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Un pasteur républicain au XIXe siècle : Lettres de Jules Steeg à Maurice Schwalb 1851-1898

[1892]

Texte intégral

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Paris, 31 Janvier 1892

  • 1 Le ministre de l’Instruction publique était Léon Bourgeois (1851-1925), plus tard un des promoteur (...)

1[...] Hier j’ai eu au Musée pédagogique la visite du ministre, des Directeurs du ministère Liard et Buisson, et du recteur Gréard1. C’était je crois la première fois qu’un ministre venait visiter l’établissement. Il m’a témoigné sa satisfaction des résultats que j’ai obtenus depuis mon entrée, et m’a promis les améliorations que je lui ai montrées nécessaires. Sans m’absorber, ma Direction m’intéresse ; elle me met en relation avec beaucoup de gens et beaucoup de livres. Malheureusement les comités et commissions prennent beaucoup de temps. [...]

  • 2 Ce vieil ami est sans doute Philippe Frédéric Gustave Hickel, époux d’une demoiselle Winter, notai (...)

2J’apprends à l’instant la mort de M. Hickel, le fils de notre vieil ami. Il était le beau frère de M. Renckhoff, et le beau frère d’un neveu de Madame Pécaut2. [...]

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Paris, le 21 Février 1892

  • 3 Cette lettre, véritable petit cours sur l’école de la République et la laïcité, a été appelée par (...)
  • 4 C’est-à-dire n’appartenant ni au clergé ni à une congrégation religieuse. C’est cela qu’on appelle (...)
  • 5 C’est-à-dire n’a pas le droit. C’est ce principe auquel il a été renoncé aujourd’hui.

3[...] Je te ferai envoyer demain s’il en reste des exemplaires, un fascicule sur l’enseignement de la morale dans nos écoles primaires et normales3. En vertu de la loi du 28 Mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire, l’enseignement religieux a été supprimé dans les écoles publiques de France, et remplacé par “l’enseignement moral et civique”. La loi du 30 Octobre 1886 (dont j’ai été le rapporteur) porte (article 17) : “Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque4.” Naturellement ces prescriptions ne regardent pas les écoles privées, c’est à dire payées exclusivement par les particuliers ou les congrégations : l’Etat ne peut donner5 même une subvention ou un secours à de telles écoles. L’enseignement religieux peut y être donné par les maitres, à la condition qu’ils aient le brevet primaire, sans lequel nul n’a le droit d’enseigner, même dans les écoles privées.

4Dans les écoles publiques, où l’enseignement est gratuit, les instituteurs ne doivent pas enseigner ou faire réciter le catéchisme : il n’y a pas de classe le jeudi, pour que les enfants puissent aller, si les parents les y envoient, aux cours d’instruction religieuse donnés hors de l’école. Même le Jeudi et le Dimanche, même en dehors des heures de classe, les ecclésiastiques n’ont pas entrée à l’école, ni pour inspecter, ni pour enseigner. La règle est formelle, et ne souffre point d’exception. – c’est la séparation absolue de l’Eglise et de l’Ecole.

5Si les instituteurs et institutrices y consentent, ils peuvent conduire le Dimanche les enfants à la messe, ou plutôt les y grouper sous leur surveillance, car on n’y va pas de l’école : cela, c’est pure tolérance, et considéré comme acte de la vie privée ; qu’ils aillent ou non à l’Eglise, avec ou sans les enfants, c’est leur affaire personnelle.

  • 6 Les délégués cantonaux étaient des personnes désignées dans chaque canton par le conseil départeme (...)

6Ainsi donc, en réponse à ta première question : la porte de l’école est rigoureusement fermée à l’ecclésiastique ; il ne pénètre sous aucun prétexte, il ne peut être délégué cantonal6, ni faire aucune instruction, même en dehors des heures de classe. Il n’y a nulle part d’exception.

7Quant aux écoles privées, elles peuvent être dirigées par des congréganistes, mais le prêtre n’y a pas non plus accès dans les classes : s’il vient, c’est en dehors de l’enseignement régulier.

8La laïcisation de notre école publique laïque est un fait accompli – tant pour le programme que pour le personnel. Ce personnel se compose d’un peu plus de cent mille maitres et maîtresses : il n’y a plus un seul congréganiste homme ; il y a encore quelques centaines de congréganistes femmes. Elles disparaîtront par extinction, car on n’en peut plus nommer de nouvelles. Les derniers congréganistes hommes ont disparu depuis le mois d’Octobre.

  • 7 C’est-à-dire formulée en principes et en lois.
  • 8 C’est-à-dire appartenant à une religion organisée, à une Eglise.
  • 9 Publié en 1882.
  • 10 Publié en 1888.

9La seconde question : Il est plus difficile d’y répondre. Comment se dorme l’enseignement moral ? Dans les écoles normales – c’est le directeur qui en est chargé ; dans les écoles primaires, chaque maitre doit le donner à sa classe, une fois par jour, habituellement le matin au début des exercices. Cet enseignement dépend tout naturellement de la valeur du maitre. La plupart des maitres s’aident de quelqu’un des manuels que quelques uns de nous ont composé : généralement leurs leçons inclinent vers la morale pratique et très fréquemment utilitaire. On leur laisse une très grande liberté quant à la théorie ; généralement elle est spiritualiste, quelquefois, mais rarement, catholique : ils la laissent plutôt dans l’ombre, ou n’en ont pas du tout. Cet enseignement moral et civique est absolument indépendant de toute religion positive7, confessionnelle8. Les maitres en puisent l’inspiration dans leur conscience. Le programme pour les écoles primaires, tu le trouveras dans mon petit livre Instruction morale et civique9 et celui pour les écoles primaires supérieures et les écoles normales, tu le trouveras dans mon livre l’honnête homme10. C’est dans les limites de ces programmes que maitres et maitresses sont libres de se mouvoir. Nous n’avons qu’à nous féliciter de cette institution : elle est rationnelle, équitable, libérale, respectueuse des consciences, nécessaire dans ce pays qui se détache du catholicisme et qui risquerait de “jeter l’enfant avec le bain” comme on dit en Allemagne. [...]

  • 11 « Fais et espère ».

10A travers tout, le monde marche, et si l’homme ne change pas beaucoup, la société est plus juste et plus habitable ; les crises qu’elle traverse incessamment sont sa vie ; il faut y assister avec sympathie, y prendre toute la part qu’on doit et qu’on peut, mais ne pas se laisser assombrir, ni surtout jeter le manche après la cognée. Fac et spera11, c’est la devise du croyant et du sage ; je ne suis guère l’un ni l’autre, et pourtant c’est ma devise. [...]

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Flainville, le 17 Avril 1892

  • 12 Berthe ; elle fut longtemps appelée Bébé dans sa famille.
  • 13 Hoang, fils du vice-roi du Tonkin, en pension chez les Steeg.

11[...] Me voici tranquillement dans mon cabinet solitaire de Flainville, en ce matin de Dimanche de Pâques. Ce village est catholique, donc je n’irai pas au culte. Je suis seul avec ma femme. Bébé12 et mon bouddhiste13 ; il ne sera pas question de Pâques. Il est d’usage en Russie, quand on se rencontre ce jour là, que le premier dit : Christ est ressuscité ; le second répond : il est vraiment ressuscité – et l’on se baise sur la bouche. L’empereur Nicolas, sortant de ses appartements, rencontra une sentinelle, et lui dit : Christ est ressuscité ! L’autre répond : non, il n’est pas ressuscité ! Stupeur du Czar, qui recommence, et reçoit la même réponse. Information prise, c’était un soldat israélite. Le Czar, dit on, rit de l’occurrence. Combien de milliers et de millions ne trouverait-on pas qui feraient la même réponse, s’ils parlaient selon leur conviction personnelle ! [...]

  • 14 Berthe, dont le mari, Pierre Carrive, était président du tribunal de Rambouillet. Jeanne Steeg éta (...)

12[...] A mon retour, je n’ai pas vu le ministre, mais M. Buisson ; il n’a pas été question de mission en Tunisie. Dès lors, je me suis décidé à venir passer une semaine ici dans la retraite. J’ai vu Jeanne et ai été diner avec elle chez les Gaufrès à Courbevoie avant son départ pour Rambouillet, où elle va demeurer cinq ou six jours chez la fille de M. Pécaut14. Je pense que Charles et Théodore vont venir nous rejoindre.[...]

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Le Puy, Haute Loire, Lundi 6 Juin 1892

13[...] Je suis en route depuis le commencement du mois de Mai. J’ai parcouru les départements du Rhône, de la Loire, de l’Ailier, du Puy de Dôme, de la Haute Loire, c’est à dire une partie du Massif central. [Impressions du pays. Il est maintenant dans la région montagneuse]. Partout des écoles, des maitres zélés, de braves petits ecoliers qui font en hiver 4, 5 kilomètres dans la neige, et qui ne manquent jamais, sauf les jours de tourmente où la sortie serait mortelle. Ces enfants savent une foule de choses dont leurs grands pères n’avaient pas la moindre idée. Le progrès est visible, indéniable. On me récite les plus belles pages de la Fontaine, de Corneille, de Victor Hugo, on y chante avec entrain et parfois avec goût. Toute cette région est semée de maisons religieuses. C’était le centre, la forteresse du catholicisme. C’est effrayant la quantité de couvents, d’ordres de toute nature, d’institutions cléricales qui s’étalent dans de magnifiques bâtiments. Mais la décroissance arrive ; le nombre de leurs élèves diminuant, nos écoles gagnent d’autant. Les dernières élections municipales ont témoigné d’un mouvement croissant vers les idées libérales et républicaines. Le cléricalisme perd visiblement du terrain ; nos enfants sont les véhicules de la bonne parole. [...] J’ai le projet de rentrer à Paris vers le 20. D’ici là il me faut voir encore le Cantal, la Corrèze et la Creuse. [...]

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Paris, le 4 Juillet 1892

  • 15 Son père aurait préféré qu’il passât l'internat. Mais il avait pris cette décision dès le mois de (...)
  • 16 Une lettre annonçant les fiançailles de Théodore Steeg et d’Ewaldine Bonet-Maury, fille de Gaston (...)

14[...] Je suis rentré à Paris depuis quelques jours. [...] Ma femme est partie pour Flainville avec Lucie et Berthe. Charles achève ses derniers examens de médecine, et a résolu d’aller s’installer à Veules, plage très fréquentée, située à quelques kilomètres de Flainville, entre Dieppe et S t Valery15. Sa mère lui a loué une maison ; il s’occupe à acheter son trousseau et sa Bibliothèque. Il ira probablement s’y fixer à la fin du mois. – Théodore a subi cette semaine les deux épreuves écrites de l’agrégation de philosophie : “de l’imagination dans la perception extérieure” – “les antinomies de Kant dans la critique de la raison pure”. Il n’en est pas content et croit qu’il ne sera pas admissible. Il est vrai qu’il se présentait surtout pour la forme, étant un peu jeune pour ce concours, où il est très rare qu’on réussisse la première fois. Les fiançailles16 n’en ont pas moins été rendues publiques, et son mariage aura lieu vers le mois d’Octobre. Je reviens sur une idée que je t’avais déjà exprimée à Brême. Je me demande s’il ne serait pas bon que Jeanne allât passer deux de ses mois de vacances en Allemagne, sans préjudice d’un vrai séjour d’études plus tard. [...] [Il demande si Schwalb ne pourrait pas la recevoir] Elle paierait toutes ses dépenses, cela va sans dire, mais elle serait en famille. [...]

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  • 17 Carte postale adressée à : Herm Dr Schwalb / (aus Bremen) / Schierke / Harz / (Allemagne)

11 Juillet 189217

  • 18 Où les Schwalb passent les vacances.

15[...] Je te remercie bien de ton offre pour Jeanne. Je n’ai pas encore écrit à sa mère, et je ne sais si mon idée lui sourira. Je voulais, avant de lui en parler, savoir si tu pouvais la recevoir. Je vais lui écrire car elle est, avec toute la famille, à Flainville. Le premier plan me sourirait : à Schierke18 depuis le 1er Août, et à Brême jusqu’à la fin de 7bre. Elle aura besoin d’être ici dès les premiers jours d’Octobre, tant pour ses cours que pour le mariage de son frère [...]

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Paris, le 29 Juillet 1892

16[...] Je te remercie de tes lettres à Jeanne ; elle est revenue de Flainville et se prépare à partir pour Schierke. Ce voyage, seule, à l’étranger, lui fait un peu peur ; mais elle a du courage et se réjouit du séjour qu’elle fera auprès de vous. [...]

17Théodore et Charles partent demain matin pour Flainville, avec notre domestique. Jeanne le lendemain, je resterai seul pendant une vingtaine de jours au moins, mais si occupé du matin au soir par les examens que je n’aurai pas le temps de m’ennuyer. Il faut des nerfs solides pour résister à ce régime. J’aurai pendant une semaine onze et douze heures d’examen par jour. En revanche, quel repos une fois à la campagne !

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  • 19 Billet évidemment mis dans une lettre à Jeanne pour qu’elle le remette à Schwalb.

M. Schwalb 19 Paris, le 15 Août 1892

  • 20 Il s’agit de Jeanne, qui est chez les Schwalb.
  • 21 Adolphe Goy, pharmacien, qui venait cet été-là d’épouser Maïki Beck, sœur de Fanny Steeg.

18[...] C’est une consolation à l’ennui de se trouver en pays étranger que d’être auprès d’amis bienveillants et indulgents20. [...] J’ai heureusement ici le fils de notre ami Goy21, qui a épousé une belle sœur de Louis. C’est un reflet de la famille, et j’y vais déjeuner presque tous les jours. Cela me repose quelques instants. Je dine soit avec M. Buisson, soit à l’hotel. A Flainville, on est un peu désorganisé par la maladie d’une servante et l’installation du docteur. Je vais redonner du lest en y allant et servir de centre au mouvement. [...]

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Flainville, le 6 Septembre 1892

19[...] Je suis heureux que notre Jeanne vous plaise et même à ce point que vous désirez la garder un an ! Mais sa maman n’entend pas de cette oreille là. Elle a d’ailleurs des études à terminer, un très lourd et difficile examen à préparer. Quand ce sera fait, si elle réussit, et si elle a pris goût à l’allemand, je n’aurai personnellement aucune objection à ce qu’elle retourne là bas et pousse ses études plus loin. Pour le moment, ce serait inopportun. [...]

20Voici revenu le beau temps. Ce pays est un vrai délice avec le soleil. Je gratte un peu au jardin, j’enlève les mauvaises herbes, j’attache les rosiers, je cueille les poires, je ramasse les pommes ; je reste le matin dans mon cabinet à finir quelques travaux arriérés ; je lis un peu avec mon Tonkinois ; je fais un tour à la mer. Le soir on fait avec les Beck une partie d’échecs ou de cartes, on prend le thé, et les vacances passent doucement, et avec la vélocité d’un éclair. [...] Ici, tout va bien. Théodore est à Paris, ou pour mieux dire au paradis, près de sa charmante fiancée. Jusqu’à présent, la famille soulevait des difficultés, tout s’est aplani, parait il, et il nage dans le bleu. Heureux âge !

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Paris, le 16 Octobre 1892

  • 22 La famille Schwalb avait des habitudes de régularité et d’ordre extrêmes, dont Zoé Steeg avait pas (...)

21[...] Jeanne nous est arrivée hier soir en bonne santé et florissante. Le séjour de Brême lui a été favorable. Son train a eu trois quarts d’heure de retard ; de plus, nous avons attendu presque autant en cherchant sa malle de tous les côtés ; finalement nous sommes partis sans l’avoir, et nous avons diné à 9 heures. Elle disait : O ma régularité de Brême22 ! Ce matin, elle a retrouvé la malle, qui s’était attardée en route. Je ne saurais trop te remercier, et ta chère femme, et tous les tiens, de votre bonté, de vos aimables attentions pour Jeanne. Elle est toute pleine de souvenir et de reconnaissance. Elle a mené à Brême la vie la plus agréable ; et je n’en doute pas, très instructive et suggestive. Il lui semble maintenant qu’elle n’a jamais quitté Paris, et que son voyage est un rêve, un agréable rêve. [...] La joie des sœurs et des frères a été très vive, et très bruyante, pour ne rien dire de celle des parents. On lui a fait fête et tout aujourd’hui les amies ont afflué.

22[...] Quand la période des examens sera finie, je rentrerai dans la liberté de mon temps. Ce n’est pas que tout soit ennuyeux dans cette besogne ; il y a parfois des travaux de candidats intéressants, des interrogations qui font plaisir, des gens dont on se plait à bien augurer.

23Notre ami Pécaut, qui devait servir de témoin à Théodore, ne sera pas rentré à Paris ; il a passé de mauvaises vacances ; il est couché sur son lit par des fièvres quartes, qui le minent. C’est pour lui un chagrin, et en même temps un souci à cause de son œuvre. Mais j’espère qu’il vaincra le mal et nous reviendra le mois prochain.

24Voilà donc Renan parti. On lui a fait de magnifiques funérailles. C’était sans contredit l’un des premiers écrivains de ce temps, et malgré ce qu’il y a d’incomplet dans sa critique, d’ondoyant et d’insaisissable dans ses idées, il a plus fait pour rapprocher du public les études religieuses et l’initier aux éléments d’une théologie moderne, hardie, libératrice, que n’auraient pu le faire les travaux les plus consciencieux de savants réellement dignes de ce nom.

  • 23 Jean Pierre Eckermann (1792-1854) ; ses Conversations avec Goethe sont de 1837.
  • 24 Mme Necker de Saussure (1766-1846), Genevoise ; son livre L'Education progressive (1828) est un de (...)

25Jeanne a rapporté les Conversations d’Eckermann23 ; je vais les lire aujourd’hui. Depuis ma rentrée, je n’ai plus rien lu. Je me propose d’étudier le livre de Mme Necker de Saussure24 sur l’Education progressive. Pécaut m’a demandé d’aller faire sur ce sujet une conférence aux dames de Fontenay qui préparent le difficile examen de la direction des Ecoles normales. Ces conférences m’intéressent vivement ; je dorme diverses dissertations à faire sur les diverses faces d’un sujet ou d’un écrivain ; je les corrige et je disserte à mon tour. Mais cela prend beaucoup de temps et dorme de la peine.

  • 25 Fanny avaitfait une fausse couche lors de sa première grossesse.

26J’attends à chaque heure la nouvelle de la délivrance de ma belle fille, et avec une certaine anxiété, à cause du passé25. Dieu veuille que tout aille bien ! Mon voyage à Brême et le séjour de Jeanne me semblent avoir rapproché les temps et les distances, et que je vis plus près de toi et plus intimement. [...]

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  • 26 Carte postale adressée à : Herrn Dr M. Schwalb / Prediger zu St Martini / Keplerstrasse / Bremen / (...)

Paris, 29 Oct. 189226

  • 27 Jules Steeg (1892-1978). Il épousera Jeanne Lucotte (1899-1984) et sera industriel, fabriquant d’a (...)
  • 28 Le mardi 25 octobre, à la mairie du XIVe et au temple de l’Oratoire.

27Je reçois une dépêche de Louis de Tunis, m’annonçant l’heureuse naisance d’un fils27. Je ne veux pas te le laisser ignorer un jour. Tu t’associeras à notre joie. – La noce de Théodore s’est bien passée28, malgré une pluie diluvienne. Le jeune ménage s’en est allé à Veules, passer quelques jours dans le chalet du Docteur, d’où ils nous écrivent des lettres toutes vibrantes de bonheur. [...]

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Paris, le 13 Novembre 1892 matin

28[...] Ces dernières semaines ont été très animées, très vivifiées pour nous par les événements familiaux, un mariage, une naissance. Nous ne sommes pas encore blasés sur ces impressions. [...]

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Paris, le 20 Novembre 1892

  • 29 Mathilde Heitz (la fille aînée de Schwalb) mourut le 11 novembre, 12 jours après la naisance de so (...)
  • 30 L’intérêt commun.

29[...] Ta pensée ne me quitte pas. Je ne puis me faire à ce vide29, à ce deuil, à cette douleur poignante, à cet arrachement du cœur et des entrailles, à ces ténèbres qui tombent subitement sur ta vie. Il y a je ne sais quoi qui stupéfie, qui effare dans une séparation aussi brutale, aussi inattendue, aussi contraire à la logique des choses, à la bonne marche de la vie. Pourquoi, pourquoi ? Ces catastrophes ébranlent tout l’être, préparent le détachement final. Rien ne tient, nulle sécurité, nulle solidité, aucun roc. C’est le flottement universel, la course effrénée des atomes qui glissent les uns sur les autres dans l’immensité. Les plus chers objets de nos affections les plus vives s’enfuient tout à coup, il reste d’eux des souvenirs, image flottante que le temps affaiblit, et nous partons à notre tour, emportant le dernier vestige de ce souvenir. Tout cela n’est il pas horrible, et ne faisons nous pas bien de chercher le solide, le durable, de nous construire une forteresse de foi et d’espérance ? J’ai pourchassé l’illusion, j’y ai vu un mensonge à détruire ; j’ai eu tort. L’illusion nous est bonne autant que douce, elle est un reflet de vérités profondes qui nous dépassent, qui nous échappent, mais qui nous enveloppent. Il y a autant d’incohérence dans le système le mieux lié, qu’il soit de Zénon, d’Epicure ou de Hegel, que dans la foi naïve qui jaillit des cœurs simples, et il y a ici un accord plus sûr avec les profonds instincts de l’âme. Du reste, allez donc chercher la logique ! Où est elle ? Qui en use jusqu’au bout ? Je lis ces jours ci Marc Aurèle avec Théodore. Il est athée et il est chrétien, il prêche l’indifférence universelle et la sévère moralité, la philanthropie, la vertu, la bonté. Il dit que le meilleur, le plus sûr moyen de se détacher de la vie, c’est d’analyser ses sensations, de réduire chaque objet à ses parties ; elles sont insignifiantes. Et pourtant la vie a un sens, un but : τò κoιvῆ σuµΦὲρov30. Tout cela ne se tient pas et aboutit néanmoins à une résignation, à une noblesse, à une pureté d’intentions, à une sérénité qui sont admirables.

30Il ne devait pas ses sentiments à ses doctrines. Nos sentiments précèdent nos doctrines ; nous avons des habitudes d’esprit et de cœur comme des habitudes de corps, et nous y revenons sans cesse, malgré nos systèmes, ou en y conformant nos systèmes. J’ai reçu dans mon enfance, dans ma jeunesse, au moment du développement, de la croissance de l’être intellectuel et moral, une certaine conformation, une manière d’être qui subsiste, qui se retrouve à travers tout, qui détermine mes impressions, mes jugements, mes émotions et qui m’accompagnera jusqu’à la fin. Faut il conclure la puissance de l’éducation ? Oui, mais aussi une certaine harmonie préétablie, car la même éducation ne produit pas chez tous les mêmes effets. J’ai reçu ces jours ci une lettre de Bodelschwingh me recommandant quelqu’un, plus une brochure sur ses établissements. Ce sont de belles œuvres, qui rappellent celles de John Bost à La Force, et peut-être même plus importantes. C’est beau d’avoir gardé cette foi d’enfant, crédule et joyeuse, active et féconde : elle fait de bonnes choses ; peut-être plus éclairée en ferait elle de plus importantes, de plus réellement utiles ; mais qui sait si elle ne perdrait pas en intensité et en énergie d’action ce qu’elle gagnerait en lumière ? Laissons chacun en son lieu ; il y a place pour tout en ce monde. [...]

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Dimanche 27 Novembre 1892

31[...] Ta lettre m’a vivement ému. J’admire et j’envie cette haute sérénité devant les coups les plus rudes, j’ose dire les plus cruels. [...] Oui, il arrive trop souvent que les pères ensevelissent leurs enfants. Mais cela n’est il pas un renversement de la nature ? N’est il pas plus juste, plus normal que les pères s’endorment sous les yeux de leurs enfants ? Je sais bien qu’il y a des raisons physiques et naturelles qui expliquent toutes choses, et qu’il n’y a nul effet sans cause suffisante. Et cela ne me touche que peu. Mais ce qui importe, et c’est là ce que je voulais dire par la foi, c’est qu’il y ait des causes de justice, de bonté, des motifs d’espérance et de confiance derrière ce voile terrifiant des catastrophes terrestres. Nous ne sommes pas si loin de nous entendre Mais notre harmonie d’amitié ne peut faire que nous ayons même nature, même tempérament, même caractère, mêmes impressions. Tu es autrement vigoureux que moi, et peut-être me serais je laissé absorber tout entier si j’avais vécu à ton ombre. Mais la vie, en nous séparant, m’a laissé me développer tel quel, avec mes faiblesses sans doute, et avec mon tempérament particulier. – Hé non, je ne veux pas revenir à l’orthodoxie de notre enfance, et je crois qu’au fond j’en suis plus loin que toi, et depuis bien plus longtemps. Mais je m’y reporte avec une certaine douceur, et je suis sans la moindre amertume ou irritation contre ceux qui sentent et pensent ce que je pensais et sentais alors. Etions nous des hypocrites à 20 ans, à 25 ans ? Pourquoi ne pas nous transporter en esprit dans l’esprit des autres ? D’autant qu’ayant éprouvé les mêmes impressions et ayant eu les mêmes croyances, cela nous est plus facile. Je vis depuis une douzaine d’années en dehors de l’Eglise, n’ayant que peu de rapports avec ses pasteurs, n’allant que très irrégulièrement au culte, et par conséquent peu au courant des allures et des mines des “dévots”. Mais si on les fuit, si on les méprise, si on les hait, que restera-t-il pour faire vivre l’Eglise ? Je ne parle pas des faux dévots, mais des hommes pieux, tels que la tradition les a façonnés. Ils sont insupportables, mais ils ont du bon ; ils se distinguent du commun des hommes par des sentiments plus élevés, par des soucis plus nobles, par une charité plus active, plus persévérante. Je ne sais ce que l’on gagnerait à leur disparition.

  • 31 Il s’agit du certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire des jeunes filles. Elle préparera e (...)

32[...] Jeanne travaille beaucoup, histoire, lettres, allemand. Je voudrais bien qu’elle eût ce difficile examen derrière elle31

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Paris, le 29 Décembre 1892

  • 32 C’est pour cela que son fils Elie, médecin, exigera qu’elle n’habite plus Fontenay ni Paris et viv (...)

33[...] Il [Pécaut] est toujours à Ségalas auprès de sa femme, qui ne se remet pas d’une série de pleurésies et pneumonies qui l’épuisent32. – Quant à Henri, je me préoccupe de lui trouver ce que tu cherches, et qui n’est pas facile. Je porte mes investigations sur Nice et la Tunisie. [...] Comme je souffre avec toi de l’état de cet excellent garçon, à qui il ne manque qu’un peu de santé pour faire œuvre virile et bonne dans ce monde, où les braves gens ne sont jamais de trop.

  • 33 La période prémonitoire du rhumatisme aigu, publié à Paris, Société d’éditions scientifiques, 1893 (...)
  • 34 On se souvient que Théodore préparait l’agrégation de philosophie.

34Chez moi tout va bien. Charles est venu cette semaine soutenir sa thèse de docteur en médecine33 que les délais impartis ne lui avaient pas permis de soutenir avant les vacances. Tout à l’heure je suis allé déjeuner avec Théodore et sa gentille femme dans leur pigeonnier, et nous avons achevé de lire Marc Aurèle34. [...] Jeanne [...] se donne bien de la peine, mais ces préparations d’examen ont trop de parties stériles. [...]

Notes

1 Le ministre de l’Instruction publique était Léon Bourgeois (1851-1925), plus tard un des promoteurs de la Société des nations et prix Nobel de la paix en 1920 ; Louis Liard 1846-1917), directeur de l’enseignement supérieur, plus tard recteur de l’Académie de Paris ; Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire, lui aussi futur prix Nobel de la paix ; Octave Gréard (1828-1904), recteur de l’Académie de Paris.

2 Ce vieil ami est sans doute Philippe Frédéric Gustave Hickel, époux d’une demoiselle Winter, notaire, mort à Strasbourg en 1862. D’après le faire part de sa mort, conservé par Steeg, il semble avoir eu trois enfants, Gustave, non marié en 1862, Paul, notaire à Mulhouse et marié à une demoiselle Dollfuss, et une fille qui était déjà Mme Renckhoff. Quel est ce neveu de Mme Pécaut, je ne sais ; Hermione Pécaut ni son mari, enfants uniques l’un et l’autre, n’avaient de neveux directs. Steeg fait probablement un lapsus.

3 Cette lettre, véritable petit cours sur l’école de la République et la laïcité, a été appelée par une demande de renseignements de Schwalb, car celui-ci se lançait dans la bataille contre la cléricalisation des écoles en Prusse. Il n’est pas dans la manière de Steeg de faire ainsi des exposés systématiques dans ses lettres amicales. Mais comme nul en France sauf F. Buisson et F. Pécaut n’était mieux placé pour faire ce résumé, je le donne.

4 C’est-à-dire n’appartenant ni au clergé ni à une congrégation religieuse. C’est cela qu’on appelle la laïcité de l’école.

5 C’est-à-dire n’a pas le droit. C’est ce principe auquel il a été renoncé aujourd’hui.

6 Les délégués cantonaux étaient des personnes désignées dans chaque canton par le conseil départemental de l’instruction publique pour surveiller les écoles du canton du point de vue matériel, mais jamais du point de vue de l’enseignement.
Le pouvoir énorme qu’exerçait traditionnellement le clergé en France sur les écoles et sur les instituteurs avait certainement rendu nécessaire cette « séparation » rigoureuse, qui dans la nécessité des luttes de l’époque n’avait rien d’excessif, si différente que soit la situation aujourd’hui (car je ne crois pas qu’aujourd’hui la République serait en danger si des membres du clergé ou des catéchistes des différentes confessions venaient donner une instruction religieuse dans les locaux scolaires ou même participer à la vie de l’école).

7 C’est-à-dire formulée en principes et en lois.

8 C’est-à-dire appartenant à une religion organisée, à une Eglise.

9 Publié en 1882.

10 Publié en 1888.

11 « Fais et espère ».

12 Berthe ; elle fut longtemps appelée Bébé dans sa famille.

13 Hoang, fils du vice-roi du Tonkin, en pension chez les Steeg.

14 Berthe, dont le mari, Pierre Carrive, était président du tribunal de Rambouillet. Jeanne Steeg était la marraine de leur dernier enfant, Lucien, né le 27 avril 1890. Voir lettre du 19 juin 1982.

15 Son père aurait préféré qu’il passât l'internat. Mais il avait pris cette décision dès le mois de mai.

16 Une lettre annonçant les fiançailles de Théodore Steeg et d’Ewaldine Bonet-Maury, fille de Gaston Bonet-Maury, a sans doute été perdue.

17 Carte postale adressée à : Herm Dr Schwalb / (aus Bremen) / Schierke / Harz / (Allemagne)

18 Où les Schwalb passent les vacances.

19 Billet évidemment mis dans une lettre à Jeanne pour qu’elle le remette à Schwalb.

20 Il s’agit de Jeanne, qui est chez les Schwalb.

21 Adolphe Goy, pharmacien, qui venait cet été-là d’épouser Maïki Beck, sœur de Fanny Steeg.

22 La famille Schwalb avait des habitudes de régularité et d’ordre extrêmes, dont Zoé Steeg avait passablement souffert autrefois lors de son séjour à Brême.

23 Jean Pierre Eckermann (1792-1854) ; ses Conversations avec Goethe sont de 1837.

24 Mme Necker de Saussure (1766-1846), Genevoise ; son livre L'Education progressive (1828) est un des premiers à prendre au sérieux l’idée que les filles peuvent être élevées et instruites comme des êtres libres et pensants.

25 Fanny avaitfait une fausse couche lors de sa première grossesse.

26 Carte postale adressée à : Herrn Dr M. Schwalb / Prediger zu St Martini / Keplerstrasse / Bremen / Allemagne. (Schwalb avait récemment déménagé et quitté le presbytère de St Martin).

27 Jules Steeg (1892-1978). Il épousera Jeanne Lucotte (1899-1984) et sera industriel, fabriquant d’appareillages électrique. H aura trois enfants, Jacqueline (née en 1921), Colette qui mourra enfant (1927-1930) et Michel qui mourra jeune (1932-1948).

28 Le mardi 25 octobre, à la mairie du XIVe et au temple de l’Oratoire.

29 Mathilde Heitz (la fille aînée de Schwalb) mourut le 11 novembre, 12 jours après la naisance de son troisième enfant.

30 L’intérêt commun.

31 Il s’agit du certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire des jeunes filles. Elle préparera en 1895 « l’agrégation d’histoire », c’est-à-dire l’agrégation des jeunes filles, lettres, section historique, mais pour autant que je sache elle ne se présenta pas, sans nul doute à cause de son mariage.

32 C’est pour cela que son fils Elie, médecin, exigera qu’elle n’habite plus Fontenay ni Paris et vive dans le Béam. Félix Pécaut envisagera de démissionner de Fontenay pour la rejoindre dans le Béam, ce qu’il fera en 1896, et c’est alors que Steeg sera nommé à sa place à Fontenay.

33 La période prémonitoire du rhumatisme aigu, publié à Paris, Société d’éditions scientifiques, 1893, (50pages).

34 On se souvient que Théodore préparait l’agrégation de philosophie.

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