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Un pasteur républicain au XIXe siècle : Lettres de Jules Steeg à Maurice Schwalb 1851-1898

[1884]*

Texte intégral

  • * Les lettres de 1883 ont toutes été perdues.

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Paris, le 27 Janvier 1884

  • 1 Pierre Carrive (1850-1894). Il avait connu Steeg quand, à dix-huit ans, élève du Lycée de Bordeaux (...)
  • 2 Paul Carrive (1840-1917), médecin à Sauveterre de Béarn.
  • 3 Cette parenthèse est une note ajoutée par Steeg en marge.
  • 4 Ce sera Jules Gaufrès, lui aussi « ancien pasteur » (c’est ainsi qu’il se qualifiera sur l’acte de (...)

1[...] Notre ami Pécaut marie sa fille à un juge de Bayonne1 (c’est le frère du Dr Carrive2 dont je t’ai envoyé la lettre)3 qui est de nos intimes depuis bien longtemps et qui est digne de cette aimable personne. Le père a eu un moment de révolte que je m’explique bien, en face de cette cruelle perspective d’une séparation : cette fille est vraiment la lumière et la joie de la maison. Le voici tout à fait réconcilié, et prenant le mal en patience. La famille me priait instamment d’aller bénir ce mariage, mais je ne me sens pas le droit d’accomplir un acte ecclésiastique ; je ne suis plus pasteur et j’aurais trop de peine à en reprendre officiellement la charge. J’irai comme ami à cette fête de famille, mais je ne puis m’arroger un office sacerdotal qui n’est plus de ma compétence, de ma situation, de ma disposition morale4.

2Et chez toi, quoi de nouveau ? Il me semble qu’il y a longtemps que je ne sais rien. T’ai-je fâché en ne partageant pas ton sentiment sur l’événement important que tu m’as annoncé ? Ici, tout continue son train train. Aujourd’hui mon 3e fils Théodore, a été au banquet de la St Charlemagne avec une montre dans son gousset que je lui avais achetée hier pour tenir une promesse faite. Ce sont là réveils de vieux souvenirs.

3J’ai reçu une lettre de faire part du mariage de Jean Meyer, actuellement pasteur aux Billettes, je crois, mais je ne l’ai pas vu, sauf une fois dans la chaire de St Marcel.

4Il y a quelques jours, j’ai diné chez Etienne Coquerel avec les Colani. Vendredi, je suis invité chez les Réville. Ces rencontres me font toujours plaisir, ; mais elles sont rares ; il faut une invitation spéciale. Autrement chacun de nous mène dans ce Paris une vie si affairée, qu’on peut être à deux pas les uns des autre sans avoir le temps de se visiter. Il en serait pourtant différemment si tu étais là. Mais de quels rêves lointains et évanouis vais-je parler ?

  • 5 Le ministre était alors Duvaux ; mais lors de la venue en discussion du projet de loi quelques sem (...)

5Je prépare en ce moment un discours sur la nomination des instituteurs, où je vais être en opposition avec le ministre5 et probablement la majorité de la Chambre. Mais j’ai raison et ils ont tort. [...]

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[Interventions de Steeg à la Chambre]

1er et 3 mars 1884

6 [Il s'agit des premières discussions de la grande loi, qui sera définitvement votée le 28 octobre 1886, sur la laïcité du personnel enseignant des écoles publiques. La laïcisation du personnel enseignant primaire étant admise, le remplacement « immédiat et en bloc » étant impossible, faute d’instituteurs disponibles, la commission de l'enseignement, dont Steeg était le président et le porte-parole, proposait le 1er mars de décider qu’il ne serait plus fait de nomination nouvelle d’instituteurs ou d'institutrices congréganistes dans les départements ou fonctionne depuis 4 ans une école normale, soit d’instituteurs soit d’institutrices » [la transformation totale devant être acquise en 5 ans pour les hommes, sans délai prévu pour les femmes. La discussion eut lieu le 1" mars. Le 3, Steeg proposa au nom de la commission que les instituteurs puissent être secrétaires de mairie avec l’accord de l'inspecteur d’Académie. Il s'opposa à la nomination des instituteurs par les conseils municipaux, car] la liberté de l’école deviendrait impossible dans les départements où l’influence cléricale domine encore dans un trop grand nombre de communes réfractraires jusqu’ici aux idées libérales.

7 [A Albert de Mun qui évoque les droits des pères de famille, il répond :]

8[...] les droits des pères de famille, nous savons à merveille ce que vous entendez par là, et cette expression n’est pas prise dans le même sens lorsque nous la trouvons dans votre bouche [...] Il n’y aurait plus d’enseignement laïque pour certaines communes le jour où des pères de famille pourraient imposer l’enseignement de leur choix à la minorité [...] et viendraient dire “c’est un instituteur congréganiste que nous voulons et, si c’est un autre, notre liberté est violée”. Nous avons fait une loi qui a pour but de fortifier l’obligation et la laïcité et vous venez nous demander de l’affaiblir, nous n’y consentirons jamais

9 [Quant aux instituteurs] ils nous répondront qu’il vaut mieux pour eux être soumis à l’influence, à la direction de la République, élever les enfants que les pères de famille leur ont confiés dans les principes de la République française, qui affranchit et fortifie les consciences, que dans les principes du Syllabus qui, je l’imagine, n’a probablement pas cette prétention.

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Paris, le 26 mai 84

  • 6 C’était chez sa cousine Joséphine Sudre, leur ancienne voisine de Libourne, désormais installée à (...)

10La semaine dernière, j’ai conduit ma femme à Orthez, où elle désirait revoir, avant la fin qui peut venir d’un jour à l’autre, la vieille tante qui l’a élevée et que nous regardons vraiment comme notre mère. Malheureusement le grand âge (83 ans) lui a enlevé ses facultés ; elle vit dans le passé et le confond avec le présent. Zoé a passé une huitaine de jours dehors, tant à Orthez qu’à Ste Foy6 Pour moi, j’ai du rentrer plus vite, à cause de la session parlementaire qui a recommencé Mardi.

  • 7 Mathieu-Jules Gaufrès (1827-1904), d’abord pasteur, puis éducateur ; il avait été l’adjoint de Fél (...)
  • 8 C’est-à-dire l’extrême gauche radicale.
  • 9 Paul Gaufrès, pasteur, frère cadet de Jules Gaufrès ; voir lettre du 13 mars 1878.

11J’ai été chez Pécaut hier après midi ; Louis y va diner ce soir ; nous y passerons la soirée de Jeudi. Voilà quels seraient nos rapports, et plus fréquents encore, si nous t’avions dans le voisinage ! Gaufrès aîné7 a été nommé conseiller municipal par le quartier des Batignolles, après une très vive lutte contre les intransigeants8. Je suis allé Jeudi chez Paul Gaufrès9 que je n’ai pas trouvé ; je n’ai rencontré que sa femme, qui est bien douce et bien bonne. [...]

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Paris le 19 Octobre 1884

  • 10 Probablement Etienne Coquerel (1829-1901), fils d’Athanase Coquerel père, demi-frère d’Athanase Co (...)
  • 11 Timothée Colani (1824-1888), fils du pasteur du même nom, pasteur, théologien et journaliste, d’ab (...)

12[...] Aujourd’hui Dimanche j’ai vivement senti, moi aussi, l’absence de l’amitié ; il est clair que la famille est presque suffisante à remplir la vie du cœur ; mais un ami, une bonne causerie à cœur ouvert, l’abandon, la confession, le souvenir et le rêve, tout cela est bien nécessaire aussi. [...] Je ne puis aller à toute heure, comme chez moi, ni chez Réville, ni chez Coquerel10, ni chez Colani11, qui sont ceux à Paris qui me touchent de plus près. En dehors de toi – des Regnault qui sont morts, de M. Meyer dont l’intimité fût devenue pénible, je n’ai trouvé cette douce aisance qu’avec Goy et Pécaut. Celui ci, très occupé, je le vois de temps à autre ; je vais à Fontenay passer deux heures le soir. Quant à Goy, il est à Toulouse, Directr d’Ecole normale ; nous nous écrivons très rarement. Les bonnes heures de ma vie de la Gironde, c’est chez lui que je les passais, à Ste Foy, où j’allais si volontiers chercher un cordial bien nécessaire. J’étais encore jeune quand je les ai connus ; j’avais 22 à 23 ans. On ne se fait plus d’amis ensuite. Je ne m’en suis pas créé, de vrais, de complets, de ceux qui auraient pu me rappeler nos rapports de jadis – ni à Libourne, ni à Bordeaux, ni au Parlement. Les atomes crochus sont détendus, ils ne s’accrochent plus. A un certain âge, chacun a pris son pli, ses habitudes, a ses affaires, sa situation, ses soucis, des dessous qu’il ne laisse pas pénétrer. [...] Aussi j’ai toujours ma maison pleine d’enfants de tous âges, collégiens, étudiants et fillettes, tant je suis désireux que mes six enfants se fassent chacun des amis de leur âge, qu’ils y aient plus tard un choix et qu’ils conservent à travers toute la vie ce charme, l’un des plus grands et des plus précieux que je connaisse.

  • 12 Probablement le cours créé par Nancy Fleury (1834-1890) dans son appartement de la rue de Seine, c (...)

13[...] Les deux aînées des fillettes suivent des cours dont nous sommes très satisfaits12. [...]

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Paris, le 16 Novembre 1884

  • 13 Le livre de Steeg Instruction morale et civique, l'homme, le citoyen, à l'usage de l'enseignement (...)

14[...] Je t’ai envoyé mes deux petits volumes. Le second n’est que la première partie de l’ouvrage. Je me propose du reste de publier prochainement une seconde édition de ce petit volume, et d’y ajouter, après chaque chapitre, quelques notes pratiques, des exemples, des éclaircissements, des questions, des sujets de devoir etc. Bref, tout ce qui pourrait rendre l’ouvrage utile à des instituteurs soucieux d’instruire et d’intéresser leurs élèves les plus avancés. Mon volume pour les écoles a eu du succès, mais l’index de Rome13 Ta frappé en pleine course, a terrifié les maitres et les familles. Un très grand nombre d’instituteurs l’ont en main, et s’en servent, mais n’osent pas le faire acheter par leurs élèves, par peur des attaques du clergé. La vraie puissance des prêtres, c’est la 1e Communion. Le Français veut que les enfants fassent leur 1e Communion, et il passe sous les fourches caudines. Une fois l’acte accompli, c’est fini. L’enfant ne retourne plus à l’Eglise, et les parents n’ont plus le moindre égard pour le prêtre, qui ne peut plus rien contre eux. Avant – c’est autre chose, il peut vexer les enfants, les retarder etc.

15Notre Louis vogue en ce moment sur les flots bleus de la Méditerranée. Il est parti pour faire son service militaire en Algérie. [...] Il est avec trois de ses amis qui partent dans les mêmes conditions. [...] Il sera au 1r régiment de Zouaves. Il se réjouit beaucoup de passer son année sous ce beau ciel d’Afrique, dans cette riche et puissante nature, et il se propose d’étudier sérieusement l’Arabe. Je lui ai promis de faire mon possible pour l’aller voir aux vacances de janvier.

Notes

1 Pierre Carrive (1850-1894). Il avait connu Steeg quand, à dix-huit ans, élève du Lycée de Bordeaux, il avait, sur la suggestion du pasteur Pellissier, de Bordeaux, libéral, écrit à Steeg pour lui demander de faire sa première communion dans son Eglise de Libourne, la seule où il pouvait faire les réserves dogmatiques que sa conscience lui imposait.

2 Paul Carrive (1840-1917), médecin à Sauveterre de Béarn.

3 Cette parenthèse est une note ajoutée par Steeg en marge.

4 Ce sera Jules Gaufrès, lui aussi « ancien pasteur » (c’est ainsi qu’il se qualifiera sur l’acte de mariage) qui n’aura pas ce scrupule et bénira, à Ségalas, le mariage de Berthe Pécaut et de Pierre Carrive. Steeg y assistera en effet comme témoin.

5 Le ministre était alors Duvaux ; mais lors de la venue en discussion du projet de loi quelques semaines plus tard ce sera Armand Fallières et le président du conseil sera Jules Ferry.

6 C’était chez sa cousine Joséphine Sudre, leur ancienne voisine de Libourne, désormais installée à Sainte Foy (voir lettre du 4 Octobre 1887).

7 Mathieu-Jules Gaufrès (1827-1904), d’abord pasteur, puis éducateur ; il avait été l’adjoint de Félix Pécaut à la tête de l’institution d’enseignement secondaire Duplessis-Mornay aux Batignolles de 1852 à 1857, puis avait achetée celle-ci et l’avait dirigée de 1857 à 1883. Il sera réélu au conseil municipal de Paris deux fois (soit neuf ans de mandat consécutif).

8 C’est-à-dire l’extrême gauche radicale.

9 Paul Gaufrès, pasteur, frère cadet de Jules Gaufrès ; voir lettre du 13 mars 1878.

10 Probablement Etienne Coquerel (1829-1901), fils d’Athanase Coquerel père, demi-frère d’Athanase Coquerel fils, pasteur et journaliste, directeur du Bien Public et du journal qui s’appela successivement Le Lien, La Renaissance et Le Protestant, tous organes libéraux en politique (c’est-à-dire « de gauche », au moins relativement) et en théologie. Mais peut-être Athanase Coquerel fils.

11 Timothée Colani (1824-1888), fils du pasteur du même nom, pasteur, théologien et journaliste, d’abord orthodoxe puis ultra-libéral, fondateur de la revue généralement appelée Revue de Strasbourg, fut professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg et sous-bibliothécaire à la Sorbonne.

12 Probablement le cours créé par Nancy Fleury (1834-1890) dans son appartement de la rue de Seine, cours fréquenté par des familles libérales et républicaines, consistant en 2 ou 3 heures de leçons par semaine, mais des lectures intelligemment dirigées, un idéal élevé de formation de l’intelligence et de la conscience : « penser juste, voir clair, savoir avec précision, aimer ce qui est simple et vrai, écrire sans embarras et sans faste, viser au développement intellectuel et moral et non à des succès passagers, telle était la règle de son enseignement » dira J. Steeg dans le discours qu’il prononça à son enterrement (publié dans la Revue pédagogique, XX (1892,I).

13 Le livre de Steeg Instruction morale et civique, l'homme, le citoyen, à l'usage de l'enseignement primaire, ainsi que les manuels similaires de Paul Bert, Gabriel Compayré et Henry Gréville (pseudonyme d’Alice Fleury-Durand) furent mis à l’index le 15 décembre 1882. Les évêques de France publièrent le décret (illégalement, selon le Concordat ; mais la guerre était déclarée avec la République, la morale et la société laïques et les droits de l’homme) en janvier 1883. Certains évêques y joignirent des sanctions : l’instituteur qui l’utilise commet un péché mortel ; l’enfant aussi, même si c’est par ordre de l’instituteur ; les parents doivent, même au prix des plus grands sacrifices, retirer leurs enfants de l’école où ce manuel serait utilisé. Des curés du Tarn se firent remettre ces livres et les brûlèrent publiquement. L’évêque d’Annecy excommunia les enfants qui auraient lu ces livres, même forcés (Lecanuet, L'Eglise de France sous la Troisième République, II, 159).

Notes de fin

* Les lettres de 1883 ont toutes été perdues.

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