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Valoriser la science

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Liliana Doganova

Conclusion. Dynamiques, résultats et instruments des partenariats avec des spin-offs

Texte intégral

1Comment évaluer le rôle que jouent les spin-offs académiques ? Apporter une réponse à cette question, avons-nous proposé, nécessite d’opérer un triple déplacement. Il faut tout d’abord situer l’unité d’analyse dans les réseaux que les spin-offs intègrent et construisent, au lieu de se limiter à l’étude de ces entreprises comme organisations singulières. Ce premier déplacement en appelle deux autres, car il amène à interroger les catégories conceptuelles habituellement utilisées pour décrire ce que font les spin-offs. Ces entreprises, dit-on souvent, valorisent les résultats de la recherche publique en transférant des connaissances et des technologies de la science vers le marché. Une telle description, focalisée sur des opérateurs et des opérations discrets (la start-up, le transfert, la valorisation), ne parvient pas à rendre compte d’une activité continue et collective, dans laquelle est engagée une multitude d’acteurs hétérogènes, qui explorent de nouvelles entités et relations et qui tentent de les faire valoir. Il nous semble qu’envisager cette activité à travers le prisme analytique de l’exploration et de la valuation autorise une description plus riche du travail que réalisent les spin-offs académiques, et donc une compréhension plus fine du rôle qu’elles jouent dans nos économies.

2Dans cette perspective, l’entrepreneuriat académique apparaît comme un processus d’exploration collective. Des partenaires « de marché », tels que les capitaux-risqueurs et les premiers clients ou utilisateurs, interviennent dès les toutes premières phases de la création d’entreprises à partir de la recherche. Les partenariats ainsi formés ne répondent pas uniquement à un besoin d’accès à des ressources complémentaires ; ils sont le lieu même de la réalisation des opportunités que les entrepreneurs sont sensés reconnaître et exploiter. Si ces partenariats réalisent des opportunités, c’est parce qu’ils les mettent à l’épreuve, en expérimentant la solidité du réseau sociotechnique que dessinent les entrepreneurs dans leurs modèles et plans d’affaires.

3Ce processus est fragile, car l’enrôlement de partenaires risque, à tout moment, de reconfigurer le réseau de l’innovation, obligeant les entrepreneurs à faire des investissements supplémentaires, à lancer de nouvelles recherches, à intéresser de nouveaux acteurs. Le principal défi que rencontrent les spin-offs académiques réside justement dans le passage de cette phase d’exploration à une configuration stabilisée dans laquelle les technologies qu’elles ont héritées des organismes de recherche publique qui leur ont donné naissance peuvent être exploitées. C’est ce fin réglage entre exploration et exploitation qui semble conditionner le succès de l’entrepreneuriat académique. Pour consolider les réseaux émergents qu’elles contribuent à constituer, les spin-offs s’emploient donc à transformer des résultats scientifiques en des produits capables de circuler, d’élargir des réseaux sous une contrainte de non remise en cause, c’est-à-dire au prix d’une adaptation minimale, prévisible.

4Même dans un réseau consolidé, cette circulation n’est pas pour autant sans conséquences. En établissant des partenariats avec d’autres entreprises, les spin-offs académiques génèrent une série d’effets dans leurs réseaux d’innovation. Ces collaborations sont certes bénéfiques pour les jeunes pousses en manque de ressources, mais elles stimulent aussi l’innovation de leurs partenaires à qui elles permettent d’accéder à des actifs rares (des technologies innovantes, du personnel qualifié, des liens avec la recherche publique) et d’acquérir et développer de nouvelles connaissances. Les résultats de ces partenariats sont multiples : ils incluent, notamment, l’introduction de nouveaux produits et processus, la production de connaissances et d’artéfacts intermédiaires, l’entrée dans de nouveaux domaines technologiques.

5La forme et l’ampleur de ces résultats varient avec les types de partenariats, dont trois ont été examinés ici : les partenariats d’exploration, d’exploitation et hybrides. Ces derniers se révèlent particulièrement adaptés pour deux types d’innovation : l’introduction de nouveaux produits et l’entrée dans de nouveaux domaines technologiques. Cette conclusion va à l’encontre de la préconisation d’une séparation des activités d’exploration et d’exploitation, généralement considérées comme contradictoires. Elle peut être expliquée par les complémentarités entre ces deux types d’activités dans les processus d’innovation et par l’encastrement des connaissances produites dans des arrangements organisationnels difficiles à répliquer.

6L’évaluation des partenariats avec des spin-offs académiques pose plusieurs difficultés. Un traitement statistique nécessite de recouper des catégories et d’isoler des variables à partir d’une masse de relations qui prennent des formes et génèrent des effets idiosyncratiques. Ce défi, classique en matière d’analyse quantitative, se voit amplifié dans le cas des partenariats avec des spin-offs, du fait de leur contenu exploratoire et donc de l’incertitude et de la complexité de leurs résultats. Il s’agit là d’un problème théorique, mais aussi d’un problème pratique auquel sont confrontés les acteurs impliqués dans la gestion de ces partenariats. Les catégories « savantes » de l’exploration et de l’exploitation apparaissent alors non seulement comme des schémas cognitifs projetées sur des pratiques observées, mais aussi comme des configurations organisationnelles qui se distinguent par les différents outils de valuation qu’elles engagent – outils qui performent les partenariats comme plus ou moins exploratoires en engendrant des dynamiques qui cultivent ou au contraire étouffent leur potentiel d’instabilité.

7Nous nous sommes intéressés à trois dispositifs de valuation qui sont au centre de l’entrepreneuriat académique : le modèle (le business model et le business plan), la démonstration (l’exhibition d’un prototype ou d’une présentation Powerpoint) et la formule (l’analyse des flux de trésorerie actualisés). Ils s’adressent à des publics différents : des investisseurs, des clients ou des partenaires technologiques. Ils se trouvent exposés, toutefois, à des critiques similaires, qui mettent en cause leur capacité à proposer une description fidèle des réalités qu’ils désignent. Une approche pragmatique montre que ce n’est pas tant dans leur véracité que réside leur utilité, mais dans le rôle performatif qu’ils peuvent jouer. Représenter un partenariat en vue dans un modèle, une démonstration ou une formule contribue à réaliser ce partenariat en le dotant d’une valeur nominale et numérique qui est prosthétique – imparfaite, certes, mais instrumentale, car elle donne prise à l’action collective.

8La recherche présentée dans cet ouvrage apporte une contribution à l’étude de l’entrepreneuriat et des alliances inter-firmes, ainsi qu’à la littérature en sociologie économique. Premièrement, une analyse de l’entrepreneuriat comme processus d’exploration collective permet de repenser la nature des opportunités entrepreneuriales : ni simplement découvertes, ni purement créées [Alvarez & Barney, 2007], celles-ci se voient « réalisées » (enacted) dans les rencontres entre les entrepreneurs et les alliés qu’ils cherchent à enrôler. La dynamique d’exploration est couplée à un effort constant visant à consolider les réseaux émergents qu’elle dessine. Développer un nouveau produit, c’est construire un réseau de plus en plus aligné dans lequel un produit peut circuler en élargissant le spectre des acteurs qu’il lie sans pour autant « mettre en cause » la configuration sociotechnique qu’il « met en chose ».

9L’identification des effets que les nouvelles entreprises créées à partir de la recherche exercent sur les réseaux qu’elles construisent opère un rapprochement entre l’étude de l’entrepreneuriat et celle des alliances inter-firmes [Alvarez & al., 2006]. D’une part, en traçant l’impact que des partenariats avec des spin-offs académiques peuvent avoir sur les entreprises qu’ils impliquent, on met en évidence les conséquences des activités entrepreneuriales sur les marchés dans lesquels elles se déploient – conséquences qui sont restées largement inexplorées dans la littérature en entrepreneuriat [Schoonhoven & Romanelli, 2001]. D’autre part, alors que la littérature sur les alliances inter-firmes focalise son attention sur les bénéfices qu’en tirent des start-ups en manque de ressources, on montre que les partenariats avec des spin-offs peuvent stimuler l’innovation des entreprises partenaires, en leur permettant d’introduire de nouveaux produits et processus, de générer de nouvelles connaissances et d’entrer dans de nouveaux domaines technologiques [Rothaermel, 2001]. On découvre aussi l’importance des partenariats hybrides, en ouvrant ainsi à l’étude de l’ambidextrie une nouvelle voie qui se situe entre le niveau intra-organisationnel de la firme [Tushman & O’Reilly, 1996] et celui du réseau d’alliances [Lavie & Rosenkopf, 2006].

10En s’intéressant aux processus (et non seulement aux résultats) des partenariats, cet ouvrage apporte une autre contribution à une littérature sur les alliances inter-firmes qui est dominée par l’étude des performances [De Rond, 2003]. Il décortique, en particulier, les processus d’évaluation qui sont au centre de la dynamique des partenariats [Doz, 1996]. En mettant la problématique de la valuation au cœur de l’analyse, on propose une approche pragmatique qui permet de rendre compte du rôle que jouent des dispositifs comme le modèle, la démonstration et la formule dans l’initiation et l’évolution de collaborations exploratoires. Ce rôle est décrit ici comme performatif, et ce dans un triple sens : les dispositifs de valuation « préforment » [Stark & Paravel, 2008] les rencontres entre les (futurs) alliés en leur imposant une certaine configuration sociotechnique ; ils appuient les « performances » [Guyer, 2004] auxquelles se livrent ces partenaires pour démontrer la valeur de leurs offres ; ils nourrissent aussi des répertoires de valeurs qu’ils contribuent ainsi à « performer » [Callon, 2007] comme vraies, c’est-à-dire vérifiées par l’expérience [James, 1907].

11Ces analyses peuvent être également intéressantes pour la littérature en sociologie économique. D’une part, l’examen du rôle des dispositifs de valuation s’inscrit dans un courant de recherche récent sur la performativité de l’économie [MacKenzie & al., 2007]. On prolonge ces recherches, en étudiant la manière dont des outils, tels que les formules, interviennent dans la pratique des activités d’exploration collective. D’autre part, notre travail combine ce que Zalio [2009, p. 589] décrit comme « les trois lignes de force d’une sociologie des entrepreneurs » : la mise en évidence de l’encastrement, de l’équipement et de l’hétérogénéité des activités entrepreneuriales. On peut mettre en avant l’observation suivante : si les réseaux relationnels dans lesquels sont encastrés les entrepreneurs sont hétérogènes, c’est parce qu’ils sont composés d’acteurs et de dispositifs et qu’ils mêlent de multiples métriques de valeur.

12Enfin, cet ouvrage vise à renouveler les recherches qui ont constitué son point de départ : la littérature sur les spin-offs académiques. En s’appuyant sur les travaux qui envisagent les spin-offs comme des médiateurs entre science et marché [Mustar, 1997], il éclaire un point aveugle dans cette littérature, à savoir les effets que les entreprises créées à partir de la recherche induisent dans les marchés qu’elles pénètrent. Il montre que ces entreprises ont de multiples collaborations avec des acteurs – investisseurs, clients, partenaires technologiques et commerciaux – sur lesquels elles peuvent laisser un impact significatif.

13C’est là que se situent les principales implications pratiques de notre analyse. En précisant le rôle que jouent les spin-offs académiques dans leurs réseaux, cet ouvrage esquisse de nouveaux critères pour leur évaluation. Si ces entreprises tendent à rester de petite taille, en décevant les espoirs de ceux qui attendent d’elles des success stories, elles nourrissent l’innovation de leurs partenaires et exercent ainsi des effets indirects que les indicateurs habituels, souvent en décalage avec un système d’innovation de plus en plus ouvert, échouent à saisir. Ces observations nuancent les constats alarmistes qui sont parfois émis au sujet de la valorisation de la recherche : même si les spin-offs ne connaissent que rarement une croissance importante, elles semblent contribuer de manière significative à la dynamique des réseaux d’innovation qu’elles font émerger et s’appliquent à faire consolider.

14Notre analyse peut aussi intéresser les entreprises qui font partie de ces réseaux d’innovation. D’une part, les partenariats avec des spin-offs académiques sont souvent exploratoires et leurs résultats sont difficiles à évaluer, car ils débordent des chaînes de causalité et de mesure habituelles. L’enquête réalisée dans le cadre du projet PICO permet de dépasser les cas particuliers pour dessiner des conclusions plus générales. Il apparaît, notamment, que les partenariats avec des spin-offs peuvent avoir des effets sur des dimensions stratégiques de l’innovation, notamment l’entrée dans de nouveaux domaines technologiques. Ce type d’effet est lié à une configuration particulière : les partenariats hybrides, qui combinent des activités d’exploration et d’exploitation.

15D’autre part, les dispositifs dont se servent les entreprises pour coordonner les activités d’exploration collective dans lesquelles elles s’engagent font l’objet de nombreuses critiques, que celles-ci soit extérieures (comme lorsque des chercheurs en stratégie mettent en cause un outil comme le business model) ou intérieures (comme dans le cas des controverses que suscite l’utilisation de certaines formules pour l’évaluation de projets exploratoires) aux communautés de pratiques concernées. Notre analyse réhabilite, en quelque sorte, ces outils en situant leur utilité non pas dans la véracité ou la fidélité de ce qu’ils décrivent, mais dans l’appui qu’ils donnent à l’action collective. Alors que les dispositifs de valuation étudiés ici se voient reprocher leur précision tantôt exagérée, tantôt insuffisante, il apparaît que c’est justement dans ce jeu entre robustesse et flexibilité que réside leur pertinence pour l’exploration collective.

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