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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

11. Confiance

Alexandre Mallard

Texte intégral

1Le rôle de la confiance dans le développement d’innovations technologiques, telles que les architectures distribuées, constitue un questionnement classique pour les spécialistes d’économie et de sciences sociales. La situation d’adoption ou d’utilisation d’un nouveau produit ou service nous confronte à une série de questions. Le dispositif fonctionne-t-il correctement ? Apporte-t-il des bénéfices qui justifient son coût ? On fait appel à la notion de confiance pour expliquer que l’utilisateur ou l’acheteur se lance rarement dans les investigations complexes que suppose l’identification de réponses précises à ces questions. Faire confiance – au produit ou à la marque qui le porte, à son vendeur, à d’autres acteurs qui ont vanté ses mérites, etc. – c’est procéder à la transaction ou à l’usage sans laisser l’incertitude envahir et interrompre les cours d’action.

La confiance comme acte décidé et comme attitude face au monde

2De très nombreux travaux se sont intéressé à ce type de situation, et ont proposé des théories de la confiance pour les étudier (Luhmann, 1988 ; Orléan, 1994 ; Karpik, 1996 ; Laufer et Orillard, 2000 ; Quéré, 2001). Dans la présente perspective, on s’en tiendra à quelques distinctions simples susceptibles d’éclairer les problématiques spécifiques que soulève le cas des architectures distribuées. Il est ainsi utile de distinguer la confiance comme acte décidé et la confiance comme attitude, une distinction proposée par Louis Quéré dans ses analyses des apports de Simmel, Giddens, Garfinkel et surtout Luhmann à la compréhension des phénomènes de confiance (Quéré, 2001). La confiance comme acte décidé se rencontre dans les situations où l’on ne dispose pas de toute l’information concernant le succès d’une décision ou d’une entreprise. Elle peut être appréhendée à partir de l’idée du « saut dans l’engagement » que constitue la mise en route de l’action dans ce contexte. On décide alors de faire confiance, la plupart du temps en se reposant sur la seule information fournie par un dispositif ou par un acteur tiers – un « tiers de confiance » – qui concourt à contenir le déploiement de l’incertitude. À l’inverse, la confiance comme attitude serait plutôt caractérisée par une absence de questionnement face au déroulement de l’action. Le caractère complet ou non d’une information nécessaire pour agir n’est pas posé en tant que tel, l’action n’étant pas elle-même à proprement parler le corrélat d’une décision face à l’incertitude. Cette attitude repose sur une capacité à laisser l’activité se couler dans les régularités de l’environnement naturel, social ou technique. Ces deux figures polaires de la confiance, qui entretiennent l’une avec l’autre des liens qu’il faudrait explorer précisément, rendent compte de situations très contrastées.

3La première figure, la confiance comme acte décidé, est celle que les théories économiques ont mis en scène de la manière la plus classique. Soit le cas de l’acheteur, pris dans les affres de la transaction. Le produit convoité tiendra-t-il ses promesses, offrira-t-il bien les fonctionnalités et les performances annoncées ? Sera-t-il fiable sur le long terme, et son vendeur assurera-t-il une assistance en cas de défaillance ? L’investissement sera-t-il rentabilisé ? C’est cette situation que l’économiste Georges Akerlof a en quelque sorte immortalisée dans les analyses très parlantes qu’il a proposées du marché des voitures d’occasion : on trouve sur ce marché beaucoup de « lemons », c’est à dire de véhicules défectueux mais dont les défauts sont indétectables au moment de l’achat et qui posent donc la question de la confiance entre acheteurs et vendeurs. On sait que cette perspective a structuré toute une série de réflexions en économie et en sociologie autour de notions comme la qualité ou le risque – cette dernière notion étant d’ailleurs au cœur des analyses que Luhmann consacre à la confiance : faire confiance, c’est accepter de prendre le risque de se tromper. « Le risque paralyse l’action, la confiance la rétablit. La confiance est donc l’antidote du risque » (Callon et Licoppe, 2000). Les recherches qui adoptent cette perspective sur la confiance décidée cherchent à élucider les types de relations sociales, de dispositifs, ou d’institutions qui permettent aux acteurs d’agir en dépit du risque : relations interpersonnelles ; contrats explicitant en détail les engagements réciproques des parties ; dispositifs de jugement susceptibles de guider l’identification de la qualité ; mécanismes de réputation conduisant, de par la répétition des actions dans les situations sociales variées, à rendre prévisible le comportement des acteurs ; systèmes de certification des produits ou des compétences, etc. (Karpik, 1996 ; Callon et Licoppe, 2000).

4Avec la seconde figure, celle de la confiance comme attitude, on est dans une problématique complètement différente. Ce qui est en jeu, ici, n’est justement pas la capacité à appréhender le risque dans la décision, mais bien plutôt la propension à agir dans une relation ajustée aux régularités de l’environnement, une propension qui, justement, n’interroge pas les fondements de l’action. « Lorsque j’ai posté ma lettre, je n’ai pas fait à proprement parler confiance aux postiers, ni à l’institution de la poste ; certes, en un sens, j’ai compté sur eux, mais mon geste de poster ma lettre ne s’est pas doublé d’un autre geste, fut-il implicite, consistant à accorder ma confiance ou à déterminer un mode d’engagement. Je peux dire néanmoins que j’ai agi dans une attitude de totale confiance : je ne me suis pas spécialement inquiété du devenir de ma lettre ; je n’avais pas de raison de craindre qu’elle soit perdue, ni de supposer qu’elle pourrait l’être. C’est une éventualité qui ne m’est même pas venue à l’esprit. Bref, l’attitude de méfiance n’avait aucune pertinence » (Quéré, 1999, p. 142). Cette attitude qui, on le voit, peut caractériser une orientation vis-à-vis des personnes comme vis-à-vis des choses, saisit deux des modalités que Luhmann oppose à la confiance comme acte décidé : la confiance immédiate (qui n’ignore pas complètement l’éventualité du risque mais s’affirme en amont de tout calcul sur les futurs possibles) et la familiarité (qui caractérise le rapport non problématique que nous entretenons notamment avec les choses ordinaires, envers lesquelles nous nourrissons des attentes stables, inférant le futur à partir de leur comportement passé). Il faut noter que cette dernière idée se rapproche de ce que Thévenot (1994) cherche à saisir dans le régime de familiarité, caractérisant le rapport ajusté aux êtres dont on fait l’expérience intime. La confiance comme attitude met à l’épreuve notre rapport de familiarité avec l’environnement d’action.

5Ces deux visages de la confiance peuvent aider à percevoir les dimensions contrastées en jeu dans des cas d’innovation spécifiques. Il faut noter que si, comme on l’a évoqué plus haut, les recherches sur la qualité ont contribué à rendre légitime l’enquête sur la confiance à propos de toutes sortes de produits ou services, certaines catégories de dispositifs l’interrogent de manière plus incisive. C’est le cas bien sûr de la monnaie, pour laquelle la problématique de la confiance représente un immense champ de recherche en économie et dans les sciences sociales (Aglietta et Orléan, 2002 ; Blanc, 2009). C’est aussi le cas, de manière moins marquante peut-être, des dispositifs de la métrologie – instruments, systèmes de mesure, etc. – dont l’usage ne prend sens qu’en lien étroit avec leur rôle comme délégué de confiance pour dire l’exact, le précis, le vrai (Callon et Licoppe, 2000 ; Mallard, 2003). Le cas des architectures distribuées est certes moins emblématique, mais il ouvre néanmoins un champ de questionnement riche. Sans laisser entendre que ces architectures ont de bonnes raisons d’inspirer la méfiance, disons qu’elles présentent des configurations intéressantes dans la mise en place de la confiance. On proposera ici une réflexion exploratoire autour quatre thématiques différentes, qui ne sont pas exhaustives mais présentent des facettes contrastées du phénomène : les dynamiques d’innovation, la dimension d’infrastructure des architectures distribuées, la notion de distribution elle-même, et la question de l’opacité – ou de la transparence – du fonctionnement.

Les architectures distribuées comme services innovants offerts à l’adoption : les dynamiques d’innovation

6Prenons tout d’abord la manière dont les architectures distribuées apparaissent comme services mis à disposition d’internautes qui s’interrogent sur l’opportunité d’y adhérer. On est là dans la mise en scène d’un engagement de confiance décidé tel qu’il se pose dans l’acte d’adoption. Les architectures sont bien souvent promues, aujourd’hui en tout cas, par des acteurs ou des groupes d’acteurs qui n’ont pas une position forte sur les marchés des nouveaux services. Se présentant comme des « alternatives émergentes » à des services proposés par les acteurs en place (« un moteur de recherche concurrent de Google », « une monnaie indépendante de l’Euro », « une infrastructure de connexion différente du réseau internet traditionnel »…), elles ne profitent pas des effets de réputation dont bénéficient ces géants (« si c’est Apple, alors c’est fiable ») ou de la crédibilité qu’inspirent les standards établis sur le marché (« si tout le monde l’a adopté, c’est que cela fonctionne »). Peut on accorder sa confiance aux nains comme on l’accorde aux géants (Musiani, 2015) ? Pour l’adopteur potentiel, le rapport au promoteur d’un service d’architecture distribuée s’enracine sur des repères de crédibilité spécifiques, et engage des jeux sur le risque et la confiance décidée qui sont assez différents de ceux qu’on trouve sur les marchés habituels des produits de consommation. Les recherches en cours ont montré que deux répertoires assez différents viennent interagir avec les dispositifs de jugement que l’on trouve ordinairement sur les marchés.

7On trouve d’une part le répertoire de la crédibilité scientifique lorsque les technologies en question sont issues de projets de recherche scientifiques, ce qui est le cas de nombre de technologies d’architectures distribuées. Le cas est finalement ici assez comparable à celui des instruments scientifiques commercialisés, dont le succès résulte d’une possibilité de convertir la crédibilité acquise dans l’institution scientifique en gages de confiance opératoires dans les institutions marchandes (Mallard, 2003). On trouve d’autre part le répertoire de l’engagement ou de la mobilisation politique. Dans un certain nombre de cas, les discours qui portent ces services innovants sont marqués par des tonalités que l’on pourrait qualifier « d’anti-système » ou « d’anti-marché », de libertaires voire de certaines formes d’anarchisme. Il est clair que ces formes de mobilisation intègrent des moteurs de confiance spécifiques – et, inversement, qu’elle jouent activement de la méfiance que peuvent inspirent les « blockbusters » ou les grandes entreprises oligopolistiques dominant le jeu concurrentiel dans le secteur de l’internet. Le « saut dans l’engagement » par lequel un internaute décide de faire confiance et d’adopter peut être tout à fait solidaire d’une adhésion aux valeurs et aux formes d’engagement – politiques, cette fois-ci – qui sont promues par les développeurs.

Les régimes de confiance des infrastructures informationnelles

8Dans la première caractérisation qu’on vient de proposer, le contenu technique à proprement parler intervient peu. D’une certaine manière, c’est principalement les formes sociales du phénomène innovateur et les mondes sociaux qu’il mobilise que l’on a examinés. On en vient maintenant à d’autres dimensions qui engagent plus directement la nature technique spécifique des architectures distribuées. C’est tout d’abord les problématiques de confiance liées à leur nature d’infrastructure informationnelle qu’on voudrait interroger.

9Les infrastructure studies (Star et Ruhleder, 1996 ; Star, 1999) ont bien mis en évidence toute une série de caractéristiques particulières de ces être techniques qui, pour ce qui concerne la confiance à proprement parler, invitent à prêter attention à plusieurs dimensions. Tout d’abord, les architectures informatiques sont des ensembles complexes et composites, associant de multiples dispositifs et acteurs : matériels, logiciels, protocoles, standards, processus de déploiement, acteurs chargés du déploiement, de la supervision et de la sécurité, etc. Le périmètre en est extrêmement flou et les interdépendances entre composants sont complexes, rendant ardu pour le non spécialiste l’identification de l’ensemble des entités engagées dans le fonctionnement – et surtout dans les dysfonctionnements potentiels. Là encore, la perspective de l’acte d’adoption laisse entrevoir les risques spécifiques qu’il engage. Des opérations basiques dans les jeux de la confiance décidée comme l’attribution de causalité, l’imputation de responsabilité en cas de défaut, ou la vérification des performances s’y présentent de manière remarquablement complexe. Tout porte à croire que les supports à la confiance dans ce contexte prennent des formes singulières, par exemple du point de vue des systèmes de certification qui peuvent être mobilisés pour garantir le fonctionnement ou des dispositifs contractuels imaginables pour l’encadrer.

10Mais la nature particulière des architectures distribuées comme infrastructures informationnelles peut être questionnée également du point de vue des attitudes de confiance à l’œuvre dans l’utilisation. Les infrastructures renvoient, comme leur nom l’indique, à des dispositifs qui soutiennent l’action depuis une position « infra ». Comme en secret, elles opèrent sous les choses, en deçà du visible mais de manière non moins structurante. Une solution d’infrastructure informationnelle fournit les ressources nécessaires au fonctionnement de toute une série d’autres activités, et ce de manière d’autant plus préoccupante qu’elle reste invisible. On sait que c’est l’expérience ordinaire de la panne qui vient défaire l’évidence de ces constructions techniques complexes, et c’est donc au travers de cette expérience qu’on peut appréhender, en creux, l’importance de la confiance en familiarité vis-à-vis des dispositifs dont l’utilisation est solidaire, et sur lesquels on a finalement si peu de prise. Comment le travail de bureau peut-il se poursuivre dès lors que le réseau intranet de l’entreprise « plante », sous l’effet par exemple d’un virus informatique ? Que devient le rapport familier à l’activité de travail lorsque s’interrompent brutalement et simultanément la possibilité de communiquer par mail, de consulter des informations sur le web, d’échanger des données, etc. ? C’est au travers de ces exemples de situations, qu’il faudrait explorer de manière systématique et sur des cas de services différents, qu’on peut saisir ce que suppose l’attitude de confiance vis-à à-vis de ces infrastructures que sont les architectures informatiques.

L’inquiétude sur les incidences de la distribution

11Venons-en à la notion de distribution elle-même, qui est au cœur de la définition technique des dispositifs qui nous occupent. D’une certaine manière, elle peut susciter des réactions relativement antagonistes dans la perspective de la confiance. Ainsi, un argument classiquement évoqué par les spécialistes de ces technologies concerne le surcroit de sécurité et de robustesse dont font preuve les réseaux informatiques dont l’architecture repose sur une organisation distribuée : si l’un des maillons de l’infrastructure vient à faire défaut, le fonctionnement du réseau peut se reconfigurer et le service est relayé par les maillons valides. Le fait que le dysfonctionnement d’un des nœuds du réseau puisse aussitôt être compensé par la mobilisation d’un autre nœud de statut équivalent illustre bien l’idée d’une action qui se distribue et circule de « pair-à-pair » dans ces infrastructures particulières. Pour autant, la notion de distribution peut, inversement, susciter l’inquiétude.

12Elle évoque des objets dont les contours ne seraient plus localisés, ou du moins plus localisables d’une façon classique, et le principe d’une action qui serait déterritorialisée. Distribuer l’action, c’est avant tout la sortir de son territoire propre. Les effets de défiance potentiels de la déterritorialisation sont très palpables dans les difficultés qu’ont rencontrées depuis longtemps déjà les fournisseurs de services qui se sont efforcés, pour diverses raisons, de convaincre les utilisateurs de « transférer leurs données dans le réseau ». On évoque aujourd’hui le cloud*, mais la problématique a des antécédents notables au cours des vingt dernières années, depuis les lenteurs dans le développement du marché des prestations d’outsourcing des services de réseau dans l’informatique professionnelle jusqu’aux réticences des consommateurs à transférer sur des services internet les données personnelles contenues dans les répertoires de leurs téléphones mobiles. Ce qui est aujourd’hui devenu une série de services non problématiques associés à des expériences routinières a longtemps posé des problèmes de confiance et suscité la réticence de la part des utilisateurs. Il faudrait tracer l’histoire de cette évolution, mais gageons que c’est plutôt du côté de la transformation de nos rapports de familiarité à l’environnement numérique que du côté des dispositifs formels de la confiance décidée que se sont faits les progrès marquants. Nombre de garanties techniques, contractuelles, en termes de certification de la sécurité et de la confidentialité, ont été depuis longtemps associées à ces services, sans que la confiance des utilisateurs n’ait pour autant suivi mécaniquement. On ferait volontiers l’hypothèse que c’est la progressive transformation des attitudes de confiance vis-à-vis du numérique qui aura joué ici, dans une dynamique selon laquelle ce dernier est devenu une composante ordinaire de nos univers familiers d’action.

13Mais la distribution implique plus que la déterritorialisation à proprement parler. Elle engage la répartition des objets et des actions entre une pluralité d’entités, les rendant plus difficilement assignables. Prenons le cas évoqué ailleurs de services proposant le stockage distribué*, du type Wuala. Dans ce contexte, mes fichiers sont non seulement « absents de mon disque dur », mais « distribués sur les disques durs des autres membres du réseau ». Ils sont non seulement hors de mon territoire d’action, mais dans un territoire dont les contours sont singulièrement difficiles à tracer. La réticularité de l’action, qui s’instancie dans les architectures distribuées de ce type, peut sans doute être source de fiabilité dans la réponse aux pannes locales, mais elle peut aussi engendrer le doute. Assimilée à la figure d’une action qui s’effiloche dans les réseaux qui la canalisent, sans donner une prise précise sur ses tenants et aboutissants, elle suscitera l’inquiétude sur la capacité à tracer des frontières, à attribuer des responsabilités, à identifier des acteurs comptables (au sens de l’accountability) de leurs faits et gestes – cette capacité à brouiller les pistes étant d’ailleurs même parfois revendiquée explicitement par les services en question (voir le cas de TOR*). Toutes ces problématiques, on l’a vu, sont générales en matière d’infrastructure informationnelle, mais le fonctionnement des architectures distribuées tend clairement à les exacerber.

14Des freins forts peuvent donc se manifester du point de vue de l’exercice de la confiance décidée. Quels dispositifs contractuels mettre en place pour cerner les contours de l’action – individuelle ou collective – avec ces systèmes ? Autour de quels composants peut-on baser la certification des performances ? Que faire lorsque la gouvernance sociotechnique des systèmes en cause empêche toute incarnation d’un « tiers de confiance » au sens classique de ce terme, et propose d’y substituer un acteur collectif défini comme une pluralité d’entités interdépendantes entretenant des relations d’interaction permanentes ? Au delà de ces interrogations concernant les instruments pouvant soutenir la mise en œuvre d’une confiance décidée, se pose également la question des conditions d’émergence d’usages confiants qui se déploieraient en familiarité. Il est sans doute pertinent ici de prêter attention à la problématique de l’opacité dans le fonctionnement technique.

Transparence et opacité dans le fonctionnement des réseaux

15Le rôle et les incidences de l’opacité (ou, inversement, de la transparence) dans le fonctionnement des objets techniques constitue une problématique générale. Pouvoir faire le récit de ce qui se trame dans les plis de l’action technique (Latour, 2000) est bien un des moyens de construire un rapport confiant avec les choses qui nous entourent. Les terrains des architectures distribuées proposent ici des configurations très suggestives.

16Reprenons le cas du service de stockage* de données distribué dans le réseau. Il est expliqué à l’utilisateur que le fichier qu’il veut stocker sera découpé en une multitude de segments, qui feront l’objet d’un cryptage et seront ensuite envoyés sur les ordinateurs des pairs du réseau, avec un degré de redondance permettant de reconstituer le fichier de départ à tout moment, quel que soit le nombre de pairs connectés à chaque instant. Une telle description déclenche immédiatement une foule de questions sur le fonctionnement, ce qui conduit, par retour, à un commentaire sur l’exemple de la boîte à lettre convoqué par Quéré pour illustrer la confiance comme attitude dans un cadre de relations familières et réglées avec l’environnement : pour que je n’aie pas à me soucier du risque que j’ai pris en déposant la lettre dans la boîte, il faut bien que j’aie à un moment ou à un autre accédé à une compréhension de ce qui se trame dans le prolongement de ce geste. La familiarité dans le fait de poster la lettre repose donc, « en arrière-plan », sur un savoir concernant le fait que la boîte à lettres est en lien avec une multitude d’autres acteurs et entités (un centre de tri, des postiers, des moyens de transport acheminant le courrier, des facteurs, etc.) au travers desquels l’action va se réaliser. Il en est de même dans le stockage* d’un de mes fichiers au travers du service Wuala.

17Or, l’expérience montre que les savoirs nécessaires pour comprendre comment les services d’architecture distribuée opèrent sont complexes, voire parfois ésotériques, ce qui conduit à prendre en compte, dans l’analyse des modalités d’émergence de la confiance, l’asymétrie entre experts et profanes – non pas, bien sûr, pour cliver les configurations en toute généralité mais pour rendre visible des différenciations en jeu. Ainsi, dans la communication avec les utilisateurs potentiels des nouveaux services, les savoirs nécessaires à la compréhension sont parfois présentés en lien avec des notions standards (« chiffrement », « garantie de la privacy », etc.) qui doivent permettre de situer un principe de fonctionnement tout en faisant l’économie d’une description détaillée de ce qu’il engage, description qui serait nécessairement incompréhensible au commun des mortels. Mais l’expérience suggère que là où ces notions peuvent effectivement, pour les experts, être des garanties dans la perspective d’une confiance décidée (ils constituent des références d’évaluation du risque consenti dans l’utilisation), leur effet peut être très limité, voire ambivalent, sur les profanes. Non seulement ils seront inaptes à en tirer une information utilisable sur les risques encourus, mais ils pourront même, dans certains cas, activer des formes de défiance : « comment accéderai-je à mes données cryptées dans l’hypothèse où je perds la clé de cryptage ? », « si on passe tant de temps à me parler de la privacy : n’est-ce pas parce que le service mettra nécessairement en danger mes données personnelles ? »

18Il semble donc que pour comprendre les ressorts de l’émergence de la confiance dans des situations de ce type, il faut tout autant s’intéresser à la fabrication des dispositifs et des institutions de la confiance décidée qu’aux processus d’émergence de la familiarité avec les environnements. C’est du moins vers cette intuition que conduisent les résultats mis en évidence sur le terrain de la monnaie électronique Bitcoin* (Mallard, Méadel et Musiani, 2014). En suivant la manière dont des utilisateurs profanes se familiarisent avec le système complexe sur des forums de discussion, on voit en effet que l’apprentissage du dispositif dans toutes ses dimensions (il s’agit non seulement de comprendre « comment cela fonctionne concrètement » mais aussi « qu’est-ce qu’une monnaie distribuée ») articule les deux versants de la confiance. Ainsi, cet apprentissage engage, d’une part, une capacité à reconfigurer l’idée que le profane de la finance peut se faire de ce qui constitue un tiers de confiance dans l’échange monétaire, et notamment de s’ouvrir à l’idée que les autorités traditionnelles (banques centrales, autorités de régulation financière, États souverains) ne sont pas indispensables dans ce système. Et il suppose, d’autre part, la fabrication de repères de familiarité non seulement avec le concept même de la monnaie mais avec l’ensemble des dispositifs engagés dans le fonctionnement.

19Cet exemple montre tout l’intérêt qu’il y a à poursuivre l’enquête sur la construction de la confiance en explorant notamment les processus divers qui sont en jeu dans la familiarisation. On le voit, les architectures distribuées posent aux théories de la confiance des questions qui les dépassent largement. Comment faire pour que l’utilisation d’une innovation passe « comme une lettre à la poste » ? La question « Mon ordinateur fait-il réellement des choses performantes, autorisées ou légitimes lorsqu’il est connecté à un réseau d’architecture distribuée ? », une question qui est d’une certaine manière au cœur de la question traitée ici, peut se décliner dans d’autres domaines tout en soulevant des enjeux analogues : « Que fait le vaccin une fois qu’il a quitté la seringue qui vient de l’injecter dans mon corps ? », « Que devient le gaz qui s’échappe de la bombe aérosol que je viens d’utiliser ? », « Quels seront les effets de l’introduction sur le marché de tel nouveau produit financier ? » Il y a derrière toutes ces questions une interrogation sur les conditions dans lesquelles les innovations peuvent trouver leur place dans les univers familiers au sein desquels nous agissons de manière confiante. Il s’agit plus ou moins, dans tous ces cas, de savoir s’il convient ou non de « se méfier de l’eau qui dort ». Les architectures distribuées ne sont qu’un exemple parmi d’autres des situations d’innovation conduisant à soulever cette interrogation. Admettons a minima qu’elles en sont un exemple frappant.

Auteur

Directeur de recherche à MINES ParisTech, directeur du Centre de Sociologie de l’Innovation.

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