Premiers romans
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Comment lit-on un « premier roman » ? La réception des « premiers romans » par la presse
Texte intégral
- 1 Cette expression doit s’entendre dans la suite du texte entre guillemets.
- 2 Pierre Verdrager, Le Sens critique : la réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, L’Harm (...)
1On pourrait s’interroger sur l’opportunité de traiter de la réception journalistique des « premiers romans1 » au nom d’une critique « nominaliste » du fait qu’un tel objet n’existerait pas dans la réalité. Je comprends d’autant mieux ce soupçon que je le partageais lorsqu’a été lancée l’idée de travailler sur les premiers romans. Ce soupçon, je l’avais éprouvé non pas en poéticien ou, plus platement, en amateur de littérature, mais en sociologue pour lequel compte au premier chef le fait de savoir si quelque chose comme une catégorie de premier roman existe en tant que telle et si, partant, une catégorie « réception de premier roman » pouvait prétendre à une relative autonomie justiciable d’une approche sociologique. Pour le savoir, j’ai donc étudié un échantillon d’une centaine d’articles de presse s’échelonnant sur une période allant de 1997 à nos jours afin d’évaluer s’il était pertinent ou non de prendre pour objet la réception des premiers romans. Il faut bien insister ici sur le fait que, au risque de décevoir les poéticiens ou même les historiens du fait littéraire, auprès desquels je m’excuse par avance, l’objet de mon étude ou, plus précisément, le terrain de celle-ci, n’est pas le premier roman, en tant que tel, mais les usages qui en sont faits et les relations qui se nouent entre certains acteurs fondamentaux de la relation littéraire. La réception des premiers romans n’est pas ici considérée en tant qu’objet proprement dit, mais en tant que terrain fournissant une des voies d’accès possibles à un objet qui se situe à un niveau plus élevé de généralité : la réception de la littérature. Or il se trouve que le terrain de la réception des premiers romans peut fournir un bon complément d’une autre étude que j’ai menée voici quelques années sur la réception d’un auteur contemporain, aujourd’hui devenu classique2. Il s’agira ici non de se concentrer, comme je l’avais fait alors, sur la réception d’un seul écrivain tout au long de sa carrière, mais de prendre en considération la réception de nombreux auteurs d’un premier roman sur une période limitée. Terrains différents, donc, mais objet identique. Identique également est l’optique qui va être adoptée ici. Il ne s’agira ni de porter de jugements évaluatifs sur les bonnes ou mauvaises critiques, comme le ferait légitimement le professeur de littérature, ni de statuer sur la conformité ou la non-conformité des critiques aux textes littéraires, comme le ferait légitimement le poéticien, ni même de rabattre les prises de position sur les positions occupées par les critiques dans l’espace journalistique, comme le ferait tout aussi légitimement le sociologue des champs, mais d’analyser les propriétés de la relation critique ainsi que les épreuves évaluatives que les critiques mettent en œuvre ou, le cas échéant, peinent à mettre en œuvre, pour asseoir leur jugement. J’ajoute, avant qu’on ne me le reproche, que si cette étude est doublement limitée par son amplitude temporelle - elle s’intéresse au temps présent - et spatiale - on n’a étudié que des articles de périodiques français ou francophones - elle n’en renonce pas, pour autant, à toute visée de généralité puisque je pose d’emblée, comme d’autres l’ont fait avant moi, une distinction conceptuelle entre objet et terrain.
2Il s’est vite avéré à la lecture des articles qui portaient sur des premiers romans que ceux-ci présentaient certaines régularités, pour ne pas dire constituaient un genre à part entière - mais il faut faire attention avec ce... genre d’assertions, j’y reviendrai - lequel contribuait à construire la catégorie de premier roman en tant que telle. Mais si les articles de presse participent grandement de l’édification d’une catégorie telle que celle de premier roman comme catégorie de jugement et d’observation, ils ne sont pas les seuls opérateurs de cette « objectivité », tant il est vrai que les romans qui sont des premiers romans ont une « vie sociale » en tant que tels, si l’on accepte de parler de vie sociale pour des non-humains, en l’occurrence, des objets littéraires.
3Avant d’aller plus loin, je voudrais insister très nettement sur le fait que le langage de la « construction » n’implique pas chez moi une volonté d’attaquer ladite construction. On ne trouvera donc ici aucune dénonciation d’un artificialisme de la presse qui ferait exister de toutes pièces cette catégorie de premier roman d’abord parce qu’il existe, comme nous allons le voir, d’autres « opérateurs d’objectivité », qui contribuent à faire exister la catégorie premier roman en tant que catégorie spécifique, sur lesquels les critiques prennent appui pour énoncer leurs prises de position critiques.
La vie sociale des premiers romans
- 3 Voir Livres Hebdo, 27 juin 2003, p. 82.
4Comme chacun sait, ces dernières années, le nombre de premiers romans publiés est de plus en plus important. Sur les dix dernières rentrées littéraires, si la part relative des premiers romans français par rapport aux romans français publiés reste stable, voire connaît une légère tendance à la baisse, ce nombre ne cesse de croître, en valeur absolue. Alors que 51 premiers romans ont été publiés à la rentrée 1994,80 ont paru à la rentrée 2003, soit une hausse de plus de 56 %3 : on n’hésite plus à publier des premiers romans. Ceci n’est pas nécessairement une folie pour qui connaît la logique de l’économie des biens culturels. Si les éditeurs publient beaucoup de premiers romans, c’est aussi parce que la presse leur réserve la chose la plus précieuse que peut posséder un journal : de la place. Seule la presse est en mesure d’apporter la place que les libraires n’ont plus du fait de la crise de surproduction qui affecte le marché du livre depuis plusieurs années. Et cette place, elle est en mesure de l’accorder plus volontiers à un premier roman que, par exemple, à un deuxième car ce dernier, semble-t-il, est moins immédiatement vulnérable à la mise en récit, ce que j’analyserai tout à l’heure.
- 4 Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seui (...)
- 5 Cité in Émilie Grangeray, « Bousculade au bal des débutants », Le Monde, 3 septembre 1999.
5La deuxième raison de ce nombre important de publications est moins en relation directe avec la réception immédiate et restreinte par le monde médiatique qu’avec la réception différée et élargie par le monde social en général. En effet, publier un premier roman, même d’un auteur inconnu, ne revient pas nécessairement à jeter l’argent par les fenêtres : les investissements audacieux d’aujourd’hui sont parfois les profits appréciables de demain et, si tout va bien, mais c’est plus rare, les classiques que liront les étudiants studieux, après-demain4. Claude Pinganaud, fondateur chez Arléa de la collection « Premier Mille » en 1998, affirmait ainsi : « Publier un premier roman est pour ainsi dire moins risqué pour un éditeur que de publier un deuxième car les journalistes sont plus attentifs, plus enthousiastes et plus indulgents5. » Cette indulgence et cette bonne volonté critiques sont directement la conséquence d’une forte valorisation du nouveau et du jeune, qui vont souvent de pair.
- 6 Voir éditions successives et additifs du Guide des prix littéraires, Paris, le Cercle de la librair (...)
6Cet engouement pour les premiers romans s’est, en outre, objectivé dans un certain nombre d’institutions qui se sont données pour vocation de le promouvoir. Parmi ces institutions, on distingue plusieurs dizaines de prix spécialisés dans le premier roman, manifestant l’exigence qui vise à raccourcir les délais entre la production par les auteurs, la réception par les lecteurs et l’allocation de la reconnaissance6. Le premier roman occupe une place désormais importante dans le paysage littéraire de la France puisque celui-ci parvient à faire événement, depuis, à l’échelle locale, la journée premier roman, par exemple, dans la librairie de Francis Le Goux, La Litote, à La Varenne St-Hilaire, jusqu’à l’échelle nationale, avec le festival de Chambéry, créé en 1988 afin de promouvoir les premiers romans.
7Tous ces éléments font que le premier roman acquiert une autonomie en tant qu’objet et devient aisément repérable par le sociologue qui doit voir dans les indexations documentaires (des banques de données ou des guides des prix littéraires) et dans les traitements statistiques (notamment dans Livres Hebdo) moins des instruments de recherche que des objets de la recherche. Le premier roman comme objet d’investigation existe donc bel et bien à toutes les étapes fondamentales : beaucoup de premiers romans sont produits par les écrivains, publiés par les éditeurs, diffusés par les libraires, critiqués par la presse, récompensés par les prix, indexés par les bibliothécaires, comptabilisés par les statisticiens, étudiés par les chercheurs, et, finalement, lus, peut-être, par des lecteurs, plus ou moins nombreux selon les cas.
- 7 Émilie Grangeray, « Le culte du premier roman », Le Monde, 3 septembre 1999.
- 8 Voir Pierre Verdrager, Le Sens critique, op. cit.
8Mais il existe aussi un moyen de voir que le premier roman existe en tant que catégorie, non plus positivement, comme nous venons de le voir, mais négativement, dans la critique du fait qu’on en ferait trop à son sujet. C’est ainsi qu’en 1999, on crie au scandale au Monde : il y aurait un coupable « culte du premier roman7 ». Les moments de controverse sont évidemment hautement intéressants en ce qu’ils permettent aux acteurs en présence d’expliciter les principes sur lesquels ceux-ci prennent appui pour formuler leur jugement. En dénonçant un « culte », l’auteur de l’article vise à transformer en « croyance » le fait que les premiers romans puissent avoir systématiquement de la valeur en tant que tels. C’est là un des effets paradoxaux de la « mise en croyance8 » qui permet de dénoncer une pratique ou une valeur en faisant référence au fait qu’elle n’est qu’une « croyance » à laquelle, bien sûr, il ne faut surtout pas croire.
- 9 Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
9Ainsi, le phénomène du premier roman présenterait une certaine vulnérabilité en ce qu’il ne saurait toujours convenablement satisfaire à l’épreuve de l’authenticité. Ce manque d’authenticité se repère, d’abord, par une violation de la rythmique de l’espace littéraire, lequel ne devrait pas être conforme à la logique productiviste du monde industriel et, ensuite, par une violation de l’éthique désintéressée du monde littéraire le plus pur où la qualité ne saurait nécessairement rimer avec la quantité d’exemplaires commercialisés et d’articles de presse récoltés9. C’est parce que le phénomène du premier roman manifeste, au moins potentiellement, à la fois trop de respect pour la vente et pas assez pour l’attente, trop de place aux médiateurs (l’éditeur, les journalistes, etc.) et pas assez au texte lui-même, que certains critiques restent parfois sur leurs gardes.
Les places
10Si l’on veut se donner les moyens de comprendre ce qui se passe dans une critique d’un premier roman, il convient de rendre compte de la structure de la distribution des places qui caractérise la relation unissant un premier roman, son auteur et son critique. En effet, c’est aussi à partir de la structure de cette relation que peut se comprendre ce qui se dit dans une critique.
- 10 Voir Harriet Zuckerman, Scientific elite : Nobel laureates in the United States, New York, The Free (...)
11Le premier cas de figure que je vais envisager est celui qui vient le plus vite à l’esprit : c’est celui du premier roman écrit par un inconnu venu de nulle part. Ce premier roman est un premier livre, et ce premier livre est une première incursion dans l’espace public. L’écrivain inconnu ne dispose a priori d’aucune place particulière préalable, ni dans le monde restreint de la littérature, ni, bien sûr, dans l’espace public. Lorsqu’un critique en place, doté d’une solide réputation, choisit de porter son attention sur le premier roman de cet inconnu, le différentiel des grandeurs entre les deux est porté à son comble. Les effets sur les auteurs de ce différentiel peuvent être bien différents selon les cas. Les éloges, quand il y en a, peuvent faire mal s’ils sont mal placés ou, plus trivialement, « à côté de la plaque », ce dont les auteurs ne se privent généralement pas de se plaindre par la suite. Car paradoxalement, comme nous l’ont appris les travaux sur la reconnaissance, il n’est pas toujours facile de réussir sa réussite, tout particulièrement lorsqu’on se trouve grandi par de grands critiques d’une façon inconsidérée et immédiate10. Les éloges mitigés, eux aussi, peuvent avoir des effets négatifs, lorsque les descriptions condescendantes, qui sont autant de renvois stylistiques au différentiel des grandeurs, peuvent, selon les cas, se doubler de prescriptions paternalistes qui ramènent l’auteur du premier roman à sa petitesse de débutant.
12Mais les éloges, heureusement, peuvent être positifs lorsque l’auteur inconnu se trouve être admiré par un critique réputé. C’est alors que peut s’induire un transfert de grandeur entre un petit auteur inconnu et un grand critique bien en vue : la grandeur de l’auteur est alors augmentée par celle de son admirateur.
13Mais on aurait tort de croire que le transfert de grandeur va seulement du grand critique au petit auteur. En effet, une des fonctions de la critique consiste à faire des paris sur l’avenir et à miser sur ceux qui, aujourd’hui petits, pourraient, demain, devenir grands. Le critique qui aura su déceler de façon précoce le talent d’un auteur dans un premier roman, pourra supporter sans rougir le regard rétrospectif cherchant le critique « précurseur ». La grandeur pourra alors fonctionner dans l’autre sens, non plus du grand critique vers le petit auteur, mais du petit auteur, devenu grand, vers le critique agrandi car ayant su faire la bonne découverte au bon moment - c’est-à-dire avant tout le monde. Si la précocité de la vocation littéraire est jugée comme un bon indice d’authenticité, la précocité de la détection par le critique n’est elle-même pas sans valeur puisque c’est aussi par sa vélocité que le critique peut faire la preuve, au moins rétrospectivement, de la validité de son jugement.
14De même, la capacité à faire le tri, à discerner le bon grain de l’ivraie, ne se vérifie jamais si bien que dans les considérations liées aux propriétés jugées « sociales » des écrivains en présence. Certains critiques n’aiment rien tant qu’évoquer ces caractéristiques, comme la profession, surtout lorsqu’elle est située au bas de la hiérarchie sociale, pour les écarter au nom de leur inauthenticité ou, à tout le moins, de leur faible pouvoir descriptif, en privilégiant les caractéristiques jugées « proprement littéraires », au nom d’une justice immanente qui rétablit dans la république des lettres le bon ordre des grandeurs. Il arrive ainsi que le premier roman soit le fait non pas d’un auteur inconnu, mais d’une personne en vue - bien en place - soit dans le monde intellectuel, soit dans le monde artistique ou encore, plus généralement, dans le reste du monde social. Cet auteur de premier roman est donc, à des degrés divers, grand dans un autre monde. Ce premier romancier est, bien souvent, « attendu au tournant » par la critique qui peut juger son intervention dans l’écriture romanesque comme inauthentique. Or on n’apprécie en général guère qu’on se pique d’écrire un roman, soit pour prouver qu’on a tous les talents, soit pour glaner le supplément d’âme qui manque dans l’autre monde et que pourrait, peut-être, procurer le statut d’auteur. On n’aime alors rien tant qu’à les « désauteuriser », si l’on permet le néologisme, en les renvoyant à leur univers d’origine et en les priant de s’en tenir là. De la même manière, à chaque rentrée, se rejoue le grand drame de l’oral et de l’écrit par le biais du conflit entre presse et télévision. C’est parce qu’il est toujours possible d’avoir le soupçon que le succès d’un premier roman découle non des propriétés objectives du livre mais des propriétés subjectives de l’auteur - beauté, verve, naissance ou entregent - qu’on prend avec infiniment de précautions ceux qui, passant si bien à la télé, résistent si mal à l’épreuve du temps - épreuve reine de toutes les activités évaluatives.
Incertitude et sentiment d’insécurité
- 11 Voir Matthieu Bera, Recherches sur la légitimité et les fondements de la critique d’art dans la pre (...)
- 12 Voir Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
15Cette méfiance n’est, pourtant, pas typique de la critique de premier roman qui est en général très favorable. Bien sûr, on peut se contenter d’une explication classiquement sociologique qui ferait dériver une critique globalement positive des premiers romans des conditions d’exercice précaires de l’activité de critique. En effet, les critiques, lorsqu’ils sont pigistes, sont tendanciellement moins à même de proposer des papiers « contre » dans la mesure où l’on pourrait leur reprocher une sorte d’intention perverse. Pourquoi, en effet, alors que la place est rare, parler en rabat-joie des mauvaises choses ? Mais cette explication ne saurait, à nos yeux, épuiser le problème, ceci d’autant plus qu’il n’y a pas de corrélation mécanique entre stabilité du statut et sévérité de l’opinion11. On a, quelles que soient les circonstances, beaucoup de scrupules à « taper » sur un premier roman, y compris lorsqu’on est un grand critique. En effet, lorsque le grand, en l’occurrence, le critique en place et en vue, refuse de « massacrer » le petit, ce n’est pas nécessairement au nom d’un principe de charité mais plutôt au nom du principe d’isotimie qui impose qu’on n’adresse de défis, en l’occurrence de critiques, qu’aux égaux12. La lutte n’a d’intérêt que si elle s’effectue à armes égales. La petitesse du petit, paradoxalement, le met alors à l’abri des coups car un grand critique ne ferait que se rapetisser en attaquant un auteur de premier roman. En outre, il est certain que la relative impunité critique, qui caractérise les pratiques les plus légitimées et les plus anciennes, comme l’art ou la littérature, à la différence du cinéma où la critique négative est sans doute plus fréquente, bénéficie aux premiers romans. L’inégalité, dans ce cas spécifique, profite au petit.
16Mais même en cas d’asymétrie forte entre critique et auteur de premier roman, la relation est toujours caractérisée par une certaine insécurité. Si le sentiment d’insécurité critique est à son maximum en cas de « classique » puisque plus personne, ou presque, n’ose dire : « ce n’est pas bien », il est à son minimum dans le cas du premier roman, à l’autre bout du spectre, ce qui ne veut pas dire qu’il disparaît, loin de là. La prudence s’impose, ici aussi, car la relation critique possède cette propriété d’être, avec l’aide du temps, entièrement réversible. Hantés par le spectre des erreurs critiques du passé, les critiques les plus prudents vivent dans la hantise que l’épée de Damoclès de l’histoire leur tombe sur le bout du nez. Ces critiques savent bien que tout ce qu’ils disent pourra, selon la formule consacrée, être retenu contre eux par le Tribunal de l’histoire littéraire où se distribuent de façon claire petits et grands. Car l’histoire de la littérature telle que nous la connaissons n’est pas une histoire anthropologique - histoire de tout ce qui s’est écrit - mais une histoire axiologique - histoire de tout ce qui s’est écrit de bien. Aussi les critiques sont-ils pris en tenaille entre deux exigences contradictoires : l’exigence de sélectivité qui définit le métier de critique et l’exigence de ponctualité qui s’impose à ceux qui ne veulent pas être accusés, plus tard, d’être arrivés en retard ou d’avoir trop longtemps gardé le silence.
- 13 Voir Michael Baxandall, Formes de l’intention, trad., Nîmes, Jacqueline Chambon, [1985], 1991.
- 14 Sur le « régime de singularité », voir Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh, Paris, Minuit, 1991
17Mais cette insécurité critique n’est pas seulement liée aux toujours possibles retours de bâtons. Elle renvoie aussi, au moins lorsqu’il s’agit d’un auteur inconnu, aux difficultés à mettre au point des épreuves téléologiques qui facilitent tellement la mise au point d’une prise de position13. L’épreuve téléologique est une des épreuves évaluatives cardinales de notre monde littéraire et artistique parce que les standards de qualité sont infiniment mobiles et que les critères qui permettent de fonder un jugement sont désormais infiniment instables. L’épreuve téléologique est l’épreuve par laquelle on étalonne le jugement en mettant bord à bord le projet littéraire et l’objet littéraire. La mise au point de ces épreuves téléologiques se nourrit abondamment de toutes les informations latérales disponibles. Or lorsque les premiers romans sortent de nulle part, sont presque sans auteur identifiable, sont presque sans discours d’accompagnement et lorsque n’existe aucune œuvre précédente, alors la critique « travaille sans filet » ou, pour le dire en termes plus techniques, est dans l’impossibilité de mettre au point une épreuve téléologique. Tel élément, qui paraît étrange à la lecture, est-il « fait exprès » ou bien est-il un « défaut » ? Pour répondre à ce genre de questions, les critiques ne sont pas sans ressources. Ainsi, ils peuvent tenter d’inscrire les premiers romans dans une généalogie historique, esthétique ou générationnelle, avec le repérage et la qualification des récurrences. L’inscription généalogique ou générationnelle peut être qualifiante, dès lors que le premier roman en question est digne de ce qui a précédé ou dès lors que le courant où s’inscrirait le premier roman en question est jugé pertinent. Mais elle peut être aussi disqualifiante : en effet, toute régularité, si elle est qualifiable comme style collectif, est disqualifiable comme « tic », « mode », « stéréotype » ou « lieu commun ». En littérature comme en art, la similarité ne vaut rien car, à notre époque, rien ne vaut la singularité14.
18Ce test, thématique, peut être complété par le test narratologique afin d’évaluer la puissance littéraire du premier roman en présence. Ainsi, chez certains critiques, la capacité créatrice va de pair avec le pouvoir centrifuge de sortir de soi par la fiction, incompatible avec le désir centripète de parler de soi - à la première personne-, disqualifiable au nom du rejet du narcissisme, de l’égocentrisme, du manque d’inspiration ou de métier, ces disqualifications pouvant, selon les cas, se teinter de misogynie lorsque les auteurs en question sont des femmes. Peut-on, en effet, faire confiance, craignent certains, à ceux qui manqueraient d’imagination puisqu’ils ne sauraient parler que d’eux-mêmes ?
- 15 Patrice Delbourg, « Treize audacieux », L’Événement du jeudi, 23 septembre 1999.
- 16 Paul Otchakovski-Laurens, in Alain Salles, « Promesses et incertitudes de l’aube », Le Monde, 24 ao (...)
19La tentative de conjuration de l’inconnu peut aussi passer par l’enchâssement générique, comme le fait Patrice Delbourg qui affirme : « Le premier roman devient un genre en15. » Cet enchâssement, qui vise à pallier les insuffisances définitionnelles des contraintes du genre romanesque, puisque à peu près tout y est envisageable, permet aux critiques de dresser un espace de comparaison générateur de critères évaluatifs plus stabilisés en rabattant le chronologique et/ou la thématique sur le générique. Celui-ci est, par définition, désingularisant puisque la notion de genre suppose qu’il y ait plusieurs individus qui partagent un certain nombre de propriétés dans une classe d’équivalence relative. Ce geste d’agglomération s’expose à s’attirer les foudres des auteurs ou encore des éditeurs de ces derniers soucieux de protéger ce qui a le plus de valeur à leurs yeux, à savoir leur singularité : « Les premiers romans sont traités collectivement par charretées. Le premier roman n’est pas un genre16 », conteste Paul Otchakovski-Laurens. On voit donc que les tentatives d’appropriation par affiliation généalogique ou par mise en équivalence générique ne sont pas choses faciles dans un monde littéraire qui s’oriente à la boussole de l’exigence de singularité. Ces éditeurs fonctionnent eux-mêmes comme des repères essentiels aux critiques, tout particulièrement lorsque ceux-ci ont conquis leurs titres de gloire en découvrant des inconnus. On ne dit pas n’importe quoi sur un premier roman, fût-il d’un inconnu, édité par quelqu’un qui, tel Otchakovski-Laurens, n’est pas n’importe qui.
20Devant tant d’incertitudes, il est des procédures qui permettent de limiter la prise de risque. Parmi celles-ci, on trouve la relativisation de la prise de position par les critiques eux-mêmes. On a beaucoup parlé du relativisme culturel en sciences sociales. On a moins parlé du relativisme dont font preuve les acteurs eux-mêmes dans leurs actes d’évaluation. C’est ainsi que s’exprime la récurrence des modalisateurs - « je pense », « d’après moi », etc.- qui permettent de restreindre le champ de pertinence de la prise de position par une autolimitation préventive : 1a référence au sujet renvoie, simultanément, à l’authenticité de l’impression mais aussi à sa partialité qui en compromet, par avance, non pas tant la validité, mais la généralité, tout particulièrement lorsqu’elle est négative.
Aimer aimer
21Mais si la critique négative des premiers romans est relativement rare, outre toutes les raisons que je viens d’évoquer, c’est aussi parce que les moments de première fois font partie des instants grandioses de la vie : premier baiser, première cuite, première communion, premier roman... Critiquer négativement contribuerait à rompre le charme. Car il est certains objets qu’on aime non seulement parce qu’on est sensible à leurs caractéristiques spécifiques mais également parce qu’on aime les aimer, parce qu’on participe, avec son approbation, à un événement heureux, une naissance de quelque chose. De même que le sens des convenances nous interdit d’avouer à la mère du bébé qui vient de naître la déception que nous inspire sa laideur, de même prend-on des précautions avec l’auteur qui vient de produire un premier roman qui plaît à moitié tout simplement parce qu’il n’y a pas que la littérature dans la vie, ou plutôt parce que la littérature ne cesse de déborder le texte littéraire.
22On comprend donc que l’émotion soit à son comble lorsque l’on possède deux fois cette caractéristique de premier. C’est ce qui arrive à ceux qui étant auteurs d’un premier roman sont ou ont été également des « premiers de la classe ». On aime ainsi par exemple s’exposer à l’intimidant rayonnement de ces jeunes auteurs de premiers romans diplômés de telle grande école - l’ENS étant, en France, la plus prestigieuse. On aime sourire à ceux auxquels tout sourit. Très nombreux sont, en effet, ceux qui tombent sous le charme de cette alliance improbable de « l’intelligence » - dûment attestée par les diplômes les plus sélectifs - et du sens artistique - sans lequel cette « intelligence » risque de demeurer grisâtre. Toutefois, la certification par le diplôme reste ambivalente car si celui-ci peut être qualifiant, dès lors qu’il est supposé rendre compte des compétences intellectuelles d’un auteur, il peut être aussi disqualifiant, dès lors qu’on y voit une désingularisation des qualités. C’est pourquoi on aime aussi beaucoup, à l’autre bout du spectre des diplômes, le récit de ces écrivains venus de « nulle part » et dont les premiers pas dans le genre romanesque sont immédiatement couronnés de succès. Plus le différentiel entre la situation initiale et la situation terminale de l’auteur tombé du ciel est important, et plus les récits de cette réussite deviennent glamour, plus ces contes de fée semblent chargés en émotion. Le suspens lié à la parution d’un premier roman favorise chez nombre de critiques le jeu des supputations : le petit écrivain deviendra-t-il grand ? L’écrivain - au sens classificatoire de celui qui a pour qualité d’écrire - deviendra-t-il « écrivain » - au sens axiologique, cette fois, de celui qui écrit des choses de qualité ? Mais la sérénité n’est jamais complète car tout conte de fée a sa part d’ombre : et si ce premier roman, qui ploie sous les louanges unanimes, n’était qu’un coup d’éclat sans lendemain, un coup de chance, à propos duquel il vaudrait mieux, tout bien pesé, ne pas faire tant d’histoires ?
23Arrivé au terme de ce rapide parcours, je conclurai d’un mot en disant que la réception des premiers romans est donc, contrairement à ce que je pensais en commençant mon enquête, fort instructive, non seulement parce qu’elle en dit long sur un certain climat d’insécurité qui hante l’expérience critique mais également parce qu’elle est une source d’informations à peu près inépuisable pour l’anthropologie des valeurs de notre temps où les liens entre nouveauté, juvénilité et qualité ne cessent de se consolider, pour le meilleur, pensent ceux qui se plaisent au turn over littéraire permanent ; ou pour le pire, jugent les sceptiques qui voient d’un assez mauvais œil qu’on accorde à ce qui est premier, avec tant d’empressement et d’aussi bonne grâce, la primauté.
Notes
1 Cette expression doit s’entendre dans la suite du texte entre guillemets.
2 Pierre Verdrager, Le Sens critique : la réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, L’Harmattan, 2001.
3 Voir Livres Hebdo, 27 juin 2003, p. 82.
4 Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992.
5 Cité in Émilie Grangeray, « Bousculade au bal des débutants », Le Monde, 3 septembre 1999.
6 Voir éditions successives et additifs du Guide des prix littéraires, Paris, le Cercle de la librairie ; Bertrand Labes, Guide Mont Blanc des prix et concours littéraires, Paris, Le Cherche Midi, éd. 1992 et éd. 1996 ; Bertrand Labes, Guide Cartier 2000 des prix et concours littéraires, Paris, Le Cherche Midi, 2000.
7 Émilie Grangeray, « Le culte du premier roman », Le Monde, 3 septembre 1999.
8 Voir Pierre Verdrager, Le Sens critique, op. cit.
9 Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
10 Voir Harriet Zuckerman, Scientific elite : Nobel laureates in the United States, New York, The Free Press, 1977 ; Nathalie Heinich, L’Épreuve de la grandeur : prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999 ; Nathalie Heinich avec Pierre Verdrager, Prix scientifiques et reconnaissance : le cas du prix Louis-Jeantet de médecine et de biologie, Fondation Louis-Jeantet, Genève, 2003.
11 Voir Matthieu Bera, Recherches sur la légitimité et les fondements de la critique d’art dans la presse, Thèse, Université Paris VII, 1997.
12 Voir Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
13 Voir Michael Baxandall, Formes de l’intention, trad., Nîmes, Jacqueline Chambon, [1985], 1991.
14 Sur le « régime de singularité », voir Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh, Paris, Minuit, 1991.
15 Patrice Delbourg, « Treize audacieux », L’Événement du jeudi, 23 septembre 1999.
16 Paul Otchakovski-Laurens, in Alain Salles, « Promesses et incertitudes de l’aube », Le Monde, 24 août 2001.
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