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Travail et emploi

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Martine Azuelos

Le travail dans l’Angleterre du seizième siècle : une valeur en voie de constitution ?

Martine Azuelos

Résumé

The birth of economics is commonly thought to have coincided with the ‘invenrion’of labour in the late eighteenth century. Without questioning this nor the centrality of labour in our contemporary societies, this paper shows that in England at least it was much earlier than 1776, i.e. in late medieval and Renaissance writings, that the previouly disparaging attitudes towards work and labour began to give way to a more positive approach. Under the combined influence of protestant reformers and humanist writers, work which hitherto had been synonymous with manual labour, took on a wider meaning – the act of performing the duties pertainining to one’s estate’ – and was endowed with moral, social and economic value. The great mass of the population, however, failed to interiorise this paradigm shift, as historians have shown.

Texte intégral

  • 1 Voir sur ce point le Livre Blanc sur l’emploi publié par le gouvernement britannique en 1944 (Empl (...)

1La naissance de la science économique comme discipline d’étude autonome coïncide pour certains avec l’invention du travail en tant que catégorie homogène et facteur de création de richesse [Méda, 1995 ; Arendt, 1958], Cette « invention » est datée de la fin du dix-huitième siècle, en particulier de la publication par Adam Smith de De la richesse des nations, texte fondateur de l’économie classique. Elle a conditionné depuis plus de deux siècles la centralité du travail dans nos sociétés occidentales, à la fois au regard de la création de richesses et en ce qu’il constitue un structurant du lien social. C’est ainsi que le travail est devenu une valeur, au point que, sortis de la crise des années trente et de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et les États-Unis assignèrent comme finalité essentielle à la politique économique la création d’emplois1. Cette valorisation du travail, toujours selon ces mêmes auteurs, opposerait la période moderne, s’écoulant depuis la fin du dix-huitième siècle, aux représentations dominantes dans les périodes antérieures, au cours desquelles le travail n’aurait eu ni la même valeur, ni la même centralité. Ce sont donc bien deux paradigmes que l’on oppose, et une rupture que l’on situe commodément en 1776.

2Sans qu’il soit question ici de remettre en cause la centralité du travail, sa valorisation dans nos sociétés et son rôle dans l’émergence de la pensée économique, le propos du présent article est de nuancer la thèse selon laquelle la fin du dix-huitième siècle aurait constitué une rupture, en Angleterre du moins. A regarder les choses d’un peu plus près, on s’aperçoit en effet que c’est très progressivement que s’est infléchie, en Angleterre, la représentation du travail, et que le processus a commencé à s’opérer dès la fin du Moyen Age pour s’amplifier au cours du seizième siècle. Par ailleurs, et c’est là le second point sur lequel l’accent sera mis, si la question du travail occupe une place de première importance dans bon nombre des textes que nous a légués cette époque, textes émanant par définition des élites lettrées, on observe un certain décalage entre leur contenu et le comportement de la grande majorité des contemporains, tel que nous pouvons l’appréhender grâce aux travaux des historiens.

1. L’évolution des discours sur le travail

3A une époque où la langue anglaise se constitue en langue moderne dans sa structure et dans son lexique, l’anglais dispose des termes de work, labour, employment, occupation, business et de leur contraire idleness pour désigner le travail, l’emploi, l’activité et l’inactivité ou le chômage. C’est en effet à cette époque que ces termes prennent des acceptions qu’ils ont gardées dans l’anglais – et l’américain – d’aujourd’hui. Si le terme français de « travail », dérivé du latin tripalium. (qui désigne le supplice), naît au seizième siècle, conférant dès lors une connotation douloureuse à toute forme d’action qu’il désigne, les textes anglais de la même époque utilisent deux termes principaux grâce auxquelles le travail peut prendre une double acception : d’une part labour, employé comme substantif et comme verbe, désigne de préférence le travail manuel, dont la fatigue et la pénibilité sont soulignées par la racine latine du terme (labors) et qui est souvent associé au verbe to serve et au substantif service ; d’autre part le terme de work, employé comme verbe et comme substantif, désigne le travail dans un sens beaucoup plus général, ce que l’on pourrait qualifier d’activité, la racine indo-européenne du mot l’associant en effet positivement à l’action de faire, d’agir. Quant au fait de ne pas travailler, l’inverse de labour et de work donc, il est désigné par l’adjectif idle ou par le substantif idleness qui associent sous un même vocable la paresse, l’oisiveté, et l’inactivité choisie ou imposée par une absence de travail ou d’emploi disponible, que nous désignerions aujourd’hui par le terme de chômage. Dans tous les cas le fait de rester inactif fait l’objet d’une réprobation qui, par contraste, renforce encore la valorisation du travail entendu dans le sens d’activité et va même jusqu’à connoter positivement le travail manuel.

4Cette évolution de la langue est sous-tendue par une évolution des représentations du travail dans l’esprit des contemporains, et la lecture des textes dans lequel ce thème du travail est abordé permet de percevoir que les représentations traditionnelles s’infléchissent sous l’effet de l’esprit nouveau dans lequel est abordé le concept.

1.1 La représentation du travail : l’héritage médiéval

5La représentation du travail qui prévalait au Moyen Age était elle-même largement héritée d’une double tradition – gréco-latine d’une part, chrétienne de l’autre. Dans l’Antiquité grecque et latine, travail manuel et activité commerciale étaient dépréciés, alors que l’activité politique et intellectuelle était exaltée parce qu’elle laissait libre celui qui s’y livrait. Chez Platon comme chez Aristote la vie contemplative (bios theoreticos, traduit en latin par vita contemplativa) constitue la seule façon de vivre libre, l’état de liberté étant lui-même qualifié de skholé en grec et d'otium en latin – état de liberté absolu par rapport aux contraintes du travail et des nécessités de la vie qui seul permet à l’homme d’accéder à l’expérience de l’éternité et de la vérité. Dans cette tradition, la vie contemplative est de toute évidence considérée comme supérieure à la vie active qui n’est, elle, justifiée que parce qu’elle sert les besoins de la contemplation dans un corps vivant.

  • 2 « Dieu prit l’homme et l’installa dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder » (Genèse, I (...)
  • 3 « Maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la souffrance que tu te nourriras de lui tous les (...)
  • 4 Ecclésiaste, VII, 15 et XXXIII, 25-31 ; Psaume CXXVIII ; Épître aux Ephésiens, IV, 28.
  • 5 Proverbes, VI, 6-12 ; X, 4-5, 26 ; XII, 24, 27 ; XIII, 4 ; XV, 19 ; XIX, 15, 24 ; XX, 4, 13 ; XXII (...)
  • 6 Ecclésiaste, XXXIII, 27.
  • 7 Deuxième Épître aux Thessaloniciens, III, 10.
  • 8 Saint Augustin, La Cité de Dieu, IX, 19, cité par Hannah Arendt [1958, p. 316 et suiv.].
  • 9 Thomas d’Aquin, Summa Theologica, II, 2, 182, 1-2. Cité par H. Arendt, ibid..
  • 10 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, III, 135. Cité par H. Arendt, ibid.

6Le discours de l’Église est plus complexe. Et pourtant le message biblique semble clair : dès sa création, avant même la Chute, l’homme doit travailler pour « cultiver et garder » le jardin d’Éden2, et après la Chute cette nécessité devient une source de souffrances3. Après les versets essentiels de la Genèse, d’autres passages de la Bible renouvellent l’injonction au travail, aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament4, alors que la paresse et le refus du travail sont condamnés avec vigueur, et ce pour trois raisons : d’une part l’oisiveté conduit à la pauvreté, au dépérissement du corps, et même à la mort5 ; ensuite, selon la parole de l’Ecclésiaste, l’oisiveté est « mère de tous les vices »6 ; mais surtout le refus du travail constitue un acte de désobéissance envers Dieu. Poussant le raisonnement à son terme, Saint Paul conclut : « Que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas ! »7. On trouve cependant chez les Pères de l’Église une valorisation de la vie contemplative par rapport à la vie active, Saint Augustin évoquant le « fardeau » que cette dernière représente, fardeau qui serait insupportable sans la « douceur » et le « plaisir de la vérité » qui résultent de la contemplation8 et Thomas d’Aquin affirmant sans détours : « Vita contemplativa simpliciter melior est quam vita activa »9. Ainsi, « seule la nécessité de rester en vie oblige au travail manuel », travail manuel qui, depuis la Chute, est vécu comme pénible10. Dans ces deux traditions le travail, entendu au seul sens du travail manuel, est donc tout à la fois considéré comme nécessaire à la vie et dévalorisé par rapport à la contemplation.

  • 11 Dans une telle organisation sociale le concept de travail se réduit, on le voit, au travail manuel (...)
  • 12 La population de l’Occident double entre la fin du dizième et le milieu du quatorzième siècle, la (...)

7A cet héritage se superpose au Moyen Âge (vers le dizième siècle) le schéma d’une société tripartite qui recouvre une division fonctionnelle dans laquelle le peuple se consacre au travail (labor), les prêtres à la prière et les seigneurs à la guerre11. A partir du treizième siècle, toutefois, sous l’effet de la complexification de l’organisation sociale qui s’opère du fait de la diversification des activités économiques, notamment en milieu urbain, ce schéma tripartite tend peu à peu à laisser la place à une image qui divise la société en une multitude d’« états », ces états recouvrant eux-mêmes la notion de statut ou de condition socio-économique. L’origine de ce bouleversement réside en premier lieu dans l’accroissement démographique12, qui s’accompagne d’une augmentation de la production agricole essentiellement due a l’extension des surfaces cultivées, d’une poussée des prix, mais surtout, à partir du milieu du douzième siècle, du développement d’une économie monétaire. Celle-ci est un facteur de croissance économique dans la mesure où elle permet une expansion des échanges commerciaux, mais elle provoque aussi de profondes mutations sociales.

8A la campagne d’abord : pour faire face à l’augmentation de ses dépenses de prestige, pour acheter les produits de luxe proposés par les marchands des villes, la classe seigneuriale convertit de plus en plus les redevances en nature qui lui sont dues par les paysans en prélèvements en argent. Les corvées ont ainsi tendance à reculer et même à disparaître aux douzième et treizième siècles, et les paysans se voient contraints de trouver des ressources monétaires. Ceux qui parviennent à vendre une partie de leur production s’enrichissent (car les prix montent) et se servent de l’argent qu’ils ne reversent pas au seigneur sous forme de redevances pour acheter des terres ou, s’ils sont de condition servile, pour s’affranchir. Cependant, en raison de l’amenuisement des tenures qui résulte de l’essor démographique et des partages successoraux, il est très difficile à la grande masse de la population paysanne, qui vit souvent à la limite du seuil de subsistance, de dégager ce surplus commercialisable. La plupart des petits paysans se voient donc contraints de louer leurs services à des paysans plus aisés en échange d’un salaire ou de s’endetter, s’engageant alors dans un processus qui les conduira souvent à l’expulsion : ainsi naît une classe de paysans sans terres qui, lorsqu’ils ne trouveront pas à s’employer au service d’un maître, iront rejoindre les rangs des vagabonds, de ceux que l'on qualifie alors de « mendiants valides » et auxquels on refuse la charité au motif qu’ils ont la capacité physique de subvenir à leurs besoins. Dans les villes, dont l’essor est alors stimulé par l’expansion des échanges commerciaux, mais aussi par le développement des activités artisanales, une nouvelle stratification sociale voit par ailleurs le jour : à côté des marchands, on voit apparaître des financiers mais aussi se développer toute une catégorie d’artisans, de compagnons, d’apprentis et de domestiques.

9Ainsi s’accroît la différenciation sociale alors que s’élabore une nouvelle image de la société : c’est ainsi que vers le milieu du douzième siècle Jean de Salisbury compare celle-ci à un corps humain dont les différentes catégories socioprofessionnelles constituent les membres et les organes : le prince en est la tête, les conseillers le cœur, les juges et les administrateurs provinciaux les yeux, les oreilles et la langue, les guerriers la main qui brandit l’épée, les fonctionnaires des finances l’estomac et l’intestin, les pieds correspondant aux fonctions les plus humbles qui ne comprennent pas seulement les activités agricoles mais aussi « les multiples manières de travailler la laine, les arts mécaniques dont le domaine est le bois, le fer, le bronze, tous les métaux » et encore « les aides serviles et les différentes façon de gagner son pain », si bien que le corps qu’il décrit n’a pas deux pieds, « il dépasse le centipède par le nombre de ses pattes » [Duby, 1978, p. 320]. Dans cette image du corps social, si le travail n’est plus seulement agricole mais englobe à présent toutes les activités artisanales et domestiques, il caractérise toujours un ensemble de catégories désignées par le termes de laboratores et qui restent définies par leur activité productive, activité dévalorisée sur le plan des représentations comme le reflète leur position subalterne (les pieds).

10Un stade nouveau est franchi à partir de la fin du quatorzième siècle, où voit le jour une nouvelle acception du terme « travail », qui ne désigne plus seulement le travail manuel mais qualifie les obligations propres à chacun compte tenu de son « état ». C’est ainsi que dans Piers Plowman, la notion de travail est entendue dans un sens qui englobe toute la vie active et contemplative : chacun doit travailler, c’est-à-dire exercer l’activité qui correspond à la condition dans laquelle Dieu l’a fait naître.

11Travailler, pour le paysan, c’est cultiver la terre, pour l’artisan s’adonner à son métier, pour le marchand faire du commerce, pour le prêtre prier, pour le juge juger, et pour le souverain gouverner. Ainsi l’obligation d’être actif – en tant qu’elle implique pour chacun le devoir d’accomplir les tâches propres au statut social dans lequel la naissance ou les hasards de la vie l’ont placé – s’impose à tous pour des raisons politiques, sociales et économiques [Bourquin, 1978, p. 24]. Ainsi s’étend peu à peu non seulement l’acception du terme, mais les considérations qu’il met en jeu : aux considérations philosophiques, morales et religieuses présentes dans l’Antiquité et le haut Moyen Age viennent ici s’adjoindre des préoccupations d’ordre social et économique.

1.2 Le nombre des sans travail, problème préoccupant au seizième siècle

  • 13 L’Angleterre compte environ deux millions trois cent mille habitants en 1520 et quatre millions à (...)
  • 14 On assiste en effet à une évolution des structures agraires avec la progression des enclosures, et (...)
  • 15 Un premier élément d’explication semble résider dans l’action des corporations de métiers qui déte (...)

12C’est paradoxalement parce que le nombre de personnes sans travail semble aller en augmentant au seizième siècle que la question du travail acquiert une importance nouvelle pour bon nombre de contemporains. Non que ce problème n’ait pas préoccupé les générations antérieures, comme nous l’avons vu, mais c’est ici l’insistance avec laquelle il est abordé et la perspective qui est adoptée qui frappent l’observateur. Alors que la question était auparavant surtout abordée sous l’angle de l’assistance aux pauvres et de la lutte contre le vagabondage, en application du message biblique sur l’obligation de la charité et de l’injonction du travail, les considérations politiques, économiques et sociales, voire sanitaires, semblent à présent s’ajouter aux considérations morales et religieuses, voire prendre le pas sur elles. Il est vrai que le nombre d’individus sans travail semble avoir progressé au fil du siècle, en raison tout à la fois de l’essor démographique13, des bouleversements de l’économie et de la société rurale14 et de la difficulté de l’accès aux professions artisanales des villes15.

  • 16 En 1517 les magistrats de la Cité de Londres recensent mille mendiants méritants dans leur ville. (...)
  • 17 Citons en particulier ceux de Worcester (1555-56), Norwich (1570), Warwick (1582) et Ipswich (1597 (...)

13Les estimations chiffrées des contemporains, si elles sont sans grande valeur statistique puisqu’elles ne reposent sur aucun recensement national des sans emploi, n’en témoignent pas moins du fait que leur nombre est perçu non seulement comme trop important, mais de surcroît comme augmentant d’année en année16. Ce sentiment est assez largement corroboré par les historiens d’aujourd’hui, qui se fondent sur l’examen des registres paroissiaux, fiscaux et militaires, ainsi que sur l’étude des archives judiciaires dans lesquelles étaient consignées les arrestations pour vagabondage, notamment à l’occasion des campagnes de débusquage systématique décrétées périodiquement par les autorités. Ils peuvent également recourir aux recensements des pauvres organisés dans quelques grandes villes17. A.L. Beier estime à quinze mille le nombre de vagabonds à la période élisabéthaine, soit moins de 4 % de la population d’un royaume qui comptait alors près de quatre millions d’habitants [Beier, 1985, p. 16-17], Proportion minime, certes, qui doit toutefois être mise en perspective quand on sait que les vagabonds se concentraient surtout dans les villes dans lesquelles vivaient moins de 5 % de la population totale.

  • 18 Les sans travail sont qualifiés de chenilles (caterpillars), de chenilles de mites (mothworms) ou (...)
  • 19 Le préfixe privatif de l’adjectif unprofitable qui leur est appliqué est à cet égard tout à fait é (...)

14Or la prolifération de ces personnes sans emploi suscite la réprobation unanime des penseurs et des hommes politiques du temps. Comme nous l’avons déjà vu, l’adjectif idle, que l’on leur oppose, est doté d’une polysémie qui permet de recouvrir tout à la fois le péché d’oisiveté, qui ouvre la porte à tous les vices, et l’absence de travail. C’est ainsi que celui qui ne travaille pas se trouve associé à tout un bestiaire de l’impur18, et que l’image du faux bourdon, employée pour la première fois semble-t-il par Thomas More, s’impose bientôt comme un cliché par lequel les auteurs du temps signifient que non seulement celui qui ne travaille pas ne produit aucune richesse mais que de surcroît il dévore ce qui est produit par d’autres19. Des considérations morales, économiques, mais aussi politiques et sanitaires justifient la réprobation qui se manifeste à l’encontre de ceux qui ne travaillent pas, car ceux-ci sont accusés d’appauvrir le royaume mais aussi de semer troubles et sédition et de propager les épidémies. On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi le discours sur le travail évolue et pourquoi les autorités du royaume s’attachent tout à la fois à éliminer l’oisiveté et à encourager le travail et la création d’emplois. Cette action des autorités porte toutefois elle-même la marque de l’influence de deux courants de pensée qui renouvellent signifîcativement la représentation du travail au sein des élites lettrées : la Réforme et l’humanisme.

1.3 La nouvelle centralité du travail

15Sous l’influence conjuguée de l’humanisme et de la Réforme, une nouvelle représentation du travail s’affirme en effet de plus en plus. D’une part l’acception du terme s’étend, dépassant définitivement le cadre étroit du travail manuel pour désigner toute forme d’activité propre à telle ou telle catégorie sociale (productive ou non). D’autre part le travail se trouve valorisé, que l’on le considère comme socialement utile ou que l’on l’envisage sous l’angle de sa valeur éducative, ou encore sous l’angle religieux.

1.3.1 L’influence de la Réforme

16L’influence de la Réforme protestante sur l’évolution de la représentation du travail est bien connue depuis les travaux de Max Weber [1905]. Ce qui intéresse cet auteur, on le sait, c’est la coïncidence (il utilise le terme d’« affinités électives ») entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, thèse qui a fait l’objet d’une large controverse sur laquelle nous ne reviendrons pas ici. Nous nous intéresserons plus spécifiquement à la manière dont les écrits des Pères de la Réforme et des protestants anglais confèrent une nouvelle centralité au travail, centralité qui découle de la valeur religieuse qui lui est assignée. En effet, alors que la théologie médiévale, tout en concevant le travail comme nécessaire à la vie, mettait l’accent sur la préoccupation de l’au-delà, la Réforme voit dans le travail une fin en soi, une vocation (Beruf en allemand, terme traduit en anglais par vocation ou calling), l’accomplissement d’un devoir voulu par Dieu. L’activité quotidienne s’en trouve valorisée puisqu’elle prend une signification religieuse : « L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de la vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société, devoirs qui deviennent ainsi sa “vocation”. » [Weber, trad. fr., p. 90]. Le concept de vocation, tel qu’on le trouve utilisé chez Luther, est en fait assez proche, on le voit, de la notion de devoir d’état déjà élaborée par la théologie médiévale à partir de la fin du quatorzième siècle : elle correspond à la fois à la sphère d’activité à laquelle chaque individu est, de par sa naissance, assigné, et au devoir de rester dans cette sphère. Elle implique de surcroît que l’homme est tenu d’accepter sa place dans la société comme lui étant donnée par décret divin. Plus qu’auparavant toutefois, l’accent est à présent mis sur la dimension religieuse de l’accomplissement de ce devoir d’état, qui constitue l’activité morale la plus haute que l’homme puisse s’assigner ici-bas. Un pas supplémentaire est franchi avec Calvin qui élève le travail à l’intérieur d’une profession au niveau d’un devoir religieux en soi. Ici, en effet, le travail n’est plus simplement un moyen de pourvoir aux besoins matériels de l’individu et de la société et d’être agréable à Dieu ; il devient une fin parce qu’il permet l’exercice de la foi, que l’individu manifeste tout autant en se soumettant à la volonté de Dieu qu’en aimant son prochain. Ainsi, par l’accomplissement de la besogne professionnelle, l’homme accomplit la volonté de Dieu et il exprime son amour du prochain, puisque du fait de la division du travail chacun est contraint d’être utile aux autres.

17La doctrine de la prédestination confronte par ailleurs la pratique pastorale à l’angoisse des fidèles, à leur besoin d’avoir la certitude qu’ils font partie des élus. Si Calvin lui-même rejette l’idée qu’on puisse reconnaître les élus à leur comportement – car cela impliquerait que l’on puisse pénétrer les secrets de Dieu – la tendance de ses successeurs est de conseiller aux fidèles de conquérir dans la lutte quotidienne la certitude subjective de leur propre élection et de leur justification. Or il n’est de meilleur moyen, pour parvenir à cette certitude de la grâce, que de s’appliquer à un travail sans relâche dans l’exercice d’un métier. Cette application systématique à l’accomplissement de la vocation représente en effet une soumission à la volonté divine, soumission par laquelle le chrétien augmente la gloire de Dieu tout en prenant conscience que sa conduite est non seulement voulue mais « agie » par Dieu : signes d’élection, le travail bien fait et la réussite professionnelle qui s’ensuit permettent au chrétien de se délivrer de l’angoisse du salut [Weber, trad. fr., p. 140], La vie des protestants, et en particulier celle de ceux que l’on qualifie en Angleterre de « puritains » à partir du dernier tiers du seizième siècle, s’organise donc autour d’une « éthique de la besogne » dont Weber analyse, dans la seconde partie de son essai, les affinités avec l’esprit du capitalisme. Cette éthique implique un labeur dur et continu, qui peut être soit manuel soit intellectuel, qui est à la fois le but de leur existence et un remède préventif à employer contre ces tentations multiples que le puritanisme réunit sous le vocable d’unclean life. Elle implique une division du travail qui permet d’accroître la production tant qualitativement que quantitativement, ce qui sert l’intérêt général, et se traduit par une offensive contre les divertissements, contre le plaisir et la consommation, la vie de chaque individu devant être tout entière tendue vers l’accomplissement de soi par le travail.

  • 20 Les mendiants, les domestiques, les paysans, les prêtres ignorants et lubriques, les étudiants, le (...)

18En Angleterre les idées des Pères de la Réforme sont reprises par des auteurs comme William Tyndale [1528], Hugh Latimer [1552], Robert Crowley [1550] ou William Perkins [c. 1597]. Ainsi Robert Crowley nous présente-t-il, dans The Voyce of the Last Trumpet, douze leçons adressées à ce qu’il semble considérer comme les douze états de la société de son temps20. Si l’on excepte la dernière leçon adressée aux femmes, la structure de l’œuvre reflète la hiérarchie des conditions socio-économiques, chacun de ses chapitres étant consacré aux embûches que doit surmonter chaque individu compte tenu du statut propre qui est le sien, embûches qui sont autant de pièges qui doivent être déjoués par ceux qui veulent vraiment accomplir leur vocation : c’est à la capacité qu’a chacun de déjouer ces pièges que se mesure, que s’éprouve la vraie foi. Crowley se livre dans cette œuvre à une virulente critique sociale à laquelle n’échappent ni la rapacité du clergé et des usuriers, ni l’ambition et la cupidité des marchands, ni la veulerie des juges qui protègent les intérêts des riches, ni l’impéritie des nobles qui s’adonnent à de vains plaisirs au lieu de faire régner l’ordre dans le royaume. Il met également bien en évidence les conditions qui conduisent toute une partie de la population au chômage et à la mendicité : à côté des simulateurs qui feignent d’être invalides pour qu’on leur fasse l’aumône, il existe, nous dit-il, de vrais pauvres qui ont été privés par les riches et les puissants des moyens d’accomplir leur vocation par le travail. Et il est de la responsabilité des dirigeants du commonwealth de faire cesser cette situation : les responsables municipaux devront ainsi fournir des matières premières, trop souvent exportées par les marchands, dont la transformation fournira des emplois ; à la campagne les loyers devront baisser de façon à ce que de nombreux paysans ne soient plus contraints de quitter leur terre, et les enclosures devront cesser. Il est clair que le travail est ici présenté comme une obligation qui s’impose à tous et qui prend, pour le peuple, la forme du travail manuel que les autorités politiques doivent encourager, non pas tant à des fins de paix sociale et de prospérité économique, mais tout simplement pour que chacun soit mis en condition d’accomplir la vocation que Dieu lui assigne sur cette terre. Cette approche reste, on le voit, guidée par des considérations religieuses, alors que la pensée humaniste va dépasser ce cadre et donc élargir la portée de cette valorisation du travail.

1.3.2 Le regard des humanistes

  • 21 Bien entendu il convient, lorsque l’on étudie cette œuvre, de distinguer deux niveaux d’analyse : (...)

19C’est ainsi par exemple que dans l’Utopie, le personnage d’Hythlodée analyse tout à la fois les méfaits du chômage dans l’Angleterre du temps et les bienfaits du travail, tant sur le plan moral que sur le plan économique21. Constatant que « l’immense fraction de la population passe son temps à ne rien faire » [More, tr. fr. p. 473], il s’attache à mettre en lumière les raisons de cette situation et les solutions par lesquelles on pourrait y remédier. Au chapitre des origines du mal, il se livre dans le Livre I de l’œuvre et dans quelques passages du livre II à une critique virulente de la situation sociale et économique de l’Angleterre de son temps. Partant de la constatation de l’importance du brigandage, il en voit une première origine dans le fait qu’un petit nombre d’individus, parce qu’ils possèdent le principal moyen de production, la terre, tiennent à leur merci la grande masse de la population. La mise en avant du travail comme obligation s’imposant à tous permet de distinguer deux catégories d’individus qui ne travaillent pas : ceux qui vivent du travail des autres et les sans emploi qui n’ont d’autre solution pour vivre que mendier ou voler. La noblesse et le clergé portent ainsi la responsabilité de la déchéance physique et morale dans laquelle tombe une grande partie de la population, car soit elles la contraignent à un labeur épuisant, que même les bêtes de somme ne supporteraient pas, soit elles la privent du travail qui devrait la faire vivre. Qui plus est, les guerres et les enclosures, dont est responsable la cupidité des nantis, n’ont fait qu’aggraver la situation : une fois démobilisés, les soldats croiraient déchoir en travaillant et préfèrent s’adonner au brigandage, tout comme les courtisans que leurs anciens maîtres ne font plus vivre, tandis que les fermiers évincés de leurs terres par les enclosures contribuent à la formation d’un « sous-prolétariat désœuvré, vivant d’expédients, voué au gibet ou à la prison pour vagabondage » [p. 285].

20Face à cette situation, les mesures en vigueur à l’époque, qui s’attachent à punir les vagabonds plutôt qu’à supprimer la racine de leurs méfaits, sont jugées d’une sévérité excessive et d’une totale inefficacité. Pour résoudre un problème qui n’est plus envisagé comme un problème de morale individuelle mais comme un problème collectif, des remèdes eux aussi collectifs s’imposent. Et Hythlodée d’en préconiser deux : d’une part, l’apprentissage d’« un bon métier propre à faire vivre » ceux qui en bénéficieraient [p. 64-65], et d’autre part l’action des autorités qui devront créer des emplois, notamment en freinant les dépenses inutiles et en luttant contre les monopoles. Plus spécifiquement, l’action des autorités devra s’attacher à restaurer les emplois agricoles traditionnels supprimés par les enclosures et à susciter la création d’emplois dans l’industrie et l’artisanat [p. 70-71]. Le travail est donc d’abord présenté ici comme un remède à la situation de crise économique et sociale que traverse l’Angleterre au début du seizième siècle. Mais la centralité qu’il revêt dans l’argumentation développée se traduit en outre par le fait que, dans la société utopique, tous, à l’exception des seuls lettrés, occupent un emploi productif et aucun ne vit à la charge des autres. Notons toutefois que, à ce niveau d’analyse, le travail reste un moyen au service d’une fin supérieure – le fonctionnement harmonieux de la société, la libération de l’individu des servitudes du corps –, il n’est présenté ni comme une fin en soi ni comme un moyen d’élévation spirituelle et morale. Ce n’est que parce qu’il est pratiqué avec modération (six heures par jour) et que parce qu’il permet l’avènement d’une société harmonieusement peuplée d’individus libérés des contraintes matérielles qu’il est souhaitable. Il permet en effet à l’homme d’accéder au vrai bonheur, qu’il trouvera en s’adonnant pendant son temps de loisir à des activités culturelles et intellectuelles, dans un otium non inhonestum de toute évidence hérité de la tradition antique dans la continuité de laquelle More se situe ici.

21L’Espagnol Juan Luis Vives nous fournit un autre exemple de l’importance que le travail revêt dans la pensée humaniste. Son De Subventione Pauperum, publié en 1526, eut un rayonnement exceptionnel et inspira des mesures qui furent mises en œuvre un peu partout en Europe au cours du seizième siècle, principalement sous l’effet de l’action des municipalités, et généralisées en Angleterre après 1576. A ce titre, il mérite que l’on s’y attarde quelques instants. S’attachant à proposer une réforme de l’assistance au pauvres, Vives y préconise tout d’abord une intervention accrue des autorités laïques, par le biais d’un recensement des indigents et de leur classification entre ceux qui sont inaptes au travail, auxquelles elles devront porter secours, et ceux qui peuvent travailler, auquel un emploi devra être fourni. Cette distinction entre pauvres valides et invalides était commune au Moyen Age, la validité servant de critère départageant ceux qui méritaient l’assistance et ceux qui devaient être châtiés de leur oisiveté, mais ici elle est appliquée avec une rigueur nouvelle. En effet, Vives n’hésite pas à affirmer que « nul n’est invalide au point que les forces lui manquent pour faire quoi que ce soit » [trad. fr. p. 207]. Ainsi les aveugles eux-mêmes ne resteront pas sans travail car « il y a beaucoup de choses en lesquelles ils peuvent s’exercer », et quant aux malades et aux vieillards, Vivès souhaite « que l’on leur donne aussi des choses faciles à travailler selon leur âge et leur santé » [p. 206-207]. Seuls donc les pauvres atteints de maladies très graves ou de folie pourront être exemptés de travailler, et tous ceux qui n’entrent pas dans cette catégorie devront être affectés par les autorités à des ateliers, pour qu’ils puissent assurer leur subsistance et ne plus être à la charge de la communauté. Les autorités municipales seront donc chargées de répartir la main-d'œuvre jusque là inemployée entre différents ateliers et de jouer un rôle de donneur d’œuvre en passant des commandes à ces ateliers pour qu’ils ne chôment pas.

22On le voit, par le biais de ce rôle fondamental qu’ils se voient confier dans la régulation de l’offre et de la demande de travail, les pouvoirs publics sont ainsi investis d’une fonction économique essentielle. Qui plus est, si la mise au travail des sans-emploi est d’abord présentée comme une solution pratique au problème de la misère, elle apparaît aussi comme un instrument de réforme morale, en particulier lorsque Vives évoque les sans emplois qui n’ont pas été les victimes de circonstances indépendantes de leur volonté ou du manque de charité des riches, mais qui sont responsables de leur situation parce qu’ils ont dilapidé leur fortune « de mauvaises et sottes manières ». De même, les enfants pauvres devront être pris en charge par la communauté afin de ne pas sombrer dans le vice : jusqu’à l’âge de six ans ils resteront à l’hôpital, puis ils fréquenteront l’école publique avant d’être placés en apprentissage pour apprendre un métier.

23Ainsi l’analyse des humanistes, outre qu’elle accorde au travail une place tout à fait centrale dans l’arsenal des mesures destinées à réformer la société du temps, débouche en fait sur un certain nombre de recommandations pratiques adressées aux autorités politiques, dont l’action va progressivement s’inspirer de cet enseignement.

2. La politique d’encouragement du travail et de lutte contre l’oisiveté

2.1 Les mesures visant à encourager le travail

24La marque de l’humanisme apparaît ainsi dans le souci que manifestent les autorités de prévenir l’oisiveté en s’efforçant d’assurer à chacun un emploi. Dans les campagnes, tout d’abord : l’une des préoccupations constantes des souverains Tudor est d’endiguer la progression du mouvement des enclosures. Dès 1514 une proclamation royale interdit les enclosures et le remembrement des exploitations, et l’année suivante le Parlement vote une loi contre la destruction des villes et des habitations rurales, mesure dont le but explicite est de permettre de préserver des emplois agricoles. En 1517 une commission est chargée d’enquêter sur la situation des campagnes et, la proclamation de 1514 étant vraisemblablement restée sans grand effet, le roi intervient à nouveau en 1526 en ordonnant cette fois la destruction des clôtures et le retour des terres à une vocation propre à susciter des emplois, à savoir les labours, et en faisant obligation à la justice de poursuivre ceux qui continuent à enclore des terres. En 1528 une nouvelle enquête est demandée, à la suite de laquelle la destruction des clôtures est rendue obligatoire l’année suivante, avant qu’une loi votée en 1 533 ne limite les remembrements et n’interdise à quiconque de posséder plus de deux mille moutons. Un an après son accession, Edouard VI fait procéder à une nouvelle enquête et rappelle à deux reprises que les lois existantes doivent être appliquées. En 1549, au moment de la révolte de Kett, il commence par ordonner la punition de ceux dont l’opposition aux enclosures a dégénéré en émeutes avant d’amnistier les rebelles en agitant toutefois le spectre de l’application de la loi martiale à l’encontre de ceux qui se livreront à l’avenir à de telles exactions. Mais les autorités tirent aussi la leçon de l’agitation sociale suscitée par les enclosures et une loi est votée en 1550 pour stimuler le développement des petites exploitations. Élisabeth rappellera elle aussi, en 1569, que les lois contre les enclosures sont toujours en vigueur et fera voter en 1597 une loi « pour la préservation des emplois agricoles et des labours » qui interdit à nouveau toute nouvelle enclosure et impose de détruire les clôtures érigées sous son règne.

25Les pouvoirs publics s’attachent également à stimuler le développement des activités industrielles, artisanales et commerciales et accordent un intérêt tout particulier à l’essor de l’industrie textile. La production de drap et le commerce de la laine sont ainsi strictement réglementés, notamment lorsqu’en 1555 le Parlement vote la Loi concernant les Tisserands (An Acte Touching Weavers, 2 & 3 Phil. & Mary, c. 11) pour tenter de limiter l’essor du putting out System, qui consistait à développer le cardage et la filature de la laine ou tissage à domicile dans les campagnes, créant ainsi un travail d’appoint pour de nombreux ruraux mais entravant dans le même temps le développement d’emplois urbains à plein temps. C’est par ailleurs à cette époque que les souverains prennent l’habitude d’octroyer pour une durée déterminée des monopoles à des groupes d’investisseurs regroupés en sociétés par actions. C’est ainsi que les Mines Royales sont fondées en 1568 et que voient le jour, après les Merchant Adventurers constitués sous le règne d’Henri VII, les compagnies de Moscovie, de la Baltique, du Levant, du Maroc, de Sénégambie, de Gambie et des Indes Orientales, grâce auxquelles l’Angleterre commence à développer des relations commerciales avec l’Europe du Nord, l’Afrique et l’Asie. Bien entendu, c’est à l’étranger que ces compagnies exercent l’essentiel de leur activités, mais elles emploient des marins anglais et utilisent des navires fabriqués en Angleterre, contribuant ainsi au développement de la marine dont l’essor constitue pour les autorités une priorité militaire. Cette préoccupation se traduit également par l’instauration, par proclamations royales répétées, de fish days, qui viennent s’ajouter à la période du Carême pendant laquelle il est interdit de consommer de la viande, ce qui a pour double utilité de stimuler la pêche et de limiter l’élevage, dont les effets négatifs sur l’emploi agricole ont déjà été relevés.

  • 22 An Act Avoiding Divers Foreign Wares Made by Handicrafismen beyond the Sens (5 Eliz, c. 7).

26Les autorités interviennent également en interdisant l’exportation de matières premières susceptibles d’être transformées en Angleterre, en particulier la laine. Elles interdisent aussi en 1562 l’importation de toute une série d’objets (ceintures, poignards, harnais, éperons, gants) dont le législateur affirme que leur fabrication locale pourra stimuler l’activité des métiers du cuir et de la transformation des métaux, et ainsi créer des emplois pour la jeunesse22. L’établissement d’artisans étrangers sur le sol anglais est enfin sévèrement réglementée.

27Créer des emplois est une chose, s’assurer qu’ils soient pourvus en est une autre – et ce sera l’un des principaux aspects de la lutte contre le vagabondage qui sera étudiée ci-après. Mais le principe en vertu duquel tout emploi disponible doit être pourvu n’est pas réservé aux seuls vagabonds. Ce principe, appliqué pour la première fois dans le Statut des Travailleurs de 1350 est réaffirmé dans le Statut des Artisans de 1563, dont l’une des clauses stipule que toute femme célibataire, valide et âgée de douze à quarante ans et tout homme, célibataire ou non, âgé de douze à soixante ans, devront, s’ils ne disposent pas de biens suffisants pour les faire vivre autrement que du fruit de leur travail, et s’ils viennent à se trouver sans emploi, accepter de se placer au service de quiconque leur proposera de les embaucher en leur offrant un contrat de travail. La loi vise en effet à fixer la main d’œuvre disponible dans des emplois stables en faisant obligation aux employeurs d’accorder à ceux qu’ils embauchent autrement qu’à la journée ou à la semaine des contrats de travail dont le terme est généralement fixé à un an au minimum, sauf pour les mineurs pour lesquels ce minimum peut être ramené à un semestre. Rares sont ainsi les secteurs pour lesquels il n’est pas prévu de contrat de travail : parmi les professions mentionnées dans le texte, on ne relève que la pêche et le travail des métaux et du verre qui font exception à la règle. Dans tous les autres métiers, tout manquement ou infraction à la loi de la part de l’employeur l’expose à des amendes, alors que tout individu sans travail qui refuse une offre d’embauche assortie d’un contrat, ou qui rompt un contrat existant, est passible de poursuites ou d’emprisonnement. Les mêmes peines sont prévues à l’encontre des apprentis, dont l’âge pourra se situer entre dix et vingt-quatre ans, mais dont la loi fixe la durée minimale du contrat à sept ans. Soulignons bien la portée générale de ce statut, qui vaut pour presque tous les domaines de l’activité économique et pour toutes les catégories de travailleurs puisque ses dispositions générales concernent à la fois les hommes et les femmes, les apprentis, les compagnons, les domestiques et les paysans, même si les dispositions particulières réglementant les conditions d’embauche et de rémunération, la durée du contrat et le nombre d’heures de travail exigées varient d’une catégorie à l’autre. Notons aussi combien, dans le cas particulier de ceux que l’employeur ne s’attachera pas par un contrat, mais qui seront embauchés à la journée ou à la semaine, la loi prévoit dans le moindre détail un emploi du temps réglé avec une grande minutie, qui ne laisse guère de répit à l’employé entre les heures de travail et celles qu’il lui faudra bien passer à s’alimenter et à dormir. Les travailleurs à la journée ou à la semaine sont en effet considérés comme des catégories « à risque » : embauchés occasionnellement, ils sont souvent sans emploi et vivent dans des conditions misérables, ce qui en fait un sous-prolétariat avant la lettre au sein duquel peuvent toujours se recruter délinquants et semeurs de troubles. C’est donc à leur intention que les autorités prévoient les conditions de travail les plus draconiennes : leur employeur devra leur imposer une discipline de fer qui n’est nullement prévue dans le cas des autres catégories de travailleurs, les patrons étant alors semble-t-il laissés libres d’appliquer ou non aux employés sous contrat la discipline que la loi impose dans le cas des salariés occasionnels.

2.2 La systématisation de la lutte contre l’oisiveté

  • 23 Voir 34 Edw. III, cc. 10, 11 (1360-61); 7 Rich. II, c. 5 (1383); 12 Rich II (1388); 15 Rich. II, c (...)
  • 24 « Attendu que sa Majesté le Roi désire plus que tout au monde la prospérité et la tranquillité de (...)

28Pour comprendre l’évolution des mesures destinées au seizième siècle à éliminer l’oisiveté, il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau le Statut des Travailleurs, premier texte de l’histoire de l’Angleterre par lequel se trouva réglementé le travail et l’emploi, et les circonstances dans lesquelles il fut voté : du fait des ravages causés par la Peste Noire en 1349, les propriétaires terriens, majoritairement représentés au Parlement, manquaient alors cruellement de bras. Les moyens imaginés pour pallier cette insuffisance de l’offre par rapport à la demande de travail – l’obligation de travailler faite à tout homme valide de moins de soixante ans ne disposant d’aucun bien propre lui assurant un revenu, l’institution du contrat de travail, la fixation des salaires à un niveau très bas et l’emprisonnement prévu à l’encontre des contrevenants – étaient à la mesure de l’inquiétude qu’elle suscitait. Toutefois, privé des moyens financiers et d’un dispositif judiciaire et carcéral adapté à son application efficace, ce texte resta largement sans effet. C’est ce qu’atteste toute la série de lois ultérieures qui, de la fin du quatorzième à la fin du quinzième siècle, ne font que renouveler les dispositions contenues dans le texte de 1350 et leur apporter quelques modifications de détail, tout en déplorant à chaque fois l’inefficacité des lois antérieures et le développement du vagabondage et de l’oisiveté au sein des couches populaires23. Parmi les mesures ajoutées aux dispositions initiales, on peut mentionner la marque au fer rouge de la lettre F des fugitifs, pour marquer la « fausseté » de ceux qui avaient rompu le contrat les liant à leur maître (1360-61) ; l’obligation faite aux salariés qui se déplaçaient à l’occasion d’un changement d’employeur d’être en possession de lettres de route (letters testimonial) et l’interdiction faite aux mendiants valides de changer de lieu de résidence (1388), chaque paroisse devant réserver une partie de ses revenus à l’assistance de « ses » pauvres (1392), et enfin la substitution, en 1495, de la peine des ceps à l’emprisonnement, dans un texte dont le préambule manifeste que le souverain Henri VII tient compte tout à la fois de considérations économiques, de son souci de faire régner la paix civile, et de la volonté de faire preuve d’une clémence dont on peut penser qu’il escompte qu’elle lui assurera la sympathie de ses sujets et contribuera ainsi au rétablissement de la paix sociale24.

29En 1509, année de l’accession au trône d’Henri VIII, la situation était donc la suivante : il était interdit à toute personne valide sans autre source de revenu que celle que pouvait lui procurer son travail de mendier ou de refuser une offre d’emploi « honnête », c’est-à-dire concernant une activité autorisée par la loi. Ceux qui contrevenaient à cette obligation étaient placés aux ceps trois jours et trois nuits de suite, avec doublement de la peine prévu pour les récidivistes. S’ils étaient arrêtés dans la paroisse dont ils étaient originaires, ils étaient simplement déclarés « oisifs » (idle). Mais les autres se voyaient qualifiés de vagabonds et étaient expulsés vers leur paroisse d’origine. Ces mesures restèrent en vigueur jusqu’en 1531 (22 Henry VIII, c. 12), date à laquelle la peine des ceps fut remplacée, pour les vagabonds, par un châtiment plus douloureux et plus humiliant : attachés à l’arrière d’une charrette, ils étaient conduits à travers la ville et fouettés jusqu’au sang (“till they be bloody”). A peine remis de cette épreuve, ils étaient expulsés vers leur paroisse d’origine, et s’ils récidivaient il subissaient une seconde fois la peine du fouet avant d’avoir une oreille coupée et de se voir exposés au pilori.

  • 25 An Act for the Punishment of Vagabonds and the Relief of Poor and Impotent Persons (I Edward VI, c (...)

30Cinq ans plus tard une nouvelle loi, inspirée par le De Subventione Pauperum de Vives, fait obligation aux paroisses de fournir du travail aux « oisifs » relevant de leur juridiction et de veiller à ce que les enfants âgés de cinq à quatorze ans dont les parents se trouvent sans ressources soient placés en apprentissage. Le fait que le texte ne prévoie pas de doter les paroisses de ressources supplémentaires pour créer des emplois le condamnait toutefois largement à rester lettre morte. D’où, par ailleurs, des mesures répressives qui marquent un durcissement par rapport à la législation précédente : tous ceux qui, au lieu de travailler, mendient, sont à présent punis du fouet, quelle que soit leur origine. Ainsi la loi de 154725 qui stipule que toute personne valide, sans ressources et sans emploi est un « vagabond » du point de vue pénal, prolonge-t-elle en fait une évolution déjà amorcée neuf ans plus tôt : si aucun emploi ne leur est proposé, ces vagabonds seront marqués d’un V au fer rouge sur l’épaule et condamnés à l’esclavage. Dès lors ils ne recevront, bien entendu, aucun salaire pour leur travail et leur maître pourra les battre et les enchaîner à sa guise, voire leur faire porter un collier autour du cou pour qu’ils ne puissent pas s’échapper. S’ils parviennent cependant à prendre la fuite, ils seront cette fois marqués du S de slave sur la joue, et condamnés à l’esclavage à vie, la récidive dans la fuite étant punie du gibet. Les archives judiciaires ne conservent aucune trace que cette loi ait jamais été appliquée, ce qui montre bien qu’il y avait certainement, dans la sévérité extrême de ces dispositions, quelque chose de profondément choquant pour la majorité des esprits du temps. La loi fut d’ailleurs abrogée en 1549, et l’on en revint ensuite, jusqu’en 1572, à l’application de la loi de 1536. Que certaines municipalités aient alors effectivement cherché à appliquer les dispositions préventives tout comme les dispositions répressives de cette loi, en s’efforçant non seulement de châtier mais aussi de mettre au travail les sans emploi, est attesté par l’exemple de York, d’Ipswich de Norwich et surtout de Londres qui, avec la fondation de la maison de correction de Bridewell, se dote en 1553 d’un prototype appelé à beaucoup d’avenir.

31Lorsqu’en 1552 les autorités municipales londoniennes sollicitent d’Édouard VI qu’il fasse don à la ville de l’ancien palais de Bridewell, elles expliquent que leur intention est d’en faire un lieu où les mendiants valides pourront être guéris de leur oisiveté par le travail : “The mean to reform beggary is to fall to work” lisons-nous dans le texte de cette requête qui indique par ailleurs qu’en dehors des vagabonds d’autres catégories d’individus pourront bénéficier d’un tel projet, notamment les enfants « inaptes aux études » et tous les malades sans ressources qui, une fois guéris à l’hôpital, n’appartiendront plus à la catégorie des invalides auxquels ont doit assistance. Il y a donc bien là, pour la première fois, l’indication d’une démarche nouvelle, l’expression d’une volonté de corriger l’oisiveté non plus simplement par le recours à des mécanismes expiatoires ou à l’effet dissuasif de la crainte du châtiment, mais par une « réforme » en profondeur des individus, réforme que va permettre le travail. D’où le nom de “House of Correction” que prend l’institution, l’idée étant que les individus sont perfectibles et qu’il importe, pour les guérir de leurs mauvaises habitudes, de les contraindre à prendre des habitudes opposées : à l’errance sans fin des vagabonds on appliquera donc l’antidote de l’enfermement, et comme ces vagabonds sont aussi des oisifs, on les contraindra à travailler.

32Et, de fait, les statuts de Bridewell prévoient que l’établissement comprendra un certain nombre d’ateliers qui seront dotés d’outils et de matières premières : ainsi sont mis en place un atelier pour le travail de la laine, un atelier de tissage, une fabrique de clous, un moulin et une boulangerie, chacun fonctionnant sous la surveillance d’un spécialiste employé sous contrat. Les produits de ces ateliers sont vendus, ce qui permet de verser un salaire aux détenus qui ont fait preuve de diligence, salaire duquel est déduit, il est vrai, le prix de leur nourriture [Leonard, 1900, p. 37]. Un système similaire est mis en place quelques années plus tard à Ipswich, à Gloucester, à York et à Norwich, mais l’extension de ce mécanisme d’éducation ou de rééducation par le travail à l’ensemble des personnes sans emploi aurait nécessité des moyens financiers sans proportion avec les ressources des autorités municipales. La capacité de Bridewell et des autres maisons de correction était notoirement insuffisante [Beier, 1985, p. 165] et les temps de séjour généralement trop courts pour donner le temps à la mission réformatrice de l’institution de s’accomplir. Incapables de réformer ceux qui étaient placés sous leur responsabilité, les directeurs des maisons de correction en revenaient donc à l’application des mécanismes répressifs traditionnels : ajoutés à un travail exténuant, le fouet, les chaînes et la privation de nourriture en cas de mauvaise conduite faisaient de ces lieux un enfer dont chaque détenu savait que, fort heureusement, il ne serait que de courte durée. A leur sortie, au lieu d’avoir été réformés, les « oisifs », loin d’être « guéris » par le travail, en avaient suffisamment été dégoûtés pour n’être guère pressés de se mettre activement à la recherche d’un emploi. Ils risquaient donc fort de se trouver à nouveau en butte à l’action répressive des autorités, dont l’étau se resserrait de plus en plus autour d’eux, notamment sous l’action de la pression exercée par le Conseil Privé sur les magistrats locaux.

33Dans les années 1560 les juges de paix se voient sans cesse rappeler dans des lettres que leur adresse le Conseil Privé qu’ils doivent organiser des recherches systématiques pour appréhender mendiants et vagabonds, mais c’est surtout à partir de 1569, date de la rébellion des comtés du Nord, que ces interventions se multiplient, la conviction des autorités étant que c’est parmi les « hommes sans maîtres » que se recrute le gros de la troupe des rebelles. C’est également dans ce contexte politique troublé qu’est votée la loi de 1572 (14 Eliz., c. 5) qui, assimilant tous les hommes sans ressources et sans emploi à des vagabonds, prévoit qu’après les avoir attachés à une charrette et fouettés jusqu’au sang, on leur transpercera le lobe de l’oreille droite au fer rouge : ainsi marqués à jamais d’infamie, ils seront de surcroît facilement repérables et passibles, en cas de récidive, du gibet. Avec la sévérité extrême de cette dernière disposition, que la terrible loi de 1547 elle-même n’avait pas envisagée (la peine de mort n’y était prévue qu’en cas de récidive dans la fuite), on atteignait le paroxysme d’un processus répressif engagé depuis plus de deux siècles mais qui prenait à présent, compte tenu de la difficulté réelle que rencontraient de nombreux individus à trouver des emplois stables, une ampleur sans précédent. Mais parce qu’il s’attaquait aux manifestations d’un problème sans remédier à ses causes, ce type d’action était fatalement voué à l’échec. C’est, semble-t-il, la prise de conscience, à l’épreuve des faits, de la vérité profonde des analyses des humanistes qui conduisit le Parlement, une fois le traumatisme de la rébellion des comtés du Nord quelque peu apaisé, à engager la nation dans la voie d’une autre politique.

34L’intitulé de la loi de 1576, An Act for the Setting of the Poor to Work, andfor the Avoiding of Idleness, est à lui seul révélateur du changement de perspective qui s’opère dans l’esprit du législateur : la prévention (avoiding) de l’oisiveté passe à présent au premier plan des préoccupations, et le moyen essentiel par lequel cette prévention peut être mise en œuvre est la création d’emplois pour ceux qui ne sont, cette fois, qualifiés ni de vagabonds ni d’oisifs mais de « pauvres ». Ce changement de terminologie implique que, pour la première fois, le Parlement cesse de faire peser une condamnation morale sur les sans emploi et reconnaît que tous ne le sont pas nécessairement par paresse. Pour certains c’est le cas, mais d’autres sont tout simplement les victimes d’une économie qui ne crée pas suffisamment d’emplois, et le dispositif mis en place par la loi vise à en finir avec une injustice qui veut que ces deux catégories soient traitées de la même façon. A cette fin, les paroisses se voient placées dans l’obligation de constituer un stock de matières premières de façon à pouvoir fournir du travail à tous ceux de leurs pauvres qui, étant aptes à travailler, se trouvent cependant sans emploi. Le fait que la constitution de ce stock de matières premières soit financée par la levée d’un impôt pour les pauvres (poor rates) indique par ailleurs que la distinction traditionnelle entre pauvres valides et pauvres invalides, les seconds se voyant seuls reconnaître le droit à l’assistance, tend à s’estomper. Le principe de la responsabilité de la collectivité envers tous ses pauvres est ici affirmé et, pour la première fois, les paroisses se voient dotées des moyens de s’acquitter de cette responsabilité. Il est également intéressant de relever que même dans le cas de ceux qui, en refusant d’accepter le travail que leur procurera la paroisse, prouveront qu’ils sont des oisifs volontaires, la loi envisage de recourir non plus aux mécanismes répressifs traditionnels, mais à la maison de correction, dont il est prévu la généralisation à l’ensemble du royaume et le financement grâce aux poor rates. Il est vrai que la loi de 1597, qui reprendra l’essentiel de ces dispositions, rétablira le châtiment par le fouet pour les oisifs volontaires, que la réalité des maisons de correction ne correspondra pas, loin s’en faut, aux intentions des législateurs en matière de rééducation par le travail, et que chômage et vagabondage continueront à s’accroître au dix-septième siècle. Mais la législation adoptée au cours du dernier quart du seizième siècle n’en témoigne pas moins d’une révision fondamentale de la perception des sans travail, puisque les autorités reconnaissent à présent qu’ils ne sont pas nécessairement des « oisifs volontaires », que la suppression de l’oisiveté ne saurait exclusivement passer par la répression, et qu’il est de leur propre devoir de tenter de remédier à cette situation par un effort collectif de mise au travail des pauvres sans emploi.

3. Le travail : une valeur en question

35La succession même des textes juridiques auxquels il a été fait référence dans la deuxième partie, le fait qu’il ait été besoin de rappeler avec insistance, tout au long du siècle, les vertus du travail, témoignent de l’écart qui pouvait exister entre les attentes de l’élite et les représentations qui restaient le fait de la plus grande partie de la population. A côté d’une situation que nous qualifierions aujourd’hui de chômage et de sous-emploi, il semble bien en effet qu’il y ait eu, chez une grande partie de la population, une incapacité réelle à intérioriser le travail comme une valeur et le non-travail comme un comportement répréhensible. Comment expliquer cette attitude, ce double standard ? Plusieurs facteurs explicatifs semblent pouvoir être mis en avant, dont nous allons tenter de dégager les contours.

3.1 Temps du travail et temps du loisir

36Tant que le travail était pour la très grande majorité de la population (95 %, rappelons-le) essentiellement agricole, son rythme restait principalement régi par les rythmes naturels. Le temps, dans l’Angleterre du seizième siècle, était ainsi d’abord un temps naturel et un temps cyclique, un temps régi par l’alternance du jour et de la nuit et par celle des saisons. Or la nuit, en ce monde où les fenêtres étaient étroites et la lumière artificielle rare, il n’était pas question de travailler. Le travailleur se voyait donc contraint à une inactivité qui durait d’autant plus longtemps, par cycle de vingt-quatre heures, que la nuit était longue, c’est-à-dire beaucoup plus en hiver qu’en été, et cela plus encore dans les régions septentrionales que dans les régions méridionales. Ce qui signifie qu’en Angleterre, la journée durait entre six et sept heures en hiver pour s’allonger jusqu’à dix-huit ou dix-neuf heures l’été, augmentant d’autant la durée possible du travail dans un monde où l’homme se levait et se couchait encore avec le soleil. C’est dire aussi l’importance des saisons, l’hiver imposant le repos alors que le printemps, l’été et l’automne étaient des périodes d’intense activité agricole. Mais le temps était aussi un temps religieux, dans lequel l’année liturgique occupait, de l’Avent à la Pentecôte, la période de repos des ruraux : la fin du printemps, l’été et l’automne, moments de forte activité agricole, étaient libres de grandes fêtes religieuses, à l’exception de l’Assomption. Au total, il semble bien qu’à la campagne le temps du travail n’ait guère occupé qu’environ deux cents jours par an, le reste du temps étant occupé par un repos imposé par la nature ou par l’Église. Par ailleurs les méthodes utilisées pour mettre en valeur la terre imposaient, du fait du manque d’engrais, des périodes de mise en jachère qui constituaient un facteur supplémentaire de sous-emploi rural. Ce sous-emploi était certes compensé par le développement du travail industriel à domicile et de l’exploitation des mines, mais il n’en reste pas moins vrai qu’à la campagne une grande partie de la main-d'œuvre disponible restait largement sous-employée. A la ville les choses en allaient un peu différemment, le rythme des saisons étant ici moins contraignant. Il est cependant intéressant de noter que les contrastes entre la nuit et le jour et l’été et l’hiver se retrouvent dans les règlements des corporations qui, par exemple, interdisent le travail de nuit et fixent souvent un taux de salaire différent pour l’été et l’hiver. De noter aussi que l’invention, au quatorzième siècle, puis la diffusion, de l’horloge mécanique permirent de pousser plus loin le processus d’encadrement du temps de travail en milieu urbain.

  • 26 L’Homélie contre l’oisiveté est lue en chaire régulièrement à partir de 1563.

37Les activités auxquelles ils pouvaient s’adonner pendant leur temps de loisir semblaient par ailleurs particulièrement chères aux contemporains. Les mises en garde continuelles de l’Église et des puritains contre les dangers que font courir à l’âme humaine l’oisiveté26, et plus particulièrement la pratique de divertissements comme les combats de coqs, la fréquentation des tavernes et des théâtres, les fêtes villageoises, les May games ou l’élection du Lord of Misrule nous donnent la mesure de leur popularité. Pour l’expliquer, certains historiens des mentalités ont mis en avant la fonction capitale de ces pratiques dans l’élaboration et la perpétuation de lien de solidarité entre individus appartenant à un même groupe social ou à une même communauté. On n’a pas manqué de souligner que, dans un monde où les hiérarchies étaient très strictes et les conditions d’existence et de travail éprouvantes, il fallait assurer aux individus des exutoires leur permettant de se libérer de temps à autre des tensions accumulées dans le cadre de leur existence quotidienne – c’est là, traditionnellement, la fonction de la fête et des rites d’inversion. On a aussi relevé que, dans un contexte où le travail éloignait souvent les individus les uns des autres — car, en dehors d’activités saisonnières comme les moissons ou la tonte des moutons, la production était alors très décentralisée, qu’elle se fasse à la maison, aux champs ou dans des ateliers de taille généralement modeste, le temps du loisir permettait aux membres d’un même groupe – à Londres, par exemple, les apprentis – ou d’une même communauté de se connaître et de cultiver des relations de bon voisinage qui s’avéreraient fort utiles en cas de difficulté imprévue. Toute cette part de l’activité des hommes qui se déroulait en dehors du temps de travail tissait donc, en fait, des liens de solidarité essentiels à la survie du groupe, tout en renforçant, au sein même de ce groupe, le sens de la hiérarchie des fonctions. En ce sens, ces activités permettaient, surtout dans le monde rural, aux relations hiérarchiques d’être tempérées par le sentiment d’une communauté d’appartenance et d’intérêts qui empêchait l’apparition d’un antagonisme de classe. On le voit, ce temps du loisir était essentiel dans la perpétuation de l’ordre établi.

3.2 Le manque d’ardeur au travail

  • 27 L’un d’eux s’exprime en ces termes : « nous n’avons cure du travail, car bientôt nous serons dans (...)
  • 28 Petty note en effet dans son ouvrage Political Arithmetic (1680) : « Quand il y a grande abondance (...)

38Par ailleurs l’ardeur au travail était loin d’aller de soi dans l’Angleterre de la Renaissance : à peine le Statut des Artisans fut-il voté que les employeurs commencèrent à se plaindre qu’il soit impossible de le faire respecter et à traîner leurs employés devant les tribunaux [Tawney & Power, 1924-27, I, p. 351-352]. Leurs témoignages sont-ils sujets à caution ? Écoutons la voix des salariés eux-mêmes, en l’une de ces rares occasions où il nous est donné de l’entendre : les meneurs de la révolte qui secoue le comté d’Oxford en 1596 avouent leur désintérêt pour le travail, affirment que puisque la vie est courte, mieux vaut en profiter du mieux qu’on peut, et proclament leur haine pour des maîtres qui les traitent « comme des chiens »27. Il est vrai que l’omniprésence de la mort et des épidémies encourageait sans doute les individus à avoir de la vie une vision à très court terme qui les incitait à profiter du présent sans se soucier de lendemains qu’ils risquaient fort de ne jamais connaître. Un siècle plus tard, William Petty et Josiah Child déploreront encore que, dès que ses besoins élémentaires sont satisfaits, le peuple cesse de travailler, déduisant de cette constatation que le seul moyen efficace de stimuler l’activité économique est d’abaisser les salaires28.

39A ces considérations d’ordre psychologique s’en ajoutaient d’autres, démographiques tout d’abord. A cette époque, plus de la moitié des Anglais avaient moins de vingt-cinq ans, et la catégorie des enfants de moins de quatorze ans représentait environ le tiers de la population totale [Wrigley & Schofield, 1981, p. 528]. Or, en termes d’emploi, cette situation avait deux conséquences principales. D’une part, étant donné que l’espérance de vie à la naissance évolua entre 33 et 38 ans au fil du siècle, la durée de vie active au cours de laquelle l’individu, une fois bien formé et en pleine possession de ses moyens physiques, pouvait atteindre l’efficacité maximum, était extrêmement courte, ne dépassant pas en moyenne une dizaine d’années. D’autre part, les enfants pesaient d’un poids très lourd sur les ressources de la communauté, et on peut dès lors comprendre l’insistance avec laquelle les textes rappellent qu’ils devaient être mis au travail, ou envoyés à l’école, dès qu’ils atteignaient l’âge de raison.

40Viennent également à l’esprit des facteurs économiques qui empêchaient la grande masse de la société Tudor d’adhérer à la valorisation du travail à laquelle tentaient de l’inciter les élites. En premier lieu l’habitude d’un niveau de vie très bas, où l’essentiel du revenu servait à satisfaire les nécessités élémentaires de la vie et à payer, dans le cas des petits tenanciers, le loyer de leur terre. Ce type d’existence, dans lequel l’homme vivait constamment à la limite de ses ressources, excluait toute épargne. Dès qu’il gagnait un peu plus d’argent, celui qui était souvent privé de la quantité de nourriture nécessaire à sa survie – le siècle connut d’impressionnantes famines – le dépensait en mangeant et en buvant plus. Notons à ce propos que la consommation de bière, et la fréquentation des tavernes quelle impliquait, lieux communs des diatribes des moralistes contre la corruption des mœurs du temps, jouaient un rôle essentiel dans l’alimentation de la partie la plus pauvre de la population. L’eau était en effet le plus souvent impropre à la consommation et la bière avait le mérite d’être une boisson saine, apportant un appréciable complément de calories à un régime alimentaire souvent trop pauvre. Or, comme il était impossible à la plupart des familles de produire elles-mêmes leur bière, leurs membres devaient se la procurer à la taverne, qui était avant tout une brasserie.

41On cherche en vain les autres formes de consommation que la société du temps proposait à ses pauvres. Le mobilier, les beaux vêtements, tout cela était hors de leur portée, et les proclamations somptuaires venaient de surcroît sans cesse rappeler à ceux qui auraient eu des goûts de luxe, qu’ils auraient peut-être pu espérer pouvoir satisfaire par un travail accru et par l’épargne, qu’il ne convenait pas qu’ils s’élevassent, par des modèles de consommation trop ostentatoires, au-dessus de leur condition. Quant à l’investissement dans l’achat de terres, le coût en était souvent sans proportion avec les maigres économies que pouvait espérer réaliser, les bonnes années, le petit paysan ou le travailleur salarié. Rappelons enfin que, dans les villes, les conditions draconiennes faites aux apprentis par le Statut des Artisans repoussaient jusqu’à environ vingt-cinq ans l’âge où il était possible de s’établir, et ce à une époque où l’espérance de vie ne dépassait pas trente-cinq ans.

42Tentant de vérifier la véracité des commentaires des contemporains sur le manque d’ardeur au travail de la majeure partie de la population, l’historien Ian Blanchard montre, par le recours à des méthodes quantitatives, que toutes les catégories du peuple n’en étaient pas affectées de la même façon, et que ce que le comportement que les moralistes qualifiaient alors de paresse peut s’expliquer par un certain nombre de considérations d’ordre psychologique et sociologique [Blanchard, 1978]. L’analyse des comportements économiques de la population des villages miniers d’Angleterre aux quinzième et seizième siècles le conduit à distinguer deux types d’individus dont l’ardeur au travail évolue en fonction d’une certaine « espérance de revenu » qui correspond elle-même à l’idée que chaque individu se faisait de sa place dans la société. Ainsi, lorsque les paysans qui tenaient leur terre à bail travaillaient à la mine pour obtenir un complément de revenu qui leur permettrait de payer leur loyer ou d’acheter des biens de première nécessité, ils le faisaient avec une très faible « intensité de travail », c’est-à-dire qu’ils travaillaient juste assez pour satisfaire un niveau de consommation minimum, tant en qualité qu’en quantité. Ils auraient pu, en travaillant un peu plus – ce qu’ils auraient amplement eu le temps de faire, en certaines saisons – se permettre de manger du pain. Mais ils n’en faisaient rien, préférant s’en tenir à un régime alimentaire reposant principalement sur la consommation d’avoine et de vesces. Le sens de ce comportement semble clair : il traduit la volonté de perpétuer des modèles de consommation communs au groupe et hérités du passé, maintenant ainsi l’individu à sa place dans la société, au-dessous des yeomen qui, eux mangeaient du pain. Quant aux mineurs « professionnels », eux qui n’avaient d’autres ressources que celles que leur procurait leur travail salarié, ils étaient soucieux d’atteindre un niveau de revenu qui leur permette de consommer plus, et en particulier de mieux manger, que les petits paysans. Ainsi travaillaient-ils davantage lorsque l’inflation menaçait d’éroder leur revenu réel. Sans racines profondes les reliant à la société villageoise dans laquelle ils ne s’étaient que récemment implantés, ils se situaient en marge des hiérarchies traditionnelles. Mais leur modèle de consommation ostentatoire était à son tour mal perçu par ce groupe, en un temps où l’on rappelait sans cesse aux hommes qu’ils devaient rester dans la condition qui les avait vu naître et où, loin d’être considérée comme une vertu, l’ambition personnelle était considérée comme un vice. Celui qui s’élevait socialement suscitait la réprobation – plus encore que la jalousie – de ses voisins et s’aliénait leur sympathie, rompant la base même du tissu de solidarités dont nous avons vu qu’il était si essentiel au fonctionnement des communautés rurales et urbaines.

43Au terme de cette analyse, il semble donc possible d’affirmer que, du fait de la poussée démographique et de l’incapacité de l’économie préindustrielle à absorber l’intégralité de l’offre de travail, on assista dans l’Angleterre du seizième siècle à une augmentation sensible du chômage ou du sous-emploi, problème qui ne manqua pas de susciter l’inquiétude des élites. C’est sans doute ce qui explique que la question du travail occupe une bonne place dans les commentaires des contemporains sur la société de leur temps, mais aussi dans la réflexion des humanistes et dans la législation adoptée au fil du siècle. Que retenir de ces différents types de discours sur le travail ? Le fait, d’une part, que le travail y est entendu dans un sens large qui désigne non plus seulement la production de biens mais toute fonction sociale. Mais aussi que la connotation négative autrefois associée au travail manuel tend à s’estomper pour céder la place à une vision plus positive dans laquelle le travail est valorisé en tant qu’il constitue un devoir religieux, ou bien parce qu’il est considéré comme socialement utile, moralement recommandable, politiquement souhaitable et économiquement profitable. Mais ces discours restent le fait d’une certaine élite qui exclut, aux deux extrêmes de l’échelle sociale, l’aristocratie – qui reste attachée à un culte du loisir qui constitue, plus que son signe distinctif, un véritable art de vivre – et la plus grande partie du peuple que ses conditions d’existence empêchent d’adhérer à une valorisation du travail dont elle n’a, finalement, rien à attendre.

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Notes

1 Voir sur ce point le Livre Blanc sur l’emploi publié par le gouvernement britannique en 1944 (Employment Policy, Londres, HMSO, Cmd 6527, mai 1944) et l’Employment Act voté par le Congrès américain en 1946.

2 « Dieu prit l’homme et l’installa dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder » (Genèse, II, 15). Traduction Bibliothèque de la Pléiade.

3 « Maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la souffrance que tu te nourriras de lui tous les jours de ta vie [...] A la sueur de ton visage tu mangeras le pain jusqu’à ton retour au sol » (ibid. III, 17-19).

4 Ecclésiaste, VII, 15 et XXXIII, 25-31 ; Psaume CXXVIII ; Épître aux Ephésiens, IV, 28.

5 Proverbes, VI, 6-12 ; X, 4-5, 26 ; XII, 24, 27 ; XIII, 4 ; XV, 19 ; XIX, 15, 24 ; XX, 4, 13 ; XXIII, 21 ; XXIX, 30-34 ; XXVI, 13-16 ; Matthieu, XXV, 26.

6 Ecclésiaste, XXXIII, 27.

7 Deuxième Épître aux Thessaloniciens, III, 10.

8 Saint Augustin, La Cité de Dieu, IX, 19, cité par Hannah Arendt [1958, p. 316 et suiv.].

9 Thomas d’Aquin, Summa Theologica, II, 2, 182, 1-2. Cité par H. Arendt, ibid..

10 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, III, 135. Cité par H. Arendt, ibid.

11 Dans une telle organisation sociale le concept de travail se réduit, on le voit, au travail manuel et constitue une activité pénible, douloureuse, réservée au peuple (labourers). A l’inverse, l’un des traits caractéristiques de l’aristocratie était son culte du loisir (otium), défini comme l’inverse du travail, et le fait que son statut la dispensait de l’obligation de travailler.

12 La population de l’Occident double entre la fin du dizième et le milieu du quatorzième siècle, la poussée démographique étant particulièrement forte autour de 1200 et se poursuivant en Angleterre jusqu’à ce que la Peste Noire (1349) ne fasse disparaître environ un tiers de la population du royaume [Myers, 1952, p. 24].

13 L’Angleterre compte environ deux millions trois cent mille habitants en 1520 et quatre millions à la fin du siècle [Wrigley & Schofield, 1981].

14 On assiste en effet à une évolution des structures agraires avec la progression des enclosures, et à une évolution des modalités d’exploitation de la terre à une époque où de nombreux domaines sont démembrés ou vendus (notamment lors de la dissolution des monastères) à la gentry et à la yeomanry. A cette occasion se perd le devoir de protection traditionnel du seigneur à l’égard de des paysans.

15 Un premier élément d’explication semble résider dans l’action des corporations de métiers qui détenaient un véritable monopole de l’embauche : l’apprentissage était réservé soit aux enfants dont le père exerçait déjà le métier, soit à ceux dont les parents pouvaient verser une somme substantielle, ce qui fermait de fait l’accès de ces professions aux ruraux désargentés. Le Statut des Artisans de 1563 vint renforcer ces difficultés en instituant une période obligatoire d’apprentissage fixée à sept années et interdit d accéder à la maîtrise avant l’âge de vingt-quatre ans. De plus le texte stipulait que seuls les fils de propriétaires dont la terre leur procurait un revenu de plus de soixante shillings par an pouvaient être admis en apprentissage. Pour les autres, le seul emploi accessible était celui de domestique, activité extrêmement précaire (les domestiques pouvant être renvoyés du jour au lendemain), mal rémunérée, et n’offrant aucune perspective d’ascension sociale.

16 En 1517 les magistrats de la Cité de Londres recensent mille mendiants méritants dans leur ville. Près d un demi siècle plus tard, en 1559, le correspondant de Sir James Croft estime que le nombre total de « geux et d’hommes sans maître » vivant en Angleterre s’élève à treize mille. En 1577 William Harrison avance le chiffre de dix mille « voleurs et mendiants oisifs » et vingt ans plus tard le pays compte, selon un magistrat de Cornouaille, deux cent mille vagabonds, dont dix mille vivent dans son seul comté. En 1596 Edward Hext, juge de paix dans le Somerset, calcule qu’il y a environ trois à quatre cents vagabonds par comté, auxquels il faut ajouter trente à quarante gitans, ce qui correspondrait à un chiffre total de seize à vingt mille pour l’ensemble du pays. En 1594 Sir John Spencer, le Lord Maire de Londres, estime à douze mille le nombre de mendiants vivant dans sa seule ville. La disparité entre ces chiffres est évidente et reflète non seulement l’absence de moyens fiables de recensement national au fil du temps, mais plus encore l’absence de référence conceptuelle à une seule et même catégorie d’individus privés d’emplois, au sens où s’entend aujourd’hui le concept de chômage, dont on sait qu’il ne vit le jour qu’à la fin du dix-neuvième siècle. Les catégories auxquelles se réfèrent les écrits du seizième siècle se chevauchent assez largement : les « hommes sans maître » ne sont pas nécessairement des mendiants, puisqu’ils peuvent également vivre de rapines ; tous les « mendiants » ne sont pas nécessairement « oisifs », car s’ils ne sont pas valides, on les qualifiera de « méritants » ; enfin les pauvres oisifs ne sont pas nécessairement des vagabonds [Aydelotte, 1913, ch. 1 ; Beier, 1985, p. 14-15].

17 Citons en particulier ceux de Worcester (1555-56), Norwich (1570), Warwick (1582) et Ipswich (1597).

18 Les sans travail sont qualifiés de chenilles (caterpillars), de chenilles de mites (mothworms) ou de faux bourdons (drones) vivant en nids ou en essaims (nests, swarms).

19 Le préfixe privatif de l’adjectif unprofitable qui leur est appliqué est à cet égard tout à fait éclairant.

20 Les mendiants, les domestiques, les paysans, les prêtres ignorants et lubriques, les étudiants, les lettrés, les médecins, les hommes de loi, les marchands, les gentlemen, les princes et les femmes.

21 Bien entendu il convient, lorsque l’on étudie cette œuvre, de distinguer deux niveaux d’analyse : le niveau utopique, qui est celui des propositions radicales concernant une société idéale située dans un « non lieu » qui figure un point dans le temps situé dans un avenir infiniment lointain ou indéterminé ; et d’autre part le niveau des propositions concrètes, susceptibles d’être mises en œuvre rapidement dans l’Angleterre du temps.

22 An Act Avoiding Divers Foreign Wares Made by Handicrafismen beyond the Sens (5 Eliz, c. 7).

23 Voir 34 Edw. III, cc. 10, 11 (1360-61); 7 Rich. II, c. 5 (1383); 12 Rich II (1388); 15 Rich. II, c 6 (1392) ; 2 Hen. V, c. 4 (1414) ; II Hen. VII, c. 2 (1495).

24 « Attendu que sa Majesté le Roi désire plus que tout au monde la prospérité et la tranquillité de ce royaume [...] son souhait et son intention, toujours mue par la pitié, est de les soumettre par des moyens plus doux que la rigueur extrême prévue par une loi votée du temps du roi Richard II ; considérant aussi la lourde charge qu’imposerait à ses sujets l’emprisonnement des vagabonds prévu par la même loi, séjour au cours duquel bon nombre d’entre eux perdraient certainement la vie [...] » (“For asmoche as the Kyngis grace moost entierly desireth amonges all erthly thingis the prosperité and restfulnes of this land [...] willing and alwaies of his pitie intending to reduce theym thereunto by softer meanes then by such extreme rigour therfor purveied by a Statute made in the tyme of King Richard the second, considering also the great charges that shulde growe to his subgettis for bringing of vagabondes to the Gaoles according to the same Statute and the long abiding of theym therin, whereby by likelehede many of theym shulde lose their lives [...])” II Hen.VII, c. 2, cité par Ribton Turner [1887].

25 An Act for the Punishment of Vagabonds and the Relief of Poor and Impotent Persons (I Edward VI, c. 3).

26 L’Homélie contre l’oisiveté est lue en chaire régulièrement à partir de 1563.

27 L’un d’eux s’exprime en ces termes : « nous n’avons cure du travail, car bientôt nous serons dans un monde plus joyeux [...] Je veux travailler certains jours et m’amuser d’autres jours [...] Les domestiques sont tellement bridés et traités comme des chiens qu’ils seraient prêts à trancher la gorge de leurs maîtres » (“care not for work, for we shall have a merrier world shortly [...] I will work one day and play the other [...] Servants werre so held in and kept like dogs that they would be ready to cut their masters’ throats”) [Hill, 1974, p. 232].

28 Petty note en effet dans son ouvrage Political Arithmetic (1680) : « Quand il y a grande abondance de blé [...] le travail des pauvres est proportionnellement cher et l’on peut à peine en disposer, tant est grande la débauche de ceux qui ne travaillent que pour manger ou plutôt pour boire » (“When Corn is extremely plentiful [...] the labour of the poor is proportionately dear : And scarce to be had at all (So licentious are they who labour only to eat or rather to drink.”). Josiah Child ne voit pas les choses autrement, qui affirme dans A New Discourse of Trade (1668) : « quand les prix sont bon marché, ils ne travaillent pas plus de deux jours par semaine, leur disposition les incitant non pas à se prémunir contre des temps difficiles, mais à travailler juste ce qu’il faut pour se maintenir dans la condition misérable à laquelle ils sont habitués. » (“in a cheap year they will not work above two days in a week: their humour being such, that they will not provide for a hard time, but just work so much and no more, as they may maintain them in that mean condition to which they have been.”). Ces deux citations sont extraites de Gregory [1921].

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