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Le vin et l’environnement

 | 
Geneviève Teil
, 
Sandrine Barrey
, 
Pierre Floux
, 
et al.

Partie 2. Les agrobiologies et la vigne

Chapitre 5. Des vins bio à l’étroit

Texte intégral

1La reconnaissance du label bio s’accompagne d’une structuration de l’encadrement technique, d’aides à la conversion, de plans régionaux de développement durable orchestrés par les CIVAM. En France, seule la conversion est subventionnée, alors que d’autres pays européens attribuent des aides à la conversion et au maintien en agriculture biologique. Par ailleurs, pour de nombreux producteurs bio, l’agriculture biologique est une forme alternative de production mais elle est rentable et doit rester indépendante des subsides de l’État.

2Jusqu’au milieu des années 1980, la France a été le premier producteur de bio dans le monde, et tout particulièrement pour la production de raisin de cuve. Elle a lancé la reconnaissance de la certification privée. Elle a soutenu la reconnaissance européenne du bio. Mais depuis, elle n’a cessé de perdre du terrain pour se retrouver aujourd’hui dans le peloton de queue en Europe, si l’on compte les surfaces agricoles en bio.

  • 1 Arrêté du 13 octobre 1995 portant agrément des organismes payeurs des dépenses financées par le Fon (...)
  • 2 Décret n° 99-874 du 13 octobre 1999 portant modification du code rural et relatif aux contrats terr (...)
  • 3 Décret n° 2003-675 du 25 juillet 2003 relatif aux contrats d’agriculture durable et modifiant le co (...)

3Les premières aides à la conversion s’inscrivent dans le cadre des mesures agroenvironnementales (MAE)1. Modestes, elles augmentent fortement avec la loi d’orientation agricole n° 99-574 du 9 juillet 1999 qui instaure les Contrats Territoriaux d’Exploitation (CTE)2, dont le CTE bio qui encadre la perception de subvention au titre de la conversion à l’agriculture biologique et impose une conversion en trois ans. Les CTE sont ensuite supprimés en 2002 et transformés, en 2004, en Contrats d’Agriculture Durable3. Jugés nettement moins intéressants que les CTE, ceux-ci octroient une aide à l’hectare plafonnée à 7 600 € par exploitation, et dégressive sur cinq ans. Ils sont supprimés en 2007 dans l’attente de nouveaux dispositifs agro-environnementaux dans le cadre de la programmation du développement durable 2007-2013.

LE TOURNANT DES ANNÉES 2000 : UNE VAGUE D’ACCROISSEMENT DU VIGNOBLE

Figure 6 : Progression de la SAU bio.
Source : Agence bio

4Aux dires de l’encadrement administratif et technique de l’agriculture biologique, les aides ont soutenu bon nombre de conversions. Dans tous les vignobles de France, la superficie des vignes en Agriculture Biologique est en hausse. En 2005, c’est en Languedoc et en Provence Alpes Côte d’Azur que l’on trouve le plus grand nombre d’hectares de vignes certifiées en bio. Cependant l’ensemble de la viticulture française ne comporte encore que 1 % de surfaces en bio en 2000 dont 70 % sont vinifiés en caves particulières (Source recensement agricole 2000, viticulture).

(Source : Observatoire National de l’Agriculture Biologique Chiffres 1999)

5Des viticulteurs, tout particulièrement en Pays-de-Loire, disent avoir été secoués par l’épisode de la vache folle. Ils mettent en avant les raisons sanitaires de leur conversion : convaincus par les efforts de communication de la MSA ou par leur expérience professionnelle dans les entreprises phytosanitaires, ils savent que les produits de traitement sont des poisons et dénoncent au passage la malsaine convergence d’intérêts au sein des grands groupes chimiques, entre la chimie de traitement des maladies et la chimie agricole qui les provoque. Ils décident donc de faire le pas.

6Certaines de ces conversions peuvent être soudaines :

« Moi j’ai connu le travail un petit peu avec le cheval, il n’y avait pas de désherbants, pas de tous ces produits-là, pesticides, insecticides, acaricides. On ne travaillait qu’avec le soufre et la bouillie bordelaise. C’est peut-être pour ça que ma philosophie est revenue en avant, de dire “halte là !”. » (Vigneron bio23, PdL, PF : 2) (conv 1999)

7Le danger sanitaire que font planer les produits de traitement domine les conversions et les aides sont un moyen de transformer la crainte en décision.

8D’autres producteurs familiers des techniques agrobiologiques mais qui en faisaient une démarche personnelle ou évitaient « la paperasserie administrative », essuient quelques difficultés de commercialisation lors de la chute des cours au tout début des années 2000, et se convertissent eux aussi pour s’ouvrir des marchés à l’export. Le bio y est en effet « porteur ». Les producteurs exportent vers les marchés d’Europe du nord, vers les États-Unis et le Canada, vers le Japon où le vin bio est recherché. Dans ces pays, grands importateurs de vins, les consommateurs de vin semblent attentifs au contenu environnemental et sanitaire du label AB, contrairement à ce qui se passe en France. Les aides confèrent alors un attrait financier à une conversion officielle qui fait suite à une démarche progressive de rejet d’un nombre croissant de produits ou de techniques.

9Quelle que soit la motivation des conversions, cette période amène de nouveaux viticulteurs à l’agriculture biologique. La qualification agriculture biologique engendre une période de transition, un passage pendant lequel les vignes comme les vignerons doivent s’adapter à un nouveau mode de commercialisation ou de travail.

10Le changement est plus net pour les viticulteurs qui ont jusque-là cultivé selon les méthodes conventionnelles. Avant de retrouver un nouvel équilibre, ces convertis essuient des pertes de récolte, des problèmes de gestion des mauvaises herbes, une augmentation du travail à fournir et de leur engagement personnel dans la production, alors que leur production n’a pas encore de qualité biologique reconnue. C’est le motif même d’existence d’une subvention de conversion. Les conversions qui se faisaient souvent en douceur sur une longue période, et souvent aussi en relation avec les distributeurs, deviennent des périodes de transition plus courtes et qu’il faut financer parce qu’elles obligent les producteurs à se former, à acquérir du matériel, à compenser des pertes brutales de rendement ou de production.

11La vague bio n’a guère touché les coopératives. Lorsqu’elles ont des adhérents intéressés, elles peuvent accepter, sur leur demande et compte tenu des opportunités marchandes offertes par le label, de vinifier séparément les productions et de mieux rétribuer l’apport de raisin. En Languedoc-Roussillon, où les coopératives sont plutôt nombreuses et de petite taille, notre échantillon compte trois coopératives vinifiant au moins une partie de leur production en bio. L’une d’entre elles, suite à une fusion, cherche à spécialiser un de ses sites de production en bio. Les deux autres vinifient séparément leurs apports en bio qui ne représentent qu’un faible pourcentage de leur production. Ces aménagements demandent une capacité de cuverie supplémentaire, mais dont certaines coopératives disposent, et une traçabilité de la production qui devient obligatoire pour toute la production. L’investissement est donc peu important pour ceux qui l’ont tenté au vu notamment des marges supplémentaires dégagées qui permettent d’imputer les surcoûts. Il n’y a guère que sur les doses de soufre que l’œnologue de la coopérative dit devoir exercer une vigilance accrue, quoiqu’elle ne soit pas obligatoire du strict point de vue du cahier des charges « raisins ». Pour les vinificateurs en effet, la vinification de raisins bio exige par « cohérence » avec l’esprit bio, de réduire le plus possible les doses de soufre, ce qui est aisé pour les rouges, plus délicat pour les blancs et les rosés. Pour deux des trois coopératives de notre échantillon, faire du bio, c’est essentiellement une question d’image, la démonstration de la maîtrise de la traçabilité et d’un certain savoir-faire.

12Mais ce savoir-faire ne se traduit pas par une identité de fournisseur de bio et les débouchés à l’export notamment sont encore timides. Pour la troisième, c’est au contraire une stratégie d’entreprise : elle cherche à être le plus grand producteur de vin bio de la région. Mais le cas est isolé. En général, les coopératives n’ont – pour l’instant – guère adhéré au mouvement, ce qui est représentatif de l’ensemble de la production française : la contagion entre les adhérents d’une même coopérative est restée limitée.

LE RENOUVELLEMENT DE LA COMMERCIALISATION

13En dix ans, les bio se sont diversifiés. Même si les coopératives semblent rester à l’écart, on compte aussi bien de grandes que de petites exploitations, des anonymes et des producteurs de grande réputation, des convaincus de longue date ou plus récents, des viticulteurs par tradition familiale et d’autres qui viennent de changer de métier. L’offre a augmenté aussi. De 1995 à 2000, la surface bio ou en conversion a plus que doublé.

Des débouchés à l’export qui se tassent

14Ces mêmes producteurs, qui trouvaient des débouchés faciles à l’export, décrivent un durcissement du marché. En 2000, le marché connaît un fort recul des vins de table. L’érosion des exportations est plus lente, mais aussi présente sur les vins d’AOC.

Figure 7 : Exportations et importations de vins
Source Agreste

15Être bio, puis avoir le label, ne suffit plus. Il faut avoir un réseau commercial, des relations de longue date pour tenir ou bien s’adapter à une clientèle qui devient versatile :

« [Mes parents travaillaient auparavant à l’export] avec des clients qui n’ont plus rien à voir avec ceux que j’ai maintenant, sauf un que j’ai conservé. Par exemple à un moment ils avaient vendu à des Japonais, moi des Japonais maintenant je n’en ai pas un seul ! Ils vendaient en Hollande mais à quelqu’un d’autre. Celui-là moi j’ai essayé de le maintenir et puis je ne sais pas, il est allé ailleurs : j’en ai trouvé un autre depuis… Ce n’étaient presque pas les mêmes pays sauf les États-Unis où c’est presque un ami qui vend là-bas que mes parents connaissaient depuis longtemps. Donc on a pris la suite. Mais après ce n’étaient pas les mêmes pays. Ils vendaient en Belgique, je crois aussi. Ils vendaient beaucoup en Allemagne, à un gros négociant bio. Je ne vends pas une seule bouteille en Allemagne » (Vigneron bio17, LR, PF : 16)

16L’ancienneté des relations commerciales des pionniers leur permet de tenir bon, mais ils voient les difficultés que rencontrent les producteurs qui veulent conquérir ce marché.

17Si l’on se fie à notre échantillon de producteurs, le pourcentage de récolte exporté baisse chez les producteurs qui se sont certifiés plus récemment :

Figure 8 : Pourcentage de commercialisation à l’export en fonction de la date de conversion

18Hormis deux précurseurs qui commercialisent leurs vins dans les réseaux locaux bio, les producteurs bio sont en général des exportateurs, mais ils le sont d’autant plus qu’ils sont bio depuis longtemps. L’export « se tasse », signalent les producteurs.

La transformation limitée du circuit commercial bio

  • 4 Voir par exemple (Ouédraogo, 1998 ; Raiffaud, 2001 ; Solala, 1999 ; Sylvander, 1998 ; Sylvander et (...)
  • 5 Association pour le Maintient de l’Agriculture Paysanne.

19En France, le bio ne se vend pas en grande surface, mais plutôt, quoiqu’en petite quantité, dans le circuit commercial spécialisé. Or, il connaît une forte embellie à la fin des années 1990. Des ouvrages scientifiques et techniques font l’inventaire et discutent les avantages et les attraits des produits bio4. Le nombre croissant des AMAP5 ou des « paniers » en témoigne, la distribution de produits bio dans des réseaux alternatifs connaît un engouement certain. De nouvelles boutiques apparaissent là où l’on n’en avait plus vu depuis longtemps, des réseaux associatifs d’acheteurs et de producteurs se développent qui privilégient les producteurs locaux :

« Terre Mère est une association 1901 créée il y a dix ans. C’est un groupement de familles qui existait depuis plus de vingt-cinq ans. Au départ c’est un groupement de néo-ruraux installés dans la vallée dans les années 1970. On avait fait un groupement de familles informel, c’était chez une personne une fois par mois, groupement de produits de base. On était une cinquantaine de familles et maintenant on est plus de quatre cents familles adhérentes. Dans les adhérents sont inclus les producteurs, qui sont au nombre d’une vingtaine, et un grossiste, Biocash. La philosophie de base c’est “production locale maximum”, développer la production locale auprès des maraîchers. Leur dire “nous, on a une demande, est-ce que on peut travailler ensemble et développer.” » (Boutique associative Bio1, LR, AH : 1)

20Le réseau Biocoop croît lui aussi (Delettre, 2008), mais il est un peu montré du doigt par les producteurs attachés à ces principes : ils lui reprochent de mettre en place des formes d’optimisation des coûts de transports à partir de plates-formes de redistribution notamment, plus proches de celles de la grande distribution que des principes de développement local de départ. Les vendeurs rétorquent que le commerce ne va pas sans la rigueur de gestion. Les magasins s’efforcent de proposer des produits bio à des prix qui restent attractifs pour un grand nombre de nouveaux consommateurs quand les grandes surfaces semblent souvent destiner les produits bio à une clientèle aisée.

« En n’étant pas sélectif, on ouvre à un plus grand nombre. Aujourd’hui, effectivement, on a ce qu’on appelle le nouveau bio, les gens qui posent des questions, qui ne sont pas nécessairement des militants actifs, mais qui ont envie de bien manger, tout simplement, du bon bio, des produits avec du goût. On n’a pas que des végétariens, mais une clientèle vraiment très variée, des gens qui commencent à se sentir concernés par ce qui se passe. » (Boutique Coopérative Bio1, LR, AH : 3)

Une nouvelle clientèle bio

21Des boutiques bio ont noté en 2005 un accroissement important de 20 à 30 % de leurs ventes de vin. Les clients bio, férus d’environnement, attachés à l’économie alternative, soucieux de maîtriser leurs déchets et le gaspillage, sont rares en boutique. Ils fréquentent aussi peut-être plus volontiers les marchés et les salons, ou appartiennent à des groupements d’acheteurs quand ils ne sont pas eux-mêmes producteurs et échangent alors leurs produits avec des collègues agriculteurs. Un intérêt croissant pour le bio émerge chez les citadins en particulier.

22La majorité de ces clients n’est pas consommatrice exclusive de bio ; elle n’est pas non plus végétarienne et aussi soucieuse de goût que de santé. Des marchands s’adaptent à cette clientèle plus souple, qu’il s’agisse de sacs plastiques ou de viande :

« Je n’ai pas tellement de clients engagés, dogmatiques. Il y en a deux-trois comme ça qui cherchent la petite bête. “Ah, je ne comprends pas, vous avez des sacs en plastique…” Déjà, je ne mets pas de sacs en plastique, ils sont derrière. C’est l’extrême limite, j’ai le carton prioritairement. Si quelqu’un veut des sacs en plastique, qu’il est en appartement, qu’il ne veut pas de cartons, bon j’en ai, quoi ! Mais ils font la gueule. » (Boutique Coopérative Bio2, LR, AH : 3)

23Les nouveaux clients plus opportunistes ou plus souples n’ont pas non plus les mêmes pratiques d’achat. Ils ne s’appuient pas sur les relations personnelles pour nouer des relations de connaissance, confiantes avec les marchands. Acheteurs occasionnels, ils préfèrent acquérir les produits qu’ils souhaitent au gré des affaires qu’ils rencontrent dans les différents magasins et boutiques. Ils agissent en « clients rois » à la grande gêne de certains marchands plus habitués à un comportement plus respectueux des marchandises de la part de leurs visiteurs.

24La clientèle de vin bio de ces boutiques n’est pas encore très touchée par ce renouvellement : des consommateurs âgés, plutôt des femmes, qui boivent assez peu régulièrement du vin et font très attention à leur santé. Ces clients sont intéressés avant tout par le caractère sain des produits bio et donc des vins bio qu’ils achètent. Les vins, les blancs surtout, ont la réputation de donner mal à la tête ou des crampes d’estomac et le vin bio permet d’éviter ces inconvénients. Ainsi, une fois qu’ils ont expérimenté ce côté sain des vins bio, les clients deviennent des clients exclusifs des vins bio. Ce critère santé a servi de base aux premiers magasins bio et se maintient sur fond de lutte contre les allergies auprès d’une clientèle souvent féminine. Les magasins d’alimentation sont alors aussi des pharmacies. Leurs clients « viennent au bio » à la suite d’une réflexion sur leur état de santé et sur le rôle de leur alimentation dans celui-ci. Si le French Paradox a pu amener certains de ces consommateurs vers le vin, ils n’en sont en général pas de gros consommateurs. Sans être un poison, le vin est le plus souvent pour eux une boisson que l’on ne consomme pas régulièrement, seulement pour les fêtes ou lorsque l’on reçoit des amis. Malgré l’élargissement de la notion de qualité bio, ces magasins ne parviennent guère pour l’instant à élargir l’assiette de leurs acheteurs de vin, et ne répondent guère aux sollicitations de producteurs en quête de débouchés. Le vin n’est pas un produit qui se vend bien en boutique bio. Les amateurs de vin ont leurs propres sources d’approvisionnement. Les clients bio ne boivent pas beaucoup et la plupart du temps, des vins bon marché, souvent en vrac, même pour les clients plus aisés. Ils surveillent avant tout les prix des bouteilles qui commencent vers 3,50 € dans ces boutiques bio. Ils les trouvent souvent chères pour une consommation ordinaire et les réservent aux fêtes. La vente de vin par la distribution spécialisée bio reste faible, en valeur mais aussi en volume : une boutique bio écoule environ 200 bouteilles par an.

AB, petites quantités, prix bas, production locale

25Les boutiques bio, associatives, franchisées ou non, offrent toutes un assortiment de vins, certes limité à une petite dizaine de bouteilles différentes – 6 à 8 références, parfois un peu plus. Le vin se conserve bien, mais coûte assez cher ; ce petit nombre de références permet de limiter le stock investi.

  • 6 Des producteurs qui refusent la certification AB et lui préfèrent les chartes privées souvent plus (...)

26L’appellation vin de « raisins issus de l’agriculture biologique » forme le premier critère rédhibitoire de choix. Le label AB est devenu une condition en général impérative6 pour être référencé dans une boutique bio. Deux des personnes interrogées n’étaient pas très au fait de l’existence de différents labels et qualités bio en dehors du label AB, mais en général les marchands connaissent Déméter ou Nature & Progrès, tout en insistant parfois sur le fait que Nature & Progrès n’est pas certifié par un tiers indépendant, ou sur le caractère complémentaire de ce label par rapport à la certification AB. C’est cette dernière qui marque pour les vendeurs un engagement dans une production alternative et dénote une certaine éthique.

27Au sein des vins certifiés, le critère de choix essentiel est souvent le prix bas auquel s’ajoute la souplesse d’approvisionnement de producteurs qui acceptent de livrer une caisse de temps en temps, au fil des besoins. L’offre de prix est large et commence souvent avec des Bag In Box de 5 litres moins chers que les bouteilles. Dans les deux régions de l’étude, les vins locaux ont une bonne place. S’y ajoutent quelques vins de fête ou d’AOC prestigieuses, un Sauternes par exemple, un Bordeaux ou un Bourgogne pour Noël. Ces vins plus chers suscitent des interrogations sur le bien fondé de leurs prix. Les prix élevés des bouteilles de grande réputation ne sont pas jugés très compatibles avec la nécessité d’aider le développement du marché et de répartir équitablement les profits tout au long de la chaîne de distribution. La présence de vins en biodynamie, ou Nature & Progrès, est décrite parfois comme un must environnemental, une qualité supplémentaire à rechercher et favoriser. Ailleurs, ces vins forment un haut de gamme souvent un peu plus cher que les vins constituant la base de l’offre. Ce sont ces produits que les revendeurs souhaiteraient récompenser d’une marge un peu plus importante.

28Contrairement à l’export où les débouchés commerciaux semblent marquer le pas, dans les boutiques, l’intérêt envers le bio croît. Mais il semble ne pas déteindre sur les ventes de vin.

Grandes surfaces : une difficile mise en valeur des vins bio

« On a eu un phénomène il y a quelques années de curiosité de la grande distribution, tous les acheteurs de la grande distribution étaient là et ils se sont rendu compte qu’il y avait – c’était une autre époque, c’était avant la reconversion – donc il y avait peu de produits à vendre et chers, ça paraît logique, donc ils se sont rabattus rapidement sur l’agriculture raisonnée où ils avaient exactement l’inverse ! » (Vigneron bio10, LR, GT : 20)

29Au début des années 1990, une première attention de la grande distribution envers le bio s’essouffle rapidement faute de volumes suffisants de production. Mais avec les aides à la conversion, la production augmente. Des crises sanitaires stimulent l’intérêt pour la santé et l’environnement, il n’en faut pas plus pour que la grande distribution revienne vers le bio, ou plus généralement vers la qualité environnementale. La vente de produits bio en grande surface généraliste exige une séparation stricte lorsque les produits ne sont pas emballés, fromage à la découpe, charcuteries. La plupart des grandes surfaces ont donc essentiellement cherché à vendre des produits emballés, épicerie, produits d’hygiène, diététique… et du vin en Bag In Box ou en bouteille. Les différentes enseignes ont ensuite aménagé des places assez diverses au bio.

Les vins bio aussi peu à l’aise dans le rayon bio qu’au milieu des vins

30Là où le rapport qualité-prix veut s’imposer face aux prix bas, le rayon bio est un moyen de montrer une attention envers les conditions de production, d’insister sur le fait que le prix ne fait pas tout. La qualité bio est déclinée selon plusieurs facettes, santé bien sûr, relancée par l’épisode « vache folle », mais aussi qualité de terroir, ou retour à l’artisanat de la production de campagne, attestée par un goût différent.

« Quand on développe sur la filière bio, les normes, etc., les gens ne suivent pas vraiment. C’est beaucoup une image. Oui, bons produits naturels. C’est pour ça qu’on était bien placés, nous on a la réserve pour être un tout petit peu plus chers en défendant bien que c’est des bons produits, et surtout des produits sains. » (Grande distribution3, LR, AH : 1)

31Le bio a une image, une idée de qualité particulière, des produits à la fois bons et sains. Cependant, la démarche de soutien du bio par les grandes enseignes ne touche pas le vin qui reste largement un produit « à part ». Il n’y a pas de vin dans les rayons bio, et dans le rayon vin, les produits bio ne sont pas différenciés des autres vins.

32Pour le chef de rayon d’un des magasins languedociens, qu’il s’agisse de la clientèle locale ou des touristes d’été souvent plus intéressés par le bio, le vin ne s’achète guère en grande surface dans les régions de production, mais plutôt en vente directe. Quant à la clientèle non experte, elle reste attachée aux prix ce qui exclut a priori le bio, plus cher que les autres vins dans le bas de gamme.

33Là où la pression sur les prix est plus forte, les gestionnaires du rayon peinent à penser l’insertion des vins dans les rayons. Ils leur voient, à qualité égale, un prix plus élevé. Or, c’est la marque des vins de bonne qualité gustative. Et cette association étroite ne laisse pas de place à une autre différenciation.

34Le vin bio ou plus généralement à qualité environnementale, agriculture raisonnée, Terra vitis, « ne marche pas », il n’a donc pas de rayon spécifique, que ce soit dans le rayon des vins ou du bio. Dans un des magasins d’enseigne visités, cinq références de vin, sur 400, se cachent dans le rayon. Le vin bio n’a ni offre – aucun producteur n’avait jamais sollicité le chef de rayon – ni demande, encore moins que les produits bio en général. Le bio, dans ce magasin, c’est d’abord le rayon diététique basses calories et alimentation équilibrée qui offre une tout autre interprétation de la santé que le vin bio. Même antienne chez le concurrent : le magasin a une gamme de produits bio qui marche bien, à l’exception des liquides qui ne se vendent pas. Pour le chef de rayon, il existe une demande minime de vin bio à laquelle il réserve une double référence, en bouteille et en Bag In Box. Pendant l’été cependant, les touristes – en particulier les étrangers – demandent du vin bio. Mais il se vend sur les lieux qu’ils fréquentent et donc plutôt dans des structures commerciales saisonnières.

35Les grossistes en vin bio sensibles à la difficulté de positionnement des vins en rayon – exposés soit avec les vins où on ne les voit pas, soit avec le bio, où ils ne sont pas à l’aise – distribuent des collerettes pour signaler les vins bio en rayon. Mais la place accordée par la centrale d’achat aux vins bio est si insignifiante que le grossiste qui approvisionne le chef de rayon interrogé n’a même pas commandé ces collerettes d’identification.

Une qualité environnementale élargie

  • 7 En Pays-de-Loire, Carrefour a aussi tenté une attitude plus volontariste et centrée sur le bio en c (...)

36Conformément à sa politique d’enseigne, un dernier distributeur préfère, plutôt que de s’en remettre à des tiers toujours difficiles à contrôler, internaliser les questions de qualité, qu’il s’agisse de leur définition ou de leur contrôle7. Quand bien même la législation ne met pas en cause les distributeurs en cas de fraude des fournisseurs, l’image du distributeur peut toujours pâtir de telles situations. Son intérêt pour les vins bio s’inscrit donc dans une préoccupation élargie envers la qualité des produits : les filières qualité mises en place par l’enseigne. Elles intègrent la notion de qualité environnementale, mais cette notion n’est pas cantonnée au bio, elle est au contraire élargie notamment à la viticulture raisonnée.

37La notion de filière qualité reflète une préoccupation pour la simplification de l’étiquetage destiné au consommateur : l’enseigne semble craindre que la diversité des labels et logos n’agisse comme repoussoir plutôt que comme signal d’achat. vis-à-vis du consommateur, plutôt que de diversifier la qualité environnementale, il est important d’unifier :

« C’est pour ça que [notre enseigne] a renversé le problème, on fait une campagne très large sur le vert, avec les affichages que vous avez vus, sur tous les produits, oui, même la lessive. Et du coup, à l’intérieur, on peut décliner, les clients qui viennent et disent “mais là-dessus, votre produit bio c’est quoi ?”, et là c’est clair, ça a un sens. » (Grande distribution8, LR, AH : 1)

38Le bio se retrouve ainsi inscrit dans une attention à l’environnement qui inclut les différentes qualifications, bio ou agriculture raisonnée, marque privée, d’enseigne, ou label public, mais aussi une préoccupation pour une distribution plus localisée. Mais les outils de communication accompagnent plutôt les produits qui « marchent », les produits frais et l’épicerie bio, qui partagent un rayon en magasin avec la diététique. Pour le vin, ils sont nettement plus limités : une simple page dans le catalogue de la foire aux vins qui distingue les vins à qualité environnementale des autres. Cette différenciation est jugée délicate car jusqu’en 2005, ce ne sont pas les vins mais les raisins qui sont issus de l’agriculture biologique. Par ailleurs, tous les vins bio n’affichent pas de certification agriculture biologique : ils n’ont pas toujours de contre-étiquette pour faire apparaître la mention « raisins issus de l’agriculture biologique ». Si nécessaire, on l’a vu, le distributeur ajoute une collerette pour signaler le caractère AB que le producteur n’indique pas.

  • 8 Viticulture raisonnée ou agriculture biologique.

39Finalement, un des chefs de rayon interrogés propose à ses maigres clients « très peu de chose » : six vins portant un signe de qualité environnementale8, deux dont il a trouvé la référence dans le catalogue national, un qu’il a fait référencer et trois issus de producteurs locaux. Ce sont des vins du Languedoc-Roussillon, pour une clientèle attachée aux vins de sa région.

40Le vin reste un produit particulier qui nécessite un choix attentif, élaboré par des professionnels, entre réputation, prix, qualité gustative. La qualification bio n’est pas simplement un critère de plus dans cette analyse. Les deux qualifications interfèrent fortement : les acheteurs font planer un doute sur la qualité gustative des produits bio et aussi sur l’opportunisme commercial de certains producteurs qui ne trouvent dans le bio qu’un intérêt marchand. Un autre magasin de la même enseigne a réussi à trouver un produit local dont le producteur semble pouvoir garantir le double engagement de qualité gustative et environnementale et aplanir ainsi les oppositions :

« Donc le vin bio, depuis un an, on a pris en exclusivité un producteur, un Marcillac, et donc moi, en direct, c’est le seul producteur avec qui je travaille. C’est bien, il a une démarche un peu qualitative, qui peut nous servir pour afficher la norme. […]

AH : Au niveau des certifications, là, vous avez quoi ?

“Issu de l’agriculture biologique”, voilà, c’est ça qu’il met. C’est Ecocert, là. Moi, j’ai voulu travailler avec quelqu’un qui, vraiment, ait la spécialité. C’est vrai qu’il ne fait pas que ça, mais lui, quand même c’est vrai qu’il a une démarche, voilà. […] J’ai pris ce producteur sérieux, engagé là-dedans. Parce qu’il fallait être irréprochable. Parce qu’il y en a dans le vin, ils mettent un vin bio dans leur panel de produits, hop, parce qu’il y a une demande pour ça, mais ce n’est pas vraiment… » (Grande distribution8, LR, AH : 1&2)

41Finalement, dans les deux magasins visités, les références à « qualité environnementale » en agriculture raisonnée ou en agriculture biologique, formaient péniblement 1 % des références dans des linéaires de 600 à 1 000 références.

42Quelques années après la mise en place des labels AB, la grande distribution a manifesté un intérêt particulier pour le vin bio. La question bio n’attire pas la presse, ni les consommateurs. Tous les acteurs notent « une baisse de curiosité » pour le bio qui va de pair avec une crise viticole. Le bio « ne marche pas » ; la grande distribution se retire ou se réoriente vers l’agriculture raisonnée qui lui laisse espérer des produits plus prometteurs. Le portefeuille bio des négociants reste très réduit.

L’improbable qualité bio

43Malgré la présence de la grande distribution et l’augmentation du nombre de producteurs, le marché n’émerge pas. Aux producteurs qui pointent du doigt la passivité des distributeurs, leur manque d’engagement et de communication, les distributeurs et revendeurs répondent qu’il n’y a pas de demande.

44En première analyse, il ressort que les vins bio sont « trop chers » : « Un Bag In Box normal, 3 litres donc, à 5 euros normalement, là je le vends à 8,5 euros… on ne justifie pas le prix […]. » (grande distribution1, LR, AH : 3). Et si les vins bio sont trop chers, c’est parce que la viticulture n’est pas une filière organisée, structurée à la manière des grandes cultures. Elle comporte au contraire de multiples petits producteurs qui recourent souvent à une grande variété de formes de vente et de distribution de leurs produits, d’où les tentatives de reprendre en main la filière et de la rationaliser. Mais quelles que soient la réorganisation et les économies réalisées, le vin bio aura un surcoût. Or, les clients des grandes surfaces ne semblent pas prêts à dépenser plus pour les vins bio : ils ne font pas la différence. D’où la question de fond : en quoi consiste la qualité bio d’un vin ? Comment peut-on la mettre en valeur pour en faire un élément recherché ?

45Producteurs et distributeurs sont d’accord : la notion de bio chez certains clients est très proche d’une vision diététique, sanitaire de l’alimentation. Or le vin est un produit festif, qui côtoie les frontières de l’excès ; ce n’est pas un produit très diététique, sauf lorsque les études sur le « paradoxe français » l’ont mis en avant comme tel. Il n’a donc pas sa place dans les rayons à forte connotation « régime et santé » de l’épicerie bio.

46Peut-on mettre en avant une qualité bio plus respectueuse de l’environnement, mais aussi du travail bien fait ? De ce côté, le bon vin a déjà une image très naturelle et très artisanale. L’appariement « vin » et « bio » forme de ce point de vue une sorte de « pléonasme ».

47Nous n’avons pas mené de large enquête auprès des buveurs de vin, et les observateurs de la grande distribution ont une vision sans nul doute plus large que nous. Mais les quelques dizaines de buveurs de vin interrogés qui ne consommaient pas de bio ont tous conforté avec un étonnant accord cette « bizarrerie » que représente un vin bio, pointée par les producteurs et les distributeurs.

« Enfin pour moi quand on me dit vin naturel c’est un pléonasme ; ou alors c’est un vin qui n’est pas d’Alsace… dans le sens où en Alsace on a des vins… je dirais trafiqués naturellement. Le vin pour moi est un vin naturel.

SBa : Je ne comprends pas bien… qu’est-ce que tu entends par naturel ?

Alors comment je vais expliquer ça… Pour moi ce n’est pas parce qu’il y a une transformation entre la vigne et le produit de la bouteille que le vin est dénaturé. En gros du vin c’est du raisin pressé, grosso modo, et puis voilà quoi. Ça reste une évolution naturelle du produit dans sa bouteille ou dans son tonneau. » (Consommateur bio1, Paris, SBa : 6)

48Pour les producteurs bio, ce jugement est une erreur des consommateurs due à leur ignorance des conditions de fabrication du vin. Mais distinguer les vins bio, les mettre dans un linéaire spécifique revient à en faire des produits à part, au mode de fabrication particulier. Et là c’est leur qualité gustative qui devient suspecte : « Un vin bio, ça serait un vin où il manquerait quelque chose… » (Grande distribution4, LR, AH : 6). En grande surface, les vins bio ne sont donc pas distingués des autres vins. Cet emplacement qui les préserve de la suspicion des consommateurs ne permet pas, inversement, de faire émerger une qualité bio différente. Cette indécision laisse aussi la place à un certain flou dans les allégations environnementales des vins.

49Le résultat est là : en France, dans les grandes surfaces, le vin bio est un produit qui ne fait pas sens auprès des buveurs de vin. La mention « vin bio » n’est pas pertinente et les quelques références bio en magasin ne se vendent pas parce qu’elles sont bio. La qualité première des vins est d’être bons.

« Là, le Carbonnieux, je crois qu’il est passé en agriculture biologique, mais ce n’est pas pour ça qu’on le vend. C’est un Bordeaux qui s’est toujours bien vendu en grande distribution, pas que chez nous d’ailleurs ! Au niveau national, des bio, il y en a seulement deux. On a un Corbières, d’un beau domaine, et un Côtes du Rhône rouge. Après, les rosés qu’on vend beaucoup par ici, ce n’est pas le créneau. Les gens l’achètent pour la fraîcheur, le soleil du Midi, ça n’a pas une image bio du tout. Donc on estime qu’il n’y a pas encore beaucoup de demande. » (Grande distribution8, LR, AH : 1)

50Le bio est une information supplémentaire, peu discriminante, rarement affichée quand les vins visent avant tout une haute qualité gustative. Ceux qui affichent la qualité bio de leur vin ont une réputation de qualité gustative indiscutable. Et la privation de moyens que suppose le bio se retourne alors en une preuve supplémentaire de l’indiscutable savoir-faire du vigneron. On ne fait pas du bio pour le bio, mais en plus de la qualité gustative ou comme moyen pour parvenir à un goût toujours meilleur. Afficher une qualité bio sans insister sur la qualité gustative du produit, c’est courir le risque de ne pas être vu comme un bon vin :

« Ces producteurs-là [bio], il faut qu’ils travaillent sur la qualité de leurs vins aussi, qu’on voie bien que c’est pour faire du bon vin, pas seulement le bio pour le bio. Alors que ça, ça suffit pour le blé ou les légumes. Le vin, c’est une image, ce n’est pas n’importe quoi, il ne faut pas juste dire que c’est bio. » (Grande distribution8, LR, AH : 2-3)

51Information en sus, qualité subsidiaire, elle n’a pas vraiment de prix. Les grandes surfaces font pression pour que la différence de prix soit minime. Des vins bio se vendent en grande surface à des prix comparables aux autres vins de leur AOC. La qualité bio des vins ne se traduit pas dans les attentes des clients de grandes surfaces :

52« Je ne les cherche pas pour l’instant ; pour l’instant, pour moi, ils n’existent pas.

Quand je vais acheter un vin, je ne pense pas qu’il y a des vins bio, que je pourrais les acheter. Je ne les vois pas ressortir, en plus il y en a très peu, enfin j’ai l’impression. Après est-ce que j’aimerais, est-ce que j’aimerais en acheter ? Oui, moi je suis, je suis assez pour cette filière-là… » (Consommateur12, Paris, SBa : 13)

53Comme l’explique bien ce consommateur, ce n’est pas parce qu’il serait contre les produits bio qu’il n’en achète pas, ou parce qu’ils seraient trop chers. Il n’en achète pas parce qu’ils n’existent pas comme éventualité d’achat : en grande surface, le bio ne compte pas.

Une qualité ambiguë dans les circuits commerciaux vinicoles

« Pour le moment on essaie d’attraper des niches : ça peut être des cavistes, de la grande distribution plus ou moins spécialisée. On a déjà les magasins spécialisés dans la diffusion de produits issus de l’agriculture biologique. […] On cherche des solutions à travers d’autres systèmes de commercialisation, des agents commerciaux qui seraient emballés par notre gamme et qui la diffuseraient, moyennant commissions conséquentes. Éventuellement caveau, pourquoi pas ? ! Mais en association avec d’autres exploitants de façon à partager à la fois les coûts mais aussi les moyens eux-mêmes à mettre en place… » (Vigneron bio22, LR, PF : 11)

54Des vignerons bio recherchent des débouchés commerciaux et multiplient les circuits de vente. Ils cherchent aussi à s’ouvrir des portes dans la distribution vinicole « classique ». En 2007, elle est toujours assez indifférente à la qualité environnementale. À Paris et en région parisienne, les distributeurs consultés ne connaissent pas les différentes qualifications environnementales, ne s’y intéressent pas. Les revendeurs de grandes enseignes de distribution de vin interrogés à ce sujet ignorent la présence du label AB sur les bouteilles, ou donnent des indications erronées, assez surpris, semble-t-il, des questions qui leur sont posées. Dès lors qu’aucun lien n’est fait entre le bio et la qualité maîtresse du vin – son goût – ils ne se sentent pas concernés par l’information apportée. En outre, ils craignent que les deux qualifications qui se croisent ne s’opposent plutôt que de se renforcer :

« Et si ce bio est moins bon que le produit qui est non bio… Et comment vous allez faire pour le présenter vous ? Alors c’est un bio, c’est normalement de qualité meilleure que le non bio ? Pas obligatoirement ! Et non ! Si on a un produit bio qui est moins bon qu’un produit non bio, comment on va l’expliquer ? La personne, le consommateur ne va plus comprendre. Il va dire comment ça se fait et tout ? !

PF : Si vous, vous comprenez, le consommateur il peut comprendre ?

Ce que je veux dire c’est que pour moi je trouve que c’est quand même assez compliqué. Je pense que le consommateur, il risque d’être perdu » (Cavistes7&8, LR, PF : 8-9)

55Aux clients qui demandent des vins bio parce qu’ils sont peu dosés en soufre, un caviste propose, plutôt que du bio, « un bon vin parce que tous les plus grands vignerons décident de mettre le moins possible de SO2 » (Cavistes7&8, LR, PF : 7). Les bons vins sont des produits aussi naturels que possible, avec une faible dose de soufre. Le caractère « sain » des vins bio, qui en fait tout l’intérêt dans le circuit bio, n’est plus leur apanage lorsqu’ils sont vendus avec les autres vins.

Un label inutile voire préjudiciable

« On est, on fait de la viticulture bio, point et c’est tout. Maintenant, s’il faut le mettre pour démarrer des marchés spécialisés ou sur des marchés bien spécifiques, on le met. Mais, c’est quand même écrit en petit et c’est sur la contre-étiquette, ce n’est pas mis en avant non plus. C’est “Vin issu de l’agriculture biologique” et c’est tout, il n’y a pas de discours sur la contre-étiquette où on pourrait mettre en avant l’agriculture bio et développer notre engagement pour l’agriculture bio. On développe des termes de l’appellation. » (Vigneron bio12, LR, GT : 2)

56Ces viticulteurs bio n’utilisent pas toujours les circuits bio pour commercialiser leur vin. Ils n’affichent pas toujours la périphrase « vin issu de raisins de l’agriculture biologique », qu’ils trouvent invisible ou inutile. Le bio est une affaire de morale personnelle du producteur ou un respect éthique de sa part envers le consommateur. L’important, c’est de ne pas l’empoisonner, de respecter l’outil de travail, la nature, ce n’est pas nécessairement une « information » pour le consommateur. Dans ces circuits vinicoles, les producteurs vendent des vins d’AOC et non des vins bio. Le bio n’est pas un outil de différenciation, ce n’est pas une information mise en avant, recherchée ou attendue.

57La qualité de bio confère parfois, à qualité égale, une préférence à l’achat. La certification AB peut être un plus pour un négociant, mais l’étiquetage bio des vins qui s’adresse au consommateur n’est pas nécessaire. Ce n’est pas du vin bio que les négociants, distributeurs et la plupart des restaurateurs achètent pour le revendre à une clientèle qui attendrait cette qualification, mais du vin qui dispose d’un surcroît de garantie commerciale par rapport à ses concurrents. Et le signe bio côtoie alors d’autres signes environnementaux comme Terra Vitis, des certifications de qualité industrielle, l’agriculture raisonnée, etc.

58Cette incapacité du bio à trouver sa place semble plus particulière au vin : les autres produits bio ne s’écoulent pas « en cachette » du consommateur, comme des produits « ordinaires ». Pour les vins, la mention agriculture biologique serait presque perçue comme une mention dévalorisante : l’image bio – mais aussi plus généralement la question de la qualité environnementale – ne conforte pas aussi directement l’image de qualité du produit. Nombreux sont même ceux qui pensent ou craignent qu’elle ne lui nuise.

Une qualité gustative controversée

59« Ce n’est pas parce que c’est bio que c’est bon » répètent-ils. Cette fois-ci, la controverse n’est pas propre au vin ; elle touche tous les produits alimentaires. Des restaurateurs de renom se battent contre ce « présupposé » selon lequel le bio serait nécessairement bon.

« Joël Robuchon - Je n’utilise pas de produits bio, malheureusement. D’abord parce qu’ils sont très difficiles à trouver, qu’ils ne sont pas de très bonne qualité et en quantité insuffisante.

Le Figaro - Est-ce un gage de qualité pour vous ?

Joël Robuchon -Quand on compare le goût des produits bio avec les autres, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas supérieurs d’un point de vue gustatif, et en plus, ils sont très chers. » (Abitbol, 2008)

60La dénonciation est plus vive encore pour les vins dont la qualité gustative est un enjeu essentiel de l’élaboration. Les vins bio ne sont pas seulement plus chers ; « ils sont aussi moins bons » (Sommelier jury d’un concours de vins bio, GT, Paris). « Et encore, si les vins bio avaient vraiment été meilleurs, mais même pas… » (Grande distribution4, LR, AH : 6). Alors que la qualité bio reste souvent associée à une meilleure qualité gustative de produit, les vins bio ont plutôt une réputation de mauvais goût.

61Le bon vin demande du travail, de la compétence, de l’expérience et une reconnaissance qui ne sont pas garanties par l’usage de l’agriculture biologique. Au contraire, les viticulteurs bio, qui comptent beaucoup de « néo-ruraux », ne sont pas toujours des professionnels du vin et ils se préoccupent plus de vigne que de vin alors que l’œnologie est devenue une ressource clé de la fabrication des grands vins. Comme si cela ne suffisait pas, les contraintes bio réduisent leurs moyens de faire du bon vin. Les vignerons bio opposent à cet argument le fait que parmi les meilleurs vins, les plus reconnus, comme la Romanée Conti, sont en bio, que la pharmacopée et l’ensemble des adjuvants de fabrication dont se privent les bio représentent, au contraire, de dangereuses menaces pour la qualité et qu’il est bon par conséquent de les réduire. Mais ces arguments n’apaisent pas les soupçons que les bio font naître. Un vin est bon parce qu’il est issu d’une réflexion sur la qualité ; et non parce qu’il est bio ou naturel :

« C’est peut-être bête ce que je vous dis, mais c’est des soixante-huitards qui sont retournés là-haut avec les chèvres et tout. Vous en voyez beaucoup qui ont une cinquantaine d’années, même voire un peu plus… Il sont peut-être sincères, mais ils font du vin, ce n’est pas grave si cela a une drôle de couleur… C’est pas grave si c’est comme cela. On fait comme cela. Cela suffit. » (Caviste %QE11, E1, Paris, GT&PF : 10)

62Comme le contrôle des prédateurs à la vigne, celui des populations de levures ou de bactéries est essentiel en matière de vinification. Dans les vignobles comme à la cave, le « naturel » est toujours soupçonné de friser les limites du laisser-aller. Le retour à des techniques de production artisanales, le rejet des méthodes industrielles interroge, notamment en matière d’hygiène. Des anecdotes circulent sur des souris dans les magasins, dans les restaurants et l’on s’inquiète de l’indifférence face aux règles ordinaires de propreté.

63Pour les producteurs qui exportent ou vendent sur le circuit bio, l’affichage de la mention « issu de l’AB » est souvent exigé. Ils sont donc certifiés, payent les frais pour pouvoir apporter la preuve de leurs pratiques, et le mentionnent ou non sur leurs bouteilles. Dans les autres circuits de distribution, des vignerons pratiquent l’agriculture biologique parce qu’ils estiment que c’est préférable, mais ne tiennent pas à ce que cela se sache. La certification relève de la posture individuelle, morale, non d’un souci d’information.

UNE CRISE DE SURPRODUCTION

« On ne se rend pas compte ce que c’est que d’accuser une perte de prix de marché de plus de 32 %. 33 % de perte, ce n’est pas 10 sous… » (Vigneron bio3, PdL, FC : 13)

64Jusqu’au début des années 2000, les vignerons bio parviennent à trouver des solutions. Pendant la campagne 2002-2003, les ventes de vin bio deviennent plus difficiles. En 2004, les prix des vins chutent fortement et la crise se généralise. La campagne 2004-2005 est la troisième campagne consécutive avec un fort déficit de ventes, 20 % de baisse en volume par rapport à 2001-2002 pour certains producteurs. Ils sont unanimes, le marché des vins bio fait face à une crise de surproduction. C’est une crise générale qui frappe toute la viticulture avec une baisse très forte des cours (en 2004, le prix des vins de table et de pays baisse à nouveau en dessous des 4 € l’hl après avoir culminé en 2003 à plus de 4,5 €/hl (ministère de l’Agriculture et de la Pêche, 2008 : 2). Beaucoup de vignerons bio qui vendaient une partie de leur production sur les marchés bio et l’autre sur les marchés traditionnels voient leurs deux sources de ventes se tarir en même temps.

65L’export a l’avantage de décharger en grande partie les producteurs de la lourde tâche de démarchage des clients finals, tout en leur assurant de bonnes marges. C’est aussi, avec le circuit bio, le circuit de distribution le plus attentif à la qualité environnementale et à l’éthique bio. Les plus engagés dans la défense de l’environnement et le refus d’une certaine économie cherchent donc une solution à l’export, comme bon nombre de leurs pairs également en difficulté. Les producteurs bio implantés de longue date, disposant déjà de relations et de connaissances déterminantes sur ce circuit commercial, en bio comme en conventionnel, les observent, les plaignent et les craignent. Les Français ne sont pas les seuls à avoir développé la viticulture bio ; elle attire de plus en plus de producteurs étrangers, italiens en particulier, ou quelques producteurs de grande qualité en Catalogne par exemple, qui ont contribué à grossir l’offre à l’export. Tous les producteurs bio français soulignent cette pression concurrentielle accrue d’autant que la notoriété des vins français ne suffit plus à leur assurer cette présence ou cette préférence obligée dont certains avaient pu profiter jusque-là.

66Les producteurs et les revendeurs pointent une série de causes qui leur échappent : dans le haut de gamme, les marchés des amateurs, anglo-saxons notamment, sont avides de nouveautés en provenance d’Amérique du sud, d’Australie ou d’Afrique du Sud ou même du sud de l’Europe quand ils ne profitent pas eux aussi de circonstances politiques comme la crise du peso argentin qui rend ces vins très attractifs. Les vins français n’ont plus le monopole des cœurs et de la qualité. Des vins bio italiens, allemands, espagnols se sont glissés sur ce marché où ils exercent une forte pression à la baisse des prix.

67De plus, de grands pays importateurs de vins bio comme l’Allemagne traversent des crises économiques en ces années de réunification. Sans compter que les consommateurs de bio sont souvent des consommateurs éthiques, militants qui font de leur consommation un outil de pression en boycottant les produits des pays dont ils n’apprécient pas la politique, et par exemple, la politique nucléaire française.

  • 9 National Organic Program.

68Des producteurs n’hésitent pas à multiplier leurs certifications « bio » afin de faciliter leur entrée sur les marchés à l’export. En effet, il existe une petite variété de certifications « biologiques » selon les différents pays non-européens, la Suisse – Bourgeon et Biosuisse – les États-Unis – certification NOP9. Souvent ces certifications ne demandent que des ajustements mineurs, une traçabilité rigoureuse, ou sont simplement un peu plus exigeants, par exemple en matière de diminution de l’usage du cuivre comme les certifications suisses. D’autres adoptent aussi des certifications industrielles, souvent plus proches de l’agriculture raisonnée, mais qui leur ajoutent une garantie de traçabilité importante sur les marchés à l’export.

69Des producteurs se plaignent de cette pression qu’ils sentent se renforcer d’année en année, et qui modifie l’ambiance règnant sur l’export des vins bio. Ils craignent que « l’esprit bio » s’y perde et laisse la place à une attention plus étroite envers les seuls prix.

70Ils dénoncent aussi les aides. De l’avis de tous, elles ont été efficaces, voire trop efficaces, car il s’est ensuivi une augmentation de la production de vins bio tandis que le circuit de distribution se révélait incapable d’élargir la demande.

71Les aides à la conversion contribuent à rendre le passage au bio plus rapide, mais il est sans doute moins préparé, et il prend également un contenu plus économique, tout particulièrement en vigne, secteur agricole peu concerné par les aides de la PAC. Petit à petit se profile un soupçon : les convertis de fraîche date sont suspectés de s’être convertis moins par nécessité d’en venir à des pratiques culturales plus naturelles que pour exploiter un secteur de marché porteur :

« Il y a quatre ans en arrière, quand les premières reconversions en agriculture ont commencé et qu’il y avait cette prime derrière, il y a des gens qui ne sont passés [au bio] que pour la prime. C’était impressionnant parce que la question c’était “Alors vous pouvez me calculer en gros combien ça va me rapporter”. Il y a toujours la même course aux primes. Mais il y a 4 ou 5 ans en arrière, on manquait de vin issu de l’agriculture biologique et il y avait vraiment une porte ouverte pour le marché viticole qui commençait un début de crise, il y a 6 ans en arrière. Ces gens-là se sont mis en conversion. On en manquait tellement que les vins qui étaient déjà en deuxième année de conversion arrivaient à partir en bio. Comme on en manquait, c’était un produit qu’ils étaient sûrs de vendre. » (Encadrement technique5, LR, SBl : 9).

72Le doute s’installe dans les administrations chargées d’encadrer les conversions. Elle craignent qu’un changement trop opportuniste ne rende les conversions fragiles. Leurs employés insistent sur la motivation et le début de savoir-faire nécessaire avant même d’entreprendre une conversion, que l’encadrement technique local teste lors du montage des dossiers, tout en se plaignant de n’avoir aucun impact sur la décision d’acceptation ou de rejet de la demande de conversion.

73Les gros domaines sont suspectés de se convertir pour toucher des aides qui, multipliées par le nombre d’hectares, représentent des sommes importantes. Les pouvoirs publics opposent ces aides plafonnées à 21,5 hectares en viticulture. Les gros domaines déplorent l’inadaptation de la législation des aides à la taille de leurs domaines. Leur conversion progressive, dizaine d’hectares par dizaine d’hectares, ne leur permet pas de bénéficier des subventions qui limitent la durée de conversion de l’ensemble de l’exploitation à trois ans. Un des producteurs de notre échantillon convertit néanmoins son domaine de plus de 200 ha tout en soulignant qu’il a dû assumer seul sa conversion, sans aide de l’État.

74Tous ces producteurs qui ne connaissaient pas de difficultés de vente ou qui s’étaient convertis pour y échapper se heurtent à des problèmes commerciaux qui les somment de réagir et de trouver des solutions rapides. Ce qu’ils font.

75Ils élaborent diverses stratégies de sortie de crise selon leurs diagnostics et les craintes qu’ils ressentent.

La recherche d’économies et de valeur ajoutée

76Certains tentent de tasser les prix de revient en faisant des économies en attendant que les cours remontent. Ils rognent sur des activités ou dépenses commerciales (des mailings jugés coûteux et peu efficaces). Mais peu semblent aller jusqu’à l’abandon de la certification comme pour d’autres productions. Si cette option navre tous ceux qui œuvrent au développement de l’agriculture bio, ils notent que le retrait de la certification n’entraîne pas nécessairement un abandon total du bio. Cette recherche d’économies a bien sûr ses limites et certains viticulteurs se sentent pris dans un cercle vicieux qui les pousse à délaisser leurs vignes pour aller à la rencontre des clients, mettant en péril la qualité de la récolte à venir.

77En France, en dehors des coopératives peu concernées par la viticulture bio, la plupart des producteurs de raisin sont aussi des vignerons. La mise en bouteille permet au vigneron de récupérer une grande partie de la valeur ajoutée du vin, mais il doit alors être capable de vendre son nom ou la marque de son vin. À l’inverse, le négoce cherche souvent un ajustement au marché par des prix plus attractifs ou en privilégiant les produits qui se vendent le mieux. Dans cet esprit, les producteurs augmentent leurs achats de raisins qu’ils vinifient en fonction des desiderata de leur clientèle. Le producteur peut ainsi vendre son raisin, diminuer ses coûts de production, mais aussi ses revenus. Des producteurs se voient contraints d’abandonner la mise en bouteille pour revenir à de la vente en vrac au négoce, ce qui leur fait perdre environ 20 à 30 % de marge sur le produit. La répartition des tâches entre ce que le vigneron peut, veut ou consent à faire et ce qu’il peut ou doit déléguer est revisitée et réfléchie en fonction des coûts et de l’efficacité des différentes façons de procéder.

Le coût du bio et la demande de relance des aides

78Des producteurs bio qui ont investi, se sont formés, ont accepté des charges supplémentaires dans l’espoir d’une meilleure valorisation de leur produit, se voient acculés à la faillite. Ils dénoncent un contexte qui ne permet pas l’exercice de leur profession : une concurrence illégitime, l’incompétence de l’État, un rapport de forces inégal avec la grande distribution ou encore l’absence de communication « officielle » dont continue de souffrir le bio, qui ne parvient pas de ce fait à élargir sa consommation.

79Ils insistent sur les surcoûts de la bio : en agrobiologie, les intrants, des produits courants et peu élaborés comme la bouillie bordelaise ou le soufre sont certes moins chers, mais cette économie est largement compensée par les surcoûts induits. Les produits sont moins efficaces et lessivables, ce qui oblige à multiplier les passages et augmente les frais de gazole. Le désherbage et le travail du sol, le délicat travail de l’intercep, à la main, au Rotofil ou avec une machine spécialisée nécessitent un surcroît de main d’œuvre presque spécialisée et occasionnent une plus grande pénibilité du travail. L’inefficacité des traitements, les risques qu’elle fait prendre, engendrent des rendements parfois – voire systématiquement – moindres. Si l’on ajoute les frais de certification, on estime le surcoût global engendré par le bio à une valeur comprise entre 30 et 40 %.

80Ces producteurs militent donc pour un surcoût du bio qu’ils ne parviennent pas à compenser à la vente. Les producteurs mettent en avant de nouvelles qualités du bio : sa contribution au développement rural et durable, l’entretien et la sauvegarde du bien public – environnement notamment – qui devraient faire l’objet d’une rémunération ou d’une subvention de l’État. Ils revendiquent, plutôt qu’une prime à l’hectare, une reconnaissance de leur rôle de jardiniers préservateurs de la biodiversité et de la nature de l’agriculture biologique.

  • 10 Conversion à l’agriculture biologique et maintien de l’agriculture biologique. Décret n° 2007-B42 d (...)

81D’autres défendent plutôt un prolongement des aides : de leur point de vue, les autres pays soutiennent mieux leur production bio. De plus, il leur semble anormal que la viticulture industrielle, polluante, soit subventionnée, contrairement à la leur. En 2007, les CAD sont remplacés par les CAB et MAB10 qui proposent une subvention de 350 € par ha de vigne et par an en conversion, et 150 € par ha de vigne et par an en maintien. La France adopte ainsi des subventions au maintien de l’agriculture biologique comme certains de ses autres voisins européens.

Le développement de la vente directe et de la communication bio

« On fait à peu près entre 30 et 40 000 bouteilles par an, suivant la production. C’est vendu maintenant à 60 % aux particuliers, 30 % aux restaurateurs et cavistes, et 10 % à l’export. Tout ça, restaurateurs, cavistes, export, ce sont des choses qu’on est en train de travailler depuis 3-4 ans, sans abandonner nos particuliers, surtout pas ! » (Vigneron bio28, PdL, AH : 7)

82Les producteurs cherchent à faire des économies, multiplient leurs débouchés commerciaux ou livrent au négoce. Plusieurs producteurs de vins certifiés en bio disent devoir commercialiser leurs produits dans la filière conventionnelle. Chez les certifiés de longue date, cette stratégie commerciale n’est pas anormale ou regrettable. En revanche les certifiés plus récents ne le font qu’à contrecœur en attendant des jours meilleurs pour restaurer leurs marges. En effet, à prix égal, leurs vins peuvent encore être préférés aux vins conventionnels. Mais les revenus s’en ressentent : le prix d’achat peut chuter de moitié, ce qui, compte tenu des rendements qu’ils obtiennent, rend la solution nécessairement provisoire. L’unique coopérative très engagée dans le bio est la seule à annoncer pouvoir résister grâce aux volumes qu’elle peut mettre sur le marché qui lui permettent, en outre, de maintenir une différence de prix.

  • 11 L’Association pour le Maintient de l’Agriculture Paysanne propose à ses adhérents un contrat avec u (...)

83Pour échapper à cette forte pression sur les prix, un grand nombre de producteurs cherche à développer la vente directe. Elle amène les clients à la propriété, diminue les frais de commercialisation et permet de récupérer une partie de la marge de commercialisation. Les clients bio sont familiers des formes de vente collectives : coopératives d’achat, « paniers » et AMAP11 ; mais pour le vin, ils se déplacent plus volontiers et pour des achats souvent groupés ou en assez grande quantité, comme les acheteurs de vins « conventionnels ». Cette forme de vente est encouragée par les structures agricoles locales et des formations sont mises sur pied pour que les cultures pâtissent le moins possible du temps que l’agriculteur consacre à la vente.

84La communication en cave est souple ; les vignerons l’adaptent aux clients qui ne sont pas nécessairement des clients de bio, mais souvent des acheteurs de vin. Pour élargir leur clientèle et faire passer le message du bio, quelques producteurs souvent assez charismatiques mettent en place des visites de cave commentées ou invitent leurs clients à des journées « portes ouvertes ». Ils font du passage à la cave un moment de communication pendant lequel ils tentent d’intéresser leurs clients à leur domaine, mais aussi plus généralement au bio. Cette forme de vente redonne une autonomie commerciale aux producteurs ; elle exige aussi un lourd investissement personnel de la part des vignerons qui recourent aussi à des actions annexes, comme l’ouverture d’un gîte à la ferme dans les régions touristiques, ou une petite diversification de produits dans le jus de raisin ou les confitures, qui les aident à mieux se placer dans la distribution bio.

Une transformation de la communication sur les vins bio

« Ce qui manque ce sont des organismes de prix nationaux, ou le gouvernement tout simplement, ce sont eux qui devraient communiquer, à travers le portage de l’offre bio : qu’est-ce qu’elle apporte aux gens ? Qu’est-ce qui la différencie du conventionnel, etc. ? » (Vigneron bio22, LR, PF : 19)

85La commercialisation dans les circuits traditionnels, tout en diffusant la présence du label bio, ne permet pas toujours de le faire connaître. La vente directe, au contraire, permet aux producteurs de faire connaître et de mettre en valeur un mode de production alternatif auprès d’une clientèle élargie.

86Les viticulteurs bio rencontrés se plaignent en effet du manque de communication sur le bio qui leur semble être un des éléments de base de son développement commercial et un élément clé pour lutter contre l’ignorance des acheteurs de vin. L’Agence bio communique de façon très générale sur l’ensemble des produits bio et la viticulture reste, pour elle, un produit à part.

87Les viticulteurs utilisent d’autres moyens, la presse locale, la radio, les animations de marché bio.

  • 12 Peu fréquenté, il n’aura pas de suite.

88Depuis plusieurs années, les foires aux vins dans les grandes surfaces ont attiré les foules. Elles créent à la fois des possibilités d’achat et élargissent une offre au sein de laquelle il faut faire un choix avisé, s’informer sur les producteurs, prendre des avis, chercher dans les guides. Les salons s’enrichissent de la présence du producteur auprès duquel on peut s’informer, mieux comprendre la qualité des vins, les intentions du producteur… De grands salons des vins, comme celui des caves particulières, qui réunissent des centaines de producteurs, multiplient les occasions de contact et de dialogue entre les buveurs et les producteurs. Beaucoup de producteurs bio y ont recours ; ils se servent de ces rencontres pour attirer l’attention sur leur mode de culture spécifique. La fédération de la viticulture biologique de Languedoc-Roussillon, et plus tard, les vins bio des Pays-de-Loire, mettent aussi sur pied des salons professionnels – par exemple, « Millésime bio » – pour mettre en avant leurs produits auprès de la distribution et plus particulièrement à l’export. Le premier Salon Vin Bio Champerret à destination du grand public, à Paris, est ouvert en novembre 200212.

89Les pouvoirs publics encouragent les producteurs pour qu’ils intensifient leurs efforts commerciaux, diversifient leurs marchés à l’export pour en lisser les variations peu maîtrisables, et pour qu’ils développent la vente directe. Dans le Languedoc, le CIVAM propose des formations dans ce sens, de même qu’il tente de renforcer les analyses de marché chez les candidats à la conversion pour éviter des désillusions trop sévères.

90Pour expliquer la qualité de leurs vins, les producteurs parlent de leurs pratiques viticoles. Ce décloisonnement entre le bon vin et le vin bio ou en biodynamie n’est pas simple, et nécessite du tact de la part du producteur pour éviter de se heurter à des généralités trop bien établies. Auprès des amateurs de vin, le bio doit être une qualification de deuxième rang, qui fait suite au constat de la bonne qualité gustative. Mais il contribue aussi à rendre moins suspecte la présence d’un étiquetage bio ou de biodynamie au sein de l’offre des vins de qualité.

91Malgré l’orientation à l’export moindre des nouveaux convertis, le vin bio est toujours une marchandise qui s’exporte. Une enquête de l’Agence bio montre que les viticulteurs sont les premiers producteurs exportateurs de bio avec près de 25 % d’exploitations viticoles bio exportatrices. Néanmoins, une réorientation commerciale importante semble avoir lieu avec la vente directe qui représente assez souvent 50 à 60 % des ventes dans notre échantillon. En 2005, d’après les données de l’Agence bio, le vin bio se vend en vente directe pour presque la moitié de la production ; c’est beaucoup plus que pour les autres produits. Nous ne disposons pas de données qui permettent d’évaluer la réorientation de la distribution des vins bio. Mais il est probable que l’on assiste à un raccourcissement des circuits de distribution.

Source Agence Bio

92Ce raccourcissement de la distribution par le contact direct entre le producteur et le client n’a pas seulement pour effet de diminuer les stocks ou de redorer les marges des producteurs au prix d’une lourde charge commerciale, il encourage aussi la communication. D’après les observations de l’encadrement technique de la vigne bio, cette proximité et cette confiance entretenues par la vente directe semblent même permettre parfois aux vignerons de faire l’économie de la certification.

93La crise semble marquer un moment de transformations. Les relations entre les producteurs ou avec les revendeurs et les clients changent ; elles deviennent plus suspicieuses. Les menaces qui pèsent sur l’avenir de chacun font réfléchir plus généralement à celles qui pèsent sur le bio, à son évolution, à son avenir.

« Il se trouve que le nombre de producteurs de vin bio a considérablement augmenté, donc la prise de conscience très tardive du ministère de l’Agriculture en France, par rapport à tout ce qui s’est passé ailleurs, a eu la conséquence heureuse effectivement de développer les producteurs. » (Vigneron bio10, LR, GT : 3)

94L’augmentation de la production a au moins eu le mérite de gonfler des rangs du bio dont le rythme de développement semble enfin s’accélérer. La crise qui a suivi cette augmentation de production a généré des réactions rapides d’ajustement des coûts et une demande d’aides. Mais beaucoup de vignerons bio ont poussé plus loin l’analyse. Parce que leur avenir en dépend ou par militantisme, ils se sont interrogés sur le développement du bio, sur ses moteurs, ses handicaps, les stratégies les plus aptes à en favoriser la croissance et celles qui lui nuisent. Ils ont ainsi repensé le marché du bio, cette circulation organisée qui assure sa diffusion et celle de la notion de qualité bio pour qu’elle touche un public plus large ou plus exigeant.

95Les entretiens de notre échantillon font ressortir trois grandes directions d’action : l’utilisation de l’économie de marché au service de la qualité bio ; le renforcement, au contraire, de la différenciation économique et environnementale bio ; l’explicitation de la bonne qualité gustative du bio. Ces trois façons de penser le bio ne sont pas toujours compatibles et sont même parfois en opposition directe. Elles ouvrent, chacune de son côté, sur un sens renouvelé de la notion de bio qui contribue à reconfigurer ses usages et consommations.

LA FIN D’UNE ÉCONOMIE DE NICHE ET L’OUVERTURE AU MARCHÉ GÉNÉRAL

96Il est un peu paradoxal que le bio qui a enfin réussi à convaincre et à augmenter ses surfaces certifiées ne parvienne pas à vendre ses produits, alors que les crises alimentaires ont renforcé les attentes envers des produits plus sains ! Pour une poignée de viticulteurs – deux dans notre échantillon – et les quelques coopératives qui ont développé leur production bio, ce paradoxe n’est qu’apparent : à « diaboliser » l’économie et à rejeter les circuits de distribution modernes, le bio a construit lui-même le carcan qui l’étouffe aujourd’hui. Pourquoi le marché du vin biologique, et plus généralement celui du bio, est-il bien plus développé dans les autres pays européens qu’en France, surtout dans le nord de l’Europe ? Ces quelques rares vignerons, grands exportateurs, rejettent la faute sur les producteurs et le circuit de distribution qui, à force de lier le bio à de petites unités de production locale, finissent par confiner cette production. En rejetant les grandes structures, ils limitent les quantités disponibles, interdisent les économies d’échelle et l’accessibilité des produits bio au plus grand nombre ; en rejetant le commerce et les techniques du marketing, ils empêchent le développement de la demande et de la production. Ils réduisent ainsi le bio à une « niche ». Pour eux, c’est une grave erreur. Plutôt que de rejeter les structures économiques, il faut les utiliser pour développer la production bio. Le réseau Biocoop et les magasins bio n’attirent que des clients déjà convaincus. Pour élargir la demande, il faut aller les chercher plus loin, là où cela bouge. Le bio, à l’abri dans sa niche, a attendu que le marché croisse de lui-même. Dans le contexte actuel, il faut au contraire chercher à attirer les gros opérateurs de marché et ne pas attendre qu’ils arrivent d’eux-mêmes :

« Ces grandes surfaces, le bio, excusez-moi du mot, ils s’en tapent. Et ça c’est notre erreur, on n’a pas su surfer sur la vague. On n’a pas su expliquer, mettre en avant nos produits et expliquer un petit peu la démarche pas qu’à un niveau œnologique mais dans son ensemble. On est resté chacun dans notre coin, dans notre petite zone, à vendre notre produit dans notre secteur et point à la ligne. On n’a pas fait de communication dessus, on n’a pas fait d’approche pour montrer aux gens, aux acheteurs principalement, convaincre les acheteurs. Les acheteurs, ils sont aujourd’hui convaincus par le prix ! Et surtout sur le marché de l’Angleterre, entre autres. » (Vigneron bio12, LR, GT : 4)

97Pour accrocher à nouveau la grande distribution, il faut lui apporter ce qu’elle attend, des volumes et des prix contenus. Fini aussi le bio de qualité variable ou approximative, protégé par les relations de confiance. Le bio doit être aussi rigoureux que la production conventionnelle. Le bio n’est pas une garantie contre les accidents, et le vin doit donc se plier aux nouvelles contraintes de garantie de conformité, d’absence de défaut, de conservation des vins, et en particulier de traçabilité, une exigence de plus en plus forte de la grande distribution et de l’export. Ensuite, une gestion adéquate jointe à la recherche d’économies d’échelle permet de maîtriser les coûts et de proposer des vins bio aux mêmes prix que les autres, ce qui assure la préférence des acheteurs. Des vignerons qui se sont certifiés récemment en bio soutiennent ce point de vue pour élargir leurs débouchés commerciaux ou pour donner une valeur ajoutée à leur produit ; pour eux l’important est de coller à la demande et à toutes ses différentes attentes qualitatives.

98Il faut accepter le monde moderne et ses outils de communication et donc en finir avec cette image soixante-huitarde, militante, et avec son rejet des structures économiques. Il faut sortir de la marginalité et employer les stratégies habituelles et les outils traditionnels des marchés pour maintenir et élargir la demande : démarchage commercial collectif pour intéresser des importateurs, marketing, faibles prix et gros volumes. Faisons contre mauvaise fortune bon cœur : la crise ne peut-elle obliger les producteurs à affronter la réalité ? L’engorgement du marché est presque une aubaine pour la grande distribution et donc pour le développement d’un marché bio ; l’accumulation des stocks dans les domaines amènera des produits d’appel particulièrement intéressants alors qu’une demande pour le bio semble frémir.

LE BIO COMMERCIAL ACCUSÉ D’APPAUVRIR LA QUALITÉ BIO

99Cette option ne fait pas l’unanimité. Elle est même prise comme une menace très sérieuse : elle remet en cause la dénonciation de l’économie comme cause des dérèglements contre lesquels le bio entend lutter. Le bio n’est pas seulement une façon de produire, c’est une autre façon de voir le monde, de l’organiser pour y vivre mieux.

100Les producteurs qui pensent ainsi sont inquiets. Le marché bio ne menace pas que de régresser ; il se transforme dangereusement, car il est en proie à des pressions qui réorientent les principes fondateurs de ses membres. Ces producteurs subissent inégalement cette crise, mais ils se voient, eux-mêmes ou certains confrères, contraints à des solutions commerciales contre lesquelles ils se sont toujours dressés. Ensuite, les aides ont aussi amené de nouveaux producteurs pour lesquels l’enjeu économique semble passer avant l’enjeu bio : ils se sont convertis pour retrouver des débouchés pour leurs produits, ou parce que le bio était plus « porteur » que les marchés vinicoles conventionnels.

101Si ce pis-aller commercial qui consiste à réduire le bio à une qualification environnementale devient une véritable vision collective, il est à craindre que ces solutions commerciales de crise ne transforment durablement l’espace marchand que les producteurs fidèles à leur démarche ont réussi créer et à sauvegarder jusque-là, et aient finalement raison de lui. Le but que s’est fixé le bio, de chercher à créer d’autres relations marchandes, risque même de sombrer.

La perte de crédibilité de la qualité bio

102Que les stratégies dites commerciales forment des pis-allers transitoires pour sortir de la crise, passe encore. Ceux qu’ils craignent le plus, ce sont ces producteurs qu’ils soupçonnent de faire du bio non par attachement à une philosophie globale, mais par intérêt financier ou commercial.

  • 13 Source (MAP, 2008 : 2)

103La confiance est un des points clés de leur organisation économique alternative. Or, ces derniers bio « commerciaux » ne présentent pas de garanties morales parce qu’ils sont là avant tout pour faire des profits. Si ce sont l’augmentation du montant des aides avec les Contrats Territoriaux d’Exploitation ou la chute des cours du vin de 4,5 à 3 € l’hl de 1999 à 200113 qui ont amené la conversion, il y a tout lieu de suspecter que les préoccupations sanitaires, environnementales, qualitatives ne soient reléguées au second plan par le souci économique des « chasseurs de prime ». En ces temps de crise, les producteurs plus intéressés par les bénéfices que par l’agrobiologie n’offrent pas nécessairement les garanties requises de savoir-faire. De même, les gros acteurs, comme les coopératives ou les gros domaines, dont l’organisation de production est entièrement tournée vers la maîtrise des coûts, ne sont pas toujours dignes de confiance, car leurs pratiques sont dictées par les forces du marché. Ainsi, les initiatives de la grande distribution que l’on pourrait a priori juger positives, ne peuvent qu’amener à terme un encouragement à la baisse des prix et une perte qualitative. Enfin, ces producteurs qui se tournent vers le bio pour échapper à la mévente de leurs produits, nourrissent le doute sur la qualité de leurs vins :

« Dans les caves coopératives, soi-disant il y a pas mal de viticulteurs qui passent leur cépage en bio parce qu’ils n’arrivent pas à le vendre en conventionnel. En fait, c’est parce qu’il n’est pas bon. Ils le passent en bio pour le liquider. Avec X, je sais qu’il a sa propre cave, donc ce n’est pas un regroupement [de producteurs]. J’évite les regroupements, oui, j’évite quand même. » (Boutique franchisée Bio1, LR, AH : 4)

104La situation est préoccupante, car le mauvais vigneron bio n’est pas le seul à pâtir de ses mauvais résultats. Il représente une menace pour la crédibilité du label.

105Le développement d’un marché du vin bio commercial et les motivations avant tout pécuniaires de ces producteurs font craindre pour l’image collective qualitative des vins bio, cette mémoire passive qui enregistre et compile l’ensemble des résultats individuels obtenus par les producteurs. Mais il y a pis : les producteurs en mal de rentabilité peuvent être tentés, tout en respectant le cahier des charges AB, de ne pas s’astreindre à l’engagement plus large que suppose la qualité biologique, et ils sont aussi suspectés de fraude. Certains même peuvent chercher à peser directement sur les pouvoirs publics pour qu’ils abaissent les contraintes liées au label AB.

  • 14 Lors de notre enquête une coopérative de la région Languedoc-Roussillon venait de se faire épingler (...)
  • 15 Sa « conventionnalisation » si l’on veut bien reprendre les termes de la recherche économique.

106Ces raisonnements et les preuves qui les accompagnent14 alimentent la crainte d’une dilution du sens de la bio, et de la confiance qu’elle inspire. Des producteurs bio ont peur d’un affadissement du bio, d’une diminution de sa capacité à conserver ses capacités propres et signalent les prémisses d’une telle évolution15.

« Et comme [les consommateurs] n’ont pas tous compris que [la qualité des vins] pouvait être différente, il y en a qui prennent ça pour un argument marketing, en fait : ils vont dire que c’est bio, ça permet de le vendre plus cher et on va se faire avoir. Ce n’est pas la règle non plus mais il y a du boulot pour expliquer. » (Vigneron bio13, PdL, FC : 13)

107De cette crainte partagée naissent deux voies d’action.

108L’image du bio est menacée notamment parce que les consommateurs ne se méfient pas, sont mal informés et ne font pas la différence entre le bon bio et le mauvais bio. Il est donc essentiel de les aider à refaire cette différence.

109Mais pour freiner cette tendance, il est aussi déterminant que le bio ne soit pas vu comme un marché lucratif. Pour défendre l’idée d’une véritable différence qualitative bio, des producteurs dénoncent l’idée selon laquelle le bio se vendrait plus cher.

Le prix juste et sans surcoût des vins bio

110Les producteurs, mais aussi les médias, dans leur exercice de vigilance critique, ne manquent pas d’interroger la pertinence de la différence de prix : le prix plus élevé des vins bio est suspecté de faire de ces produits un « gisement de profit » aux dépens d’un consommateur qui réagit en se détournant des vins bio, en mettant en cause le bien-fondé d’un tel surcoût ou encore en dénonçant une qualité factice du produit. L’existence même de cette surveillance des prix par la critique révèle un dysfonctionnement et entretient la défiance. Au contraire, les producteurs veulent montrer que le prix des vins bio est strictement ajusté aux coûts supérieurs de fabrication, et qu’ils ne sont pas plus chers que les autres. Des producteurs partent en guerre contre cette idée trop répandue selon eux selon laquelle que le bio serait « plus cher ». En effet, des enquêtes font apparaître le souci de la distribution pour que le surcoût du bio ne dépasse pas 20 % du prix des produits non bio (Renou, 1996) : 131. Elle est aussi défendue par les producteurs qui souhaitent voir l’agrobiologie mieux subventionnée par les pouvoirs publics.

111Ils sourient de ces prix brandis comme des trophées, mais qui sont en réalité bien souvent gonflés. Ils citent les prix élevés sur le marché qui sont, selon eux, des positionnements marketing risqués, sans rapport avec la qualité des produits. La production et la commercialisation de ces vins bio de luxe s’accorde mal avec l’ascétisme bio :

« Il y a eu Auchan Japon qui nous a acheté ces hauts de gamme à 50 Francs la bouteille par palettes. C’était pour le marché bio japonais, c’était intéressant. Mais après, c’est une démarche marketing quand même : on a tout le contenant, la bouteille… C’est une bouteille très lourde. Les étiquettes sont des étiquettes en bronze poudré. Ce n’est pas très écolo ! Ensuite on a un papier de soie qui vient couvrir la bouteille, un emballage en bois et un sur-emballage carton. On produit un déchet pour boire une bouteille qui est quand même assez impressionnant. On n’est pas dans la philosophie écolo. » (Vigneron bio4, LR, FC : 6)

112La véritable qualité bio est celle qui est pensée plus loin que le marché, qui étend les exigences environnementales aux emballages, veille à la recyclabilité des matériaux, à alléger les transports et chasse les dépenses inutiles ou de prestige.

113Les véritables vins bio ont des prix raisonnables. Leurs producteurs sont nombreux à souligner que leurs prix sont comparables ou seulement un peu plus élevés que ceux des vins en conventionnel. Certains aimeraient pouvoir dégager une marge plus confortable ; mais une augmentation ne leur semble pas toujours possible ni même souhaitable :

« On est au même prix que… la moyenne. D’accord, on fait ça pour gagner notre vie bien sûr, mais on n’est pas là pour majorer les prix… On veut bio pour le raisonnement qualitatif, mais pas : c’est bio, donc tout de suite c’est 30 % plus cher. On ne veut pas ça, même si c’est facilement justifiable, auprès d’un particulier. » (Vigneron bio36, PdL, AH : 10)

114L’idée d’un surcoût de 20 ou 30 % du bio, que l’on retrouve chez les consommateurs et qui freine l’extension de la demande de bio, est jugée sans fondement. Lorsqu’ils font leurs comptes, ces producteurs montrent que le bio ne coûte pas plus cher que la production conventionnelle. Hormis le cas des situations géographiques bien spécifiques – par exemple les coteaux très pentus qu’il faut entretenir à la pioche – le bio est plutôt moins cher que la viticulture conventionnelle. Paradoxalement, ces producteurs partagent le désir de mettre sur le marché des produits accessibles et qui se vendent facilement, avec les adeptes du recours à l’économie des prix bas et des gros volumes. Mais ils en font une question de morale, ou de désintérêt volontaire pour la richesse. Leurs prix bas ne tombent pas du ciel : ils s’organisent pour éviter les coûts inutiles, créent éventuellement des situations de monopole qui permettent d’optimiser certains coûts. Mais il faut comparer les produits bio locaux avec les produits conventionnels eux aussi locaux et non pas avec des produits importés de pays à faibles coûts de main d’œuvre ou produits de façon très industrialisée avec de gros rendements et une qualité médiocre. Cette viticulture bio reste attachée à un mode de production non intensif à l’écart du « cercle vicieux de la recherche de rentabilité maximale qui mène au suréquipement et au surendettement ».

115Ces producteurs insistent donc sur leur maîtrise des rendements imposée par le mode de conduite bio non intensif et sur sa conséquence : le gain qualitatif. Le calcul qui s’ensuit s’oppose point par point à la démonstration du surcoût du bio. Ils nient une quelconque diminution de rendement au moins après rééquilibrage des plantes, au bout de trois ou quatre ans. Ils repensent le rapport entre l’effort engagé en production et le fruit de ces efforts :

« Si on parle de rendement, de volume, on peut parler de coûts de production. Je n’ai pas de chiffres réels, mais je pense qu’en biodynamie, par rapport à l’énergie qui est dépensée pour produire, le rendement est tout à fait satisfaisant et en plus il est tout à fait possible de rentrer dans les cordes de rentabilité actuelle. » (Vigneron bd12, PdL, PF : 8)

116Ils équilibrent aussi les coûts entre les économies de produits et les frais de main d’œuvre supplémentaire, tandis que les exploitations conventionnelles doivent recourir à des produits de traitement et des pratiques agricoles chères pour parvenir à une qualité similaire.

117Finalement le gain qualitatif que confèrent les bas rendements de l’agriculture biologique s’accompagne de coûts identiques voire inférieurs aux produits conventionnels équivalents et génère même parfois un confort financier aux exploitations. Ces arguments ne sont pas pure rhétorique :

« Au niveau de la coopérative je fais partie du réseau Rodas, au niveau de mon centre de compta, l’ECR. On fait des comparatifs entre les chiffres, les résultats nets à l’hectare entre un conventionnel et un bio. Alors un conventionnel qui fait un rendement ‘comme ça’ a des charges ‘comme ça’. Tous les phytos ça plombe, il y a plein de choses qui les plombent. Moi, même avec des rendements moins élevés, j’ai un meilleur revenu hectare, enfin je suis en général supérieur à la moyenne. » (Vigneron bd10, PdL, FC : 7)

118La question du bio « commercial » fait apparaître deux grandes voies opposées d’interprétation de l’ajustement économique des exploitations bio, par stratégie ou par nécessité, à une situation de plus forte concurrence. Dans un cas, le bio commercial est la solution ; dans le second, c’est une menace. La lutte contre cette dernière amène une relance de la réflexion sur la notion de qualité bio. Elle s’accompagne d’une réflexion stratégique et d’actions destinées à contourner les obstacles, à lutter contre les dérives et les menaces. Une première piste de réflexion s’attache aux contenus économique et environnemental ; une seconde, à la dimension gustative de la qualité bio.

RENFORCER LES CERTIFICATIONS

119Par contrainte ou par choix, de nombreux producteurs cherchent la solution dans une baisse des prix : « les vins bio sont trop chers, c’est pour cela que l’on ne parvient pas à commercialiser cette offre en augmentation ». La grande distribution et quelques rares producteurs engagés dans le négoce ou qui exploitent de grands domaines se réjouissent de cette orientation. Les producteurs attachés au contenu agronomique et philosophique du bio y voient au contraire un grand danger : cette recherche forcée d’économies dans la production risque de se faire aux dépens d’une application bien pensée de l’agrobiologie qui donne toute sa force à la démarche bio et à son label. Il y a urgence à agir, car l’attente de bas prix est contagieuse. Pour ne pas entrer dans une spirale de baisse des prix et d’abandon des exigences qualitatives, des producteurs cherchent à les renforcer notamment en mettant en place des certifications plus exigeantes que le label AB.

120Le débat sur les formes économiques propres à soutenir le développement du respect de l’environnement est revivifié.

En perdant son âme, le bio perd aussi sa crédibilité

121Les producteurs qui résistent à la guerre des prix cherchent à faire valoir leur qualité, celle d’une agriculture artisanale, paysanne, en totale rupture avec l’agriculture biologique dite industrielle ou commerciale, centrée sur la gestion des coûts. Pour eux, cette orientation industrielle fait du bio une simple marque posée sur des produits et cantonne la réflexion agrobiologique au respect du cahier des charges AB. C’est ce bio sans philosophie, sans pensée, sans éthique qui peine à se différencier de la production conventionnelle ; pire, il tend à entretenir les mêmes dangers que d’autres techniques agricoles.

122Le bio industriel oublie que l’agrobiologie ne consiste pas simplement à substituer des produits toxiques mais à gérer un grand nombre d’équilibres notamment entre les êtres humains. Comme l’agronomie conventionnelle, il favorise le développement de déséquilibres néfastes en créant ou en entretenant les maladies et les cercles vicieux sans issue.

123À l’inverse, dès que le bio n’est plus considéré comme l’application d’un cahier des charges, mais comme une démarche agricole différente, il incorpore un nombre toujours plus grand de relations à équilibrer qui touchent aux relations sociales et économiques. Ce rééquilibrage des relations socio-économiques débouche sur une autre économie dépourvue des chausse-trappes de la précédente et assure du même coup la crédibilité de la démarche.

124La crédibilité du bio est au cœur du débat et cristallise – notamment à propos de la taille adéquate des entreprises – un nœud qui oppose frontalement la rationalité économique et les questions de développement rural. Que de gros domaines se convertissent au bio heurte ceux pour qui le bio est nécessairement une production « non commerciale », qualitative, donc artisanale et de petite taille. Pour ces défenseurs d’un contenu fort du bio, le bio industriel, trop attaché à la rationalité économique, ne peut empêcher que la crainte de la fraude ne se développe, surtout en France, où la consommation est à la traîne par rapport au reste de l’Europe, et où les consommateurs sont peu intéressés, peu avertis et peu équipés pour distinguer le véritable bio du bio dégradé, tiré vers le bas par la pression économique.

Un durcissement de l’agriculture biologique

125Ces producteurs tenant d’une ligne dure, ou pure, réaffirment sans relâche la supériorité environnementale du bio sur les autres techniques agricoles : d’un côté une agriculture conventionnelle dont on montre tous les jours un peu mieux, et malgré toutes les améliorations, les effets nuisibles, tant économiques qu’environnementaux ; de l’autre, quelques difficultés pointées ici et là (le cuivre notamment qui a l’avantage de rester sur les terres de celui qui l’épand au lieu de polluer les ressources des autres). Mais il n’y a rien de comparable entre la dangerosité des produits de traitement phytosanitaires et celle des produits bio. Pour éviter que l’engagement éthique bio ne devienne une illusion, certains demandent des aides pour des actions concrètes (plantation de haies, réintroduction de la biodiversité, etc.) qui vont au-delà du label et de sa proscription des produits de traitement de synthèse. Ils sont donc, bien entendu, opposés à toute baisse des normes et en particulier à la norme européenne et sa tolérance de 5 % de produits non bio. Ils prônent, au contraire, un renforcement de la différenciation pour qu’elle devienne plus crédible, car les normes actuelles sont insuffisantes, comme c’est le cas pour l’utilisation du cuivre dans les vignes. Les quantités sont limitées mais de l’avis de ces producteurs, le plafond reste très élevé et ils parviennent en effet à en diminuer drastiquement l’emploi. Cependant, quelle que soit sa rigueur, une liste de contraintes risque toujours de devenir une « recette » et de voir son application tirée vers le bas. L’ » agrobiologie-recette », qui substitue des produits de traitement au lieu de réinventer la viticulture, est insuffisante, inadaptée aux nouveaux problèmes qui ne cessent de surgir, elle entretient les doutes et les critiques sur la démarche.

126Le bio doit être une démarche de réflexion dégagée de la version affadie, dangereuse qui se développe, et ses pratiques doivent sans cesse être révisées pour se rapprocher du véritable esprit bio. Dans cet esprit, les défenseurs du « bio-philosophie » contestent par exemple l’utilité de la roténone, cet insecticide végétal à large spectre et donc destructeur des équilibres biologiques, qui ne correspond guère à l’esprit du bio, et plus largement des insecticides qui pourraient faire l’objet de dérogations.

« Je me suis remonté très durement avec l’AIVB parce que je les ai empêchés de faire cette étude de l’ITAB pour choisir le produit de synthèse qui serait le moins nocif en bio quoi. On leur a dit ou vous êtes en bio, ou vous n’êtes pas en bio. Si vous n’arrivez pas à faire du bio, vous dites à vos clients je n’arrive pas à faire du bio. Vous ne dites pas “je fais du bio” en mettant un produit chimique. Mettre un produit chimique de synthèse en bio, c’est un constat d’échec. L’impasse technique, ça n’existe pas. » (Certification bio1, LR, YLP : 11)

127Reconnaître l’impasse technique, c’est s’empêcher d’aller plus loin. L’absence de contamination rapportée par des viticulteurs bio dans les zones infestées montre qu’il est possible de remplacer avantageusement les insecticides par un bon développement des faunes auxiliaires qui hébergent les prédateurs des insectes ravageurs des plantes ou porteurs de maladies. Il revient à chacun, en interaction étroite avec les autres viticulteurs bio, de chercher les solutions adaptées à son vignoble.

128Enfin, tout le bio ne peut tenir dans des critères ; on ne peut pas figer ses dimensions sociales ou économiques, en spécifiant, par exemple, une taille maximale d’exploitation. Dans cette ligne, les cahiers des charges de deux grandes associations bio Déméter et Nature & Progrès qui ont survécu au label AB cherchent à accompagner une liste de contraintes renforcées d’une dynamique de réflexion autour de l’esprit du bio.

Toujours plus loin

129Ces deux associations ajoutent ainsi des chartes viticoles aux cahiers des charges de « contraintes » ; elles soulignent le nécessaire engagement des producteurs vers une amélioration continue de leurs pratiques.

« Adhérents individuels et groupes, parmi lesquels les consommateurs sont les plus nombreux et doivent donc jouer un rôle essentiel, ont à engager l’information et l’action pour un développement de l’agriculture biologique dans le respect de la vie, de l’environnement, et de la justice sociale. Face au biologique intensif et indifférent aux problèmes de la désertification des campagnes, des relations Nord-Sud, des coûts énergétiques, et plus globalement des problèmes écologiques majeurs, il est nécessaire de promouvoir une agriculture biologique paysanne privilégiant les circuits courts de distribution (marchés, coopératives, etc.), une solidarité. Lorsqu’ils sont indispensables, les circuits plus longs doivent s’appuyer sur une solidarité urbains-ruraux et des échanges équitables susceptibles d’inverser les logiques marchandes destructrices pour la paysannerie et l’environnement. » (Nature & Progrès, 2003 :1)

130Nature & Progrès insiste davantage sur le caractère global de la démarche, la nécessité de refonder l’ensemble des échanges et des relations entre les acteurs sociaux. Sa charte affiche d’entrée la nécessité de contribuer à la mise en place d’une autre organisation des échanges économiques et des relations sociales fondées sur une plus grande solidarité. Déméter au contraire part de l’agronomie et d’une application toujours plus consciencieuse de la biodynamie qui doit amener progressivement à reconstruire un monde différent (Demeter, 2005 :5). Dans les deux cas, il faut voir au-delà de la simple application d’un cahier des charges, « la qualité de la démarche restant toujours plus importante que l’obligation de résultats. » (Nature & Progrès, 2003 : 1)

131Les résultats sont une chose, mais il ne faut pas perdre des yeux les moyens employés pour les atteindre qui peuvent aboutir à des résultats opposés à ceux qui sont recherchés. Plutôt que de multiplier sans fin les garde-fous pour éviter les dérapages, Nature & Progrès comme Déméter insistent sur la nécessité de s’installer dans une sorte de « boucle de progrès » – pour reprendre la terminologie des normes ISO 14000 – autrement dit de fuir les dangers de « l’application » de contraintes déterminées, par un engagement réfléchi et adapté à faire évoluer sa production dans une direction déterminée en réfléchissant de façon toujours plus globale aux effets et conséquences des pratiques mises en œuvre.

132Être un agriculteur en biodynamie certifié Déméter, ou Nature & Progrès, c’est s’attacher à une finalité, non au seul suivi d’un cahier des charges.

« Ce n’est pas le tout de faire du bio, on peut faire du bio et nuire à l’environnement. On peut produire avec des nitrates et faire du bio, on peut détruire le sol en faisant du bio, on peut défricher de manière inconsidérée les vignes en faisant du bio, on peut faire du bio et faire trois fois le tour de la planète avec la marchandise, en terme écologique ce n’est pas génial. En fonction aussi de tout ce qui est au niveau qualité sanitaire de l’alimentation, au niveau proximité, au niveau distribution et services de proximité, le rôle des petites fermes en termes d’emplois, tout un tas de principes qu’on a mis dans une charte » (Certification bio1, LR, YLP : 1)

133Le cahier des charges fixe le minimum, l’introduction de deux préparations biodynamiques notamment pour Déméter. La charte pointe un idéal, « utiliser toutes les préparations biodynamiques », et donne un certain nombre de lignes directrices d’action, par exemple : « il faut renforcer la résistance naturelle des cultures » (Déméter, 2005 : 9). Nature & Progrès demande à ses adhérents de s’engager envers un certain nombre d’objectifs agronomiques et environnementaux (pratiquer la polyculture et préserver la diversité, protéger les sources d’eau, gérer au mieux leurs déchets et leur consommation d’eau, limiter leurs consommations énergétiques, l’emballage de leurs produits, les transports vers le client, préserver la biodiversité et la saisonnalité des productions) puis ajoute des objectifs humains et sociaux : plus de solidarité, des exploitations à taille humaine au fonctionnement autonome et appuyé sur une bonne politique sociale, une répartition de la marge entre producteurs-transformateurs et distributeurs, et enfin, l’information, l’échange et la communication avec les consommateurs (Nature & Progrès, 2003 : 2-3). Au-delà du cahier des charges, il appartient à chacun de trouver les meilleures voies possible pour atteindre le but recherché. « Il n’y a pas une obligation de respecter un certain nombre de choses avec une exclusion si on ne respecte pas ça parce que bon, on fait ce qu’on peut et pas ce qu’on veut. » (Certification bio1, LR, YLP : 1)

134Pour aider le travail de réflexion qui accompagne la poursuite de l’objectif fixé, Déméter exige de s’appuyer sur l’anthroposophie de R. Steiner et incite à participer à un collectif de réflexion afin que chaque agriculteur adhérent devienne de « plus en plus capable d’agir d’une façon responsable envers les cahiers des charges, [ainsi] chacun peut apporter sa contribution à la communauté tout entière de manière à justifier et à fortifier la confiance du consommateur dans la méthode biodynamique et dans les produits Déméter. » (Déméter, 2005 : 4). Déméter met la biodynamie au cœur de la certification en tant que théorie guide de la réflexion et génératrice de pratiques adaptées. L’association se charge de déceler et d’écarter ceux de ses adhérents qui voudraient faire un usage « recette » de la biodynamie ou qui chercheraient simplement à alléger leur engagement au nom de la rentabilité économique. Avec Nature & Progrès, ce sont l’engagement, la philosophie, bref la disposition spécifique des agriculteurs envers l’environnement qui les amèneront à adopter les meilleures pratiques. Une théorie d’un côté, une disposition de l’autre, qui alimentent une analyse et une réflexion sur les pratiques sans cesse recommencées, sont tenues pour les meilleurs garants de la crédibilité de la démarche.

« L’agriculture biologique a exactement les mêmes concepts que l’agriculture traditionnelle sauf que c’est une application avec des produits naturels. Il y a l’aspect naturel qui est là donc ça c’est très bien, après la biodynamie c’est une vision de la plante, une vision de la vie complètement différente et on n’est pas du tout sur les mêmes bases. Et c’est ça qui m’intéresse : on ne nourrit pas la plante ; on lui donne les renseignements, on lui donne l’énergie pour qu’elle se nourrisse elle-même, pour qu’elle puise ses ressources d’elle-même. C’est complètement différent. » (Vigneron bd12, PdL, PF : 5)

135Ces deux associations militent pour une démarche totalement différente, et tentent de maintenir la capacité de leur label à la renforcer en évitant le sort du label AB et de ses usages incontrôlés qui le rapprochent chaque jour un peu plus de l’agronomie conventionnelle.

136Contrairement à l’agriculture raisonnée, la « boucle de progrès » est mise en œuvre collectivement, via la contribution de chacun à la réflexion constamment relancée sur le contenu et le sens de la bio. Elle ne fait l’objet d’aucun critère, d’aucun contrôle formalisé mais d’une vigilance collective qui tend à former un collectif délimité.

137Certains viticulteurs bio reprochent à ces deux associations leur sectarisme, d’autres leur reprochent leur absence d’engagement de résultat objectif certifié ; mais c’est bien le refus de s’en tenir à un critère fixe qui fait leur engagement, et non une garantie de résultat.

138À l’opposé, pour le label AB, le test constitue l’élément incontournable du contrôle et de la certification. Il faut des critères objectifs, stabilisés, mesurables, vérifiables, quitte à ce que le respect de ces critères induise des effets pervers, mais dont on suppose qu’ils seront toujours négligeables au vu de l’amélioration obtenue. Ces critères ne peuvent être qu’agronomiques, il n’est pas concevable, par exemple, d’obliger les producteurs bio à épouser des principes politiques de gauche.

139Le label AB ne fait pas confiance, il se défie même des producteurs et génère un nouveau métier, contrôleur de label, exercé par des personnes qui n’ont pas les exigences des cahiers des charges privés. L’opposition entre les deux façons de voir peut être telle que des précurseurs reconnus de l’agrobiologie ont refusé ou refusent toujours de se qualifier en agriculture biologique : la compétence et la conscience individuelles de l’agriculteur leur semblent une meilleure garantie qu’un acteur économique « externe ».

  • 16 En 2007, environ un tiers des adhérents certifiés Nature & Progrès n’était pas certifié AB..

140Néanmoins, les deux qualifications fonctionnent de façon articulée : les deux cahiers des charges privés sont plus exigeants que celui de l’agriculture biologique16. Pour devenir Nature & Progrès ou Déméter, il faut s’engager dans les deux démarches, avec ce qu’elles impliquent de pratiques minimales et de réflexion collective pour parvenir à une qualité environnementale qui dépasse la simple prohibition des produits de synthèse.

Un volet vinification pour les cahiers des charges privés

  • 17 Fédération nationale interprofessionnelle des vins de l’agriculture biologique.
  • 18 Règlement CE n° 1493/1999 portant organisation commune du marché viticole. Texte consolidé du 01/05 (...)

141Le label AB n’a pas de volet vinification. Déméter comme Nature & Progrès, ou encore la charte vin bio de la FNIVAB17, durcissent les contraintes spécifiques au vin. Les doses de soufre en particulier sont assez nettement réduites : les 160 mg/l de SO2 total autorisés dans un vin rouge (400 pour un liquoreux) par le règlement européen18 sont réduites à 70 mg (200 plus 10 mg par année de vieillissement pour les liquoreux) dans les cahiers des charges de Nature & Progrès et Déméter, 100 (250) pour celui de la FNIVAB.

  • 19 On trouvera la liste exhaustive dans (Van der Putt, 2006 : 100 et sq.).

142Mais ces cahiers des charges touchent aussi de nombreux autres adjuvants autorisés pour la vinification19. La philosophie du naturel, du non trafiqué est prolongée jusqu’au vin : les levures – non OGM bien sûr – sont « à l’évidence » indigènes. La maîtrise physique de la fermentation, par le contrôle des températures notamment, est préférée au contrôle chimique, par des enzymes par exemple. Les vins sont clarifiés avec les produits naturels traditionnels de la vinification, bentonite, blanc d’œuf, à l’exclusion des produits de l’œnologie moderne. La liste des produits de clarification autorisés est assez consensuelle. Déméter interdit la plupart des adjuvants de vinification à l’exception du blanc d’œuf, de terres de filtration et de SO2 sous diverses formes ; Nature & Progrès opère une restriction sévère mais aussi plus floue ; la FNIVAB conserve quant à elle 60 des 94 produits autorisés par le règlement CE contre 13 autorisés par Déméter et 21 par Nature & Progrès.

Introduction de nouveaux objectifs dans le règlement européen

143La question du durcissement de la notion de bio ne touche pas que les labels privés. Le contenu du label AB européen a également fait l’objet d’importantes discussions avec les pouvoirs publics. Le principe de contraintes sur les pratiques engendrant « nécessairement » un impact positif sur l’environnement n’est pas remis en cause. La question du niveau d’exigence du label se pose en termes simples de nombre de personnes que l’on veut pouvoir toucher : contraintes souples pour viser le plus grand nombre, ou dures pour constituer une élite. Mais le label AB de 2007 qui remplace celui de 1991 fait apparaître un autre changement : la liste des considérants n’est plus la reconnaissance d’une demande des consommateurs assortie d’une longue description de contraintes s’allongeant au fil du temps, mais l’affirmation, dès le début, des intérêts sociaux et environnementaux de l’agriculture biologique qui justifient que celle-ci soit reconnue.

« RÈGLEMENT (CE) No 834/2007 DU CONSEIL[…] considérant ce qui suit :
La production biologique est un système global de gestion agricole et de production alimentaire qui allie les meilleures pratiques environnementales, un haut degré de biodiversité, la préservation des ressources naturelles, l’application de normes élevées en matière de bien-être animal et une méthode de production respectant la préférence de certains consommateurs à l’égard de produits obtenus grâce à des substances et à des procédés naturels. Le mode de production biologique joue ainsi un double rôle sociétal : d’une part, il approvisionne un marché spécifique répondant à la demande de produits biologiques émanant des consommateurs et, d’autre part, il fournit des biens publics contribuant à la protection de l’environnement et du bien-être animal ainsi qu’au développement rural. »

144Le label ne cherche plus seulement à alimenter une demande de produits bio, il fournit des biens publics. Plus loin, les objectifs de la production biologique visent explicitement une plus grande durabilité environnementale de l’agriculture, une haute qualité et une grande variété de produits alimentaires et agricoles, ainsi que le demandent les consommateurs.

« OBJECTIFS ET PRINCIPES DE LA PRODUCTION BIOLOGIQUE
Article 3
Objectifs
La production biologique poursuit les objectifs généraux suivants :

  1. établir un système de gestion durable pour l’agriculture qui :

  1. respecte les systèmes et cycles naturels et maintient et améliore la santé du sol, de l’eau, des végétaux et des animaux, ainsi que l’équilibre entre ceux-ci ;

  2. contribue à atteindre un niveau élevé de biodiversité ;

  3. fait une utilisation responsable de l’énergie et des ressources naturelles, telles que l’eau, les sols, la matière organique et l’air ;

  4. respecte des normes élevées en matière de bien-être animal et, en particulier, répond aux besoins comportementaux propres à chaque espèce animale ;

  1. viser à produire des produits de haute qualité ;

  2. viser à produire une grande variété de denrées alimentaires et autres produits agricoles qui répondent à la demande des consommateurs concernant des biens produits par l’utilisation de procédés qui ne nuisent pas à l’environnement, à la santé humaine, à la santé des végétaux ou à la santé et au bien-être des animaux. » (Règlement CE n° 834/2007 du 28 juin 2007 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques abrogeant le règlement CEE n° 2092/91).

145Enfin, des principes généraux explicites guident la mise au point de pratiques adéquates : restriction des méthodes de production aux méthodes biologiques et mécaniques, durabilité de l’exploitation des ressources renouvelables, exclusion des OGM, restriction des intrants extérieurs. À la manière des chartes Nature & Progrès ou Déméter, ils cadrent la mise en œuvre et l’application du règlement, autrement dit, l’interprétation que le règlement pense être légitime du sens et du contenu du bio entendu par le label AB.

DE LA QUALITÉ ENVIRONNEMENTALE À LA QUALITÉ GUSTATIVE

146La plus grande qualité environnementale mise en avant par Déméter ou Nature & Progrès entend mettre un frein aux effets décrédibilisants des stratégies de production industrielles de la bio, et à la dévalorisation du label AB qu’elles pourraient engendrer. Mais tous les producteurs bio ne s’engagent pas dans cette voie. Le problème de la dégradation qualitative du bio peut pousser à chercher une autre solution, dans l’explicitation plus approfondie de la notion de bon goût du bio.

« Les [producteurs] ont de plus en plus envie de travailler sur leur produit, au moins ceux qui partent dans une démarche comme ça [bio]. […] Les gens qui passent en conversion bio maintenant, ils ont tous un projet de vente directe, dans leur commercialisation, avec un caveau et tout. » (Encadrement technique Bio1, LR, SBl : 11)

147La question de la qualité gustative des vins n’est pas absente des préoccupations des bio. Bien au contraire. Chez les bio les plus engagés, elle est souvent pensée comme une conséquence des techniques de fabrication plus naturelles des produits. Pour d’autres vignerons, elle est pensée de façon indépendante : ils veulent faire des vins de qualité et protéger la nature. Pour d’autres encore, l’adoption d’une stratégie qualitative est une véritable inflexion stratégique :

« Bio ou pas bio, il faut jouer le terroir. Sinon on n’arrivera pas à s’en sortir, on n’a pas les mêmes charges [que la production industrialisée]. C’est voué à l’échec. Moi, je prends mon vélo, eux prennent leur avion ! Moi, mon vélo et mon chien, ça me suffit. » (vigneron bio36, PdL, AH : 11).

148Cette orientation stratégique peut aussi s’accompagner de lourds investissements, se traduire par exemple par la sortie d’un adhérent d’une coopérative et la construction d’une cave particulière ou, sur une même exploitation, l’abandon du vrac. Dans la vente en vrac la notion de qualité est liée à des critères généraux de conformité, souvent associés à une analyse de la demande et des ventes. Ces critères généraux de qualité du vin permettent de contrôler les effets du mélange des vins et de garantir une certaine homogénéité et une certaine qualité de la production. Au contraire, la vente en bouteille qui associe une source précise de production et une marque permet d’associer les prétentions de qualité personnelles d’un producteur avec une production. Mais elle oblige le producteur à faire valoir ses prétentions, à en démontrer le bien-fondé et le bon rapport qualité prix.

« Quand je fais mes foires bio, c’est des gens qui sont sensibilisés à ça, qui veulent un produit naturel, donc ils chargent les cartons… Ce sont des foires intéressantes aussi au niveau commercial ; ce ne sont pas uniquement des prises de contact et puis des mailings. Par contre le client qui vient à la cave, il vient… On fait souvent des dégustations pour les revues qui drainent cette clientèle-là. Et là il y a des gens qui sont axés sur la qualité, uniquement. Qui sont très contents en plus de savoir que c’est un produit naturel mais à la base, ils viennent à la cave chercher un produit de qualité. » (Vigneron bd12, PdL, PF : 16)

149Cet attachement à la qualité gustative ouvre d’autres débouchés commerciaux. Il peut aussi être une stratégie pour tenter de mettre en valeur la qualité bio auprès d’un public élargi. Ces producteurs sont alors amenés à réinterroger les liens entre les qualités gustative et biologique des vins.

Du goût du sain au goût du naturel

150Un vin fait naturellement a un goût différent, naturel : depuis qu’ils existent, les produits bio ont toujours revendiqué, au-delà de leur qualité environnementale, une qualité gustative supérieure. Cette évidence pour les bio est depuis longtemps contestée par les autres producteurs de vins, en particulier dans les AOC. En réponse, des producteurs bio sont amenés à expliciter ce goût naturel.

Les difficultés de l’explicitation du goût d’un « vin sain »

151Les producteurs font valoir la qualité naturelle, authentique de leurs vins. Les vins bio sont bons parce qu’ils sont sains, exempts de polluants, plus digestes. Peu soufrés, « ils ne donnent pas de mal de tête, même bus sans modération ». Ils sont différents et, une fois qu’on y a goûté, on abandonne les autres vins si chers, si réputés ou médaillés soient-ils.

152Mais ce goût du vin sain, naturel, n’est pas facile à expliciter au-delà de ces quelques mots, sa qualité gustative est difficile à partager :

« Donc le côté organique, biologique, d’abord ça ne se sent pas parce que moi quand il y a eu la crise de la vache folle, j’ai plein de gens qui ont déboulé en disant, faites-nous goûter du vin bio, voir quel goût ça a. Et donc, ça a été un peu compliqué d’expliquer que le goût que ça avait, c’était le goût des résidus que ça n’avait pas ![…] Donc c’est un peu compliqué de faire passer le message. » (Vigneron bio10, LR, GT : 5)

153Il est difficile de montrer un manque. De plus, lorsque la différence surgit, elle n’est pas forcément appréciée. À ceux qui dénoncent le mauvais goût des vins bio en soulignant que le vigneron bio est techniquement défavorisé par rapport aux vignerons conventionnels, on ne peut que répondre que le bio garantit des vins naturels, non « trafiqués » ou arrangés pour paraître « faussement bons ». C’est un leitmotiv chez les producteurs qui présentent leurs produits, que de se plaindre de ces buveurs enfermés dans leurs habitudes, si habitués au soufre qu’il en arrive à leur manquer de sorte qu’ils ont du mal à apprécier le goût sain et naturel qu’ils découvrent.

  • 20 Cette technique conquiert du terrain ; mais, pour diverses raisons, financières notamment, les prod (...)

154Les pratiques bio induisent en particulier une diminution des rendements, et donc une concentration plus importante des vins, leur introduction est aussi souvent associée à un changement de goût. Mais peut-on aller plus avant dans la description de ce changement ? Le changement, qui s’impose dans la bouche de certains vignerons, n’est pas brutal ; ils soulignent qu’il survient progressivement, par petites touches, ce qui le rend parfois difficile à saisir. Le changement de goût lié à la diminution des adjuvants du vin n’est qu’une première étape ; c’est à la longue que le goût naturel apparaît. Le bio n’apporte pas d’engrais de synthèse, la biodynamie limite à l’extrême tous les engrais même organiques. Alors que le bio limite les levures à l’interdiction des OGM, les biodynamiciens n’utilisent que les levures indigènes et aucune enzyme. Ils cultivent dans le plus grand respect de la plante, et quand ils consentent, pour le bien du raisin, à la meurtrir, cela doit être fait avec les plus grandes précautions. Plus loin que le bio, la biodynamie – et ses pratiques extrêmes – apparaît comme la technique reine de la production de vins naturels20. L’intervention minimale à la vigne comme à la cave, le respect de la matière première, deviennent un refus de toute machine ; l’art du vigneron se dépouille au fur et à mesure que croît la place laissée à la plante et à la nature. Le goût du vin « sain » devient un goût « naturel ».

Naturellement bon ?

155Pour les uns, plus le vin est naturel, meilleur il est. D’autres sont plus nuancés. Que les techniques bio changent la qualité ne fait pas beaucoup de doute ; mais il ne suffit pas d’être différent, encore faut-il être meilleur.

« Il y a des gens qui sont doués [et d’autres qui ne le sont pas], mais en général quand [le produit bio] est bien fait, ça se sent, ça se goûte ; à la cuisson, il y a une tenue différente et les plats peuvent avoir une autre saveur. » (Vigneron bio10, LR, GT : 5).

156Le simple remplacement des produits de synthèse par des produits naturels n’améliore pas la qualité des vins. C’est même ce pourquoi le bio industriel représente toujours une menace pour l’authentique qualité bio, car il ne recherche pas une bonne qualité de produit. Pris comme recette sans être resitué dans une démarche ou une réflexion plus générale sur l’agronomie et la vinification, le label n’offre pas d’autre garantie qu’une moindre pollution de l’environnement.

157Le bon goût du bio n’est pas déterminé uniquement par le rejet des produits de traitement, ou la plus grande écoute de la nature, il est produit par un vigneron à partir des caractéristiques renouvelées de la matière première. Sans bon vigneron bio, il n’y a pas de bon vin bio. Parfois même, le bio n’est vu que comme un ingrédient limité de la bonne qualité. « C’est un ensemble », une attention générale, une préoccupation globale qui va plus loin que le bio lui-même. Le bio ne suffit pas ou ne suffit plus :

« Il y avait un peu de tout dans les années 1970 [l’idée] qu’on fait du bio, ça roule, ça coule tout seul, ça se fait tout seul… Maintenant, c’est fini, ça. Il y en a peut-être encore, peut-être plus dans les élevages. Mais dans tout ce qui est milieu viticole, on n’en trouve plus… il y a un moment où il y a une fin ! » (vigneron bio36, PdL, AH : 3)

158Pour ces vignerons plus attentifs à la qualité gustative de leurs vins, la pratique du bio, le retour à des techniques plus naturelles souligne leur rôle dans la production de raisins et l’élaboration du vin. Le produit naturel n’est pas un produit imposé par la nature mais une matière première de bonne qualité à transformer en bon vin.

159Deux écoles se dessinent. D’un côté, le naturel signale le retour de la qualité, celle des typicités anciennes, d’avant la modernisation de la vitiviniculture. Le bio est alors vu comme le moyen, ou un moyen nécessaire, pour revenir à l’authenticité perdue des vins. Moins le vigneron en fait, plus il se rapproche de cette qualité. De l’autre, ce « laissez faire la nature » est vu comme frisant l’abandon et le laisser-aller.

Être bio et bon

160Cet élan vers l’affirmation de la qualité gustative des vins bio met en avant son caractère artisanal – le savoir-faire du vigneron – et s’oppose ainsi à une interprétation plus industrielle de la viticulture où l’investissement technologique est une clé du développement et de la qualité des produits. Le mode de production industriel permet de faire du vin plus sain, mais faute de savoir-faire artisanal, il ne peut prétendre produire du bon vin. Les producteurs de bons vins bio insistent donc eux aussi sur la différence entre l’économie artisanale de la qualité (avec ses petites exploitations, le savoir-faire, le désintéressement, l’éthique de longue date des producteurs) et l’économie industrielle des volumes et des profits, signes d’une qualité bio médiocre.

161Cependant, pour « entrer » dans le circuit des vins de qualité, ces producteurs doivent faire reconnaître la bonne qualité de leurs produits. L’association entre bon vin et vin bio est contestée dans le circuit marchand des vins « de qualité ». C’est pourquoi nombre de producteurs qui vendent de bons vins bio ne mentionnent pas leur label AB sur leurs étiquettes. Pour des promoteurs du bio, ce retrait de l’affichage bio est dommageable à la fois pour sa réputation et pour sa reconnaissance comme signe de qualité.

162Quelques producteurs et journalistes acquis à la cause biologique ont cherché

163à contrer la mise en cause de la qualité gustative bio en s’investissant dans la recherche et la sélection de « bons vins bio ». Ils ont mis en place des dispositifs pour intéresser les producteurs à la bonne qualité gustative de leur produit et distinguer les meilleurs vins bio par des prix et médailles. La FNIVAB organise un concours, « Millésime bio », dont la première édition a lieu en 1993. Il est réservé au départ aux vins bio du Languedoc-Roussillon puis élargi à l’ensemble de la production vinicole bio de France et de l’étranger. En 1997, un autre concours naît, « Amphores », d’emblée ouvert à la production bio internationale. Ces concours permettent aux producteurs proposant régulièrement des produits de bonne qualité d’acquérir peu à peu une réputation de marque.

  • 21 Une revue spécialisée accompagne ce travail, Vin bio magazine.

164Un journaliste, Jean-Marc Carité, lutte lui aussi pour le développement des vins bio et publie depuis 1984 un guide21 des vins bio bisannuel (Carité, 2008) dans lequel il établit un classement des échantillons de vin en agriculture biologique ou en biodynamie qui lui sont parvenus. Tous les vins ne sont pas bons. Contrairement à la plupart des guides qui proposent des sélections des meilleurs vins dégustés, ce guide publie l’intégralité des notes, bonnes ou mauvaises qu’il a attribuées aux vins, notés de 0 à 4. Et en effet, quelques rares vins obtiennent un zéro…

Être bon, le prouver

165La notion de qualité gustative bio converge avec celle de la qualité artisanale du terroir. La plupart des vins bio produits en AOC reçoivent le décret d’agrément et peuvent donc s’en prévaloir. Mais auprès des cavistes, comme des clients, la mention d’AOC n’est souvent plus une garantie suffisante de qualité.

166Les vignerons bio disent souvent obtenir des plantes plus résistantes que les viticulteurs conventionnels. Cela peut être dû aux techniques bio elles-mêmes et à leurs effets sur le renforcement des défenses de la plante, ou au savoir-faire nécessaire pour conduire une vigne malgré les contraintes qu’ils s’imposent. Ils sont souvent vus comme de bons viticulteurs, des experts capables de bien mener une vigne, d’autant plus que cet effort, peu rémunéré, n’est fait que pour lui-même. Mais il reste encore un pas à franchir de la vigne au vin : il faut montrer que le bio est capable d’amener une meilleure qualité jusque dans le vin.

167La réduction des teneurs en soufre prônée par les cahiers des charges privés de vinification va dans le sens de la recherche qualitative, car le soufre est vu comme une béquille permettant de pallier les erreurs et les approximations des vignerons. Ces vignerons, qui insistent sur leur professionnalisme, vont souvent au-delà de la diminution indiquée dans les cahiers des charges de vinification. Mais cette pratique a eu rapidement d’importantes conséquences gustatives qu’ils semblent moins enclins à assumer. S’ils s’intéressent à la qualité, ce n’est pas pour la réinventer de fond en comble. Le vin bio est naturel parce qu’il est exempt d’additifs, de produits chimiques, et non pas un vin dicté par la nature. Le recours au soufre est réduit autant que possible, mais le vin sans soufre reste un produit hors normes, au transport délicat et dont le goût est difficile à défendre.

168En revanche, les pratiques d’enrichissement sont surveillées. L’ajout de sucre ou d’acide tartrique, même bio, gêne. Non pas parce que les produits ne sont pas naturels, mais parce qu’ils sont étrangers au vin et au terroir. Acceptées par le cahier des charges de la FNIVAB, les techniques d’enrichissement sont réduites par celui de Nature & Progrès et rejetées dans le cas de Déméter, car l’enrichissement est aussi suspecté de rectifier ou masquer les défauts que le mauvais professionnel n’a pas su prévenir.

La mauvaise réputation en voie d’effacement

169Les producteurs les plus intéressés par la recherche qualitative soumettent donc leurs échantillons à des critiques vinicoles et en particulier à la critique bio – lors de concours de plus en plus nombreux organisés en région ou à l’échelle nationale – ou encore à des négociants et des revendeurs. Ils sont également attentifs aux sélections faites dans les guides vinicoles.

170Pour ces producteurs et pour leurs distributeurs, la mauvaise réputation des vins bio est aujourd’hui une affaire classée. Il a bien fallu adapter l’agrobiologie à la vigne et cet apprentissage a eu son lot d’erreurs ou d’échecs. Les vins bio étaient défectueux ou de qualité irrégulière il y a dix ou vingt ans, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Ce n’est pas parce qu’on est bio que l’on est moins bon ; cette mauvaise réputation appartient au passé. Ces producteurs sont formels : le recours à l’agrobiologie n’a jamais détérioré la qualité de leur production. Les techniques sont au point ; elles sont utilisées par les plus grands. Le travail supplémentaire que requiert l’enrôlement de la nature dans le processus de production nécessite une extrême rigueur professionnelle dont les viticulteurs conventionnels au contraire cherchent à s’affranchir. Bien évidemment, ce constat ne vaut que si l’agrobiologie est convenablement réfléchie et appliquée, avec un souci de qualité, et non seulement de rentabilité.

Vins naturels et de terroir : la rencontre de l’environnement et du goût

  • 22 La quête d’une plus grande authenticité du goût des vins menée par des vignerons d’AOC rejoint sur (...)

171La recherche d’une viticulture toujours plus naturelle entraîne des changements de goût des vins que l’on ne peut plus facilement attribuer au manque de savoir-faire des vignerons. Les producteurs de ces vins bio « naturels » s’interrogent à propos de la qualité gustative de leurs vins. Bien qu’il procède d’une autre réflexion, leur travail se trouve converger avec celui d’autres vignerons à propos de la qualité de terroir, ce dont il sera question en partie 3. Ces derniers, à la recherche du goût de terroir authentique, en viennent à dépouiller leurs pratiques vitivinicoles et à utiliser des méthodes plus respectueuses de l’environnement, car elles sont aussi plus respectueuses de leurs terroirs. Les deux se recoupent parfois au point qu’il peut devenir difficile de les distinguer22.

L’hybridation des circuits marchands

172Les producteurs bio qui cherchent à développer la qualité gustative de leurs vins commencent par tourner le dos aux boutiques bio et à leur image pharmaceutique. Ils vantent au contraire le vin comme une boisson conviviale, festive dont la qualité gustative doit rester un élément important de l’appréciation : le bio doit aussi être un facteur de plaisir. Les boutiques bio sont accusées d’entretenir l’image de bio diététique, et de ne pas s’intéresser suffisamment à la qualité gustative des vins dans le choix des références. Les producteurs leur reprochent de ne pas parvenir à faire valoir la supériorité gustative de leurs produits au sein de la production bio. Quelques distributeurs de produits bio le reconnaissaient volontiers : la vente de vin est un métier en soi qu’il est difficile de faire à moitié. Les quelques bouteilles qu’ils ont en magasin ne sont là que pour des clients peu investis dans le choix de leurs bouteilles, ou en dépannage. Au mieux, les vendeurs organisent des journées d’animation et invitent des producteurs à présenter leurs vins. Ils n’ont donc pas de gros assortiment et ne s’intéressent pas vraiment à la qualité gustative des vins qu’ils vendent.

173De leur côté, les nouveaux vins de terroir ont induit un changement de comportement chez les buveurs de vin : certains recherchent des vins plus authentiques, plus proches des terroirs, et donc selon eux, meilleurs. Le label AB tend alors à devenir sinon un critère de préférence ou de choix, du moins un élément d’information pour l’appréciation du produit. Une partie de la distribution des vins de qualité va dans le même sens, en commençant à articuler qualité biologique et qualité gustative. Cavistes et restaurateurs achètent de plus en plus de vins à qualité environnementale. Dès lors que les vignerons bio peuvent afficher le recours à ces techniques, ils sont accueillis dans un réseau au départ très parisien, mais qui s’est étendu à toutes les régions de France. Certaines manifestations tendent même à réunir les deux qualifications : au salon des vins de Loire, un ensemble de producteurs en désaccord avec la production de leurs appellations a monté une manifestation « off » qui réunit exclusivement des producteurs bio. Quelques amateurs portent une attention croissante aux conditions de production des vins, et donc à l’agriculture biologique. Contrairement aux acheteurs traditionnels des réseaux associatifs bio, ils sont plus attachés à la qualité qu’au prix et posent des questions sur les méthodes de culture et de vinification. Certains d’entre eux, qui consommaient occasionnellement des produits bio tout en achetant leur vin chez un caviste spécialisé, regardent aujourd’hui les vins proposés dans les magasins bio.

« L’inconvénient, puisqu’au départ [le vin] ça faisait déjà un peu produit de luxe, je n’ai pas tellement développé ce qui était vente de vin. On commence à le faire parce qu’il y a un peu plus de demande. On arrive à avoir une palette économique qui se développe. Donc j’ai commencé à développer un petit peu les vins bio et puis parce qu’il y a des nouveaux vins bio sur le marché, aussi. » (Boutique associative Bio1, LR, AH : 2)

174Dans les magasins bio, les vendeurs remarquent l’émergence de ces nouveaux clients. De jeunes vendeurs qui s’installent montrent un intérêt particulier pour le vin.

175La plupart du temps, dans les boutiques bio, les producteurs sont choisis au fil des occasions, par exemple chez des grossistes qui n’ont pas beaucoup de choix. Les revendeurs se déplacent éventuellement à des salons bio, mais souvent choisissent parmi les producteurs qui viennent proposer leurs produits à la boutique, les membres de l’association dans le cas d’un réseau associatif, ou selon les conseils de leurs clients. Une poignée de distributeurs bio de notre échantillon, amateurs de vin, offrent à leurs clients un choix d’une trentaine de références. Ils prospectent alors plus activement, parfois directement auprès des producteurs, pour trouver les vins qui leur conviennent autant sur le plan environnemental que gustatif et économique. Ils peuvent aussi accorder une plus grande attention aux médailles et distinctions gustatives obtenues par les vins et relâcher un peu leurs critères de prix. Ces revendeurs attentifs à la double exigence gustative et bio proposent un choix plus personnel et plus large de produits originaux, et offrent ainsi une chance à ces vins bio qui se veulent bons.

176Cette attention nouvelle envers le vin engendre aussi des mécontentements. Le sommet de la hiérarchie environnementale ne coïncide pas toujours avec une haute qualité gustative. Le goût ou l’aspect de certains vins bio surprend les clients ; parfois ils retournent des bouteilles jugées défectueuses parce qu’elles présentent par exemple des dépôts que les producteurs se refusent à éliminer. Les vendeurs expliquent alors la différence entre les vins bio et les vins conventionnels.

177Dans les salons bio aussi, le vin n’est plus un produit évidemment bon, il faut le choisir, apprendre à l’apprécier.

« Choisir un bon vin biologique
Pour ne pas se tromper, il y a 3 critères pour choisir un bon vin : d’abord le déguster, ensuite être sûr que la vigne a été cultivée sans traitement chimique et que l’élaboration du vin est 100 % naturelle.
Chaque année, en septembre, c’est la “folie” des foires aux vins aux étiquettes apparemment prestigieuses.
Mais un vin acheté sur un coup de tête (ou coup de promotion ?) vaut-il vraiment ce que vous le payerez ?
Aura-t-il été stocké convenablement jusqu’à sa mise en rayon ?
L’aurez-vous goûté ?
Aurez-vous discuté avec le viticulteur ?
Aurez-vous la garantie que ce vin vieillira comme les vendeurs le prétendront ?
Et avec quels produits la vigne a-t-elle été « protégée » des insectes ?
Quels sont les additifs (hélas autorisés !) qui ont permis la vinification ?
Avec un vin bio, nombre de réponses à ces questions coulent de source ! Le vin est « propre » depuis le cep jusqu’à la bouteille.
Événement dans l’événement, la Foire aux Vins Bio tient une grande place dans le Salon Fougère. Des milliers de bouteilles à des prix incroyables : non seulement ces vins sont bons (et, s’ils sont consommés avec modération, bons aussi pour la santé !) mais ils sont proposés par les viticulteurs eux-mêmes qui se sont regroupés à l’occasion de la Foire aux Vins Bio.
Vins de Touraine, de Saumur, d’Anjou et des autres magnifiques vignobles de notre région mais aussi vins de toute la France : les célèbres Graves, les Bourgogne puissants, les délicats Sauternes, les Bourgueil légers, les vins d’Alsace élégants ainsi que les cognacs, les liqueurs.
Sur place, des spécialistes, vignerons et oenologues, vous feront partager leur passion et leur connaissance d’un vin sain et naturel.
Le Dr Maury et bien d’autres scientifiques se sont penchés sur les bienfaits du vin. Saviez-vous qu’avec du vin – du bon vin bio, évidemment – vous pouvez facilement réussir des recettes de vins médicinaux ?
Sachez consommer avec modération : c’est la qualité des vrais amateurs. » (http ://www.salon-fougere.com/vin-bio.html, consulté le 17 juin 2008)

178Dans ces circuits, où les techniques de production deviennent un élément important de l’appréciation de la qualité du vin, l’étiquetage des bouteilles n’est plus aussi timide. De plus en plus de producteurs bio osent dire et même afficher leurs pratiques biologiques, par militantisme, pour justifier des coûts de production, ou aussi pour faire valoir le surplus de qualité sanitaire ou environnementale apporté par l’agriculture biologique : « Ce que j’aime, c’est quand on me dit : “j’ai acheté votre vin, j’ai bien aimé et en plus il est bio”. » (Vigneron bio32, LR, PF : 7)

179Depuis 2005, il est possible d’afficher le logo AB et quelques producteurs profitent de la vente directe pour le mentionner aux clients. Certains s’étonnent de rencontrer un écho parmi leurs clients. Le vin est de moins en moins « naturellement naturel ».

La contestation de la séparation entre bio et AOC

180Les producteurs bio contestent la pertinence de signes de qualité qui, comme les AOC, prétendent délimiter des zones de production de qualité sans jamais faire allusion à la durabilité de cette production et aux dégâts causés par la viticulture sur l’environnement. Mais ceux d’entre eux qui ont ajouté une préoccupation gustative à leur démarche élargissent cette contestation et soutiennent les revendications croissantes des vignerons qui veulent relancer la quête de terroir dans les AOC et en contestent les insuffisances.

181Ils rejettent aussi les porte-greffe et la sélection clonale imposés par l’INAO au nom de la qualité et de l’authenticité du produit. Ils veulent notamment, pour préserver la typicité de leur produit, pouvoir remplacer les ceps qui meurent par des greffons et porte-greffe identiques, ce qui peut être interdit. Ils contestent aussi le principe de sélection clonale qui sélectionne des plants selon des critères inadaptés ou trop rigides et revendiquent le droit de recourir à une plus grande biodiversité. Ils défendent le retour au labour et à l’enherbement, dénoncent la modification des équilibres écologiques par l’usage de produits phytosanitaires qui change le comportement de la plante et l’authenticité du produit.

« Dans certains cas, on a un peu oublié les fondamentaux, me semble-t-il. Et quand on utilise beaucoup de produits chimiques, je crains fort que ce qu’on dit soit vrai, à savoir que cela freine le développement racinaire et qu’en réalité l’expression du terroir soit impossible. Donc en réalité, la chimie empêche l’AOC, si on regarde bien en profondeur. Et je puis vous assurer que ça me gêne énormément de penser comme ça. Parce que je crains qu’un jour, un journaliste aille jusqu’au bout du raisonnement et me dise alors, mais qu’est-ce qu’elles deviennent, les AOC ? Je n’ai pas vocation à mettre la pagaille mais je vous assure que cela m’embête terriblement, parce que cela paraît d’une logique imparable : quand vous avez des méthodes biologiques, avec la non utilisation de produits chimiques et de synthèse et des apports organiques et techniques, des techniques qui renforcent les défenses naturelles de la vigne, qui facilitent son développement racinaire, vous facilitez l’expression du terroir. Donc, a contrario, dans les cas extrêmes, vous voyez ce qu’on dit sur les AOC. » (ministère Bio1, Paris, SBl&AH : 7)

182La chasse faite par les règlements d’AOC aux « mauvais cépages » est elle aussi très contestée par les vignerons bio. Maintenant que ces « mauvais cépages » sont en voie de disparition, il est essentiel de maintenir la diversité variétale pour éviter l’appauvrissement de la culture du vin.

183Longtemps l’INAO et le ministère de l’Agriculture ont tenu bon pour ce qui touche au lien entre le bio et les AOC. Il est, de leur point de vue, impossible de prouver un lien objectif entre l’absence de produits de synthèse dans les traitements et un changement qualitatif précis du vin. Ils rejettent donc les arguments des précédents comme autant d’allégations infondées. L’INAO s’oppose à ce que des vignerons votent des modifications des règlements d’appellation en y introduisant des clauses de respect de l’environnement, parce que ces démarches doivent rester volontaires et ne pas être imposées aux producteurs. Les contrôleurs qui vérifient les porte-greffe, les clones, contestent la propreté selon eux « douteuse » des parcelles non désherbées chimiquement. Les vignerons de leur côté mettent en cause à la fois la teneur du contrôle, et les compétences agronomiques des contrôleurs. Ils ironisent sur le fait que l’INAO fait la guerre à ceux qui respectent au mieux l’engagement de moyens en respectant les méthodes anciennes de culture qui ont fait la célébrité des terroirs, pour tenter de leur imposer des méthodes plus modernes de culture. Ils mettent en avant le fait que l’agrobiologie, qui met souvent à l’honneur les pratiques de la viticulture ancestrale, est nécessairement une technique plus respectueuse des terroirs, parce qu’elle inclue à la fois les vignobles et les pratiques culturales qui en ont fait la réputation.

Une défense active de la variété des vins bio

184Dans les lieux de cohabitation entre vins bio et bons vins, ni le bio, ni les AOC ne suffisent à garantir une bonne qualité gustative ; ce ne sont que des signes favorables. Inversement, la « mauvaise réputation » des vins bio est bien considérée comme une erreur de jugement, un a priori infondé, et les vins bio rejetés par les dégustations font planer sur les jurés le soupçon de partialité.

« Heureusement qu’au niveau de l’agrément, les échantillons sont anonymes, mais quand il y a un petit problème : “ça, c’est des vins bio !”. » (Encadrement technique6, PdL, SBl : 1)

185Les jurys d’agrément déclassent certains vins bio. Mais ils s’avèrent parfois jouir d’une très bonne réputation de qualité, ce qui sème le doute sur les compétences des jurys d’agrément. Ils sont alors accusés d’ostracisme envers les vins bio. Les protocoles de prélèvement d’échantillons et les dates des sessions d’agrément sont dénoncées, en raison de leur incompatibilité avec le processus d’élaboration des vins de qualité, plus long que celui des vins ordinaires devenus le standard des appellations.

186Les différences de goût des vins bio ne peuvent plus être mises sur le compte de l’incompétence des vignerons bio. Des voix s’élèvent pour défendre « l’autre goût » des vins bio, des vins moins sages, moins anonymes ou « dans le moule ». Ils ne cherchent pas à surmonter les caractéristiques locales vues comme des handicaps depuis les marchés globalisés, mais au contraire à en être l’expression : vins de climat froid en Suisse ou en Alsace, de climat chaud dans le Midi de la France. Ils surprennent, réveillent les dégustateurs qui doivent réviser leur interprétation de la bonne qualité gustative. Les techniques de fabrication bio soumettent la production aux hasards de la nature tantôt prodigue, tantôt destructrice. Si le vigneron bio apprend à jouer avec ce partenaire, il reste cependant soumis à ses excès, à ses inventions et à ses originalités, qu’il faut parvenir à mettre en valeur. Le refus des techniques agricoles modernes est vu comme un refus de l’artificialisation des vins.

187Des producteurs de vins bio revendiquent une ouverture des jurys d’agrément à l’originalité qu’ils proposent, et la fin d’un mauvais procès en fragilité. Les vins bio plus naturels, moins soufrés et moins arrangés, sont plus sensibles à l’action oxydative de l’air, mais seulement une fois débouchés. Ce sont des vins de garde au même titre que les autres vins. Le point ne fait pas l’unanimité, même au sein des producteurs bio ; nous y revenons dans la partie 3.

188Ces vins bio qui militent pour une réinterprétation de la bonne qualité des vins retrouvent ici les vins de terroir qui demandent une révision de la procédure d’agrément, mais aussi une réécriture des décrets d’appellation qui prenne en compte la nécessité d’adapter les techniques viticoles pour assurer la pérennisation des terroirs d’AOC.

Les difficultés de l’articulation entre le bio et le bon

189Si les pratiques bio et la qualité gustative sont liées, elles ne coïncident pas. Pour l’INAO, puisque la suppression des produits de synthèse n’a pas d’effet positif démontré sur la qualité du vin, il est impossible d’introduire des contraintes environnementales dans les règlements d’AOC, entièrement orientés par la recherche de qualité gustative. La demande de révision de la qualité se heurte au « dogme » de leur séparation. L’INAO a tenté avec la commission Terroir et Environnement d’ébranler la posture rigide du ministère de l’Agriculture à ce sujet (cf. Partie 3), sans succès. Des AOC qui ont voulu introduire des contraintes environnementales en ont été dissuadées. Mais ici ou là le rejet est moins dur. Dans les appellations prestigieuses, les pratiques bio ont progressé et elles ont pu élire des présidents « bio » qui poussent une autre réflexion sur la notion de qualité de terroir. Lorsque les vins sont très réputés, la même stratégie de différenciation qualitative et de mise à distance de la production « industrielle » rassemble les vins bio et les vins de qualité.

190Au contraire, dans les AOC peu reconnues comme les grandes appellations de Languedoc et de Val-de-Loire, les bio dénoncent de concert avec les viticulteurs défenseurs du terroir les stratégies de « prix attractifs » et de gros volume, qui recourent à des pratiques agronomiques conventionnelles, minent la signification qualitative des AOC et ruinent les terroirs, outil de production commun à tous :

« Mais c’est vraiment une question que je me pose, aussi en tant que citoyenne. Pour moi, le vin d’AOC, c’est un patrimoine, et un patrimoine, ça ne se négocie pas. » (ministère Bio1, Paris, SBl&AH : 6)

191Les bons vins naturels et les bons vins de terroir se retrouvent dans leur affrontement face aux jurys d’agréments et aux décrets d’AOC. Mais leur rapprochement fait aussi ressortir les différences vives qui les séparent. Dans les circuits de vente de vin attentifs aux deux qualités gustative et environnementale, la question de l’articulation entre les deux est controversée.

192Certains cavistes attachés à la notion de terroir et de goût suivent les efforts des producteurs pour développer une qualité plus authentique. Les pratiques respectueuses de l’environnement sont un indice important de la quête du terroir ; mais ils ne sont pas intransigeants sur les bonnes manières d’y parvenir. Ils ne font pas une grande différence entre des producteurs certifiés bio et d’autres qui ne veulent pas se certifier, ou qui pratiquent une agriculture très raisonnée mais ne veulent pas se priver d’un moyen efficace pour sauver leur récolte en cas de besoin. Ces revendeurs ou ces guides n’indiquent pas nécessairement avec une grande précision le label ou les pratiques environnementales mises en œuvre par le vigneron. Ces éléments font partie de ses choix en matière de processus de fabrication au même titre que celui des cépages ou des températures de vinification. Ils guident l’interprétation de la qualité gustative, mais ne la déterminent pas. Le label AB ne permet pas de distinguer les bons vins des moins bons ; ce n’est qu’un indice. Et les cavistes comme les critiques insistent sur les désajustements entre la qualité bio et la qualité gustative : on trouve des producteurs bio qui font et vendent un produit élaboré dans le respect de l’environnement, mais dont ils ne travaillent pas spécialement la qualité gustative, et qui peut même être mauvais ; réciproquement, des vins attachés à la recherche gustative utilisent des méthodes bio, mais ne se certifient pas car ils ne cherchent pas à vendre un produit à qualité environnementale.

193Le label AB n’importe pas en tant que tel mais plutôt comme indice d’une recherche particulière de qualité gustative. C’est cette recherche qui importe et non la forme ou le label qu’elle choisit, car tous les bio ne sont pas bons et tous les grands vins ne sont pas bio.

194Pour les bio qui s’investissent dans la recherche gustative, la démarche est inverse. L’essentiel est d’être bio, de supprimer les produits de synthèse pour retrouver un vrai rapport à la vigne et au vin. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut chercher à retrouver le chemin de la qualité. Le mélange des genres qu’ils notent autour des vins de terroir attise leurs soupçons de fraude. Que se passera-t-il si le mot bio se met à désigner de façon générique des préoccupations environnementales qui ne sont pas toutes « biologiques » ?

« Quand il met Guide des vins naturels, cela ne me dérange pas. Mais quand on met le Guide des vins bio, et que dedans, il y avait un tiers de vins qui n’étaient pas bio, c’est dérangeant quoi. Ceux qui ont fait le [guide] Marabout, c’était Vins, vignerons de terroir, c’était pas que bio là-dedans, cela ne me dérange pas. Mais si l’on fait le Guide du vin bio, il faut qu’il n’y ait que du bio. Il ne faut pas tromper le consommateur. » (Critique bio1, GT : 15-16)

195Pour les bio, toutes les qualités environnementales ne se valent pas. Il importe de faire la différence et de maintenir la hiérarchie des exigences des différents labels et dénominations. Producteurs et critiques exigent des contrôles plus efficaces auprès des non bio qui s’approprieraient le label de façon illégale ou de ceux qui entretiennent le flou dans l’esprit des consommateurs. Ainsi, J-M. Carité, qui sélectionne les bons vins au sein du bio insiste sur la nécessité pour les vins bio de se certifier et d’afficher leur label. En 2008, il durcit encore sa position en éliminant de sa sélection les « affairistes », ceux qui viennent au bio par opportunisme économique et non dans le but de protéger la planète :

« Cette treizième édition a été réalisée sur une sélection de vignerons et vigneronnes choisis pour leur éthique. On n’y trouvera pas, par exemple, ceux qui ont choisi la bio par opportunisme affairiste, même si leurs productions sont très bien réussies… Car derrière le produit, il ne faut jamais oublier le producteur, les deux sont indissociables. » (Carité, 2008 : 4e de couverture)

196Réciproquement, les cavistes et critiques leur reprochent de restreindre a priori l’éventail des bons vins selon des critères non gustatifs, car :

« On ne peut pas dire qu’un produit bio est meilleur que l’autre. C’est un choix de vie, un choix de sécurité, c’est pour cela qu’il ne faut pas tromper les gens. » (Caviste %QE11, E1, Paris, GT&PF : 18)

197Mais la crainte touche bien plus encore les vignerons bio qui ne sont pas engagés dans ce nouvel effort portant sur la qualité gustative du bio et pour lesquels il y va de la différenciation même de leur vin bio. La position dure qu’ils peuvent alors adopter, pour que la différence soit faite entre le bio et le non bio, gêne en retour le travail des cavistes pour lesquels les deux qualités bio et gustative doivent se retrouver.

198Les deux types de production revendiquent une même recherche de l’authenticité, mais elle ne procède pas exactement de la même démarche dans les deux cas. Pour les bio le caractère bio, et donc naturel des vins, garantit cette authenticité ; il faut ensuite faire un tri au sein de la production entre les bons et mauvais vignerons, tout en restant ouvert à ses différents styles d’expression. Pour les autres, c’est la recherche du terroir du vigneron qui garantit l’authenticité, et les moyens d’y parvenir sont multiples.

Une critique spécialisée élargie

199Ces discussions autour de l’articulation entre le bio et le bon ont fait émerger une nouvelle critique vinicole : des journalistes pour lesquels la recherche qualitative dans le vin est une recherche de l’expression du terroir et qui sont, par conséquent, attentifs aux techniques de production et donc aux agrobiologistes. Cette nouvelle critique s’ajoute à la critique bio qui cherchait à favoriser l’émergence des meilleurs vins bio tout en leur offrant de nouvelles occasions de faire reconnaître leurs qualités naturelles. Elle contribue au travail d’explicitation de la qualité gustative des vins à qualité environnementale.

200Quelque compliqué que soit le travail d’élucidation du goût du naturel et de l’authentique, des dégustateurs le soutiennent : maintenant qu’ils en ont goûté des centaines, que les vins bio sont en général réussis, le goût du naturel, c’est­à-dire celui du vin exempt d’intrants, d’additifs et d’auxiliaires de fabrication, est reconnaissable, même à l’aveugle :

« On était deux cavistes, on ne se connaissait pas. On avait à chaque fois trois vins, il n’y en avait qu’un qui était bio, même appellation, quelques km près. Sur 30 échantillons, je me suis trompé sur 1. Tous ceux qui étaient servis à parfaite température, on ne s’est pas trompé. Même pour 2, on a reconnu le vigneron. Cela veut dire qu’on le connaissait, aussi ; c’est un peu facile. Tous les vins qui ont été bien servis, on ne s’est pas trompé. (Caviste %QE11, E1, Paris, GT&PF : 18)

201Le goût du naturel, cette « autre saveur » du bio, qui était si souvent soulignée et décriée, semble commencer à faire une différence même si elle reste à expliciter. Surtout, les bio ne sont plus les seuls à le défendre : les producteurs, les vendeurs, les critiques, les amateurs de vins de qualité s’y intéressent de plus en plus.

Notes

1 Arrêté du 13 octobre 1995 portant agrément des organismes payeurs des dépenses financées par le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole, section Garantie.

2 Décret n° 99-874 du 13 octobre 1999 portant modification du code rural et relatif aux contrats territoriaux d’exploitation.

3 Décret n° 2003-675 du 25 juillet 2003 relatif aux contrats d’agriculture durable et modifiant le code rural.

4 Voir par exemple (Ouédraogo, 1998 ; Raiffaud, 2001 ; Solala, 1999 ; Sylvander, 1998 ; Sylvander et Le Floc’h-Wandel, 2000)

5 Association pour le Maintient de l’Agriculture Paysanne.

6 Des producteurs qui refusent la certification AB et lui préfèrent les chartes privées souvent plus exigeantes trouvent encore, malgré l’absence de certification AB, une voie de commercialisation : « Nous, on n’accepte du bio non certifié que si on est sûrs et certains, si on connaît la personne, en biodynamie par exemple. On a une relation de confiance, directe… on est autonome… » (Boutique associative Bio1, LR, AH : 6).

7 En Pays-de-Loire, Carrefour a aussi tenté une attitude plus volontariste et centrée sur le bio en cherchant à ouvrir le premier carrefour bio de France, initiative qui n’a pas abouti.

8 Viticulture raisonnée ou agriculture biologique.

9 National Organic Program.

10 Conversion à l’agriculture biologique et maintien de l’agriculture biologique. Décret n° 2007-B42 du 12 décembre 2007 relatif aux engagements agroenvironnementaux et modifiant le code rural.

11 L’Association pour le Maintient de l’Agriculture Paysanne propose à ses adhérents un contrat avec un agriculteur qui livre régulièrement un panier de produits de son exploitation selon les disponibilités, pour un prix convenu.

12 Peu fréquenté, il n’aura pas de suite.

13 Source (MAP, 2008 : 2)

14 Lors de notre enquête une coopérative de la région Languedoc-Roussillon venait de se faire épingler en 2004 pour fraude sur sa production bio.

15 Sa « conventionnalisation » si l’on veut bien reprendre les termes de la recherche économique.

16 En 2007, environ un tiers des adhérents certifiés Nature & Progrès n’était pas certifié AB..

17 Fédération nationale interprofessionnelle des vins de l’agriculture biologique.

18 Règlement CE n° 1493/1999 portant organisation commune du marché viticole. Texte consolidé du 01/05/2004.

19 On trouvera la liste exhaustive dans (Van der Putt, 2006 : 100 et sq.).

20 Cette technique conquiert du terrain ; mais, pour diverses raisons, financières notamment, les producteurs adeptes ne cherchent pas toujours à obtenir de certification en biodynamie. L’AIVB-LR estime en 2005, le pourcentage de viticulteurs bio pratiquant la biodynamie à 10/15 %.

21 Une revue spécialisée accompagne ce travail, Vin bio magazine.

22 La quête d’une plus grande authenticité du goût des vins menée par des vignerons d’AOC rejoint sur quelques points celle des vins bio en quête d’une authenticité du naturel. Toutes deux militent notamment pour faire entrer des pratiques respectueuses de l’environnement dans les décrets d’AOC. Les deux démarches partagent une attention à la pérennisation de l’outil de production viticole, la recherche de méthodes de viti-vinification plus naturelles utilisant moins d’adjuvants, la défense d’un marché de produits de qualité diversifiés et d’une économie artisanale. Mais ils divergent sur des éléments essentiels, comme le partage des rôles entre le vigneron et la nature dans la définition du bon goût authentique. Le débat qui en est né a amené certains bio à défendre une position radicale sur le rôle de la nature, l’effacement du vigneron, et le nécessaire ajustement du consommateur au goût imposé par la nature.

Table des illustrations

Légende Figure 6 : Progression de la SAU bio.Source : Agence bio
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/533/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 248k
Légende (Source : Observatoire National de l’Agriculture Biologique Chiffres 1999)
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/533/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 748k
Légende Figure 7 : Exportations et importations de vinsSource Agreste
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/533/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 352k
Légende Figure 8 : Pourcentage de commercialisation à l’export en fonction de la date de conversion
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/533/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 236k
Légende Source Agence Bio
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/533/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 102k

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