La Social-Démocratie dans l'Allemagne impériale
|L'Allemagne de 1900
Une autre Allemagne
Texte intégral
1Bismarck avait dit : s’il doit y avoir une révolution il vaut mieux la faire nous-mêmes que de la subir. En Allemagne, la véritable révolution de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle ne se situe pas là où la cherche la suspicieuse attention des possédants qui scrute les convulsions françaises, des « journées » de juillet 1830 et des « journées » de juin 1848 à la grande « commotion de la Commune » qui se passe sous le regard de l’occupant prussien. La véritable révolution allemande a quatre volets : la poussée démographique, l’industrialisation, l’urbanisation et le changement des mentalités qui précède les trois autres transformations, les provoque, les accompagne et s’en trouve à son tour accéléré et façonné. L’Allemagne des poètes et penseurs devient une Allemagne des Fabrikanten, des Direktoren, des Kommerzienräte (titre que les princes accordent aux entrepreneurs à succès), imbus d’autorité et de succès matériels, qui prennent pour modèles moraux les comportements et les valeurs de l’aristocratie prussienne foncière et militaire dans ce qu’ils ont de plus matérialiste, de plus stupidement orgueilleux et de plus brutal. Une caricature tardive du Simplizissimus caractérise admirablement ce modèle : on y voit un vieux hobereau à cheval, avec melon, gants et cravache disant à un régisseur servile, plié en deux : « vous n’avez qu’à engager des ouvriers agricoles polonais moins chers. Pour moi tout travailleur est de toute façon un étranger ».
2Un peuple nouveau et tout neuf : vingt millions en 1800, quarante millions en 1870, soixante cinq millions en 1905. De tels changements dans un laps de temps aussi réduit affectent profondément les mentalités et ce qui les sous-tend, les subconscients collectifs. Avec les quelques quinze millions d’Allemands qui vivent en Autriche-Hongrie, le peuple allemand est, vers le début du xxe siècle, presque aussi nombreux à lui seul que les Français et les Anglais réunis. Plus de deux fois plus que les Français. Il est vrai que depuis le milieu des années 80 la progression n’est plus due avant tout à la progression des naissances, qui commence à se ralentir, mais aussi à la diminution rapide de la mortalité, due aux progrès de l’hygiène et de l’alimentation, et surtout à la chute de la mortalité infantile. Au début du xxe siècle, l’excédent des naissances sur les décès dépasse 900 000 par an. Plus nombreux qu’ils n’ont jamais été, les Allemands, grâce à l’information que leur fournit la culture majoritaire, ont tendance à accorder une importance croissante à leur présence quantitative dans le monde, comme base d’une revendication d’hégémonie continentale. Les Russes certes sont plus nombreux, mais leur niveau culturel est tellement inférieur à celui des Allemands. La prétention allemande combine l’orgueil et le sentiment de supériorité morale.
3La croissance de la population aurait été plus impressionnante encore si l’émigration n’avait éloigné vers d’autres continents, essentiellement vers les USA, un nombre considérable d’hommes et de femmes à la recherche d’une condition meilleure : 4 millions pour la période qui va de 1830 à 1890. Cette émigration est essentiellement économique : des paysans pauvres, des ouvriers agricoles, des artisans qui espèrent améliorer leur sort au « pays des possibilités illimitées ». L’émigration politique prend pratiquement fin, elle, après la création du nouveau Reich, à l’exception d’un petit nombre de responsables sociaux-démocrates, temporairement exilés pendant la période de validité de la Loi antisocialiste (1878-1890) et des jésuites dont le bannissement ne prendra fin qu’en 1918.
4Plus importantes encore sont les migrations intérieures des campagnes environnantes vers la ville en train de devenir un centre industriel, commerçant et administratif, mais à plus longue distance aussi, des provinces de l’Est (les deux Prusse, l’orientale et l’occidentale, la Posnanie, la Silésie et la Poméranie) vers les grands bassins du progrès économique : Berlin, la Saxe, la Sarre et surtout la Rhénanie et la Westphalie. Le bassin de la Ruhr, à cheval sur ces deux régions, devient, en dépassant les Midlands anglais, la plus formidable concentration minière et industrielle du continent. Une ville comme Essen, qui comptait 9 000 habitants en 1850, en aura 300 000 en 1910. La capitale de la Prusse et du nouveau Reich, Berlin, qui n’était au début du xixe siècle, comparée avec Paris et Londres, qu’une ville de province (170 000 habitants), devient une métropole mondiale (près de 4 millions en 1910). Trois villes seulement dépassent 100 000 habitants en 1800 (dont Vienne). En 1870, 19 villes atteignent et dépassent 200 000 habitants sur le seul territoire du Reich et 7 d’entre elles regroupent plus d’un demi million d’êtres humains. Entre 1880 et 1890 Berlin s’accroît chaque année de plus de 30 000 habitants !
5Dans les mouvements de migration intérieure, les « allogènes » les citoyens allemands appartenant à d’autres nationalités, jouent un rôle important. Plus d’un tiers des travailleurs occupés dans les mines et la grande industrie de la Ruhr sont d’origine slave, polonaise ou masuréenne (les Masures sont un peuple slave de Prusse orientale de religion luthérienne). Il faut en effet se rappeler que, sur les quelques 60 millions de citoyens allemands que l’on compte en 1900, près de quatre millions appartiennent à des peuples non allemands et n’ont pas l’allemand pour langue maternelle (plus de 3 millions de polonais et 200 000 francophones, Danois du Slesvig-Nord, Sorabes de Lusace).
6Depuis le milieu des années 1890, l’économie allemande amène le plein emploi. Dans certains secteurs – notamment dans la grande agriculture – le besoin d’une main d’œuvre étrangère se fait sentir. Vers 1900, près d’un million d’étrangers vivent en Allemagne, le plus grand nombre provenant d’Autriche-Hongrie et en second lieu de Russie. À côté des ouvriers agricoles et des manœuvres sans formation, les étudiants venus de Russie et de la Pologne russe constituent un bloc important. On constate de même, dans la minorité israélite (500 000 personnes vers 1900) une émigration importante des provinces orientales vers Berlin, l’Ouest et le Sud, et des campagnes vers les villes renforcée par des courants d’origine étrangère, elle aussi russe ou austro-hongroise.
7L’expansion intérieure, en créant de nouveaux faubourgs et en annexant à la ville de vastes terrains naguère encore ruraux, provoque un double mouvement centripète : les familles les moins aisées vers les faubourgs neufs où se construisent les vastes « casernes locatives », où ouvriers et sous-prolétaires s’entassent dans des conditions souvent inhumaines (plus de la moitié des logements berlinois autour de 1900 ne comptent qu’une seule pièce où vivent jusqu’à 10 personnes et plus). En même temps, la bourgeoisie riche se retire dans les belles villas qui se construisent dans les lointains faubourgs « nobles », c’est-à-dire à l’ouest de la ville, ou dans les vastes appartements des quartiers neufs situés entre l’ancien centre et la périphérie. Le logement, et en lien direct avec lui, l’hygiène et la santé, sont des repères facilement reconnaissables des nouvelles stratifications sociales, essentiellement basées sur l’argent, les revenus et la fortune. La répartition des hommes dans l’espace, la qualité de l’habitat et l’état de santé des habitants reflètent et reproduisent la structure des classes. On peut en dire autant des mœurs, des manières de vivre, de l’instruction et de la culture.
8Dans les villes où s’établissent les ouvriers, cette nouvelle classe qui devient peu à peu prépondérante (en 1907 on peut considérer que 63% de la population active sont composés d’ouvriers, y compris les ouvriers agricoles, auxquels on peut encore ajouter 6% de domestiques, pour le plupart en milieu urbain), le nombre de mariages religieux et des baptêmes diminue rapidement, tout au moins dans les régions protestantes. Les concubinages s’accroissent par contre, ainsi que les enfants naturels, les naissances irrégulières. Ces modifications saisissables dans les statistiques démographiques indiquent en creux les changements de comportement, la disparition de l’ancienne culture à base religieuse et dont le respect était sévèrement contrôlé par la collectivité, assez restreinte en nombre pour que chacun puisse observer chacun.
9Le monde industriel, tel qu’il se constitue de plus en plus rapidement à partir du milieu du siècle, est un univers sans précédent. En l’espace de quelques décennies, de la répétition on passe à l’innovation, d’une morale de la conformité, de la résignation, de la satisfaction avec peu de chose à l’irruption dans la société d’un prodigieux vouloir, d’un appétit insatiable de « toujours plus », d’une morale de l’ouvrage bien fait selon des traditions qui ne se modifient qu’avec une extrême lenteur à une morale de l’effort haletant qui exige le travail parcellaire, le travail à la chaîne, des disciplines rigoureuses chez l’ouvrier et une soif de réussite matérielle illimitée chez l’entrepreneur. Il y a une sorte de parallélisme entre la découverte de la dimension de l’avenir en politique par la Révolution française quand pour la première fois le changement n’est plus conçu comme restauration, comme retour à l’âge d’or, mais comme institution d’un futur voulu – et la découverte de la dimension de l’avenir en matière économique par la révolution industrielle, qui définit la réussite comme une progression continue et illimitée de la production et du profit. Comme l’Allemagne est en retard sur l’Occident au début du siècle et qu’elle l’aura largement dépassé à la fin, tout s’y passe plus vite, plus radicalement que dans les nations plus anciennement engagées dans l’industrialisation.
10Ici le lieu social de la nouvelle économie est la Prusse, et un peu plus tard l’Allemagne en train de se refaçonner sur le patron prussien. Les régions où l’industrialisation progresse le plus vite ont beau être, en leur grande majorité, catholiques ou calvinistes (à l’exception de la Saxe) le modèle de l’organisation et de l’autorité sera de plus en plus massivement pris dans l’armée prussienne et dans les structures du grand domaine foncier les provinces orientales. L’industriel développe dans son usine, dans ses fabriques et dans ses bureaux, le comportement de l’idéologie du « patron de droit divin ». Ce type d’exercice du pouvoir et de la responsabilité ne se trouve pas qu’en Allemagne ; au Creusot, chez les patrons catholiques du Nord de la France, les idées et les façons de faire ne sont pas tellement différentes, mais la société française se donne en même temps bien d’autres, nouvelles ; même sous Napoléon III, elle n’est pas à tel point militaire et autoritaire et elle le sera bien moins encore sous la Troisième République. En Grande-Bretagne, également, l’industrialisation va de pair avec l’élargissement du droit de vote et surtout l’établissement progressif du régime parlementaire, et le prodigieux essor industriel de l’Amérique s’effectue à l’intérieur d’un système politique démocratique.
11Une grande partie des travailleurs industriels ont subi la pénétrante formation militaire ; à la fabrique ils retrouveront un cadre de commandement et de discipline qui ne les change guère, et leur dépendance envers les Meister (contremaîtres), équivalents des sous-officiers par la brutalité et l’arbitraire, envers les chefs d’ateliers et toute une hiérarchie qui aboutit au patron suprême, n’est guère moins accablante dans la vie civile que dans l’armée. Dans l’industrie lourde, dans la sidérurgie, dans les mines, dans les vastes ateliers où se fabriquent les machines qui font marcher le progrès, chaudières, locomotives, navires, l’entreprise tend à intégrer le plus complètement possible le travailleur et sa famille ; le truck-system l’oblige à accepter en nature une partie de sa rémunération et de se fournir dans les magasins appartenant à l’usine ; c’est l’entreprise qui loge l’ouvrier, qui scolarise ses enfants, qui souvent emploie son épouse. L’entreprise veille sur sa moralité, le pousse à fréquenter les offices religieux : dans les usines métallurgiques de Karl-Ferdinand Stumm, le « Roi de la Sarre » dont l’Empereur fera un Baron Stumm von Halberg, du nom de la formidable forteresse néo-romane que le maître des forges se construit sur une colline dominant Sarrebruck, l’ouvrier doit demander l’autorisation du patron pour se marier, et le baron, député national-libéral au Reichstag, défend fièrement cette pratique contre les reproches de la gauche, qui le traite d’esclavagiste, en invoquant l’exemple des militaires qui doivent eux aussi demander cette autorisation, afin que le supérieur puisse leur prodiguer des conseils et, le cas échéant, les dissuader d’une union imprudente. S’ils veulent passer outre, et ils sont libres de le faire, ils n’ont qu’à donner leur démission, quitter l’armée ou l’entreprise. Le cas de Stumm-Halberg est sans doute extrême, – mais il est indicateur de tendance – ce grand industriel anobli devient l’ami personnel de l’Empereur Guillaume II.
12Alors que les syndicats sont autorisés en Grande-Bretagne dès le lendemain des guerres napoléoniennes, et que leur légalisation a été contemporaine en France et en Allemagne du Nord (1869), l’Allemagne supprimera pratiquement la liberté de coalition au détriment des travailleurs entre 1878 et 1890, sous prétexte de mesures contre la subversion social-démocrate. Les libertés syndicales rétablies, les entreprises de la grande industrie s’opposeront avec succès jusqu’en 1914 à la pénétration du syndicalisme, en organisant la mise hors d’emploi des militants et en finançant le développement d’organisations « jaunes ». De telles pratiques existent aussi ailleurs, mais en Allemagne elles ont un caractère systématique et généralisé.
13La collaboration des entreprises dans la lutte anti-syndicale est mieux organisée, elle est directement liée à l’activité d’une Association nationale contre les menées social-démocrates et, par l’identité des dirigeants ou par leur appartenance aux mêmes milieux, à celles des groupements pangermanistes, de l’Association pour la construction d’une flotte de guerre capable de rivaliser avec la marine britannique, de l’Association pour la création d’un empire colonial allemand, de tout le complexe industriel et militaire qui, appuyé sur les partis de droite, sur les masses paysannes organisées par les grands propriétaires et sur la culture nationaliste propagée par le plus grand nombre des enseignants, de l’école populaire (primaire) jusqu’à l’Université, conduit le peuple allemand sur le chemin d’un impérialisme vociférant et prétentieux.
14Le point de jonction des anciennes et des nouvelles aristocraties se situe vers la fin des années 70 quand Bismarck se rallie au protectionnisme revendiqué depuis longtemps par l’industrie lourde. S’il a, pour aller dans cette direction, des raisons politiques (il veut mettre fin aux velléités parlementaires des Nationaux-Libéraux qui sont devenus trop puissants et prétendent lui imposer leurs conditions), il s’y engage surtout parce que les intérêts des grands propriétaires des provinces de l’Est, de cette caste dont il est issu (et à laquelle il appartient par les domaines qu’il a hérités et acquis) exigent l’abandon du libre-échangisme dont ils profitaient naguère, le développement des techniques de production et surtout des usages du transport exposant désormais les blés des grands domaines prussiens et mecklembourgeois à la concurrence des USA et de la Russie. L’alliance protectionniste des barons du blé et de l’acier est à la fois économique, politique et culturelle. La grande, la moyenne et la petite bourgeoisie s’alignent sur le système de valeurs de ceux qui, dans l’Allemagne prussienne, détiennent l’autorité générale et le pouvoir : l’aristocratie qui occupe les rangs supérieurs de l’administration et de l’armée et qui, maîtresse des grands domaines, contrôle les populations rurales.
15Les passages successifs et obligatoires sur la voie de l’amalgame sont, pour les fils de la bourgeoisie, le statut d’officier de réserve, les titres de « Conseiller » (Kommerzienrat pour les commerçants, Medizinalrat pour les médecins), assortis ensuite de qualificatif geheim (secret), les décorations et enfin l’anoblissement. L’officier de réserve cherche à se faire accepter dans un régiment renommé, les plus sélects étant naturellement ceux de la garde prussienne, où la cavalerie l’emporte à son tour sur l’infanterie et celle-ci sur les armes techniques. L’officier de réserve pour se faire bien voir adopte la démarche, le langage, la pensée des officiers de carrière, auxquels il aspire à ressembler le plus possible. Par l’argent largement dépensé, il cherche à compenser ce qui manque à sa naissance. La figure de l’officier de réserve est en quelque sorte la clé de voûte du système de l’intégration des élites bourgeoises dans la classe dirigeante aristocratique et militaire, bureaucratique et foncière. Les industriels et les banquiers enrichis achètent des grandes propriétés, leurs fils ou petit-fils deviennent des « Junker », surtout s’ils ont été anoblis. Or l’anoblissement est la récompense suprême normale de toutes les grandes carrières : dans l’économie, dans les arts, dans l’administration. Pratiqué avec une certaine prudence sous Guillaume Ier, il vient couronner presque systématiquement sous Guillaume II les réussites financières et industrielles. Des alliances de familles se multiplient entre la riche bourgeoisie et la haute noblesse.
16Les fils de l’une et de l’autre (les filles ne jouent encore qu’un rôle passif) se rencontrent dans les « corporations » des universités à la mode. Ne sont vraiment « fashionable » que les « corporations duellantes », les schlagende Verbindungen. On y pratique le culte de la violence, la discipline, les brimades d’initiation, les beuveries monstres, un culte méticuleux de l’honneur, le mépris des « péquins », des civils, des non étudiants, des étudiants qui refusent le duel. Un certain antisémitisme y fait partie de l’idéologie de base, mais aussi un certain anticatholicisme (puisque les étudiants catholiques refusent le duel). Les corporations sont aussi des sociétés d’entraide extrêmement efficaces : les « Vieux Seigneurs » (alte Herren), qui ont fait carrière, appuient de tout leur poids les jeunes camarades qui entrent dans la vie professionnelle, et surtout dans l’administration. Le Korpsstudent à balafre et à monocle adopte déjà le langage, les tics, la hiérarchie des valeurs de l’officier, de cet officier dont l’archétype est noble, originaire de Prusse Orientale, fils de grand propriétaire. à la longue, peut-être, les capitalistes auraient absorbé l’aristocratie foncière comme ce fut le cas au Japon où les daimyos se convertirent en industriels et banquiers, mais en 1914 ce processus n’est que très partiellement engagé.
17C’est en Haute-Silésie, où le passage de la haute aristocratie à l’industrie est le plus avancé, que les « magnats », les grands propriétaires fonciers ont trouvé dans le sous-sol de leurs domaines la houille et le fer qui les poussent à faire creuser des mines et édifier des aciéries. Ce n’est pas par hasard que l’on trouve parmi ces grands seigneurs, le prince de Henckel-Donnersmarck, le prince de Pless, le duc de Ratibor qui comptent, à l’époque de Guillaume II, parmi les hommes les plus riches de l’Allemagne.
18Dans une première étape, au contraire, c’est l’aristocratie patrimoniale, militaire et administrative qui s’assimile la grande bourgeoisie, et, des sommets de la société bourgeoise, les idées, les préjugés, les morales et les comportements descendent dans les rangs des masses petites-bourgeoises qui aspirent surtout à ne pas devenir prolétaires, même si leur condition financière n’est pas supérieure à celle de l’ouvrier industriel. Celui qui ne peut même pas se glorifier du grade de lieutenant de réserve n’appartient pas vraiment à l’humanité.
19Le régime électoral censitaire dit des Trois Classes qui est maintenu en Prusse jusqu’en 1918 et qui existe avec des variantes dans plusieurs autres états comme la Saxe, favorise également l’amalgame des deux minorités dominantes : bien que la grande propriété foncière soit favorisée du point de vue fiscal, le « Rittergutsbesitzer » (propriétaire d’une terre de chevalier, d’une terre noble – mais depuis les réformes du début du xixe siècle les roturiers peuvent acheter ces domaines) est souvent dans sa circonscription un des rares membres de la Première Classe, comme l’est bien sûr le grand industriel, le grand banquier ou le grand négociant dans les circonscriptions urbaines. Les électeurs sont en effet répartis sur les trois classes d’après le montant de leurs impôts, chaque classe désignant le même nombre de Grands électeurs. Grâce à ce système, la Diète Prussienne n’a cessé d’être dominée par les conservateurs et les Nationaux-Libéraux, c’est-à-dire par les partis qui représentaient la grande propriété foncière et le grand capitalisme. En dépit de divergences d’intérêts limités et plus ou moins passagers, l’alliance des deux aristocraties de la naissance et du capital a exercé une maîtrise incontestée sur la politique prussienne et partant, vu le rôle central de l’Empereur-Roi et l’emprise de la Prusse au Conseil fédéral, sur la politique du Reich.
20Il est vrai que l’élection du Reichstag au suffrage universel réduisait quelque peu, au niveau national, la prépondérance des deux droites : au Reichstag le Chancelier avait le plus souvent besoin de l’appoint fourni par un deuxième courant politique qui pouvait être selon le moment, ou le Zentrum catholique, parti « interclasse » uni sur un programme religieux et culturel, ou des Libéraux de gauche qui représentaient la partie progressiste de l’intelligentsia universitaire et une tradition démocratique, vivace dans la petite et moyenne bourgeoisie de certaines régions (Bade-Wurtemberg, Palatinat, villes hanséatiques, Prusse orientale).
21En Prusse, l’alliance des deux aristocraties se prolongeait à la Chambre des Seigneurs où le Roi (surtout sous le règne de Guillaume II) nommait volontiers des industriels comme Stumm, déjà nommé, ou Krupp von Bohlen und Halbach, le gendre d’Alfred Krupp. Il est évident que l’amalgame politique, base de la création d’un « complexe capitaliste-militaire » plus solide encore que celui dont on dénonce de nos jours l’existence aux États-Unis, servait utilement les « grands intérêts ». L’agitation de la Ligue maritime (Deutscher Flottenverein) rencontrait les intérêts de Krupp qui construisait les plaques de blindage pour la marine ; le Deutscher Kolonialverein était présidé par le Prince de Hohenlohe-Langenburg, membre d’une des plus illustres maisons « médiatisées » d’Allemagne du Sud, apparenté à toutes les familles régnantes et le Bund der Landwirte (Association des Agriculteurs) agissait en étroite coopération avec le Centralverband deutscher Industrieller (Association centrale des Industriels allemands), notamment en faveur de la politique douanière protectionniste, dans la lutte contre la social-démocratie, dans le soutien à l’agitation expansionniste et impérialiste et, pendant la Grande Guerre, par l’engagement pour le programme annexionniste. Dans le Centralverband, il est frappant de voir au cours des deux dernières décennies du xixe siècle le pouvoir passer des représentants de l’industrie textile à ceux de la sidérurgie et des compagnies minières.
22Il y a certes, dans ces deux grands blocs, des positions minoritaires qui correspondent d’ailleurs à des intérêts économiques divergents et se traduisent dans des relations privilégiées avec des forces politiques du centre et de la gauche modérée. Mais l’influence de ces courants, groupés au sein du Bund der Industriellen (Association des Industriels) où se retrouvent les industries de la deuxième vague de l’industrialisation (chimie, industries électriques) et dans le Deutscher Bauernbund (Association allemande des paysans) qui se dresse contre l’emprise des grands propriétaires au sein du Bund der Landwirte restera toujours secondaire, comme ceux des partis libéraux de gauche à qui vont les sympathies de leurs membres. Si les industriels siègent à la Chambre des Seigneurs, les aristocrates de naissance se font nombreux dans les conseils d’administration et notamment ceux d’entre eux qui ont occupé des fonctions importantes dans la Haute Administration ou exercé de hauts commandements dans l’armée.
23La pénétration des roturiers dans les structures de décision de l’État ne s’opère que très progressivement, mais elle s’opère – le plus souvent par le canal de l’anoblissement. En 1895, sur les 294 généraux que compte l’armée prussienne, 241 sont nobles, deux généraux de corps d’armée sur 61 sont « bourgeois » (c’est-à-dire roturiers), parmi les officiers supérieurs on compte 1247 nobles et 1131 Bürgerliche, mais chez les officiers subalternes de la Garde royale, dont le prestige est immense et qui constituent le modèle auquel s’efforcent de se rendre conformes la quasi-totalité des officiers des régiments moins « nobles », les Bürgerliche sont à peu près absents : six sur 613 dans le régiment d’infanterie de la Garde, aucun parmi les 173 de la cavalerie, 1 sur 100 pour les artilleurs. Cependant si l’on additionne tous les officiers de toutes les unités de l’armée, 8930 « bourgeois » ont la supériorité numérique sur 7031 nobles. Le maintien du privilège de l’aristocratie n’est plus possible pour des raisons démographiques, mais le privilège s’accroche aux rangées supérieures de la pyramide.
24Si l’on passe à la haute administration civile, la situation n’est pas fondamentalement différente. En 1900 elle compte 1858 fonctionnaires dont 691 nobles. Sur ces derniers, 588 appartiennent de naissance à l’aristocratie et 103 sont des anoblis. Ce dernier chiffre illustre le caractère relativement ouvert de la caste supérieure que démontrerait encore d’une façon plus éloquente une statistique comptant les fils et petit-fils d’anoblis. Le mariage avec des filles de hauts fonctionnaires « bourgeois », d’industriels et de professeurs et surtout de pasteurs n’est d’ailleurs pas rare dans la noblesse prussienne au xixe siècle.
25Comme dans l’armée, le privilège de la noblesse s’affirme beaucoup plus massivement dans les fonctions les plus élevées : 7 nobles sur 12 parmi les Oberpräsidenten (chefs des gouvernements des provinces) 23 sur 36 Regierungspräsidenten, 266 sur 481 Landräte (Chefs de cercle). Ce sont là des fonctionnaires d’autorité, représentant le gouvernement et le Roi dans les circonscriptions territoriales. La proportion est inverse, déjà, dans les Ministères : 22 Bürgerliche sur 28 parmi les directeurs, 7 contre 2 parmi les Unterstaatssekretäre (Secrétaires généraux) ; au niveau ministériel 7 nobles (dont 2 anoblis) font face à 4 « bourgeois ». Les corps techniques militaires et les Ministères techniques accusent une nette prépondérance de l’élément non noble, et il en est de même dans les armées et dans la haute administration des États du Sud, Wurtemberg et Bavière. De même, chez les Landräte, l’élément noble domine dans les provinces situées à l’Est de l’Elbe, qui forment ce qu’on appelle « la Prusse ancienne », la véritable, et les « bourgeois » dans l’Ouest acquis ou annexé en 1815 et 1866.
26L’ancienne classe privilégiée est sur la défensive, elle recule, elle s’amalgame (ce qui signifie qu’elle abandonne une partie de sa nature), mais elle communique une partie de sa culture aux nouvelles élites montantes. Dans l’échelle des valeurs qui se généralise dans la population, le noble a la préséance sur le roturier, le militaire sur le civil, le Nord sur le Sud, l’Est sur l’Ouest, mais parallèlement se répand une idéologie de l’effort, de l’ordre, de la discipline, de la réussite, qui est plus civile que militaire et plus bourgeoise que noble, dans la mesure où la noblesse était liée aux valeurs guerrières, à une économie de prédation et de prélèvement.
27Ces distinctions, bien sûr, sont loin de s’imposer d’une manière absolue : beaucoup de seigneurs dans les provinces de l’Est sont passés ou passent à une agriculture capitaliste, employant machines et salariés sans lien avec le domaine, et les héritiers de beaucoup de « capitalistes », industriels, financiers ou négociants sont incapables de diriger eux-mêmes l’entreprise fondée par leurs pères ou grands-pères. Dès la fin du xixe siècle commence en Allemagne l’ère des « managers », des dirigeants qui ne sont pas héritiers et qui ne possèdent rien ou très peu des capitaux de l’entreprise.
28Le rythme précipité de l’expansion industrielle à partir de 1871 fait d’ailleurs qu’en Allemagne les grandes banques sont amenées plus tôt qu’en Angleterre et en France, et d’une façon plus ample, à assurer le financement de la croissance et à s’assurer ainsi le contrôle des grandes entreprises. Remarquons en passant que des capitaux français (et aussi belges et anglais) ont contribué d’une façon non négligeable au développement du système bancaire et industriel allemand, surtout avant 1870, alors que l’accumulation capitaliste allemande était insuffisante pour assurer une croissance aussi forte. Après 1871, il y a eu ensuite la formidable injection de capitaux procurée par l’énorme indemnité de guerre imposée à la France (5 milliards de francs-or – alors qu’à la fin du siècle le budget de la Prusse dépasse à peine 500 millions) qui, en stimulant artificiellement la création de sociétés, provoquera certes une grave crise financière, mais accentuera du même coup l’emprise des banques sur les entreprises qu’elles sont appelées à sauver. Le banquier devient une des personnes-clés des classes dirigeantes en voie d’amalgame : le banquier personnel de Bismarck, mais qui est aussi et surtout un des principaux instruments de sa politique financière, Bleichroeder, sera le premier juif non baptisé à recevoir en Prusse la noblesse héréditaire.
29Dans la Prusse-Allemagne de la deuxième moitié du xixe siècle, le culte de l’État incarné dans le Roi-Empereur, mais le dépassant peu à peu, surtout quand Guillaume II sera devenu le souverain, personnage contradictoire, faible et présomptueux dont les défauts ne peuvent rester cachés, se place au cœur de la culture publique, et l’État au-dessus du prince, certes, mais dans une réalité infiniment plus nombreuse, riche et complexe, qui est l’Administration. Les fonctionnaires subalternes élevés dans les valeurs et les contre-valeurs militaires, obéissants et méprisants, disciplinés et peu enclins à l’initiative, peu payés, mais honnêtes, sous le contrôle d’une Cour des Comptes méticuleuse (qui, au moment de son départ après 28 ans à la tête du gouvernement, fera réclamer à Bismarck quelques thalers de trop perçu) – et les hauts fonctionnaires qui, parce qu’ils sont l’État, exercent une autorité hautaine sur les gestionnaires des communes et ont tendance à subordonner à cette autorité les responsables de l’économie aussi bien que les représentants de tous les intérêts particuliers, puisque eux seuls, l’État qui est le Tout, peuvent représenter, peuvent reconnaître l’intérêt général.
30La formation de juriste que suivent, nobles ou roturiers, tous les aspirants à la haute fonction publique repose sur une philosophie du droit public dont la source se trouve chez Hegel (interprété par ses disciples de droite). L’État prussien, sommet et fin de l’histoire, forme suprême et universelle de la rationalité et de la liberté a été identifié par Friedrich Julius Stahl (1802-1861) à un ordre constitutionnel conservateur où le souverain exerce une prépondérance indiscutable dans le cadre de la loi dont il a l’initiative. L’État du droit et de l’autorité suppose comme axiome indiscutable que le souverain et son Administration sont au-dessus des partis et des particuliers. La froide logique de l’argent, du pouvoir économique et des privilèges se dissimule derrière la belle rhétorique de l’impartialité. Il n’en est pas moins vrai que l’éthique professionnelle kantienne, l’idéologie du dévouement au bien public animent beaucoup de ces fonctionnaires, de ces Berufsbeamten (fonctionnaires professionnels, irrévocables sinon pour délit ou crime de droit public, et les seuls, longtemps, dans la société du capitalisme sauvage, à bénéficier du droit à une retraite), qui sont incapables de reconnaître en eux-mêmes ce qui les aliène à des puissances sociales et économiques extérieures, mais qui s’efforcent sincèrement de protéger les sujets les plus faibles du Roi contre la superbe et l’excessive volonté d’exploitation des sujets les plus forts. C’est ce souci qui inspire les hauts fonctionnaires dont les conseils et projets pousseront Bismarck sur la voie d’une législation d’assurance et de protection ouvrière. Les mêmes, ou leurs cousins, se montreront favorables aux intérêts des latifundistes – car l’État a besoin de l’ordre social rural dont ils sont la clé de voûte – ou à ceux des fabricants car l’État a besoin de développer la production nationale et de disposer d’une industrie d’armements à la hauteur des exigences de l’armée la plus puissante du monde.
31La caricature de cette administration prussienne (le Reich n’a pas de véritable Administration, mais seulement quelques offices centraux dont les fonctionnaires sont fournis par les États fédérés, et naturellement en premier lieu par la Prusse et même si l’administration de certains États conserve des aspects et des traditions propres, comme la Bavière, forte de son centralisme autoritaire éclairé, façonné par le comte Montgelas sous la double influence de la philosophie des Lumières et de la construction napoléonienne, le modèle culturel prussien s’impose progressivement partout) c’est l’anecdote tragico-comique du faux capitaine de Köpenick, ce cordonnier devenu clochard qui achète chez le fripier un vieil uniforme de capitaine, ramasse quelques soldats dans la rue, s’en va chez le maire de la ville de Köpenick, proche de Berlin. Le maire, mis en état d’arrestation et sommé de remettre la caisse, s’exécute sans hésiter : qui donc aurait l’idée sacrilège de demander ses papiers à un officier en uniforme, voire de le regarder d’un peu plus près.
32L’importance que l’administration s’attribuait à elle-même en continuité avec la haute responsabilité morale et la prétention à une sagesse supérieure dont s’étaient ceintes les bureaucraties du despotisme éclairé, et le rang supérieur que lui reconnaissait la culture politique ambiante, s’obtenaient au détriment des véritables hommes politiques, des hommes des partis. « Politique » et « parti » peu à peu devenaient des expressions chargées de sens négatif. L’échec de l’Assemblée Nationale de 1848 et la manière dont Bismarck avait humilié les parlementaires prussiens entre 1862 et 1866 avaient coûté aux élus une grande partie du prestige qu’ils avaient acquis à l’époque de la restauration et de la réaction, et point seulement aux élus mais à tous les hommes de parti. Puisque Bismarck et Guillaume II avaient soustrait le gouvernement au contrôle parlementaire, puisque les ministres en Prusse et les secrétaires d’État du Reich étaient généralement de hauts fonctionnaires, les politiciens qui réclamaient la parlementarisation du régime, les politiciens des partis de gauche et certains responsables du Zentrum et de la gauche national-libérale apparaissaient comme des malcontents que l’ambition ou le service d’un intérêt particulier dressaient en permanence contre l’État impartial et ses serviteurs.
33Bismarck lui-même avait commencé sa carrière publique comme politicien et parlementaire de l’opposition d’extrême droite, mais il avait été ensuite diplomate. Caprivi, son successeur était Général, le prince Clovis de Hohenlohe, le troisième chancelier, un grand seigneur qui, lui aussi, avait servi comme ambassadeur ; Bülow, le quatrième, fils de secrétaire d’État et ambassadeur lui-même. Tous les quatre appartenaient à la noblesse. Le cinquième chancelier Bethmann-Hollweg était le petit-fils d’un professeur et homme politique anobli et le sixième, Michaelis, un « roturier ». Ainsi, en 1917, pour la première fois la roture parvient au sommet de l’État, signe d’une évolution importante. Cependant Bethmann (ancien Oberpräsident et ministre de l’intérieur) aussi bien que Michaelis (ancien Oberpräsident et sous-secrétaire d’État) étaient de hauts fonctionnaires catapultés dans la politique, qui pratiquèrent la politique en fonctionnaires. La politique aux yeux des administrateurs traditionnels n’était qu’une forme déguisée et peu sérieuse de l’Administration.
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34La nouvelle Allemagne est instruite. L’obligation scolaire est devenue une réalité au cours de la première moitié du xixe siècle : dans les pays protestants, et notamment en Prusse, plus tôt et plus complètement qu’en terre catholique et notamment en Autriche, où les nationalités non-allemandes (à l’exception des Italiens) prennent du retard. Dans l’histoire de l’enseignement primaire (modèle pour la plupart des autres État) l’année 1870 est décisive ; elle marque l’introduction de la gratuité dans l’enseignement populaire (primaire). La deuxième moitié du siècle voit le recul de plus en plus accéléré des écoles à classe unique, l’amélioration de la formation des maîtres et, conséquence du « Kulturkampf », la suppression du contrôle ecclésiastique sur l’enseignement du peuple. En 1900, à de rares exceptions près (personnes très âgées, nomades, membres des minorités nationales) tous les hommes et toutes les femmes savent lire, écrire et compter. Il n’est pas inutile sans doute d’attirer l’attention du lecteur sur la concomitance dans le temps de l’introduction du suffrage universel au niveau national (1867/71) de la promulgation du nouveau code commercial et industriel en Prusse, qui supprime toutes les restrictions à la liberté d’entreprendre (1869) de la nouvelle loi prussienne sur les sociétés par actions et de la gratuité scolaire, ces quatre grandes réformes intervenant toutes sous la responsabilité de Bismarck.
35à l’école primaire succède, pour les hommes tout au moins, le service militaire de trois ans, autre « école du peuple ». C’est ici que se forment, au-delà de l’apprentissage des langages culturels élémentaires, l’esprit, le caractère, l’éthique des masses qui composent la nation nouvelle. Ici s’acquièrent les manières d’être, les comportements que le soldat redevenu civil – mais provisoirement, la vie civile n’étant que cette période de la vie où l’on n’est pas militaire – reproduit dans sa famille, à l’usine, au village. Les grades acquis dans l’armée, caporal, sergent comptent autant dans le peuple que la qualité d’officier de réserve dans la bourgeoisie. L’ordre, la discipline, l’obéissance (rendue et exigée), la propreté restent des réflexes acquis. Le père applique dans son modeste intérieur le modèle hiérarchique qui lui a été inculqué par les cris, les coups, les humiliations, les exigences qui vont jusqu’à l’extrême limite des forces humaines ; modèle auquel le mode de fonctionnement de l’école « populaire » l’a déjà préparé.
36Il applique ce modèle à la femme, en dépit des efforts que la social-démocratie développe pour que les femmes obtiennent un statut d’égalité, ne fût-ce qu’à l’intérieur du monde ouvrier, pour commencer. Le modèle de la relation de commandement et d’obéissance, les femmes l’ont elles-mêmes intégré avec l’éducation et la formation reçues, modèle patriarcal et autoritaire qui survit indéfiniment, jusqu’à la fin du xixe siècle, à l’effacement progressif des liens religieux en milieu prolétaire urbain ; il survit même à l’entrée massive des femmes dans la condition salariale, qui est un aspect majeur de la nouvelle société de la deuxième moitié du xixe siècle. Sans compter les domestiques, dont le rôle est encore très important jusqu’en 1914, le nombre des femmes employées dans l’industrie et dans le commerce passe entre 1822 et 1907 de 545 000 à 1 563 000, mais les structures de la vie familiale ne sont pas adaptées aux longues absences quotidiennes de l’élément féminin qui, le plus souvent, doit de ce fait – après une journée de travail de 10 à 12 heures vaquer à une deuxième « journée de travail » domestique consacrée au service des hommes (et des enfants). Si la formation professionnelle des hommes est généralement insuffisante en milieu ouvrier, celle des femmes est à peu près inexistante.
37Au début du siècle, les enfants de la bourgeoisie moyenne et supérieure et ceux de la noblesse (à l’exception des très grandes familles où les précepteurs accompagnent souvent les garçons jusqu’à la fin des études secondaires) passent des institutions élémentaires privées où ils reçoivent leur première instruction, au « Lycée humanistique » (Humanistisches Gymnasium) qui correspond plus ou moins à notre lycée classique. Axé sur les humanités, les langues, les littératures et la philosophie classique, le Gymnasium est le lieu de la « reproduction » culturelle des minorités possédantes et gouvernantes et accessoirement celui de la formation d’éléments sélectionnés ou autosélectionnés dans les classes populaires, destinés à se joindre à ces minorités.
38Formation à la fois élitiste et abstraite, volontairement éloignée de la vie pratique et de la préparation à l’exercice des professions précises, le Humanistische Gymnasium donne aux futurs membres des minorités possédantes et dirigeantes le code de références communes qui les isole du commun, tout en leur fournissant des modèles de vie. La synthèse du stoïcisme gréco-latin et de l’enseignement du Christ transmis par Luther et ses épigones s’opérait selon les penchants individuels des maîtres et des élèves. Le romantisme littéraire, religieux et politique a façonné, en s’ajoutant au fondement classiciste, les générations de lycéens de l’époque 1830/1850, le nouveau nationalisme germanique et teutonique (je tente ainsi de traduire les termes nullement identiques de « deutsch » et « germanisch ») se superpose au cosmopolitisme des Lumières sans le contredire toujours (il suffit de penser à la synthèse chez Fichte de l’universalisme et du nationalisme, le peuple allemand comme « Urvolk », peuple originel, possédant seul la vocation à l’universel).
39Le gymnasium tout en enseignant les vertus-modèles d’un Mucius Scaevola, d’un Caton ou d’un Diogène et la grandeur conquérante d’un Alexandre et d’un César, prépare le futur citoyen supérieur et le futur officier de réserve à la loyaliste soumission sous la volonté de l’état. Cette tendance s’accélère et s’amplifie après les victoires bismarckiennes. La philologie germanique, la « germanistique » a découvert ou redécouvert les héroïques exploits des tribus germaniques et de leurs chefs mythiques ou historiques, affrontés à l’Europe méditerranéenne : Arminius et ses Chérusques, Alaric et ses Visigoths, Théodoric et ses Ostrogoths, et l’ambigu Charlemagne (les Mérovingiens sont abandonnés à l’histoire de France). Elle retrouve les mythologies nordiques et les chansons de geste du moyen âge, le paganisme guerrier et désenchanté des sagas Vikings qui perce sous le vernis chrétien jusque dans la somptueuse et tragique chanson des Nibelungen.
40La vision de l’histoire qui, de l’université, se répand ainsi à travers le Gymnasium dans la culture des masses, est celle « du sang et du fer » que Bismarck évoque devant la Commune du Landtag de Prusse en 1862. Elle se lit dans la peinture de l’époque, riche en scènes médiévales, dans l’architecture néo-gothique et – quelques décennies plus tard – néo-romane et dans le théâtre wagnérien. C’est une culture à la fois secondaire, voulue, d’imitation et syncrétique puisque les différents périodes et styles s’y mêlent sans aboutir à une authenticité neuve ; c’est dans le mélange et l’interpénétration que se définit l’originalité. Pensons à Louis II de Bavière dont le rêve s’installe nécessairement dans une château fort néo-gothique (Neuschwanstein), dans une imitation enrichie et surchargée du Petit Trianon (Linderhof) et dans une reproduction insulaire de Versailles (Herrenchiemsee), tous construits par des décorateurs de théâtre.
41L’intérieur bourgeois qui ne distinguera plus de celui des cours que par une moindre magnificence – les Cours passant à la haute bourgeoisie capitaliste, bureaucratique et universitaire le rôle de créatrice des modes et des modèles – se charge de velours, de peluches et de brocarts, de meubles tarabiscotés et eux aussi produits de toute sorte de mélanges stylistiques. Les salons, salles du trône et chapelles des cours sont remplacés par le Festspielhaus de Bayreuth, par les théâtres et opéras municipaux ou étatiques, les musées s’émancipent des collections royales (l’Ancienne Pinacothèque de Munich, construite sous Louis 1er est le premier bâtiment d’Europe construit et édifié pour servir de musée).
42La nouvelle culture nationale dont les Gymnasium sont les séminaires et les historiens « bismarckiens » tels que Sybel et Treitschke les grands prêtres, célèbre ses grandes fêtes annuelles : l’anniversaire de la victoire de Sedan (Sedanstag) l’anniversaire de la Fondation du Reich (Reichsgründungstag), l’anniversaire du Roi-Empereur (Kaisersgeburtstag). Culture classiciste, romantique et nationaliste, elle célèbre les grands hommes (de préférence princes et guerriers) et ignore les faits sociaux, collectifs. Elles intègre la religion à une place instrumentale : pour enseigner aux sujets l’humilité, l’obéissance et la résignation et pour rejeter la philosophie des Lumières, le rationalisme qui pousse à l’insatisfaction, à la révolte, à l’émancipation. Le contraire existe aussi, bien entendu, enseignants universitaires et secondaires libéraux, humanistes ou chrétiens, mais le modèle est fourni par le Oberlehrer, le Gymnasialprofessor, tonitruant zélateur du culte de la force, enseignant de discipline, barbu, bedonnant, méprisant les faibles, un tantinet antisémite : l’image aux traits forcés de cet éducateur des élites est formée par le professeur Unrat de Heinrich Mann (« Unrat » signifiant à la fois « non-conseil », « mauvais conseil » et « immondice »). Ce tyran scolaire, dont le film a popularisé la déchéance pour des générations, fait pendant à l’Untertan (le « Sujet »), autre création de Heinrich Mann, le petit industriel ambitieux et fat, fabriquant de papier hygiénique sur lesquels s’inscrivent de vigoureuses exhortations patriotiques. La déchéance du professeur Unrat raconte, symbolise et anticipe celle de l’institution : de l’humanisme libéral d’un Wilhelm von Humboldt, aux professeurs et élèves subitement revêtus d’uniformes bruns en 1933.
43Le rôle social du Humanistisches Gymnasium est résumé par l’institution du « Einjähriges », de l’attestation qui, obtenue à l’issue de la sixième année du Lycée (dont la scolarité dure neuf ans) permet de n’effectuer qu’une seule année de service militaire au lieu des trois imposées aux fils du peuple, et de pouvoir accéder à la fin du service, à la dignité tant enviée d’officier de réserve. Il faut trois ans pour façonner l’esprit obtus et réticent des fils de paysans et d’ouvriers aux disciplines nécessaires, pour les enfants de la bourgeoisie le Lycée s’est déjà en grande partie chargé de cette tâche.
44à côté du Humanistisches Gymnasium, école des dirigeants, de leurs principaux collaborateurs, des futurs universitaires et des professions libérales, des classes nobles et des professions nobles (l’originalité du xixe siècle est que la définition de la « noblesse » inclut maintenant l’argent et les strates supérieures du travail), les besoins d’une économie en rapide expansion quantitative et qualitative, d’une production en voie de technicisation et de mécanisation favorisent la création et le développement d’écoles « moyennes » moins prestigieuses et préparant à des fonctions et à des professions moins estimées : Bürgerschulen (écoles bourgeoises), Mittelschulen (écoles moyennes), Gewerbeschulen (écoles professionnelles, d’art et de métier). L’institution de la Realschule qui comprend les cinq premières années seulement et met l’accent sur les mathématiques, les sciences naturelles, la technologie, les langues vivantes, à l’exclusion des langues anciennes, fondements de la culture « noble », correspond à la nécessité de former des cadres intermédiaires qui, normalement, ne peuvent prétendre accéder eux-mêmes directement aux fonctions supérieures. Système de classe nullement clos, mais qui filtre la montée sociale afin de façonner les esprits qui pourront ainsi se fondre, après une ou deux générations, dans les minorités possédantes et gouvernantes, sans en altérer la substance mentale, éthique et politique.
45Peu à peu cependant, dans une société où le développement économique propulsé par la révolution technologique met en cause les priorités morales et métaphysiques, et, partant, tout le système des valeurs, le monopole du Humanistisches Gymnasium devient indéfendable. Apparaît alors le Realgymnasium qui conduit à l’Abitur, comme le Lycée classique, mais remplace le grec par l’anglais. Bourgeois et industriels ont en effet besoin de chercher leur inspiration et leurs modèles en Angleterre et aux États-Unis, pour pouvoir concurrencer ensuite les grandes nations industrielles. Vient ensuite la Oberrealschule qui ajoute à la Realschule les quatre années du « second cycle » qui leur manquent. Mais longtemps le titre final de ces « écoles Supérieures réelles » ne donnait pas accès aux humanités, mais seulement au Technische Hochschulen (Hautes écoles techniques, établissements supérieurs d’enseignement technologique et de sciences appliquées).
46Cette multiplication des types d’enseignement secondaire et supérieur correspond d’assez près aux tendances fondamentales de l’œuvre bismarckienne qui vise à un compromis avec les forces nouvelles et montantes tout en sauvant l’essentiel de l’ordre patriarcal-patrimonial ancien. D’un côté on maintient le privilège du Lycée classique, lieu d’initiation à une culture supérieure et lieu de formation des minorités possédantes et gouvernantes et d’un autre côté on crée de nouvelles institutions pour la formation des auxiliaires et des cadres nouveaux dont la société changeante a besoin. Au cours des étapes suivantes, les nouvelles institutions conquièrent pièce par pièce les composantes du privilège (Abitur donnant accès à toutes les facultés universitaires pour le Realgymnasium, droit pour les Hautes écoles techniques de conférer des doctorats, signe de leur ouverture à la recherche). Ce cheminement s’est lentement continué pendant tout le xxe siècle : après 1945 l’Abitur des Oberrealschulen donnera lui aussi accès à toutes les facultés, et les Technische Hochschulen seront transformées en universités de plein exercice. Plus tard dans certains Länder, le collège unique (Gesamtschule) repoussera vers des positions marginales les lycées classiques...
47Entre 1850 et 1914 ce processus est en marche, mais la séparation des deux cultures et des deux systèmes de formation reste prépondérante tout en subissant de décennie en décennie des réformes réduisantes. La création des établissements de hautes études techniques, industrielles et commerciales est presque contemporaine des grandes réformes humboldtiennes. Christian Peter Beuth (1781-1853) directeur de l’Industrie, de l’artisanat et de la construction au Ministère prussien de l’intérieur, directeur d’une école industrielle technique et d’une Académie du bâtiment, est en quelque sorte le contre-type moderniste du néo-humanisme humboldtien. De telles créations correspondirent fort bien aux tendances caméralistes, mercantilistes, de despotisme éclairé de la sobre bureaucratie prussienne, à l’époque où celle-ci pose les fondements du Zollverein et partant, de la future victoire de la Prusse sur l’Autriche. Il n’empêche que cet enseignement « réel » tourné vers l’économie et la pratique n’est pas avant 1914, sauf exception, destiné à fournir des dirigeants. La voie noble mène par le Humanistische Gymnasium aux études de droit, par lesquelles se forment les hauts fonctionnaires futurs, ou – mieux encore – par les Kadettenanstalten (Ecoles de Cadets) où l’on entre à douze ans – à la carrière d’officier que l’on aborde à 17-18 ans comme aspirant.
48L’éducation sert à la fois à maintenir et à modifier lentement le système des classes et des castes que l’industrialisation et la mobilité rurale rendent sans cesse plus complexe. Mais elle l’anime d’un esprit de vénération pour la force et la puissance et de mépris pour celui qui est moins avancé, qui doit obéissance. La morgue et la prépotence chez les puissants et les riches rendent l’inégalité plus apparente et plus insupportable. Dans un certain sens, il ne serait pas inexact de dire que l’inégalité et la misère avaient été bien plus grands dans le passé, mais la lenteur des changements, l’étroitesse des horizons de vie, l’éloignement des lieux de la richesse et de la puissance, l’absence d’instruction dans les masses et la force de l’enseignement religieux rendaient alors pratiquement inévitables l’acceptation de l’une et de l’autre. La révolution capitaliste, industrielle et technologique, la révolution culturelle qui l’accompagne et la prolonge (et parfois même la précède), la scolarisation généralisée et la démultiplication des moyens d’information, rendent les hommes et les femmes plus sensibles peu à peu à des souffrances et à des humiliations dont l’abolition n’apparaît plus, désormais comme totalement impossible.
49Dans la culture allemande de la deuxième moitié du xixe siècle trois noms se détachent, solitaires de la masse des créateurs et des reproducteurs : Richard Wagner déjà nommé, Friedrich Nietzsche, l’impitoyable critique de l’univers bourgeois et Karl Marx. Les deux premiers de façon différente et même opposée, proclament dans leur œuvre le règne de l’inégalité, le premier en adhérant, avec une sorte de triomphalisme, l’autre en la contestant avec cette profonde tristesse qui aboutira à la caresse fraternelle impuissante qu’il donnera, l’esprit déjà profondément assombri, à un cheval de fiacre, symbole de la créature souffrante. Marx au contraire appelle à la suppression de l’inégalité, à la réalisation de l’authenticité, à la désaliénation pour tout le monde. La suite montrera qu’en poussant chaque système dans sa conséquence extrême les aboutissements ne seront pas aussi éloignés les uns des autres que les idéologies ne le voudront (faire) croire.
50En attendant ces développements lointains que le pessimisme culturel de l’historien bâlois Jakob Burckhart exprime dans ses Weltgeschichtliche Betrachtungen (Considérations sur l’histoire universelle) où il annonce l’avènement des « terribles simplificateurs », voix puissante mais isolée et qui clame dans le désert, la période qui va de la Révolution de 1848 à 1914 se caractérise à la fois par le maintien du caractère profondément élitiste et oligarchique du système éducatif et culturel, par l’extension du nombre de ses bénéficiaires (12 000 étudiants en 1848, 45 000 vers 1910 – mais plus d’un million en 1980 !) et par la diversification des contenus. La formidable croissance économique privilégie de plus en plus les études et les recherches dans les différents domaines des sciences naturelles, auxquels s’ajoute – mais à une large distance – un intérêt très vif pour l’approche scientifique des phénomènes humains : sociologie, socio-biologie, anthropologie, aux confins des sciences exactes, de la philosophie et des spéculations idéologiques pseudo-scientifiques couvrant un espace qui va de Max Weber à Houston Stewart Chamberlain et à l’anthroposophie de Rudolf Steiner.
51L’université, de plus en plus centrée sur ses obligations de formation, qui doivent s’adapter aux besoins d’une masse d’impétrants et d’impétrantes très supérieure aux capacités d’accueil (à partir du début du xxe siècle, deux décennies après les universités suisses, les universités allemandes commencent à s’ouvrir aussi aux femmes), ne peut plus prétendre au monopole de la recherche scientifique qui reçoit massivement l’aide de l’État et des entreprises et bénéficie de l’intérêt passionné de Guillaume II : des arguments scientifiques et des postulats nationalistes et impérialistes s’allient pour réclamer la création de nouvelles structures et de nouveaux moyens richement dotés : ainsi se constitue au début du xxe siècle la « Société Empereur Guillaume » (Kaiser Wilhelm Gesellschaft) véritable centre national de la recherche scientifique, soustrait à la manie réglementaire de l’administration grâce à l’autonomie gestionnaire et à la multiplicité des financements privés dont bénéficient ses Instituts. De l’idéal néo-humaniste humboldtien, avant tout préoccupé du bien-vivre des individualités autonomes, la science allemande glisse peu à peu au service d’ambitions collectives et d’intérêts matériels massifs et massivement minoritaires qui, à l’instar du mouvement ouvrier, mais sans le proclamer aussi ouvertement, ont bien compris que « Wissen ist Macht » que le savoir fonde et augmente la puissance.
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52Aux courants qui entraînent la nation vers le désastre de 1914 s’opposent à l’intérieur des contre-courants, minoritaires par le nombre et par l’influence qu’ils exercent au-delà de leur terrain propre. Ce sont d’abord les minorités nationales, parmi lesquelles seuls les Polonais comptent, du fait de leur nombre et de leur représentation politique au Landtag de Prusse et surtout au Reichstag – où leurs votes et ceux des Alsaciens-Lorrains ajoutent une bonne vingtaine de voix à celles du Zentrum catholique – et aussi par le caractère majoritaire de leur présence dans une grande partie des provinces de Posen (Poznan), Prusse occidentale (Dantzig) et Silésie, comme par leur liaison avec les frères polonais, plus nombreux mais culturellement et économiquement moins avancés, en Russie et en Autriche.
53Ce sont les femmes, majoritaires par le nombre mais, dans leur masse, exclues de la vie politique, de la vie culturelle officielle et des positions moyennes et supérieures de la vie économique. La revendication féministe commence à se manifester avant 1914, mais elle reste isolée et ne se fait guère entendre.
54Ce sont les jeunes dont la révolte s’exprime vers la fin du xixe et au début du xxe siècle dans des mouvements souvent rétrovertis, romantiquement attirés par une nature transfigurée dont l’aspect le plus connu est le Wandervogel, l’Oiseau migrateur. Dans ses randonnées pédestres et ses feux de joie et de fête s’exprime une protestation contre le monde des adultes, urbain, fonctionnel, matérialiste, attitude qui ne s’appuiera presque jamais sur une approche scientifiquement fondée des faits sociaux et fait penser sur plus d’un point aux mouvements « verts » des années 70 et 80 du siècle suivant.
55C’est enfin le mouvement ouvrier qui, après des débuts modestes vers 1860, deviendra en un demi-siècle la plus grande force politique et sociale de la nouvelle Allemagne, du moins en apparence.
56Le mouvement des ouvriers industriels est un phénomène absolument nouveau dans l’histoire moderne de l’Allemagne. Avec lui une partie du peuple, des masses anonymes et muettes, joue pour la première fois un rôle actif dans le devenir de la société. Même dans l’histoire plus reculée, seule la brève apparition des paysans sur la scène historique, vers 1525, fournit une lointaine analogie sans lendemain. L’apparition d’une nouvelle catégorie sociale s’accompagne d’une très rapide prise de conscience qui s’effectue en quelques décennies grâce à la médiation de quelques intellectuels prodigieusement inventifs, capables d’énoncer en termes à la fois scientifiques et politiques des changements dans la vie économique et sociale qui sont en train de s’accomplir. La pensée théorisante et conceptuelle précède même la réalité en marche. Jamais encore la philosophie n’avait d’une manière aussi consciente et volontaire entrepris de transformer le monde, jamais la pensée et l’action, la réflexion des chercheurs et un mouvement politique n’avaient été si étroitement associés. Les paysans au xvie siècle avaient manqué de théoriciens, et Luther, tout en provoquant involontairement des changements politiques considérables, n’avait pas conçu ses thèses en vue d’une action dans ce domaine temporel.
57Karl Marx, Ferdinand Lassalle, Friedrich Engels, Wilhelm Liebknecht, August Bebel et, dans la génération suivante, Eduard Bernstein et Karl Kautsky : une extraordinaire pléiade de penseurs et d’organisateurs permet au prolétariat allemand de se structurer en force constituée avant les ouvriers des nations industrielles plus avancées. En cherchant les raisons et les causes de ce développement si caractéristique, l’on débouche évidemment sur la puissante spéculation philosophique de la première moitié du siècle, où Marx et Lassalle sont venus prendre leur inspiration et leur méthode. Le mouvement ouvrier allemand procède en droite ligne de Kant, de Fichte, de Hegel surtout, de Schelling et de Feuerbach.
58Il me parait ensuite que le rôle des intellectuels d’origine juive revêt une importance capitale : appartenant à une minorité sous-privilégiée et marginale, mais aussi à la première génération issue de l’émancipation et de l’assimilation, ils sont à la fois motivés par leur volonté d’égalité et en mesure de travailler efficacement à la réalisation de ce projet, ce que leurs ancêtres ne pouvaient ni voulaient. De prodigieuses énergies intellectuelles issues d’un entraînement séculaire et même millénaire, peuvent désormais sortir du renfermement religieux pour s’engager dans la société générale. La sympathie que d’autres intellectuels non-juifs portent aux pauvres, aux exploités ne se mobilise que rarement avec une pareille véhémence existentielle, bien qu’il ne faille pas laisser de côté des énergies révolutionnaires comme celles de Büchner, poète, dramaturge et pamphlétaire, d’Engels et de Liebknecht déjà mentionnés.
59En troisième lieu, la capacité de s’organiser qui se manifeste si tôt chez les ouvriers allemands bénéficie certainement de la formation à la discipline, au travail rigoureux, à l’ordre que procurent en Prusse, mais aussi dans l’Allemagne non prussienne – avec des éléments partiellement originaux – l’école primaire, l’armée et l’enseignement religieux, luthérien ou catholique. August Bebel, le Carnot du mouvement ouvrier allemand, est le fils d’un sous-officier prussien devenu gardien de prison. Cinquante ans après la fondation du premier parti ouvrier allemand, Bebel, devenu le chef de l’immense social-démocratie, chantera au Congrès de l’Internationale la grandeur et la beauté de l’État prussien tel qu’il sera transfiguré par les travailleurs, quand ils en auront pris possession.
60L’importance des intellectuels dans le mouvement ouvrier allemand se lit dans le rôle des associations culturelles ouvrières (Arbeiterbildungsvereine) dont sont issus à la fois le parti lassallien et le parti marxiste et dans l’extension du travail de formation théorique qui se poursuit dans les rangs de la social-démocratie – avec les dissensions et les confrontations inévitables – jusqu’en 1914. L’hégélianisme de gauche, la philosophie matérialiste de la nature, les valeurs de l’instituteur et du sous-officier donnent au mouvement ouvrier allemand sa coloration caractéristique dans le cadre dualiste formé par le Parti d’une part et les syndicats de l’autre. Dans la branche syndicale, les intellectuels et la théorie ont un rôle moindre ; ici se profile, terre à terre et vouée au quotidien, la volonté ferme d’améliorer dès maintenant la condition ouvrière. Le syndicalisme « libre », c’est-à-dire social-démocrate, ne refuse certes pas le combat, il sait engager – et terminer – les grèves, mais son terrain n’est pas celui de la transformation globale de la société.
61Une dialectique complexe s’introduit ainsi peu à peu, et surtout après la fin des persécutions massives en 1890, entre l’aspiration au changement total, un homme nouveau composant une société nouvelle, et la banalité des luttes pour des salaires un peu plus élevés, une durée de travail moins épuisante, des conditions de travail plus sûres. Cette dialectique modifie peu à peu les rapports entre les deux branches majeures du mouvement : tandis que le syndicalisme, qui ne possède pas de théorie, pas d’idéologie qui lui soient propres, formule progressivement une politique possibiliste, son influence favorise au sein du Parti une pratique transformiste qui contredit de plus en plus une théorie qui reste radicale en dépit de la tentative révisionniste bernsteinienne autour de 1900.
62Dans les deux branches, l’organisation finit par faire peser de plus en plus lourdement son poids propre, mais la tragédie de cette immense armée que sa masse rend de plus en plus inapte à la guerre, c’est qu’à sa modération progressive les possédants et les gouvernants répondent par le plus strict minimum possible de concessions. La modération d’un parti qui, selon le mot de Kautsky, est révolutionnaire mais ne fait pas la révolution (qu’il espère inutile, puisqu’il finira par constituer la majorité dans le pays), cette modération ne « paie » pas. En 1914 la social-démocratie avec un tiers des votes et un quart des sièges au Reichstag est de loin le parti politique le plus important, mais il reste isolé, par la faute de son propre immobilisme idéologique certes, mais aussi par la crainte que son socialisme inspire même à ses voisins les plus proches sur l’arc-en-ciel politique, les Libéraux de gauche. Elle constitue une gigantesque force inutile, une gigantesque faiblesse. Élu premier Vice Président du Reichstag Philipp Scheidemann, leader réformiste s’il en fut, est obligé de démissionner parce qu’il refuse d’endosser l’habit pour la présentation du Bureau à Sa Majesté l’Empereur. En 1914, plus de cinquante ans après la fondation du parti lassallien, la social-démocratie n’a même pas pu obtenir l’abolition du système de vote censitaire qui marginalise à l’extrême sa représentation parlementaire en Prusse.
63La résistance des détenteurs de la puissance économique et du pouvoir politique d’un côté, le frein que l’immobilisme de la théorie et du programme impose à la pratique politique social-démocrate elle-même, font du prolétariat organisé une nation-bis, des immigrés de l’intérieur, ayant leur propre territoire (les quartiers surpeuplés et les faubourgs des grandes villes), leurs propres organisations qui les accompagnent jusqu’à la tombe (grâce aux associations funéraires ouvrières coopératives), leur propre culture. Cette nation-bis communique avec la nation principale par l’école obligatoire – mais 92% de la population jeune ne connaît que l’école « populaire » (primaire) ; par l’armée (mais les jeunes ouvriers dépassent rarement le rang de simple soldat) ; par le travail – mais la grande masse des travailleurs et surtout des travailleuses de l’industrie n’ont ni formation, ni spécialisation.
64Certes, en dépit de la résistance patronale, les revenus du travail augmentent (lentement), le plein emploi est pratiquement assuré à partir du milieu des années 90, la peur de la social-démocratie jointe aux sentiments « sociaux » d’une partie des intellectuels et des responsables chrétiens ont donné à l’Allemagne une législation d’assurance et de protection ouvrière sans exemple dans le monde. Les représentants des travailleurs siègent dans les municipalités, dans les structures de gestion des caisses d’assurance, dans les tribunaux sociaux, mais exclus des grandes responsabilités, les ouvriers se replient sur leurs organisations propres : universités populaires, associations de théâtre populaire, bibliothèques populaires, associations de sport ouvrières, associations récréatives ouvrières. Ils n’étaient guère plus d’un million en 1848, encore directement issus de l’artisanat, et découvrant lentement leur identité propre ; en 1914 ils forment plus de la moitié d’une population active de près de 30 millions de personnes. Il est vrai que le revenu national, seulement entre 1870 et 1914, était passé, lui de 14 millions de Marks (valeur de 1913) à 48 milliards. L’Allemagne était devenue riche, mais de cette richesse la nation-bis ne participait que marginalement, bien qu’au regard de l’histoire sa situation se soit elle aussi considérablement améliorée.
65Riche, prolétaire, militariste, instruite, impérialiste, dominée par les oligarchies qui font taire les contradictions internes pour contenir la progression de la démocratie et de la social-démocratie, bourgeoise dans tous ses comportements, aristocratique dans ses références, cette Allemagne se situe à des heures de lumière (ou d’ombre) de l’Allemagne weimarienne et goethéenne, de l’Allemagne provinciale et repliée sur elle-même, de l’Allemagne de la culture classique et des petites cours bureaucratiques du début du xixe siècle. Aucune nation du continent n’avait vécu en si peu de temps des transformations aussi profondes. On peut en conclusion se poser la question si la conviction qu’elle vivait de sa propre identité continuée n’était pas trompeuse.
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66Une des contradictions les plus apparentes de l’Allemagne bismarckienne et post-bismarckienne, période qui embrasse près de 60 ans, de 1862 à 1914 et même à 1918, tient à l’affirmation de plus en plus vigoureuse du principe de la force et de la volonté de puissance dans un cadre qui reste un « État de droit » (Rechtsstaat). La loi est certes votée par les représentants du peuple élus dans des conditions qui favorisent les privilégiés, les possédants et les puissants, mais elle procède d’un vote majoritaire sans lequel elle n’existe pas, et la loi votée est appliquée. Oh certes, là encore, les fonctionnaires et les juges mêmes s’ils se situent sincèrement « au-dessus des partis », au service du bien commun, ont de ce bien commun une conception partielle et partisane, même s’ils la croient générale et universelle (et tous, bien entendu, ne sont pas sincères), il n’empêche que la loi anti-socialiste de 1878 n’ayant pas privé de leur mandat les députés sociaux-démocrates (comme Hitler le fera en 1933 pour les représentants communistes et ensuite pour ceux d’autres partis) et n’ayant pas non plus interdit aux sociaux-démocrates d’être candidats, les élus d’un parti interdit pourront librement parler du haut de la tribune du Reichstag et faire publier librement leurs discours alors que toute autre propagande social-démocrate est prohibée. La loi anti-socialiste elle-même est abrogée quand le Reichstag en 1890 le rejette dans la forme que Bismarck propose pour son renouvellement, et il en sera de même des projets antisocialistes et antisyndicalistes que les successeurs de Bismarck proposeront par la suite. Les tribunaux condamnent certes des journalistes ou des écrivains pour insultes au Roi-Empereur, pour sacrilège ou pour atteinte à la morale publique, mais il arrive fréquemment que les prévenus soient acquittés, et d’une manière générale la liberté de la presse et la liberté d’expression, d’association et de réunion sont respectées.
67La plupart des peuples du monde de 1984 envieraient aux Allemands de la période 1871-1914 la sécurité, la liberté, la justice dont ils ont alors pu jouir. Un journaliste célèbre, juif par-dessus le marché, Maximilian Harden peut librement mener campagne contre l’entourage de l’Empereur et gagner les procès qui en résultent. L’opinion quasi-universelle peut s’élever en 1906 contre la gaffe monumentale que constitue l’interview que le Souverain accorde au Daily Telegraph et dans laquelle il se vante d’avoir suggéré aux Anglais leur plan de campagne pour la phase finale de la guerre contre les Boers, que le même Guillaume II avait encouragés et moralement soutenus au même moment. Si Guillaume II plus ferme en paroles qu’en actes enjoint aux recrues de tirer, si le souverain leur en donne ordre, sur leurs pères et sur leurs frères, la torture est absente alors des mœurs de la police. Alors que des campagnes antisémites sont fréquentes à partir des années 80 dans l’opinion de droite, l’Empereur et les autres princes allemands confèrent décorations, titres honorifiques et titres de noblesse aux notables juifs, surtout à ceux qui se sont soumis à la cérémonie de baptême qui supprime les dernières interdictions (l’accès aux fonctions publiques) qui frappent encore les israélites. Le début du xxe siècle voit se développer de nouveaux courants intellectuels et artistiques d’une prodigieuse vivacité et variété.
68La guerre sera au bout du voyage, et la quasi-dictature de Ludendorff et après la parenthèse weimarienne les forces opposées aux droits de l’homme, à la démocratie, aux libertés se rassembleront dans l’hitlérisme, mais l’Allemagne ambiguë et multiple de l’époque bismarckienne et wilhelminienne est aussi une Allemagne libérale, la société la plus ouverte et la moins injuste que le peuple allemand ait jamais connue jusque là.
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