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Des environnements à risques

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Marcel Calvez
, 
Sarah Leduc

Conclusion

Texte intégral

1Dans ses travaux sur la souillure [Douglas, 1971] et sur le risque [Douglas, 1986, 1992 ; Douglas et Wildavsky, 1982], Mary Douglas a attiré l’attention des chercheurs sur le fait que chaque groupe social sélectionne les incertitudes auxquelles il accepte de répondre et les dangers qu’il craint en fonction des orientations que revêt la critique sociale au sein du groupe. Selon elle, le risque occupe, dans les sociétés contemporaines, une fonction comparable aux notions de tabou et de péché dans d’autres contextes culturels en moralisant et en politisant les incertitudes et les dangers. Mais à la différence de ces derniers qui étaient mobilisés pour protéger la communauté contre les déviances de certains de ses membres, le risque est le plus souvent invoqué pour protéger les membres d’un groupe contre l'emprise des autres ou contre le pouvoir des puissants. Son acception probabiliste disparaît au profit d’une désignation de dangers présents ou à venir contre lesquels se rassemblent des individus que les conditions de vie éloignent ou séparent. Le risque est ainsi une ressource qui contribue à l’homogénéisation culturelle et à l’institutionnalisation de regroupements sociaux.

2L’analyse culturelle que Mary Douglas a développée a pour objet d’étudier les correspondances fonctionnelles et symboliques entre des arguments culturels, comme le risque, et la formation des institutions sociales [Douglas, 1978, 1999 ; Calvez, 2006]. Elle montre que l’identification des risques à un danger trouve son ancrage dans des regroupements sociaux faiblement institutionnalisés, auxquels cet argument permet de donner une cohésion. Cela ne signifie pas que les risques n’existent que sous forme de représentations sociales ou d’argument culturel en dehors de toute manifestation matérielle ou, dans ce cas, sanitaire. Si l’analyse ne se prononce pas sur les conséquences sanitaires d’une exposition à des résidus chimiques ou à des ondes électromagnétiques, qu’elle serait d’ailleurs bien en peine d’établir, elle souligne toutefois qu’il existe un autre ordre de réalité, social et culturel, qui doit également être pris en compte pour appréhender les signalements dans leur complexité.

3L’analyse culturelle des risques a guidé l’étude des trois signalements d’agrégats de cancers développée dans cet ouvrage. Elle a cherché à présenter les dynamiques sociales et culturelles qui caractérisent la formation de ces signalements et les demandes faites par les personnes qui se mobilisent pour faire reconnaître des dommages advenus et pour demander le démontage d’antennes, le contrôle et l’assainissement d’une ancienne zone industrielle ou la reconnaissance d’une faute au nom de risques encourus. La dimension commune à ces différents signalements réside dans une demande de protection contre les risques de santé associés à un environnement industriel et technique producteur de nuisances. Les signalements offrent ainsi des situations bonnes à penser pour analyser les fondements sociaux et culturels de ces demandes de protection contre les risques associés à cet environnement.

  • 1 Tulloch et Lupton soulignent la faible mise à l’épreuve des faits empiriques de l’approche de Beck (...)

4Dans son analyse de la société du risque, Beck a formulé un ensemble d’hypothèses théoriques sur la place contemporaine du risque dans ce qu’il qualifie de modernité avancée [Beck, 1992]. Dans leurs limites, les signalements de cancers permettent de discuter ces hypothèses et de les mettre à l’épreuve des faits empiriques1. Selon Beck, les risques sont la marque et l’opérateur d’une mutation sociale à l’intérieur de la modernité dont les caractéristiques s’articulent autour de deux dimensions centrales. D’une part, la structure des inégalités sociales se transforme en inégalités devant les risques, ce qui correspond à l’idée que le problème central des sociétés développées n’est plus la production et la distribution des biens dans des conditions de rareté, mais la prévention et la minimisation des maux qui sont produits par la modernisation. D’autre part, l’approfondissement de la dynamique d’individualisation conduit les individus à devoir de plus en plus se référer à eux-mêmes pour produire leur propre biographie dans un environnement d’incertitudes et de dangers, ce qui les conduit à raisonner en termes de risques.

5Giddens [Giddens, 1994a, 1994b] prolonge cette analyse des dynamiques d’individualisation en insistant sur les enjeux de confiance et de sécurité qui la caractérisent. Les individus ne peuvent pas s’appuyer sur des savoirs localisés qui procèdent de leurs contextes d’action singuliers et des engagements de face à face pour organiser leur vie. Ils doivent faire appel à des systèmes abstraits qui résultent d’un savoir systématique et délocalisé portant sur la vie sociale et qui se traduisent par des demandes d’engagements anonymes sur les façons d’être et de faire. Les choix qu’ils doivent faire sont traduits en probabilités à partir d’évaluations systématiques.

Les caractéristiques décontextualisées des systèmes abstraits signifient des interactions constantes avec des « autruis » absents (absent others) – des gens qu’on ne voit ni ne rencontre jamais, mais dont les actions affectent directement les caractéristiques de sa propre vie [Giddens, 1994b].

6La connaissance qu’élaborent ces autruis absents ne produit pas de certitudes relatives à des relations causales, mais le plus souvent des scénarios plausibles à partir desquels les individus doivent se déterminer. Comme ils ne peuvent pas totalement compter sur ces engagements anonymes pour leur fournir un horizon de certitude, ils se tournent vers les engagements de face à face pour se doter d’une sécurité ontologique dans un univers incertain [Giddens, 1991].

7Les trois signalements étudiés permettent de discuter les hypothèses avancées par Beck et Giddens sur le risque et la recherche d’une sécurité. Ce qui est tout d’abord en jeu, c’est la définition de ces effets comme des externalités négatives et par là, de la réalité de ces risques. D’un côté, les opérateurs de radio-téléphone, les responsables de l’incinération transfèrent le problème posé vers une question d’application des normes. Puisque, selon eux, les normes sont respectées, il n’y a pas de risque spécifique, ou, en tous les cas, pas de risques supérieurs aux risques ordinaires auxquels la population est confrontée. Ils considèrent alors que leur responsabilité dans la survenue des maladies et des décès ne saurait être engagée. Dans le cas de Vincennes, la situation est un peu plus complexe ; mais, au terme des expertises, les conclusions sont comparables. Sous cet angle, dans la mesure où les normes sont respectées, la formation d’un signalement pose un problème d’acceptabilité sociale et culturelle de risques ordinaires par les populations.

8De l’autre côté, des acteurs locaux prennent appui sur des cas pathologiques ou des décès, en particulier d’enfants, pour faire valoir que la population est exposée à des risques. Selon eux, la population de façon générale, et à plus forte raison les enfants ne devraient pas être exposée à ces risques qui procèdent d’une activité technique et qui sont donc maîtrisables, sauf si des logiques de profit ou de pouvoir subvertissent le souci des populations et de leur santé. Sous cet angle, le signalement pose des questions de justice sociale et de prise en compte du bien-être des populations.

9Enfin les épidémiologistes établissent que, selon leurs méthodes, il n’y a pas d’excès de risques attribuable à un facteur identifiable, et concluent que la présence de plusieurs cas dans une période et un lieu limités ne peut être interprétée que comme le résultat d’un aléa. Sous cet angle, le signalement est le produit d’une mauvaise connaissance ou de procédures inappropriées de collecte et d’interprétation des données.

10L’étude de la formation des signalements permet de montrer que la question de la distribution des externalités négatives (ou des maux selon l’expression de Beck) est posée par ceux qui s’en estiment les victimes. Ce sont elles qui inscrivent la question du risque dans les débats publics, alors que les opérateurs et les autorités publiques mettent en avant des règles institutionnelles pour dire que le risque est sous contrôle. Avec leurs limites, ces cas montrent ainsi que, pour que la question de la distribution des maux devienne une préoccupation collective, il faut que les personnes qui se posent comme victimes aient la possibilité d’accéder à l’espace public et d’y faire valoir leurs revendications. Ils montrent également que les logiques des institutions tendent, le plus souvent, à soustraire la question du risque et de sa gestion du débat public en se référant à des procédures internes d’évaluation et en invoquant des normes dont la transgression engagerait leur responsabilité. Dans la mesure où les acteurs locaux n’ont pas les mêmes possibilités d’accès à l’espace public, ni les mêmes capacités à dépasser les contraintes institutionnelles qui leur sont opposées, les inégalités sociales dont ces ressources différentes sont l’expression sont susceptibles de se recomposer en inégalités devant les risques.

11Pour qu’un signalement se développe, il faut qu’il réponde à des préoccupations locales et qu’il puisse être formulé d’une façon telle que ces préoccupations puissent être entendues dans l’espace public. Cette approche en termes d’ancrage culturel ne néglige pas l’impact émotionnel qu’un décès d’enfant ou une succession de pathologies peut avoir dans un ensemble social caractérisé par une certaine interconnaissance. Mais cet impact ne suffit pas à expliquer pourquoi des gens se mobilisent, consacrent des ressources en temps, en relation avec ces questions jusqu’à parfois subvertir leur vie ordinaire. Il n’explique pas non plus pourquoi d’autres les rejoignent et agissent avec eux.

12Pour répondre à cette question, le choix des trois sites s’avère a posteriori intéressant car une mobilisation collective se développe dans deux sites et elle échoue dans le troisième. À Nivillac, une critique sociale dont le signalement serait l’expression peut difficilement prendre appui sur la présence de pathologies courantes chez les personnes âgées parce que ces pathologies sont interprétées comme relevant d’un ordre naturel des choses. Dans les deux autres cas, une critique sociale peut prendre appui sur l’argument de pathologies avérées chez des enfants, même si le nombre et la nature des pathologies sont l’objet de discussions, parce que ces pathologies n’entrent pas dans un ordre normal des choses et ne peuvent donc pas donner lieu à un processus de naturalisation. Ainsi cette rupture avec un ordre réputé naturel des choses est au cœur des signalements. Il reste que cette conception de l’ordre naturel est susceptible de varier.

13Le trait saillant des deux signalements de cancers d’enfants réside dans la place centrale occupée par le couple « mère-enfant ». C’est au nom de leurs enfants que les femmes se mobilisent, c’est aussi en leur nom qu’elles donnent une forme spécifique à cette mobilisation, en refusant ou en limitant une montée en généralité tant que la mobilisation est active. Leur action se caractérise par une critique des institutions qui sont censées assurer leur protection et surtout celle de leurs enfants et qui, selon elles, les exposent à des risques. C’est la conjonction de ces différents traits, autour de la question de l’exposition aux risques, qui fait de cette mobilisation de femmes une configuration sociale et culturelle singulière.

14Avec la seconde dimension de la société du risque, c’est-à-dire le processus d’individualisation et le développement des risques biographiques et sociaux, l’approche proposée par Beck et Giddens offre un cadre pour interpréter l’ancrage culturel des signalements et, de façon plus singulière, la place des mères dans la mobilisation collective. Devant des risques qu’elles perçoivent confusément, à partir d’expériences personnelles ou d’identification à des situations proches, les mères qui se mobilisent se perçoivent comme de moins en moins protégées par les institutions collectives. Ces institutions remettent en effet en cause ou invalident la perception, parfois confuse, de dangers qu’elles ont à partir de la connaissance de cas de pathologies qui leur semblent atypiques. Par un processus d’identification dont on a souligné le substrat social, elles se trouvent confrontées directement à la question de l’exposition de leurs enfants à des risques sans bénéficier de garants collectifs pour orienter leurs réponses. Les experts disent que le risque n’est pas supérieur à ce qui est normalement attendu ; mais des enfants sont malades et des enfants meurent. À partir de leur expérience locale, elles formulent des questions pour lesquelles elles n’obtiennent pas de réponse des experts. Ces derniers parlent d’autre chose que de ce qui les préoccupe ; de leur point de vue, ils délocalisent les problèmes qu’elles posent pour leur substituer un savoir abstrait et décontextualisé. Outre le développement d’une défiance à leur égard, cette absence de réponse les oblige alors à se référer à elles-mêmes pour décider de ce qui est bon pour leurs enfants, de ce qu’il conviendrait de faire pour les protéger des incertitudes qu’elles perçoivent et qu’elles partagent avec d’autres mères.

15En concernant des jeunes enfants, le risque touche au lien de filiation autour duquel la famille s’est très largement recomposée, en particulier dans les milieux sociaux étudiés dans les deux signalements de cancers d’enfants. Cela génère un fort potentiel d’incertitudes et d’angoisses car le risque affecte un lien culturellement considéré comme naturel et central dans la structure familiale. Une des modalités apportées localement à ces incertitudes consiste à produire une action collective organisée à partir d’une condition partagée d’exposition aux risques. Elle permet de s’extraire partiellement de la réflexivité biographique générée par l’entrée des risques dans l’intimité. Elle est également le moyen par lequel des revendications de protection de l’intimité peuvent être formulées et entendues dans l’espace public. C’est de cet ancrage du risque dans le lien de filiation et des transformations biographiques qu’il engage que les signalements tirent leur force. C’est de la capacité à faire valoir ce lien dans l’espace public que les signalements acquièrent une notoriété ou s’étiolent.

16Les deux signalements qui ont abouti à une mobilisation collective nous paraissent ainsi parler des recompositions du lien familial en œuvre dans un contexte où l’environnement industriel et technique est perçu comme générateur d’effets insidieux sur la santé des populations et où des enfants vivant dans les mêmes lieux sont malades et meurent.

Notes

1 Tulloch et Lupton soulignent la faible mise à l’épreuve des faits empiriques de l’approche de Beck [Tulloch et Lupton, 2003]. Leurs travaux, qui portent sur la façon dont les individus comprennent la notion de risque et dont elle affecte leur vie, conduisent à reconsidérer le statut central qu’il attribue au risque ou ses affirmations relatives au développement des anxiétés dans nos sociétés.

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