comme l’Institution, ils avaient longtemps réussi à limiter l’accès à leur métier et à s’assurer de hauts salaires, mais en 1812, ils se sentirent menacés de déchéance et d’élimination. Or, ils étaient connus pour leur esprit d’indépendance et leurs tendances violentes.
20Au total, Edward Thompson a eu raison de souligner que le mouvement luddite est apparu à la fin de la période de transition entre la législation paternaliste traditionnelle et le triomphe du laissez-faire. Bonnetiers, tondeurs, tisserands s’opposaient à la liberté pour le patronat de détruire « les coutumes du métier » (trade en anglais), à la libre concurrence, qui menaçait leurs statuts et leurs droits traditionnels, qui déqualifiait leur travail. Ils défendaient, tantôt pacifiquement, tantôt violemment, « l’économie morale du métier » ; contre les innovations qui menaçaient leur indépendance, leur fierté professionnelle, leur niveau de vie, ils voulaient la remise en vigueur de la législation et des pratiques paternalistes. On tiendra compte en plus de la cohésion de communautés unies par une forte conscience de « métier », par une tradition d’association, de protestation, de résistance.
21Telles sont les causes profondes des mouvements luddites, mais, répétons-le, leur déclenchement résulta de facteurs conjoncturels – échec de négociations avec les employeurs et d’appels au Parlement, chômage et hausse des prix des denrées alimentaires.
22Un problème important est celui de l’organisation des troubles. A cet égard, le Lancashire est à part, car la plupart des émeutes assez confuses, qui y éclatèrent en avril 1812, furent spontanées : personne ne les avait préparées, elles naquirent soudain de la colère de gens misérables, et notamment de femmes, qui y jouèrent un grand rôle, face aux prix très élevés des denrées. Il s’agit d’émeutes « frumentaires » à l’état presque pur : celles et ceux qui y participèrent n’avaient d’objectif autre qu’immédiat – taxer autoritairement ou piller des marchandises.
23Il est vrai que l’existence est attestée, dans cette région, de quelques comités secrets d’ouvriers, qui discutèrent au début de 1812 des plans d’action violente. Mais ils n’avaient que très peu de membres, étaient noyautés par des espions des autorités et des agents provocateurs. Dans deux cas seulement il est prouvé qu’ils contribuèrent à provoquer des troubles.
24La situation fut différente dans le West Riding et dans les Midlands, où les attaques des Luddites étaient préparées à l’avance et bien organisées. Les objectifs étaient soigneusement choisis, les participants se réunissaient à un point de rendez-vous, où des chefs leur distribuaient consignes et tâches ; il y avait des sentinelles et des mots de passe ; l’attaque était menée rapidement et avec décision ; la retraite et la dislocation se faisaient de même, au signal d’un coup de pistolet. Or dans ces deux régions, les ouvriers qui participaient aux troubles – croppers d’un côté, framework knitters de l’autre – possédaient depuis longtemps des organisations « syndicales » secrètes (notamment l’Institution du West Riding). Il est presque certain que ce furent ces associations secrètes (ou au moins une fraction importante d’entre elles) qui décidèrent de lancer la campagne de destruction de machines et qui l’organisèrent. Mais il n’est pas certain que les différentes bandes de Luddites communiquaient entre elles, encore moins qu’il y ait eu un « commandement unique » dans chacune des deux régions, comme Thompson l’a affirmé.
25Une question non résolue est celle des « serments » de secret que les Luddites – ou plutôt les nouveaux adhérents – auraient dû prêter solennellement. Il n’y a pas de preuves de serments de ce genre en Nottinghamshire, mais il est possible qu’on en ait prêté ailleurs, surtout après qu’une loi de 1812 eût fait du bris de machines un crime capital.
26Cependant, beaucoup de contemporains furent persuadés que, derrière les Luddites, il existait une puissante organisation secrète, dirigée par des comités locaux, qui communiquaient entre eux par de nombreux délégués ; elle aurait possédé des fonds importants et des dépôts d’armes, elle soumettait ses membres à un entraînement militaire, elle entretenait des relations avec les révolutionnaires irlandais, les radicaux de Londres et même avec le gouvernement français. On raconta que les bandes luddites étaient encadrées par des officiers français, que « Bonaparte » leur avait promis 30 000 fusils et 10 000 hommes ! L’objectif aurait été d’organiser un soulèvement général visant à renverser le gouvernement et l’ordre social.
27En fait, ces rumeurs étaient basées sur des lettres de menaces, des placards, des graffitis (très probablement en fait élucubrations de quelques têtes chaudes), ou bien sur des rapports de mouchards, anxieux de prouver leur utilité ; elles étaient dépourvues de fondements. On ne découvrit aucun système de comités communiquant entre eux, ni de plan révolutionnaire, ni de dépôt d’armes. Il n’y a pas de preuve que les Luddites de Nottingham aient eu des relations avec ceux du Yorkshire et du Lancashire, mais il est probable que les événements des Midlands, dont la presse parla beaucoup, incitèrent les ouvriers des deux autres comtés à passer à l’action.
28Pourtant, Edward Thompson a refusé de considérer comme de simples élucubrations les lettres de menaces, les graffitis, les rapports de mouchards que l’on vient de mentionner. Il faudrait, à son sens, qu’il y ait eu une véritable industrie du faux à grande échelle, et aussi que les autorités aient été tellement stupides qu’elles aient pris au sérieux les produits de cette industrie. Il affirme donc qu’en mai et juin 1812, il existait des organisations révolutionnaires secrètes, qui préparaient une insurrection – en faisant prêter des serments, en collectant des fonds, des armes, du plomb (pour les balles), en établissant des contacts entre centres ouvriers. Ceci surtout en Lancashire, où une tradition « jacobine » s’était enracinée durant deux décennies d’agitation politique presque constante. C’est seulement en Nottinghamshire que le Luddisme serait resté limité à des conflits du travail. En revanche, il estime qu’il n’y eut pas d’organisation « révolutionnaire » au plan national.
29Thompson insiste aussi sur la sympathie, la solidarité de la part de la population, dont jouissaient les Luddites – et pas seulement dans la classe ouvrière, parmi les petits patrons et les boutiquiers. De fait, dans les villages ouvriers, les liens de parenté, les sentiments de solidarité, « la culture d’atelier » (Maxine Berg) assuraient silence, complicité, douleur générale lors des obsèques des Luddites tués. Thompson a raison également d’insister sur l’impopularité du gouvernement et sur l’explosion de joie populaire à la nouvelle de l’assassinat (qui pourtant n’avait rien de politique) du Premier Ministre Spencer Perceval, le 11 mai 1812. Mais est-ce une base suffisante pour affirmer que la fureur insurrectionnelle fut rarement aussi répandue en Angleterre ? Curieusement, Thompson cite avec éloges une lettre du 19 juin 1812, du général Maitland, qui commandait les troupes dans le Nord de l’Angleterre. Il affirmait sa conviction que « la totalité de ces mouvements révolutionnaires est limitée aux catégories les plus basses de la population, et généralement aux localités où ils se manifestent, et qu’il n’existe aucun concert, qu’aucun plan n’est établi, allant plus loin que ce qui se manifeste dans les actes ouverts de violence qui se commettent tous les jours ».
30Ce texte va à l’encontre des vues de Thompson et comporte au contraire l’idée que le Luddisme n’avait pas de caractère, ni d’objectifs politiques : « Il n’y avait pas d’organisation nationale des Luddites, pas de vaste organisation armée » [Darvall, 1934]. Le Luddisme ne fut même pas un mouvement de masse : ceux qui participèrent aux bris de machines étaient en général peu nombreux et seuls quelques-uns étaient armés.
31On pourrait soutenir qu’il existait une « situation révolutionnaire » en Grande-Bretagne au printemps de 1812 ; mais il n’y avait pas de révolutionnaires pour l’exploiter. Les ouvriers étaient mécontents, parfois exaspérés, mais ils n’avaient ni chefs, ni organisation, ni programme. Les associations syndicales clandestines n’avaient pas de visées politiques ; les comités révolutionnaires secrets étaient insignifiants et noyautés par des mouchards. Quant aux bandes luddites du Nottinghamshire et du Yorkshire, qui étaient organisées et savaient ce qu’elles voulaient, leurs objectifs étaient professionnels, limités, locaux. Elles ne pensaient pas à une révolution, à renverser le gouvernement et l’ordre établi, elles cherchaient seulement à intimider leurs patrons, pour qu’ils renoncent à certaines machines ou à certaines pratiques estimées injustes. En plus, les Luddites n’avaient ni contacts ni soutien parmi les radicaux de la classe moyenne, qui condamnaient la violence.
32Ces caractères contribuent à expliquer que le mouvement luddite, après un apogée en avril 1812, ait connu une décrue rapide et se soit arrêté en fait à partir de juillet. Mais d’autres facteurs jouèrent également. D’abord une répression assez intense, par des forces de 1 ordre relativement considérables. On enrôla de nombreux constables spéciaux ; on convoqua les volontaires, la Yeomanry, la Milice, et surtout des troupes régulières furent envoyées dans les comtés troublés – 12 000 hommes en tout au printemps 1812. Des patrouilles nocturnes de cavalerie auraient été fort efficaces pour décourager les Luddites (mais pour Thompson, le cliquetis de leurs sabres et de leurs harnachements les faisait facilement repérer). D’autre part, le Parlement vota des lois répressives. L’une rendit la destruction de machines passible de la peine de mort. Une autre permit d’instaurer le vieux système de Watch and ward, c’est-à-dire de réquisitionner les habitants comme constables spéciaux. L’administration d’un serment secret devint un crime. Le pardon fut offert aux Luddites qui avoueraient leurs méfaits.
33Surtout, il y eut des arrestations, grâce à des indicateurs ; et l'un des meurtriers d’Horsfall dénonça ses complices. Si beaucoup de chefs luddites échappèrent, ils furent effrayés, se méfièrent les uns des autres, se terrèrent. De plus, en Yorkshire, l’échec de Rawfolds avait brisé l’élan du mouvement. Finalement, 150 individus environ furent traduits en justice et un bon nombre d’entre eux sévèrement châtiés. En mars 1812, à Nottingham, 7 hommes furent condamnés à la déportation (en Australie). En avril et mai, les assises de Lancaster et Chester condamnèrent 13 individus à des peines de prison, 25 à la déportation et 22 à mort ; de ces derniers, 12 furent graciés et 10 pendus. Enfin, en janvier 1813, les assises d’York jugèrent 34 hommes ; 8 furent acquittés, 7 condamnés à 7 ans de déportation, 18 à mort, dont 17 furent exécutés (dont George Mellor, le chef de l’attaque de Rawfolds et l’un des assassins d’Horsfall) ; le dix-huitième fut gracié et déporté à vie. Ce nombre d’exécutions était exceptionnel, même à cette époque, mais celles de York n’eurent lieu que bien après l’arrêt des troubles.
34D’autres facteurs tendirent, par ailleurs, à désamorcer la situation. En Nottinghamshire, la plupart des bonnetiers relevèrent les salaires au début de 1812 et abandonnèrent la fabrication des articles « frauduleux » ; en fait, il n’y eut plus de bris de machines après le 7 février 1812. Il semble que les éléments modérés reprirent le dessus et persuadèrent leurs camarades de revenir à des moyens légaux. En février 1812, un comité de framework knitters fut formé et organisa une pétition au Parlement. Un bill incorporant les revendications des ouvriers bonnetiers fut voté en juillet par la Chambre des Communes, mais il fut enterré par celle des Lords. Cet échec ne provoqua que quelques incidents. En Yorkshire, la plupart des industriels abandonnèrent pour un temps les nouvelles machines. Mais pour un temps seulement : le métier de tondeur devait disparaître assez rapidement.
35Enfin le rappel des Ordres-en-Conseil, dirigés contre les navires neutres, le 23 juin 1812, s’il n’empêcha pas la guerre avec les États-Unis, donna un coup de fouet à l’activité économique et fît reculer le chômage.
36Au total, les troubles luddites de 1812 furent les plus étendus, les plus longs, les plus sérieux que l’Angleterre ait connu depuis le dix-septième siècle. Les autorités locales furent parfois débordées, certains districts furent pratiquement pendant des semaines aux mains des rebelles, qui commirent des dégâts considérables, et réussirent à imposer – momentanément — leur volonté à leurs employeurs.
37Les Luddites n’étaient pas des « primitifs de la révolte », des hommes frustes, ignorants, poussés par la faim. Néanmoins, ils étaient tournés vers le passé, ils voulaient le maintien de la législation paternaliste, des coutumes de leurs métiers, ils luttaient contre des forces économiques irréversibles. Mais certaines de leurs revendications annoncent la législation sociale ultérieure. De plus, l’échec du Luddisme coïncide avec les débuts de la campagne en faveur de la réforme du Parlement, et certains anciens luddites furent des cadres du mouvement radical d’après 1815. Il s’agit donc d’un mouvement de transition, d’ailleurs complexe, entre les formes anciennes d’action directe des ouvriers et le mouvement plus mûr et « moderne » qui se développera après 1815.
Bibliographie
Références bibliographiques
Crouzet, F., 1958, L’économie britannique et le blocus continental, 1806-1813, 2e édition, Paris, Economica, 1987.
Darvall, F.O., 1934, Popular Disturbances and Public Order in Regency England, Londres, Oxford University Press, 2e édition, 1970.
Hammond, J.L. Hammond, Barbara, 1919, The Skilled Labourer, 1760-1832, Londres, Longmans, Green & Co., 2e édition, 1920.
Stevenson, J., 1979, Popular Disturbances in England, 1700-1870, Londres, Longman.
Thomis, M.I., 1970, The Luddites, Newton Abbott, David & Charles.
Thompson, E.P., 1963, The Making of the English Working Class, Londres, 1963, Edition Penguin, 1968, trad. fr. La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988.
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