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OpenEdition Books Presses des Mines i3 Héros Postface. Terminator au conseil d...

Héros

 | 
Olivier Fournout

Postface. Terminator au conseil d’administration

Godefroy Beauvallet

Texte intégral

1Le directeur général de la filiale française d’une grande entreprise japonaise me confiait récemment sa méthode de préparation à une séance particulièrement périlleuse de son conseil d’administration – au cours de laquelle il devait convaincre la maison-mère de la pertinence de ses choix stratégiques et budgétaires pour l’année à venir. Son objectif était de parvenir à l’état émotionnel pertinent pour affronter la situation, très conflictuelle. Sa méthode tenait en deux mots : « revoir Terminator ! » Au-delà de la provocation, ce lien qu’il établissait entre le cyborg assassin incarné par Arnold Schwarzenegger et sa position dans l’espace feutré du business international m’a semblé significatif. Car il n’est évidemment pas le seul à raisonner sur des situations professionnelles à partir du « fonds culturel » qu’est aujourd’hui le cinéma, notamment hollywoodien. Diverses traces, de la prégnance de l’intérêt pour le cinéma aux discussions de cafétéria en passant par la reprise de dialogues ou de codes filmiques iconiques dans les relations interpersonnelles dans l’entreprise, manifestent au quotidien la proximité entre cinéma et management.

2L’essai d’Olivier Fournout est tout entier consacré à l’exploration de ces connexions, souvent implicites ou ténues, entre situations cinématographiques fictionnelles et situations de leadership managérial. La richesse de son analyse tient pour moi à la prise en considération de trois éléments cruciaux. En premier lieu, suivant en cela à la lettre les prescriptions des théoriciens du leadership, il « renverse la pyramide » et montre en quoi le leadership, loin d’être un attribut invariant d’une personne placée en situation managériale, implique émergence, construction dialectique et interaction avec les autres. En second lieu, il montre que cette description dynamique du leadership managérial peut être rapprochée de l’héroïsme au cinéma, permettant de considérer les films et leur interprétation comme autant d’outils d’analyse et de transformation du leadership. Enfin, son approche conduit à considérer les prescriptions actuelles en matière de leadership comme le produit d’une histoire, d’en examiner le passé et, peut-être, le futur.

3Combinées, ces trois innovations entraînent à formuler une méthode pragmatique de travail sur le leadership, explicitant et dépassant les tâtonnements des nombreux managers qui se nourrissent de fiction et d’images. Passer à la pratique doit donc être l’étape suivante pour tout leader ayant lu et apprécié les analyses d’Olivier Fournout. Cette postface n’a d’autre objectif que de les y encourager !

Renverser la pyramide : le caractère émergent et dynamique du leadership

  • 86 Je pense notamment à la provocation de Elyahu Goldratt dans The Goal : « une entreprise n’a d’autre (...)
  • 87 Les titres de leurs ouvrages majeurs manifestent ce désir de théorie, naturellement articulée avec (...)
  • 88 Mes travaux sur le lean management, forme générique des pratiques de leadership synthétisées par le (...)

4Les traités managériaux sont pleins de formulations de « one best way » managériale. Certaines sont bien caricaturales – même s’il faut faire la part de l’éloignement dans le temps, qui peut rendre involontairement comique ou tragique une recommandation sortie de son contexte86. D’autres se veulent raisonnables. Certaines sont fortement abstraites et n’en rencontrent pas moins le succès ; c’est le cas en France d’analyses qui ont inspiré de nombreuses entreprises, d’Henri Fayol à Christian Boltanski et Eve Chiapello en passant par Michel Crozier87. D’autres sont on ne peut plus incarnées – le fameux traité d’Auguste Detœuf, Propos de O.L. Barenton, Confiseur, qui a servi de bréviaire à des générations d’ingénieurs des mines, représente cette veine à merveille. Ces traités qui visent d’abord à élaborer des concepts et rendre compte du réel ne peuvent échapper à une dimension prescriptive des comportements reposant sur une définition positive du « bon » leadership. Malgré toutes les précautions rhétoriques, c’est en tout état de cause de cette manière qu’ils seront le plus souvent lus et utilisés88.

  • 89 L’édition française n’est pas en reste, qui est sous-titrée « le plus grand industriel américain ra (...)

5C’est là que la caractérisation du leadership et du héros que propose Olivier Fournout est neuve. Défini comme l’équilibre émergent et précaire entre dimensions contradictoires du comportement, le leadership se construit – rapidement au cinéma, sans doute plus progressivement dans la vie des entreprises. Les pages consacrées à l’installation du héros comme tel, sa caractérisation formelle, le rôle des premières minutes du film pour le dégager de la gangue des personnages, peuvent être lues comme un manuel de prise de poste, d’une efficacité supérieure à bien des prescriptions de traités de management sur la question ! Se construire comme leader, ou comme héros, implique de jouer des scènes manifestant la saturation des dimensions contradictoires de la « matrice du héros », comme l’appelle Olivier Fournout. Cette construction progressive du leadership, nourrie d’anecdotes, de crises, de décisions audacieuses, explique d’ailleurs la prévalence d’une autre littérature managériale, dont les leaders sont tout aussi friands que des traités qui forment le corpus étudié par Olivier Fournout : les mémoires de patrons. Par exemple, la biographie de Jack Welch, mythique PDG de General Electric, sobrement intitulée Jack mais significativement sous-titrée « Straight from the Gut », se lit comme un scénario de film89.

6Ce n’est pas le moindre mérite de l’approche d’Olivier Fournout d’inviter de nouveaux convives à la table du leadership : aux prescriptions univoques des traités managériaux, il ajoute la richesse foisonnante des situations fictionnelles ; au caractère abstrait des analyses stratégiques, il arrime les situations incarnées du cinéma. Après James March, justement reconnu comme pionnier du champ, il propose de refonder l’analyse du leadership en prenant comme point de départ ce qui est laissé dans l’ombre par les approches traditionnelles : l’hétérogénéité des pratiques, la part d’implicite qui fait de chaque situation un cas unique. Bien sûr, c’est un classique des dispositifs rhétoriques du management de commencer par revendiquer l’hétérogénéité des cas, mais cela vise habituellement à installer le décor avant que ne soit révélée une qualité, compétence ou disposition unificatrice des « X-Teams » ou autres leaders d’exception. Or Olivier Fournout affronte de face cette difficulté habituellement camouflée : les traits, prescriptions, conseils, compétences, appétences, dispositions que doivent respecter les managers sont irréductiblement contradictoires. Pire, cela n’est pas un hasard malencontreux, mais un état nécessaire car fondateur de l’exceptionnalité du leader. Ce caractère contradictoire de leurs prescriptions n’est d’ailleurs pas ignoré des théoriciens du management. Leurs traités se concluent volontiers par un appel à la prudence : in medio stat virtu, faites tout cela tour à tour sans omettre de saupoudrer d’un peu de bon sens… Aporie bien peu satisfaisante.

  • 90 J’emprunte cette manière de voir à Guillaume Floquet, DRH adjoint du groupe AXA. Le mathématicien C (...)

7La solution qu’apporte Olivier Fournout est autrement radicale, et jubilatoire ! Pour lui, les tensions entre les dimensions contradictoires que doit assumer le leader forment un équilibre dynamique, dialectique. Le leader doit bien être tout à la fois pragmatique et idéaliste, noble et brutal, serein et ravagé… Son leadership se manifeste non pas dans sa manière de suivre le bon précepte au bon moment mais dans sa capacité à manifester, par la complexité de son action et la révélation de ses émotions, qu’il est habité concomitamment par l’ensemble de ces affects. Le leadership est complexe parce que le leader doit être composé, « éparpillé par petits bouts, façon puzzle » comme dirait Audiart. Dès lors, loin de privilégier prudence et certitude, c’est l’audace et la vulnérabilité90 qui le guident.

8Le caractère contradictoire des dimensions de la matrice du héros rend également compte de la prescription d’intensité, de rayonnement ou d’énergie que DRH et chasseurs de têtes disent rechercher et à laquelle ils pensent reconnaître la « capacité de leadership ». Les frottements génèrent chaleur et lumière ; de même, la contradiction présente au sein du héros, ou du leader, est la source de son énergie si particulière.

9Ce renversement fondateur conduit Olivier Fournout à examiner les rapports du leadership avec le cinéma, qui est précisément l’art de l’incarnation de la complexité, puisque chaque film et chaque acteur se donnent à voir comme des synthèses vivantes de sources d’inspiration hétérogènes. Naturellement, cela est d’autant plus facile pour nous qu’Olivier Fournout nous guide sur cette voie ; lui a su l’emprunter parce qu’il en connaissait le matériau de base, étant lui-même cinéphile, auteur de théâtre et metteur en scène. Grâce à lui, nous comprenons la pertinence de l’interprétation filmique comme méthode d’analyse et de transformation du leadership.

L’ « Autoscope » filmique : utilisation et précautions d’usage

10« Donnez-moi un point d’appui, et un levier, je soulèverai le monde », disait Archimède. Selon l’analyse d’Olivier Fournout, le répertoire des scènes de cinéma ou de théâtre sont ces points d’appui, et leur étude le levier pour, sinon soulever le monde, du moins mettre en mouvement nos conceptions et nos pratiques de leadership. A rebours de l’analyse par cas, qui fait les riches heures des traités de management en légitimant leurs prescriptions par le réalisme du terrain, cette démarche part d’un point d’appui fondamentalement artificiel. Les scènes de cinéma sont en effet créées – plus encore dans le cinéma hollywoodien que dans les veines réalistes (du néoréalisme italien à la Nouvelle Vague). Cet artifice est consubstantiel du caractère fabriqué ou du moins choisi de l’image filmée, c’est-à-dire captée, produite, sélectionnée, mise en séquence… Il conduit à forger des situations saturées de sens : rien n’y est là par hasard – ou alors même ce hasard finit par produire du sens, notamment s’il s’agit d’un film retenu par le public, la critique ou le temps. Cela donne aux situations filmiques une pureté qui est une purification, et un caractère archétypal dont découle leur efficacité analytique et pédagogique.

11Car il ne faut pas s’y tromper : un film n’est pas simplement un réservoir commode d’analogies entre héros et situations de leadership. Il agit sur nos conceptions du leadership. En cela, il forme un point d’appui à part entière.

  • 91 Fondateur d’une tentative d’anthropologie du geste, et initiateur de la célèbre « scène de la cigar (...)

12L’analyse du Faucon maltais permet de clarifier ce statut du film dans la réflexion d’Olivier Fournout. Ce chef-d’œuvre saturé de sens présente une structure fractale : on peut en faire le commentaire et en donner des interprétations au niveau global (celui du scénario, de la progression de l’action et des interactions), au niveau des séquences et des scènes, au niveau de chaque plan et même, à l’intérieur des plans, dans la correspondance entre objets au sein du champ, entre image et son, dans un éclairage, jusqu’à une micro-analyse que n’aurait pas reniée Birdwhistell91. Cet enchâssement d’échelles offre un nombre considérable d’affordances, comme disent les cogniticiens, c’est-à-dire de prises pour la recherche de sens, de points de départ pour faire agir la matrice du héros et expliciter une dimension de leadership à travers le film.

  • 92 Mihaly Csikszentmihalyi (2006) La Créativité : Psychologie de la découverte et de l’invention, Robe (...)

13Comment s’utilise un tel outil ? Lors des séances de séminaire de recherche ou dans les ateliers pédagogiques avec les étudiants en management auxquels Olivier m’a convié, j’ai pu constater ce cheminement quand le groupe visionne une scène ou un segment et se met à chercher les « points d’entrée » dans les situations et les personnages. Le départ n’est pas simple, et l’unité de sens de la séquence considérée n’apparaît pas facilement. Souvent, c’est sur un point de détail ou une apparente banalité que la discussion s’enclenche. La discussion rebondit alors d’interprétation en interprétation, de plus en plus vite, enrichissant le premier regard et manifestant progressivement que l’ensemble du dispositif filmique contribue à la production de sens et à l’émotion ressentie. Les participants les plus actifs ressentent alors une excitation, une « hyperconscience », l’ensemble des symptômes de l’état quasi-hypnotique de flow caractéristique des situations de créativité92. Etourdi après une discussion qui peut se prolonger plus d’une heure sur une scène d’une minute ou deux, le groupe émerge en ayant construit une signification de la scène dont la puissance interprétative est ressentie par tous.

14Mon sentiment personnel est que cette construction interprétative n’est sans doute ni stable ni univoque. C’est une interprétation collective et située dans laquelle le film joue un rôle analogue à celui d’une partition et où les participants se comportent comme un orchestre, chacun apportant son touché, son solo, sa note bleue… Ce serait donc une erreur de voir un film comme un simple matériau permettant la comparaison avec la vie réelle ou managériale. Si la discussion permet la production d’états émotionnels et de sens, c’est que le film est un outil qui permet d’explorer une dimension du leadership, en partant de notre expérience et en la transposant à l’intérieur de la structure du film. Ce dernier agit alors comme un révélateur, un « filtre » au sens que donnent à ce mot les logiciels de manipulation d’images : permettant de saturer telle émotion, de supprimer telle autre, de moduler une relation, d’imaginer des conséquences imprévues, le film est le moyen de modifier nos représentations de la situation réelle.

  • 93 « Ce qui permet de se voir soi-même » : à la différence du télescope ou du microscope, le projecteu (...)

15De la même manière qu’un microscope permet de voir ce qui est petit et un télescope ce qui est loin, le film apparaît comme un « autoscope93 », un outil d’introspection ou d’éclairage de la situation dans lequel nous sommes plongés. L’herméneutique interprétative – individuelle ou collective – est la méthode par laquelle le cinéma agit sur le leadership.

16C’est ce statut d’outil permettant d’opérer des transformations locales qui explique la difficulté à tracer des correspondances entre films et situations managériales. Les séances d’interprétation sont des performances, qui ne laissent guère d’autres traces en nous que les recompositions émotionnelles et le cours d’actions qu’elles auront suscités. Le cheminement entre les films qui nous marquent et leur mobilisation dans notre leadership est souvent obscur. D’une part, il est conditionné par nos aléas personnels ou professionnels. D’autre part, l’image incarnée s’impose à nous et guide nos émotions, nos jugements, nos actions, mais il n’est guère possible de s’avouer l’irrationalité apparente que cela implique.

17Il est d’autant plus crucial d’explorer la logique de ces convergences, pour lever l’hypothèque culpabilisante qui plane sur nos comportements. Olivier Fournout rappelle une piste cognitive – « voir une action et la mettre en geste activent un même champ de neurones » – pour expliquer ce court-circuit infra-rationnel. Ailleurs, il indique le rôle central au cinéma de l’émotion. Or l’émotion est stricto sensu ce qui nous « met en mouvement » ; paradoxe pour un spectateur assis dans une salle obscure, mais injonction logique pour un leader voué à « mettre en mouvement l’entreprise », « conduire le changement », « aller plus loin ensemble »…

18Voir Terminator avant une séance de négociation musclée, ce n’est donc pas se préparer à calquer son comportement sur celui de Schwarzenegger ; c’est appliquer un filtre de décodage sur le contexte et sur le rôle qu’on se prépare à jouer pour pouvoir encaisser la violence attendue d’une situation fortement conflictuelle. Paradoxalement, cela peut même conduire à diminuer la conflictualité de l’interaction réelle, en canalisant les émotions négatives conformément au schéma psychanalytique de la sublimation.

19On voit donc que l’interprétation filmique peut être utilisée comme outil de transformation du leadership. C’est d’ailleurs la pratique pédagogique d’Olivier Fournout depuis une dizaine d’années. Cette pratique est facilitée par le cadre interprétatif des six dimensions de la matrice du héros. Ce cadre d’analyse structurelle, sinon structuraliste, peut lui-même être mis en perspective.

Contingences et alternatives : mise en perspective du style contemporain dominant de leadership

  • 94 Notamment via les enseignements de Constantin Stanislavski puis de Lee Strasberg à l’Actors Studio.

20En effet, l’analyse d’Olivier Fournout permet de poser une question iconoclaste : d’autres structures de leadership que celle symbolisée par les trois couples de la matrice du héros-leader sont-elles envisageables ? En d’autres termes, les similitudes de la matrice du héros et de celle du leader sont-elles fondées sur une origine commune au héros hollywoodien et au leader d’entreprise occidentale ? On peut a minima situer le point de départ de l’institutionnalisation parallèle de ces deux archétypes : les prescriptions de complexification et d’intériorisation aux acteurs pour jouer un héros94 et les discours sur le leader-héros au sein des traités de management émergent en effet dans les années 1950. Ont-elles des racines communes, notamment du fait de l’expérience radicale de la Seconde Guerre mondiale, partagée par de nombreux acteurs de ces deux histoires parallèles ? Ou faut-il imaginer la reprise des prescriptions hollywoodiennes comme métaphore structurante par les précis de leadership comme un simple import rhétorique ayant eu un succès inespéré ?

  • 95 J’ai formulé cette analyse à l’occasion du cours d’Histoire de la gestion de projets informatiques (...)

21On pourra s’inquiéter d’une origine si contingente des prescriptions génériques de comportement des managers contemporains, ou qu’une simple coïncidence puisse avoir de telles conséquences structurantes. Mais c’est précisément la logique de l’institutionnalisation que de faire radicalement passer à l’échelle un arrangement initialement local. Dans le domaine du management, on en trouve par exemple la trace dans l’histoire de la gestion de projet informatique. Des années 1960 aux années 2000, le modèle de gestion de projet dit de la « cascade » (waterfall) a été prévalent. Or il n’est rien de plus qu’un copier-coller des modalités mythifiées de la gestion du projet d’ingénierie militaire Polaris et de ses innovations en matière d’outils de visualisation de flux (flow charts, PERT). La concomitance de la mode managériale de ces outils avec la période d’expansion galopante du secteur du développement informatique, et avec sa structuration en sociétés de services et d’ingénierie spécialisées, a conduit à l’institutionnalisation du modèle waterfall à travers toute une panoplie de dispositifs socio-techniques (formations, cultures d’entreprises, structure de marchés, outils et méthodes de développement…) et l’a rendu stable pour plusieurs décennies95.

22De même, les prescriptions managériales contradictoires issues de l’analogie avec le héros hollywoodien que décrit Olivier Fournout ont été formulées et appliquées dans les années d’expansion mondiale de l’entreprise organisée. Elles sont aujourd’hui institutionnalisées, stabilisées, au point qu’on a bien du mal à en reconnaître les origines. Ceci explique la grande stabilité des dimensions de la matrice du héros, malgré les fluctuations des figures héroïques ou managériales d’une décennie à l’autre.

  • 96 C’est son analyse de la féminisation du rôle de leader intégrée par le manager ou l’acteur au mascu (...)

23Cette stabilité n’empêche nullement la variété ni l’évolution des styles de leadership. L’enrichissement de l’analyse du leadership par la matrice du héros, la revendication du caractère contradictoire des injonctions auxquelles est soumis le leader, la résolution dialectique par la saturation concomitante de l’ensemble des dimensions contradictoires de la matrice, permettent au contraire de renouveler le débat sur la pluralité des formes de leadership. Olivier Fournout consacre quelques paragraphes utiles à l’application de cette approche à la question du leadership et du genre. Loin des banalités sur le charisme au féminin ou sur le risque pour les femmes leaders de devoir se conformer aux archétypes masculins, Olivier Fournout montre comment le maintien de l’équilibre entre les dimensions de la matrice du héros implique de donner à voir, au sein des codes les plus sexués, une touche des attributs symboliques de l’autre genre96. Aborder ce trouble du genre comme crucial dans le leadership ouvre une piste efficace pour déconstruire et combattre ce qu’il faut bien appeler les logiques de domination des hommes sur les femmes dans les environnements professionnels.

24L’histoire contemporaine du leadership se déroule donc à l’intérieur de la matrice du héros. De nouvelles manières de combiner et saturer les dimensions sont inventées, testées, retenues ou rejetées par les traités et les films successifs. Elles circulent des leaders aux héros à travers l’activité des scénaristes et des acteurs –  c’est ce qu’illustre l’analyse génétique que fait Olivier Fournout du Faucon Maltais. En retour, elles circulent aussi des héros aux leaders à travers l’activité d’interprétation de tout spectateur – c’est ce que recherche explicitement mon ami directeur en s’auto-conditionnant à coups de Terminator.

25Déniaisés sur les contradictions inhérentes au leadership, munis de notre « autoscope » de l’interprétation filmique, entraînés à confronter collectivement nos différentes interprétations, nous voici donc capables de décoder la multitude des pratiques managériales et d’agir sur nos comportements et nos représentations du leadership. Resterait à examiner, à rebours, les conséquences de la correspondance entre héros et leaders sur la postérité des films non pas au sein de l’histoire du cinéma, mais au sein de notre mémoire collective.

  • 97 Sans préjuger de l’intelligence des conclusions auxquelles les spectateurs parviennent. De nombreux (...)

26Si chaque héros, chaque film, propose une interprétation de la matrice du héros et une saturation contradictoire de ses six dimensions, force est de reconnaître que certaines de ces synthèses dégagent une énergie particulièrement forte – celles qui capturent mieux le Zeitgest du moment – ou étonnamment durable – celles qui transcendent les modes. Ce n’est pas sans raison qu’Olivier Fournout a souhaité analyser in extenso Le Faucon maltais, film mythique s’il en est, pour tester sa méthode. Le succès public d’un film découlerait de l’efficacité de ce dernier comme outil d’auto-interprétation97 ; son caractère mythique découlerait des contenus cognitifs et émotionnels dont la société l’a investi en le voyant.

  • 98 Encore une affaire d’auto-point d’appui…

27À ce titre, en regardant un film et en menant l’interprétation, nous faisons jouer en nous la matrice du héros, comme le baron de Münchhausen savait s’envoler en tirant sur les lacets de ses chausses98 : apparemment spectateurs ou occupés à discuter d’un film [ROL], nous l’utilisons pour canaliser ou formuler nos valeurs, émotions et connaissances [INT] ; si nous aimons à présenter nos interprétations personnelles comme autant de certitudes [TTP], nous n’en devons pas moins composer avec les manières de voir de nos interlocuteurs [NEG], ce qui conduit souvent à des discussions passionnées ; respectant les canons de l’analyse filmique [MIS], nous nous réjouissons néanmoins des courts-circuits, correspondances inattendues et inventions de sens que nous introduisons dans nos analyses [ECA]. Bref, spectateurs au sens plein, nous devenons à notre tour… des héros.

Notes

86 Je pense notamment à la provocation de Elyahu Goldratt dans The Goal : « une entreprise n’a d’autre but que de gagner de l’argent », totalement en prise avec son époque, celle du Wall Street d’Oliver Stone qui fait dire à son héros Gordon Gekko que « l’avidité est noble ! » (« greed is good ! »)

87 Les titres de leurs ouvrages majeurs manifestent ce désir de théorie, naturellement articulée avec l’analyse des terrains et des études de cas : respectivement Administration industrielle et générale : prévoyance, organisation, commandement, coordination, contrôle ; Le Nouvel Esprit du Capitalisme et Le Phénomène bureaucratique : Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel.

88 Mes travaux sur le lean management, forme générique des pratiques de leadership synthétisées par le constructeur automobile Toyota, et sur sa réception et sa mobilisation dans les entreprises françaises, m’ont convaincu qu’aucune précaution oratoire ou caveat quant aux interprétations ne peut éviter une lecture positiviste ni l’assimilation de descriptions à des prescriptions. Au moins ces mises en garde permettent-elles de dégager la responsabilité de l’auteur face aux conséquences inattendues qui en découlent.

89 L’édition française n’est pas en reste, qui est sous-titrée « le plus grand industriel américain raconte. »

90 J’emprunte cette manière de voir à Guillaume Floquet, DRH adjoint du groupe AXA. Le mathématicien Cédric Villani propose une formulation proche : « Pour faire des choses importantes, il faut se mettre en position de vulnérabilité : c’est ça, l’audace. » Dans le champ de la recherche en éthologie, une référence est The Handicap Principle, d’Amotz et Avishag Zahavi (Oxford University Press, 1997).

91 Fondateur d’une tentative d’anthropologie du geste, et initiateur de la célèbre « scène de la cigarette » de Bateson.

92 Mihaly Csikszentmihalyi (2006) La Créativité : Psychologie de la découverte et de l’invention, Robert Laffont.

93 « Ce qui permet de se voir soi-même » : à la différence du télescope ou du microscope, le projecteur de cinéma n’est-il pas le seul dispositif dans lequel l’observateur et l’observé sont du même côté de la lentille ?

94 Notamment via les enseignements de Constantin Stanislavski puis de Lee Strasberg à l’Actors Studio.

95 J’ai formulé cette analyse à l’occasion du cours d’Histoire de la gestion de projets informatiques que j’ai enseigné à Télécom ParisTech de 2007 à 2010, grâce notamment à Annie Gentès et Jean-Sébastien Lantz. Les ressources non canoniques mobilisées sont l’article fameux « Managing the Development of Large Software Systems » de W. Royce (1970), le moins connu « The Underlying Theory of Project Management is Obsolete » de L. Koskela (2002) et The Polaris System Development, de H. Sapolsky (Harvard University Press, 1972).

96 C’est son analyse de la féminisation du rôle de leader intégrée par le manager ou l’acteur au masculin (section 6.1., fin de l’alinéa a).

97 Sans préjuger de l’intelligence des conclusions auxquelles les spectateurs parviennent. De nombreux films jouent d’ailleurs double-jeu sur ce point, autorisant plusieurs niveaux de lectures qui enrichissent la complexité de leurs héros. Des exemples devenus classiques sont Independance Day de Roland Emmerich (1996) et Starship Troopers de Paul Voerhoven (1997).

98 Encore une affaire d’auto-point d’appui…

Auteur

Godefroy Beauvallet est depuis 2011 directeur du fonds AXA pour la Recherche et, depuis début 2013, vice-président du conseil national du numérique. Polytechnicien, il a mené une carrière à la fois dans le monde du privé (chef de projet informatique chez Gemplus en 1994-95), de la haute fonction publique au sein du ministère de l’industrie puis du cabinet du ministre de la réforme de l’État (1996-2002), puis de l’enseignement supérieur (enseignant chercheur en gestion des systèmes de l’information à Télécom Paris Tech puis directeur de la stratégie et des affaires financières de l’Institut Télécom).

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