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Travail et emploi

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Martine Azuelos

Chômage et emploi au dix-septième siècle : mise en en perspective

Michel Péron

Résumé

Some problems of terminology are first addressed so as to avoid the pitfalls of anachronism. The main purpose of this article is to show that modem concerns about unemployment, labour policy, industrial relations, work distribution and labour market regulations can be traced back to the sixteenth and seventeenth centuries. The various observations one can find in the economic pamphlets published during the mercantilist period testify to the modernity of their authors’ approach to the problem of private and public assistance for the poor and the ensuing disincentivization to work. The Anglo-Saxon treatment of the age-old problem of poverty is thus emphasized. Benjamin Franklin summed it up perfectly when he wrote that “the best way of doing good to the poor is not making them easy in poverty but leading or driving them out of it.”1

Texte intégral

1Parmi les problèmes cruciaux qui se posaient aux responsables de l’activité économique en Angleterre au dix-septième siècle, la pauvreté et le traitement du chômage occupaient une place importante, comme en témoignent de nombreux pamphlets publiés en pleine époque mercantiliste. Citons quelques titres révélateurs à cet égard: The Crying Sin of England, of not Caring for the Poor; Greevous Grones for the Poor, Some Proposals for the Employment of the Poor, A Discourse Touching Provisions for the Poor, The Manifold Causes of the Increase of the Poor, The Poor Mans Advocate, How to Advance the Trade of the Nation and Employ the Poor, etc. Adam Smith dans sa Richesse des nations met aussi en avant la pénurie constante d’emploi (“a constant scarcity of employment”) qu’il attribue à l’état stationnaire [1776, I, viii, 24].

2Certes, le monde du travail et ses vicissitudes ne firent vraiment l’objet de l’attention des économistes contemporains qu’à l’avènement de la révolution industrielle et des bouleversements qu’elle devait entraîner. Mais les problèmes d’emploi et de chômage ne pouvaient échapper dès la Renaissance et jusqu’à la fin du dix-huitième siècle aux théoriciens-praticiens du mercantilisme dont les penchants majoritairement populationnistes démontraient le grand intérêt pour une main-d'œuvre abondante. Mentionnons, pour être exact, que l’opinion contraire se manifestait également. J. Thirsk et J.P. Cooper [1972, p. 758] citent un texte dans lequel les excédents de population sont comparés à une trop grande abondance de sang dans l’organisme et conduisent aux ravages de la pauvreté dans le pays.

3On peut être, en outre, surpris de voir Foucault [1966, p. 177] prétendre qu’« au dix-septième et au dix-huitième siècles la production n’existe pas », en cette période de développement ininterrompu du capitalisme commercial puis industriel en Angleterre où l’on assiste au contraire à une augmentation de la production, à la modification profonde de ses mécanismes et au renouvellement des instruments de travail.

4Notre objectif est de démontrer que nous n’attribuons pas aujourd’hui aux concepts d’emploi et de chômage une signification véritablement nouvelle, quoi qu’en disent les dictionnaires et les encyclopédies savantes qui mettent tous en avant l’apparition tenue pour récente du mot travail (cependant employé, dès 1549, en anglais selon l'Oxford English Dictionary) et le fait que la conception moderne du travail va de pair avec la naissance du capitalisme industriel considéré comme le moteur de l’activité économique organisée des hommes.

5Les dictionnaires tendent en effet à donner aux termes de travail, d’emploi et de chômage un sens spécifique, pourrait-on dire, quand ils cherchent à en cerner la signification dans le domaine de l’économie politique. Il est fait alors appel aux indispensables corrélats d’industrialisation, de marxisme et de capitalisme. Tout se passe comme si n’avait jamais existé, par exemple, de rapport employeur/employés dans un système d’exploitation ou dans un contexte de luttes sociales organisées avant le début du dix-neuvième siècle. Disons plutôt que cette approche n’a été envisagée que dans des monographies portant sur le développement de certains corps de métiers parallèlement à l’extension de l’urbanisation à Leeds, Londres, Newcastle, Norwich par exemple. On ne peut donner tort à J.A. Sharpe [1990, p. 229] quand il souligne l’absence ou la quasi absence de documents portant sur les relations du travail et les conflits industriels pour cette époque. Mais la réflexion sur ces thèmes n’en n’est pas pour autant inexistante, comme nous le verrons par la suite. En toile de fond se dessinent d’une manière sans cesse plus complexe les rapports de plus en plus étroits entre les activités économiques et la vie sociale, comme l’indiquait déjà, en France, dès 1616, Antoine de Montchrétien utilisant pour la première fois le terme d’économie politique dans le titre de son Traité d’économie politique.

6Les difficultés auxquelles se trouve confronté le monde du travail en cette fin de vingtième siècle ne sont, toutes proportions gardées, que les répliques de convulsions déjà connues à des périodes de crise, traitées par le passé d’une manière souvent peu différente des solutions proposées aujourd’hui.

7Quand on souhaite se livrer à une dissection des problèmes qui agitent le corps politique, il faut s’efforcer de recourir à ce que William Petty appelait « l’utilisation des mots justes » [1928, p. 299]. Cette approche s’applique singulièrement à l’analyse des concepts tels que « travail et chômage » qui ne sont simples qu’en apparence car ils se réfèrent à une véritable « culture de la pauvreté » selon l’expression de Paul Slack [1988] qui se développe en Angleterre du seizième au dix-neuvième siècles. Josuah Child en 1669 pouvait peut-être envisager sous un angle plus optimiste la question de la pauvreté dans son New Discourse upon Trade en l’abordant comme un sujet ne portant plus à la controverse – “a calm subject” [Child, 1669, p. 65] – il n’en demeure pas moins que, comme l’écrit J.A. Sharpe [1990, p. 215], en 1700, la loi sur les pauvres constituait l’un des faits les plus importants de la vie quotidienne avec l’institutionnalisation des pauvres en tant que véritable classe sociale, alors que les pauvres ne devaient faire leur entrée dans les textes en France qu’en 1788.

8On ne saurait, qui plus est, passer sous silence dans le cadre de notre étude, ce que Karl Marx note dans son Ebauche d’une critique de l’économie politique :

L’économie politique ne connaît pas l’ouvrier sans emploi, le travailleur dans la situation d’un sans-travail. Le coquin, l’escroc, le mendiant, le travailleur qui chôme, qui meurt de faim, qui est misérable et criminel – autant de figures qui n’existent pas pour l’économie politique, mais aux seuls yeux du médecin, du juge, du fossoyeur, du prévôt des mendiants, etc. les fantômes ne sont pas de son domaine [Marx, vol. 2, p. 106-7].

9Tel n’est pas, au contraire, le point de vue des penseurs économiques anglo-saxons avant comme après la révolution industrielle.

10Essayons de cerner ce qui pouvait correspondre aux concepts lexicalement beaucoup plus tardifs d’unemployment et d’unemployed, de chômage et de chômeurs. Nous sommes en effet convaincu, comme Fernand Braudel [1979, vol. 2, p. 206], que les mots clefs du vocabulaire historique ne sont à utiliser qu’après avoir été interrogés et plutôt deux fois qu’une sous peine d’anachronisme ou d’égarement. La mise en garde se répète encore au niveau du secrétariat à l’action humanitaire d’urgence qui soutient qu’avant d’agir, il faut que les acteurs sociaux s’entendent sur les mots et les chiffres.

11La catégorie « mendiants » ne pose pas véritablement de problème lexical tant elle était codifiée à l’époque mercantiliste et tant sont nombreux les adjectifs qui qualifiaient, avec précision ou cynisme, ceux qui en étaient membres occasionnels ou à part entière. Classer les vagabonds n’est guère plus délicat, vu la législation attentive dont ils faisaient l’objet depuis l’époque élisabéthaine.

Deux approches du concept de « chômage »

  • 2 “They are idle for want of such work as they are able to do” [Burn, 1764, p. 143].

12Le problème devient beaucoup plus complexe lorsqu’on en vient à étudier la notion de « chômeurs », d'unemployed, sans omettre de mentionner, pour être exact, que le terme anglais sous sa forme adjectivée était d’usage courant au dix-huitième siècle. Sous la multitude de sens de l’adjectif idle peut apparaître celle d’actifs à la recherche d’un emploi. Richard Burn, l’auteur de The History of Poor Laws, paru en 1764, parlant des pauvres, écrit : « Ils sont sans travail par manque d’emploi correspondant à leurs capacités »2. L’adjectif employed servait, par opposition, à décrire la population active comme dans l’expression employed English dont se sert Roger Coke dans son Discourse on Trade [1670, p. 55].

  • 3 “Those who can work, but want employment” [Petty, 1927, vol. 2, p. 211].
  • 4 “the workmen of decaying manufacture” [Smith, 1776, I, x, ii, 34].
  • 5 “So royal a Manufacture, whereby so many thousands of poor families are maintained”.

13Comme chacun le sait, le mot « chômage », dans une acception maintenant courante, indique la situation dans laquelle se trouve placé celui qui, désireux de travailler, et capable de le faire, ne trouve cependant pas d’emploi. Cette définition très précise du chômeur moderne correspond exactement à ce que nous trouvons chez Petty quand il mentionne, parmi les individus à secourir, « ceux qui sont en état de travailler, mais ne trouvent pas d’emploi »3, définition déjà courante à l’époque élisabéthaine. Notons par ailleurs que le mot employment se trouve aussi au pluriel au dix-huitième siècle. Remarquons également que l’utilisation du verbe modal can peut nous conduire à considérer le chômeur comme quelqu’un de techniquement adapté à l’accomplissement d’une tâche précise, mais sans être pour autant à même de trouver un emploi en période de crise affectant tel ou tel secteur bien déterminé – comme l’industrie lainière dans les années 1620 ou comme ceux qu’Adam Smith appelle « les ouvriers des manufactures en déclin4 autant de victimes d’un chômage structurel. Le secteur du drap, le plus porteur de l’activité économique anglaise, était déjà en proie à un chômage à la fois structurel et technologique, et provoqué par la mondialisation des échanges (concurrence du drap moins cher de Silésie et de Pologne en Europe du Nord). Le chômage s’expliquait aussi par l’immigration des travailleurs écossais et irlandais non-qualifiés. Edward Misselden [1622, p. 105] déplore une trop grande présence de Hollandais par rapport aux Anglais dans le commerce du drap (« une manufacture royale entre toutes grâce à laquelle des milliers de familles pauvres peuvent subsister5) Albert Dauzat [1964, p. 164] indique que jusqu’au dix-neuvième siècle, « chômer » a désigné une « cessation de travail en général, ensuite une cessation d’activité industrielle, consécutive à une crise économique ». Dans un contexte anglo-saxon, le mot idle couvrait depuis longtemps ce dernier sens. Faire remonter l’apparition de la notion dite nouvelle de « chômeur involontaire » à 1882, comme le fait l’OED, est une aberration.

14La deuxième catégorie de chômeurs est composée de chômeurs professionnels qui ne cherchent nullement à trouver un emploi et se complaisent dans un état de paresse inacceptable dans un pays puritain qui élève le travail à la hauteur d’une religion. Ce sont les pauvres peu méritants (undeserving poor) dont on parle aux États-Unis de nos jours [Katz, 1989, p. 1].

15Tous les acteurs de la vie économique et politique de la période s’accordaient généralement pour proclamer la nécessité de mettre au travail ces deux dernières catégories de chômeurs (set them awork, set them to work, ou set them on work) pour des raisons parfois valables mais souvent inavouables comme nous le verrons par la suite. Le terme unemployed n’est utilisé qu’à partir de la fin du dix-neuvième siècle, mais se trouve déjà en gestation sous la forme non-employment [Hull, 1899, p. 285], Le plein emploi est l’objectif à atteindre pour les mercantilistes, comme il l’avait déjà été au moyen de l’apprentissage dans le Statut des artisans de 1563.

Deux catégories de travailleurs : pauvres et artisans

16Le mot qui nous paraît le plus indiscutablement désigner d’une manière globale la « classe » des chômeurs ou des travailleurs partiellement privés de travail (ce qui correspond à la notion qu’ont les Japonais du terme) est celui de Poor que les journaux économiques anglais continuent d’employer pour désigner le sous-prolétariat des pays en voie de développement, ces chômeurs déguisés dont on parle aujourd’hui.

  • 6 “one who does work requiring chiefly bodily strength or aptitude and little skill or training as di (...)
  • 7 “The patrimony of a poor man lies in the strength and dexterity of his hands; and to hinder him fro (...)

17Les travailleurs qualifiés du dix-septième siècle sont des artisans, des artificers ou des artists, même s’ils se voient parfois qualifiés de base ou de meanest pour ceux qui appartiennent aux échelons les plus humbles ; les travailleurs nus des villes et des campagnes sont induscutablement des poor qui n’exercent aucun art mécanique. Le travailleur nu, le labourer, est d’ailleurs défini par l’OED comme « quelqu’un qui fait un travail nécessitant surtout de la force et des aptitudes physiques et peu de qualification ou de formation par opposition à un artisan par exemple »6. Adam Smith [1776, I, x, i, 2] note qu’un forgeron (blacksmith) est un artificer et qu’un mineur (collier) n’est qu’un common labourer, c’est-à-dire un « travailleur », terme utilisé en France, dès 1765, pour indiquer une personne qui exerce une profession pénible. Il vient au secours des travailleurs de base quand, mentionnant les corporate laws, ancêtres du droit du travail, il écrit : « le patrimoine d’un travailleur réside dans la force et la dextérité de ses mains ; l’empêcher d’utiliser cette force et cette dextérité de la façon qui lui convienne sans causer de tort à son voisin constitue une violation pure et simple de son bien le plus sacré. Il s’agit d’une atteinte manifeste à la liberté légitime du travailleur comme de celle des personnes qui pourraient être disposés à l’employer »7. Notons l’assimilation faite par Smith entre poor man et workman. Constatons aussi que le terme « prolétaire » est utilisé en France, dès 1560, pour signaler les pauvres dont l’existence précaire dépendait uniquement de leur capacité à louer leurs bras.

  • 8 “It is observed that the poor in France, have generally less wages than in England”.
  • 9 “The labour of the Poor is proportionally dear” [Hull, p. 294, p. 274].
  • 10 “The Poor seldom strike [...] without good reason [...] The colliers had struck for an increase in (...)
  • 11 “The Clothiers here do yet continue to keep their poor in work as in former times they have done” [ (...)

18Confirmation de notre façon de voir nous est donnée par William Petty qui fait remarquer qu’il est d’observation courante que « les pauvres en France perçoivent de plus bas salaires que ceux d’Angleterre8 ou qui souligne, qu’en période de récoltes abondantes « le travail des pauvres est cher proportionnellement »9. Dès 1600, à défaut d’être des wage earners (le terme date de 1885), les pauvres peuvent être salariés (salaried.). Un pamphlet de G. Dyer, The Complaints of the Poor People of England, publié en 1793, nous apprend que « les pauvres font rarement la grève [...] sans une bonne raison » et que « les mineurs avaient fait grève pour une augmentation de salaire »10. Ceci nous conforte encore dans notre interprétation. Une citation que nous emprunterons à Leonard devrait suffire à dissiper les derniers doutes sur ce point : « les drapiers continuent ici à maintenir leurs pauvres au travail comme ils l’ont fait dans le passé »11.

  • 12 “having few or no material possession”.
  • 13 “Those dependent upon charitable or parochial relief”.
  • 14 “engaged in unskilled labour”.

19Les définitions que donne l’OED de l’adjectif poor – « qui ne possède que peu ou pas du tout de biens matériels », par exemple12 – ne contredisent pas notre point de vue. Quant à la connotation particulière donnée au substantif défini comme « ceux qui dépendent des secours charitables ou paroissiaux »13, elle nous rappelle qu’une large partie de la population des îles Britanniques était concernée au dix-septième siècle, constatation que refera Malthus au début du dix-neuvième siècle. L’épithète labouring (définie par l’OED comme « occupé à des travaux ne nécessitant pas de qualification »14) souvent accolée à poor, ne sert qu’à différencier, si cela était possible, le travailleur indigent des nécessiteux de l’assistance publique. Les working poor dont parlent les économistes et les sociologues contemporains sont les équivalents modernes des labouring poor d’autrefois.

  • 15 Cité par le Littré à l’article « indigent ».

20Le terme pauper est employé, par Petty et ses contemporains, comme un équivalent interchangeable de poor. Il désigne une personne qui ne possède ni bien personnel ni moyens de subsistance et qui compte donc au nombre des secourus. Une nuance intéressante apparaît cependant quand le pauper est défini comme a permanent poor, ce qui implique qu’il existe des possibilités de réinsertion pour les poor. Ces derniers peuvent avoir un emploi jugé pénible et en tant que classe sociale – poor people – acquittent deux fois plus d’impôts que le roi n’en reçoit [Hull, 1899, p. 301]. Il n’est pas inutile de mentionner ici que le Dictionnaire étymologique de Dauzat indique que pendant la Révolution française, le terme « indigent » équivalait à « ouvrier ». Pour les mercantilistes l’indigent n’est donc pas « cet objet dégoûtant de la pitié publique » dont parle Voltaire15. Le mot poor se trouve en outre souvent accompagné de deux adjectifs aux connotations bien différentes psychologiquement même si, matériellement, le résultat est identique ou presque : les industrious poor le disputent aux laborious poor. Ils font tous partie des labourers, des masses laborieuses, avec une légère nuance de spécialisation pour les premiers. Petty les oppose aux paupers, considérés comme sans-travail chroniques. La main-d'œuvre excédentaire est aussi désignée sous l’appellation supernumeraries, dont Petty tendrait à vouloir faire des travailleurs en attente, des adeptes du chômage frictionnel, plutôt que des licenciés pour raison économique.

Les relations patronat/salariat

21Les sans-emploi (le terme « chômeurs » convient moins bien dans notre contexte anglo-saxon) de cette catégorie de poor sont identifiés comme des idle persons ; chez les artisans ils tendent à devenir des masterless men. On voit ici apparaître, bien plus qu’en filigrane, la division entre capital et travail. En Europe ces « maîtres » étaient d’authentiques petits patrons avec ateliers et boutiques. Pour Littré « maître » est une « qualification donnée à des artisans qui emploient ou dirigent plusieurs ouvriers, qui ont des ateliers, qui font des entreprises, etc. ». Rien ne permet donc d’exclure la notion d’organisation rationnelle des ateliers dès cette époque, déjà abordée par Nathaniel Crouch dans The Apprentices Companion de 1681. Marx lui-même souligne la vision très nette qu’avaient les prédécesseurs de Smith du caractère capitaliste de la division manufacturière du travail [vol. 1, p. 909]. Les compagnons (journeymen or servants) louaient leurs services aux maîtres pour un salaire et non pas seulement contre des avantages en nature. Une véritable relation salariale était alors établie même si, comme le dit Smith [I, x, i, 12] les maîtres pouvaient à leur guise faire appel à eux ou les renvoyer. On assiste donc à une certaine formalisation des rapports industriels. Doit-on vraiment qualifier la période mercantiliste de « préhistoire des relations entre patronnat et salariat » [Dobson, 1980] et continuer à la considérer sous l’angle d’une vassalité économique et sociale ?

  • 16 “When masters combine together in order to reduce the wages of their workmen, they commonly enter i (...)

22Il faut signaler ici l’existence d’un véritable syndicalisme corporatif aux dix-septième et dix-huitième siècles, particulièrement à l’approche de la révolution industrielle. Les mouvements de contestation sont d’ailleurs à cette époque beaucoup plus le fait des artisans qualifiés que des travailleurs nus [Thomas, 1957, p. 370], Le Révérend Nathaniel Forster dans An Inquiry into the Causes of the Present High Prices of Provisions note un antagonisme latent et regrette [1767, p. 61-62] que les maîtres et les ouvriers soient malheureusement en guerre perpétuelle les uns contre les autres. Mais la loi réprime ces mouvements et favorise les employeurs, comme le constate Adam Smith : « Quand les maîtres s’associent pour réduire les salaires de leurs ouvriers, ils s’engagent habituellement par contrat privé à ne pas dépasser un certain salaire sous peine de pénalité. Si les ouvriers envisageaient de s’associer de la même manière dans le but opposé, de refuser un certain salaire sous peine d’une pénalité déterminée, la loi les punirait sévèrement »16.

23Les mouvements sociaux existent déjà dans une certaine mesure. L’OED fait remonter le verbe to strike à 1768 et à une grève des chapeliers, le substantif faisant son apparition en 1810. Marx [vol. 1, p. 11 52] cite, sur le mode ironique, un texte de 1770 (Essay on Trade and Commerce, p. 28) : « ces gens là sont si dépravés [...] que des groupes d’ouvriers se sont mis d’accord pour jeter leurs maîtres dans l’embarras en cessant de travailler pendant toute une journée ». Christopher Hill parle même de négociations collectives par l’émeute (collective bargaining by riot). Ces émeutes étaient souvent provoquées par l’introduction de nouvelles machines, comme ces métiers à tisser danois qui furent détruits par les tisserands de Londres. En 1624, le gouvernement lui-même ordonna la destruction d’une machine à fabriquer des aiguilles ainsi que des aiguilles déjà fabriquées [Hill, 1969, p. 95]. Marx mentionne les mêmes problèmes [vol. 1, p. 961-962]. Les Combination Acts de 1799-1800 (qui furent abolis en 1824) en Angleterre, comme la loi Le Chapellier en Fance (1792), témoignent d’une reprise en main par la bourgeoisie possédante dont les principes fondamentaux de paix et d’ordre risquaient d’être bafoués et qui les feront donc voter : des peines sévères (travaux forcés) devaient frapper tout ouvrier qui passerait un accord avec un autre en vue d’obtenir un salaire plus élevé ou une diminution de la durée de travail ou qui inciterait à la grève.

Le maintien des capacités de la force de travail

  • 17 “The only riches of a Commonwealth is by employing the poor” [Chamberlen, 1690, p. 14].
  • 18 “Our duty to God and Nature is to provide for and employ the poor” [Child, 1669, p. 27].

24Dans les statistiques de Gregory King, publiées en 1688, existe une classe de labourers, cottagers and paupers qui ne contribue qu’à appauvrir la nation, ce que la plupart des mercantilistes jugeait inacceptable étant donné que, comme le formulait Peter Chamberlen dans son Avocat des pauvres, « la seule richesse d’un État provient de l’emploi des pauvres »17. Josuah Child trouvait profitable d’employer les pauvres à condition que cela soit d’une manière utile18. Petty estimait que réduire au chômage cette masse de travailleurs équivaudrait à une catastrophe. Non point qu’il se montre partisan du plein emploi. Un volant de travailleurs excédentaires, représentant 10 % de la population active, lui paraît même raisonnable, d’après ses références à un territoire imaginaire de mille actifs dont cent seraient en surnombre.

  • 19 “This would keep their minds to discipline and obedience, and their bodies to a patience of more pr (...)

25La question est alors de savoir comment assurer leur subsistance. La plus néfaste des solutions serait de les laisser partir pour l’étranger car l’État se priverait ainsi d’un réservoir de main-d'œuvre. Les laisser tomber dans la mendicité ou le vol reviendrait à en faire tôt ou tard des gibiers de potence, ou pire encore, à les déshabituer du travail puisqu’ils pourraient, en mendiant et en volant, se procurer peut-être plus que le nécessaire, ce qui les rendrait à tout jamais ennemis du travail même si une occasion extraordinaire s’offrait subitement à eux [Hull, p. 30]. Il serait donc préjudiciable de laisser dépérir les forces physiques de ces travailleurs valides (able-bodied poor) alors même qu’ils pourraient permettre de pallier les difficultés éventuelles de tel ou tel secteur. La vraie charité n’est pas de les affaiblir en leur portant secours. Il vaudrait mieux les faire construire une pyramide inutile sur la plaine de Salisbury ou déplacer les menhirs de Stonehenge. « Ceci maintiendrait leur esprit habitué à la discipline et l’obéissance et leur corps apte à des travaux plus profitables quand la nécessité s’en ferait sentir »19. Au vingtième siècle, Keynes préconisera d’occuper les travailleurs à enterrer de vieilles bouteilles pleines de billets de banque dans des mines désaffectées pour les faire ensuite déterrer plutôt que de les laisser sans rien faire. Nos Encyclopédistes, à l’article « Travail », faisaient la constatation suivante : « L’homme regarde le travail comme une peine et, par conséquent, comme l’ennemi de son repos. C’est, au contraire, la source de tous les plaisirs et le remède le plus sûr contre l’ennui. Le travail du corps, qui délivre des peines de l’esprit, est ce qui rend les pauvres heureux ». Adam Smith fait des observations similaires sur l’irremplaçable force physique (bodily strength) du travailleur [1776, I, viii, 44], Petty, qui avait une formation médicale, assimilait empâtement et indolence en critiquant la suralimentation [Hull, p. 275]. Il fallait préserver la santé des travailleurs – leur unique richesse. Petty voulait que des études soient faites pour repérer et répertorier les maladies professionnelles et y porter remède [1927, vol. 2, p. 270], Les mauvaises conditions de vie inquiétaient l’économiste en raison des conséquences physiques qui pouvaient affecter la productivité des masses laborieuses. Petty souhaitait mettre à la disposition des travailleurs (Poor) non seulement des rebouteux (bone-setters) mais aussi des médecins compétents (learned physicians). Nous pouvons voir dans ce souhait une ébauche d’assistance médicale gratuite pour guérir les pauvres de leur infirmité avant de les remettre au travail.

Le chômage : un mal inévitable ?

  • 20 “There needs be no Beggars in countries, where there are many acres of unimproved improvable land” (...)
  • 21 “That there are spare hands enough among the King of England’s subjects, to earn two Millions per a (...)

26Il semble que Petty, dans son analyse de l’emploi dans son pays imaginaire, admette que le chômage soit un mal inévitable, mais il dira aussi exactement le contraire en affirmant que les « mendiants ne devraient pas exister dans les pays où il subsiste des hectares de terre amendables qui pourraient être amendées »20. Mais le salut ne viendra pas que de l’agriculture. Il se montre encore plus catégorique quand il se propose de démontrer « qu’il y a suffisamment de bras inemployés parmi les sujets du roi d’Angleterre, pour rapporter deux millions de plus par an qu’ils ne le font à présent ; et qu’il y a aussi des emplois disponibles, adaptés et en nombre suffisant pour ce faire »21. Petty et ses contemporains conçoivent donc l’emploi comme le degré d’utilisation de la main-d'œuvre dans une économie. Ils s’intéressent donc à son niveau.

  • 22 “a sign of want of employment in those that buy, no less than those that sell the drink” [Hull, p.  (...)

27Les individus sans travail sont autant des assistés que les invalides ou les orphelins, situation inacceptable. Il faut encourager la création de nouveaux ateliers de fabrication, comme invite d’ailleurs à le faire la loi sur le développement de l’industrie du lin (Advancement of the Trade of Linen Manufacture). En tant qu’inventeur, Petty croit à l’introduction de la machine pour faciliter les tâches, mais se rend compte comme le fera Smith [1776, I, xi, iii, « Effects of the progress of improvement upon the real price of manufactures », 1] que les progrès techniques conduisent à une réduction des besoins en main-d'œuvre. Mais la création de nouveaux ateliers est souhaitable. Cela vaut beaucoup mieux que la multiplication des débits de boissons qui, certes, procure un métier pour les tenanciers qui seraient autrement réduits au chômage, mais qui est malheureusement aussi le signe « d’un manque d’emploi aussi bien chez ceux qui achètent les boissons que chez ceux qui les vendent »22. La ligne de conduite à tenir en matière d’emploi est nettement tracée pour l’État comme pour les entrepeneurs privés.

28Une fois dressé un tableau exact du potentiel de production de l’Angleterre (Labour ; Land and Stock), il serait possible pour l’État de mieux canaliser l’effort collectif tout en s’interdisant de devenir une institution charitable pour désœuvrés. Cette dernière conception d’un État secourable conduirait à ruiner la force de travail au sens propre, et serait une source de perte de revenus pour le pays en entraînant des dépenses inutiles qu’une attitude plus ferme et plus rigoureuse envers les oisifs éviterait.

29Petty écrit à un moment où l’Angleterre doit faire face à une augmentation massive du nombre des individus à secourir en raison de la conjoncture nationale et internationale. Il comprend la nécessité d’une saine gestion et du refus du gaspillage des deniers publics. Face « au déréglement que produit le changement d’échelle de la pauvreté », pour reprendre une expression utilisée récemment par le maire de Perpignan, un économiste ne peut se contenter de déclarations de principe ou d’indignation vertueuse. Il faut, comme on se propose de le faire aujourd’hui aux États-Unis, étudier le comportement des allocataires.

L’aide démobilisatrice

30Sous l’influence de l’opinion publique et sous la pression des entrepeneurs commence à se développer un consensus sur l’effet démobilisant des allocations versées, que l’on en vient à considérer comme un détournement des sommes dues à des travailleurs productifs au profit de fainéants dont tout le monde s’entendait pour dire qu’ils se transformaient de plus en plus en piliers de cabaret. Le sommes perçues par les sans-travail, parfois plus élevées que les salaires qu’ils pourraient espérer gagner en travaillant, étaient déjà considérées comme une incitation à la paresse. Petty situe le salaire hebdomadaire du labourer tantôt à deux shillings [Hull, p. 189], tantôt à quatre shillings [Hull, p. 205], alors que l’indemnité versée aux nécessiteux variait à la même époque de un à trois shillings par semaine. La désincitation au travail est évidente, l’individu secouru pouvant toucher une aide supérieure au salaire de subsistance. Les mendiants à Londres font encore mieux, sans parler des voleurs. Emerson fera la même remarque au dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, le vocabulaire a changé mais quand on parle de l’émergence d’effets pervers de la politique d’assistance, la problématique reste la même. Ce problème qui s’était estompé pendant la Grande Rébellion, car l’excédent de main d’œuvre avait été en grande partie réduit par la guerre, redevient aigu sous Charles IL Un plus grand effort fiscal est demandé aux paroisses dans le cadre du recouvrement du poor rate, cette taxe sur les pauvres que nous appelerions aujourd’hui impôt de solidarité.

31Le Conseil Privé n’exerce plus, depuis 1640, son contrôle sur le bon usage des fonds récoltés et ne joue plus aucun rôle dans le domaine de la création d’emplois [Lipson, 1931, p. 455]. Les responsabilités incombent de nouveau aux paroisses. Leur multiplicité représente une entrave à la libre circulation des travailleurs et constitue un obstacle à l’emploi. Petty comprend qu’un effort de réorganisation est nécessaire si l’on veut sauver les meubles dans le cadre des poor laws et de l’aide sociale. Les paroisses sont beaucoup trop nombreuses et de taille trop inégale. Une restructuration et une rationalisation administratives sont de rigueur. Un regroupement doit être envisagé. La loi sur les pauvres de 1662 ne pouvait guère lui plaire en raison de la rigidité avec laquelle elle définissait les conditions de prise en charge des pauvres, alors que pour les mercantilistes, plus étendue serait la paroisse, plus souple serait l’accès à des débouchés plus nombreux. L’histoire devait leur donner raison : en 1834 fut voté le Poor Law Amendment Act qui organisera des plus grandes paroisses avec les Poor Law Unions.

La rationalisation des dépenses d’assistance

  • 23 “Let those who are admitted to relief be distinguished into three classes: 1)-impotent in whole or (...)
  • 24 “They can lay up nothing against the time of their impotency and want of work” [Hull, p. 20].

32Il existe au dix-septième siècle une forte demande de mise en ordre des dépenses d’assistance publique. Petty proposait une classification très cohérente des assistés. Dans une brève note intitulée A Scheme for Provision for the Poor, sorte de projet en vue de subvenir aux besoins des pauvres, il déclare : « Il convient de diviser en trois catégories les bénéficiaires d’une aide : 1) – les invalides partiels ou à cent pour cent, 2) – ceux qui sont en état de travailler mais ne trouvent pas d’emploi, 3) – ceux physiquement aptes qui ne savent pas comment travailler »23. Il s’agit donc des handicapés, des chômeurs involontaires et de ceux qui ne savent pas ce que travailler veut dire. Cette répartition des bénéficiaires de l’aide sociale nous frappe par son actualité, mis à part le fait qu’aujourd’hui ceux qu’on acceptait de secourir sont devenus des ayant-droit, admitted devenant entitled. Nous ne sommes pas loin de ce que Maurice Allais, dans une conférence donnée à l’UNESCO le 10 avril 1999, appelait « un chômage chronique induit dans le cadre national, par les modalités de la protection sociale ». Malthus soulignait que l’aide était une faveur et non un droit. Tel n’est plus le cas de nos jours. N’oublions pas, à ce propos, que Petty mentionne le salaire minimum de survie destiné aux labouring poor comme l’origine de l’institutionnalisation de la société de mendicité que devient l’Angleterre où l’assistance aboutit à l’enfermement dans l’exclusion. Petty, bien entendu, est très loin de penser à une retraite par capitalisation pour pauvres mais il regrette qu’on ne leur accorde que des salaires de survie qui ne leur permettent pas de « mettre de l’argent de côté en cas de chômage ou d’invalidité »24. Il existe un droit légal d’être secouru par la société, mais il devrait aussi exister une responsabilité vis-à-vis de soi-même, idée qui semble faire son chemin de nos jours.

Degrés de l’enfer social et maintien de l’ordre public

  • 25 “able-bodied men begging without cause and often with violence”.
  • 26 “idle and disorderly persons, rogues and vagabonds, incorrigible rogues and other vagrants”.
  • 27 “few nights escaped without their tragedy”.

33Nous observons que les able-bodied poor ne doivent pas tous être traités de la même façon. Certains veulent travailler – ceux que la terminologie mercantiliste désigne sous l’appellation de the willing. Quant aux autres, que l’on range sous l’étiquette de the idle dans son sens détestable pour une nation protestante, il faut les reformer ou les réformer. Des maisons de correction, pourtant tenues pour des écoles du vice et des séminaires de paresse, devraient s’occuper activement du cas de ces derniers. Il existe en effet des individus enclins à travailler et d’autres qu’il faut contraindre par la force. Il convient de traiter de manière différente les indigents industrieux (industrious poor) d’une part et les mendiants endurcis (sturdy beggars) de l’autre. Le terme sturdy recouvre l’idée de force physique et connote une attitude réfractaire à toute forme de discipline. L’OED définit ces personnages comme des « hommes robustes qui mendient sans raison en recourant souvent à la violence »25. La notion de violence et de menace, qui transparaît ici, nous fait songer aux troubles de l’ordre public que nous connaissons aujourd’hui. L’adjectif lusty, qui qualifie certains vagabonds comporte aussi cette coloration d’arrogance qui rappelle notre actuelle « interpellation agressive » aux feux rouges. Le Préfet de police de Paris, en réponse à un souhait formulé de voir interdire la mendicité agressive dans la capitale, vient de préciser que ses services n’avaient plus le droit d’interpeller les personnes qui ne font que demander une pièce, mais pouvaient interroger toute personne suspectée d’agression physique ou verbale. A l’époque de Petty la nomenclature était plus précise : la loi prévoyait l’élimination des coquins (vogues), vagabonds (vagabonds) et des mendiants endurcis (sturdy beggars). La loi sur le vagabondage (Vagrancy Act) divisait les mendiants en « personnes oisives et débauchées, vauriens et vagabonds, vauriens impénitents et autres vagabonds »26. Autant de rufians (ruffians) et de vauriens (rascals) qui faisaient planer une menace sur la société. Nous sommes loin des pauvres respectables (decentpoor), mais comme l’écrit Fernand Braudel, « cet enfer a ses degrés de déchéance » [1979, vol. 2, p. 452], La charité publique est tenue pour un mal nécessaire afin de préserver la paix civile (peace and order) contre les exactions de la racaille (the inferior multitude). Londres était d’ailleurs tenue pour plus sûre que Paris, où « rares étaient les nuits sans tragédie »27. Il existe une relation évidente entre la lutte contre le chômage et la mendicité et la préservation de l’ordre social. Certains mercantilistes espéraient voir éradiquer le vagabondage par des mesures policières d’une brutalité excessive encore rencontrée aujourd’hui dans certains pays. Des mutilations successives, plus horribles les unes que les autres, étaient prévues pour les mendiants récidivistes, sans parler, bien entendu, des peines infligées aux voleurs. Petty faisait exception en s’érigeant contre toute forme de mutilation qui priverait l’État d’un travailleur forcé. La tendance aux États-Unis serait, à notre époque, de suivre ce modèle en criminalisant les sans-abri [Grisham, p. 164], les grandes agglomérations ayant voté toutes sortes de lois dans le but de persécuter ceux qui vivent dans la rue.

La régulation du marché du travail

  • 28 “such as our employment is for People, so many will our people be, and if we should imagine we have (...)

34Les écrivains mercantilistes prétendaient qu’il était possible et nécessaire de réguler le marché du travail, car c’était l’affaire de la communauté d’essayer de prévenir la misère et pas uniquement d’y remédier quand elle se manifestait. Traitant des problèmes démographiques, ces auteurs soutenaient que le niveau de population devait correspondre à la capacité d’absorption du marché du travail. Child écrivait, par exemple : « le niveau de population dépendra du niveau de l’emploi. Imaginons que nous ayons en Angleterre du travail pour cent personnes seulement et que nous ayons fait naître et éduquer cent cinquante personnes chez nous, je soutiens que cinquante doivent s’expatrier ou mourir de faim ou être pendues »28. Le nombre de sans-emploi ne peut être justifié par des tendances irrépressibles à la paresse. Il existe une inadéquation entre les travailleurs et le marché. Une enquête statistique entre les travailleurs pourrait montrer que seul un petit nombre de gens sont occupés à des travaux nécessaires [Hull, p. 396], Déjà en 1662, une Commission royale avait été mise sur pieds pour étudier les causes du chômage. Petty distingue parmi celles-ci “a want of proper work” : “proper”, c’est-à-dire adapté aux capacités de la main-d'œuvre existante – une cause structurelle, en quelque sorte, souvent mise en avant de nos jours avec la notion d’« employabilité ». Mais Petty signale aussi une sorte de chômage cyclique dû aux aléas de la conjoncture, comme par exemple dans le cas de la crise de l’industrie lainière entraînée par la concurrence hollandaise et par celle de nouveaux tissus importés de marchés lointains. Thomas Mun, en 1664, souhaite l’intervention de l’État pour contraindre les employeurs à des contrats de longue durée, et qu’injonction soit faite aux marchands d’acheter aux fabricants. Il faut aussi adapter les travailleurs inemployés aux besoins du marché et non point créer des emplois par rapport aux ouvriers en surnombre. Petty ne croit pas à l’efficacité des « petits boulots » pour résoudre le problème du chômage. Il faut avoir une vision en profondeur du marché du travail grâce à des enquêtes statistiques et chercher les véritables « bassins d’emploi », pour éviter l’arrivée massive d’une main-d'œuvre misérable, dépourvue de toute qualification.

  • 29 “... twere better the Public shuld keep the Beggars, though they earned nothing” [Hull, p. 353].

35Comme beaucoup d’autres mercantilistes, Petty craignait en outre que des mesures d’aide à tout prix n’entraînent un transfert de chômage en privant d’emploi des travailleurs plus qualifiés. « Il valait mieux entretenir les mendiants, sur des fonds publics même s’ils ne rapportaient rien à l’État »29, mais en cas de pénurie d’emploi utiliser les mendiants ne ferait que déplacer le problème d’autant qu’un débutant coûte plus qu’un travailleur qualifié [Hull, p. 354]. Les mendiants pourraient être employés comme ouvriers non-qualifiés (ordinary workers), cependant la qualité du travail et donc de l’artisan ne devait, en aucun cas, être mise en péril. Il était donc nécessaire que le travail devienne plus attractif que l’assistance.

Recensement et mise en fiche

36Un recensement de toutes les personnes en état de travailler, dans la fourchette de 10 à 70 ans, et de celles déjà employées, devrait être effectué. L’armée de réserve industrielle, pour emprunter le vocabulaire marxiste, serait alors facile à évaluer et permettrait de connaître quels métiers nouveaux introduire sans mettre en péril ceux qui existaient déjà [Petty, 1927, vol. 1, p. 194], Recenser les pauvres était d’ailleurs pratique courante aux seizième et dix-septième siècles et un guide à cet effet avait même été imprimé en 1601 [Slack, 1983, p. 73], bien avant le premier recensement officiel de chômeurs de 1931. Petty revient souvent sur cette nécessité de tenir un compte exact de tous les hommes, de toutes les femmes et de tous les enfants à l’échelon de chaque paroisse [1927, vol. 1, p. 210] de façon à aboutir à une meilleure connaissance du tissu social. Cela permettrait, par exemple, de comptabiliser les individus n’ayant pas de revenus personnels assez élevés pour mener légalement une existence oisive et vivant par conséquent aux crochets de la population active, ou ceux dont les gains n’étaient pas suffisants pour permettre l’entretien d’une famille avec plusieurs enfants. Petty souhaite la mise en fiche de la population grâce à l’établissement d’un document infalsifiable (uncouterfeitable ticket) qui empêcherait quiconque de se soustraire au contrôle administratif de sa situation et éviterait les effets pervers du vagabondage chez les mendiants assistés que la loi contraignait déjà à porter un badge d’identification en quelque sorte. Il s’agit d’une véritable carte d’identité à conserver obligatoirement sur soi ; indiquant la profession, l’âge, la taille, la couleur des cheveux et des yeux et mentionnant les signes particuliers. Toutes choses égales d’ailleurs, cette proposition n’est pas sans rappeler des mesures qui viennent d’être envisagées en matière de sécurité sociale.

Les modalités de l’aide publique

37Petty se montre d’une remarquable cohérence dans la façon dont il conçoit les modalités de l’aide publique et privée. Voici les quatre grandes directives qu’il souhaite voir respectées [1927, vol. 2, p. 210] :

    • 30 “Let some be sent to their country and friends”.

    « Que certains soient renvoyés dans leurs régions d’origine chez leurs amis »30. Sans extrapoler excessivement, nous voyons là une sorte d’invite au rapatriement, fût-il uniquement paroissial.

    • 31 “Others have work, and Masters assigned them”.

    « Que du travail soit donné à d’autres et qu’on leur assigne un maître »31. Nos contrats d’apprentissage ou nos contrats emploi-solidarité ressemblent fort à ce projet qui avait déjà connu un semblant d’exécution dès avant l’interrègne. Petty veut développer la possiblité de suivre un apprentissage dont le Statut des Apprentis limitait l’accès. On peut aussi interpréter cette proposition sous l’angle d’un rapport de maître à esclave que Petty ne réprouve pas pour les oisifs invétérés.

    • 32 “Others receive proportionable alms”.

    « Que d’autres reçoivent des aides proportionnelles »32. Il faut concevoir une aide personnalisée en rapport avec le degré de misère physique ou le niveau des ressources, pour ainsi dire.

    • 33 “Others have a Badge and Licence to beg”.

    « Que d’autres soient munis d’un insigne et d’une autorisation de mendier »33. Nous saluons ici la mendicité organisée qu’un nombre croissant de Maires de France ont en vain essayé d’interdire alors qu’un arrêté communal vient de proscrire « l’exercice » de la mendicité sur le territoire de la commune de Bruxelles-ville. Le but poursuivi, selon les autorités communales, est de lutter en priorité contre la mendicité organisée, pratiquée par des réseaux de véritables professionnels qui, comme le déclare l’un deux, font la journée continue. L’objectif de Petty est également d’éviter que la mendicité ne se répande sans nécessité comme elle le faisait de son temps et continue à le faire aujourd’hui. On peut craindre, comme Petty, l’installation d’un système qui conduise à la canalisation étatique du vagabondage et de la mendicité, dictée par la crainte inspirée par les cohortes troubles des déshérités de la délinquence et par une marginalisation devenue incontrôlable.

Comment déceler les vrais nécessiteux

38Il a été décidé en France comme aux États-Unis de tenir désormais les parents pour responsables des exactions de leurs enfants et de leur demander de bien vouloir en assurer la garde. Petty avance une solution du même type pour les sturdy beggars considérant que des individus réduits à la mendicité le sont souvent par un manque d’éducation ou de formation dont il tient les parents pour responsables : il suggère de renvoyer les mendiants chroniques à leurs familles [Hull, p. 474]. D’une manière générale, Petty adopte la même attitude que les bureaux d’aide sociale aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de déclarer économiquement faible un individu et de le mettre à la charge de l’État : il faut rechercher les parents proches ou lointains qui peuvent contribuer à son entretien et éviter ainsi une dépense à la collectivité. Si l’individu en question ne se montre pas très coopératif, des personnes qui lui sont étrangères sont invitées à se charger d’obtenir les renseignements nécessaires. Trop d’argent public est indûment employé dans les dépenses d’aide sociale. Il faut s’assurer de l’équité et de l’efficacité de la répartition des allocations. Un audit périodique est nécessaire.

Les solutions étatiques pour la création d’emplois

39Nous signalions plus haut un moyen par lequel l’État peut influer sur le marché du travail – la réalisation de grands travaux publics dont Petty dresse un catalogue [Hull, p 287]. Mais il les considère comme “works of much labour and little art” [Hull, p. 2], nos « travaux ingrats » de cette fin de siècle. C’est pourquoi Petty, l’un des premiers théoriciens de 1'économie à appeler de ses vœux la mise sur pieds d’une université technique, souligne aussi l’importance de l’intervention de l’État dans les orientations à donner en matière de formation afin de la faire correspondre à la demande sur le marché du travail, ce qui est un objectif du gouvernement de Tony Blair. Il va jusqu’à prescrire ou au contraire déconseiller certaines matières pour ceux qui voudraient s’expatrier dans les colonies d’Amérique.

  • 34 “Leave no sound faculty idle” [Petty, 1928, p. 164].

40L’État joue enfin un rôle d’employeur et de formateur dans les workhouses où l’on peut apprendre à travailler, l’expression “to be taught to work” se traduisant selon nous par « être désintoxiqué de la paresse » et se passant donc de tout commentaire. Nous sommes loin des « centres humanitaires », des « lieux d’hébergement », des « halles » accueillant les exclus et les sans-logis, des lieux ou ils puissent continuer à jouer aux cartes tous les jours de la semaine, pas seulement le week-end, dont on nous parle tant aujourd’hui. Car à l’exemple des Hollandais, l’injonction de Petty restera toujours la même : « ne laisser aucune compétence inemployée »34.

  • 35 “there can be no encouragement to Industry, where there is no assurance of what shall be gotten by (...)

41La solution idéale de la crise de l’emploi passerait, bien sûr, par la conquête des marchés extérieurs, par la fabrication de nouveaux produits donc la création de nouvelles manufactures assurant des emplois pour une population que Petty souhaite en continuelle expansion et de meilleurs salaires car « il ne peut y avoir d’encouragements au travail sans certitude sur les salaires escomptés »35.

  • 36 “an inferior mode of living is a cause as well as a consequence of poverty” [Malthus, 1798, p. 249]

42Petty se démarque de ses contemporains qui avaient « peur des marchandises » et se rapproche de notre conception moderne de la relance par la consommation : lorsqu’il est proposé de réhabiliter certaines banlieues aujourd’hui, il s’agit de modifier l’environnement et par là même d’influer sur les habitudes de vie, donc en définitive sur les habitudes de consommation et par contrecoup sur la production, donc sur l’emploi. Petty développe cette thèse par référence à l’Irlande. Il aurait fait sienne l’affirmation de Malthus selon laquelle « un mode de vie inférieur est une cause aussi bien qu’une conséquence de la pauvreté »36. Le rôle de l’État n’est pas d’aider une grande partie de la population à survivre mais à vivre.

43A la lecture des textes économiques des dix-septième et dix-huitième siècles nous comprenons que Marx puisse y voir autant de précurseurs, il est vrai intéressés, de la lutte contre l’exclusion quand ils cherchent à remettre le travail à l’honneur en tant que principal mécanisme d’insertion et de ce que nous appelons désormais la resocialisation. La démarche fondamentale pour résoudre l’angoissant problème des comportements associaux ne relève pas de préoccupations éthiques mais de considérations économiques.

Bibliographie

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Notes

1 Cité par Boorstin [1974, p. 214].

2 “They are idle for want of such work as they are able to do” [Burn, 1764, p. 143].

3 “Those who can work, but want employment” [Petty, 1927, vol. 2, p. 211].

4 “the workmen of decaying manufacture” [Smith, 1776, I, x, ii, 34].

5 “So royal a Manufacture, whereby so many thousands of poor families are maintained”.

6 “one who does work requiring chiefly bodily strength or aptitude and little skill or training as distinguished, e.g., from an artisan”.

7 “The patrimony of a poor man lies in the strength and dexterity of his hands; and to hinder him from employing this strength and dexterity in what manner he thinks proper without injury to his neighbour is a plain violation of his most sacred property. It is a manifest encroachment upon the just liberty both of the workman and of those who might be disposed to employ him” [Smith, 1776, I, x, ii, 13].

8 “It is observed that the poor in France, have generally less wages than in England”.

9 “The labour of the Poor is proportionally dear” [Hull, p. 294, p. 274].

10 “The Poor seldom strike [...] without good reason [...] The colliers had struck for an increase in wages” [Dyer, 1793, p. 74].

11 “The Clothiers here do yet continue to keep their poor in work as in former times they have done” [Leonard, 1900, p. 115].

12 “having few or no material possession”.

13 “Those dependent upon charitable or parochial relief”.

14 “engaged in unskilled labour”.

15 Cité par le Littré à l’article « indigent ».

16 “When masters combine together in order to reduce the wages of their workmen, they commonly enter into a private bond or agreement not to give more than a certain wage under a certain penalty. Were the workmen to enter into a contrary combination of the same kind, not accept a certain wage under a certain penalty, the law would punish them severely” [Smith, 1776, I, x, ii, 59].

17 “The only riches of a Commonwealth is by employing the poor” [Chamberlen, 1690, p. 14].

18 “Our duty to God and Nature is to provide for and employ the poor” [Child, 1669, p. 27].

19 “This would keep their minds to discipline and obedience, and their bodies to a patience of more profitable labours when needs shall require if’ [Hull, p. 31].

20 “There needs be no Beggars in countries, where there are many acres of unimproved improvable land” [Hull, p. 475].

21 “That there are spare hands enough among the King of England’s subjects, to earn two Millions per annum more than they do now; and that there are also employments, ready, proper and sufficient for that purpose” [Hull, p. 307].

22 “a sign of want of employment in those that buy, no less than those that sell the drink” [Hull, p. 218].

23 “Let those who are admitted to relief be distinguished into three classes: 1)-impotent in whole or in part, 2)-who can work but want employment, 3)-who are able-bodied, but know not how to work” [Petty, 1927, vol. 2, p. 211].

24 “They can lay up nothing against the time of their impotency and want of work” [Hull, p. 20].

25 “able-bodied men begging without cause and often with violence”.

26 “idle and disorderly persons, rogues and vagabonds, incorrigible rogues and other vagrants”.

27 “few nights escaped without their tragedy”.

28 “such as our employment is for People, so many will our people be, and if we should imagine we have in England employment but for one hundred and fifty People, and we have born and bred amongst us one hundred and fifty People; I say the fifty must away from us or starve or be hanged”. Cité par Heckscher [1937, vol. 2, p. 158],

29 “... twere better the Public shuld keep the Beggars, though they earned nothing” [Hull, p. 353].

30 “Let some be sent to their country and friends”.

31 “Others have work, and Masters assigned them”.

32 “Others receive proportionable alms”.

33 “Others have a Badge and Licence to beg”.

34 “Leave no sound faculty idle” [Petty, 1928, p. 164].

35 “there can be no encouragement to Industry, where there is no assurance of what shall be gotten by it” [Hull, p. 264].

36 “an inferior mode of living is a cause as well as a consequence of poverty” [Malthus, 1798, p. 249].

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