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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

5. Biens collectifs

Maya Bacache et Julia Cagé

Texte intégral

1Deux caractéristiques que possèdent les biens ou les services nous intéressent ici. Les biens peuvent être rivaux ou non-rivaux, du côté de la demande, d’une part, et excludables ou non-excludables, du côté de l’offre, d’autre part. Un bien échangé sur le marché, un bien privé, est rival et excludable – ou encore exclusif.

2La rivalité est la propriété de la grande majorité des biens consommés : les consommateurs sont en rivalité pour acquérir et consommer le bien, c’est-à-dire que la consommation par l’un interdit la consommation par l’autre. En ce sens, les biens alimentaires sont des biens rivaux. Même les biens que l’on peut revendre d’occasion sont rivaux, dans la mesure où l’utilisation de l’objet « neuf » est, elle, rivale. Cette propriété est très importante en ce qu’elle permet de définir une disponibilité à payer du consommateur. Si je paie le bien, je peux le consommer et a contrario si un autre consommateur l’acquiert, je ne peux pas le consommer.

3Pourtant, certains biens ont la caractéristique d’être non-rivaux. L’information par exemple est un bien non-rival. Un consommateur peut savoir quelque chose, et diffuser l’information sans la perdre. Les fichiers numériques de musique sont des biens non-rivaux : les utilisateurs peuvent garder les fichiers et pourtant les donner : une copie de fichier numérique a les mêmes qualités que le premier fichier. L’économie de l’information pose donc cette difficulté à l’étude de marché : comment définir une disposition à payer, comment définir un prix de marché, pour un bien que le consommateur peut donner à loisir sans le perdre ? Certes l’économie de l’information n’est pas le seul secteur à exhiber ce type de difficulté. L’exemple canonique d’un bien non-rival est l’éclairage public : chaque passant ou chaque voiture « consomme » l’éclairage sans réduire l’éclairage d’autrui. Cette propriété de non-rivalité peut bien entendu avoir ses limites : un feu d’artifice peut être vu par de nombreux citoyens et pourtant on peut imaginer une quantité de spectateurs à partir de laquelle chaque nouveau spectateur réduit la visibilité des autres. L’information, elle, est un bien qui semble ne pas connaitre ce type de seuil : le nombre de personnes qui savent ne réduit en rien mon savoir (au contraire, ce nombre pourrait même augmenter mon propre savoir au travers d’échanges d’informations). Bien entendu la rivalité réapparaît sur d’autres biens liés à l’information, par exemple pour déterminer qui a obtenu l’information en premier. Néanmoins, le bien lui-même est non-rival.

4La deuxième propriété est celle de l’exclusion. La question est de savoir si on peut facilement exclure certains consommateurs de la consommation d’un bien. La non-exclusion caractérise par exemple un chanteur des rues qui ne peut empêcher un passant de l’écouter. Cette propriété rend également difficile la tarification du bien : le chanteur des rues est ainsi écouté à la fois par les passants qui paient en donnant de l’argent et par ceux qui passent sans le faire. Cette non-exclusion soulève un problème dit de « passager clandestin » puisque personne dès lors n’est incité à donner de l’argent au chanteur. L’exclusion est une caractéristique essentielle pour les boites de nuit, les concerts de musique, les clubs : on peut empêcher un consommateur qui ne paie pas de rentrer, et ainsi tarifer à l’entrée un bien non-rival. Mais une fois le consommateur rentré dans le concert, celui-ci est non-rival. De plus, l’exclusion du concert rend sa tarification possible. Là encore l’exclusion connait des limites : on ne peut exclure quelqu’un de voir un feu d’artifice et pourtant, s’il est trop loin, il en est exclu.

5Ces deux propriétés, non-rivalité et non exclusion, vont souvent de pair mais pas toujours et définissent ainsi des types de biens particuliers. On appelle bien public pur (ou encore bien collectif pur) un bien qui est à la fois non-rival et non-excludable. L’exemple canonique du bien public pur est l’éclairage public ou le phare qui guide les bateaux. Si un bien est non-rival mais excludable on l’appelle « bien club » : on peut interdire l’entrée dans le club, mais une fois rentré, le consommateur consomme un bien non-rival. Réciproquement, un bien non exclusif mais rival est un bien commun.

6Dans le cas du bien commun, chacun peut consommer le bien puisqu’il ne peut en être exclu et pourtant il y a une rivalité entre les consommateurs. C’est le cas des prés communaux. Tous les fermiers de la commune ont accès aux prés communaux. Pourtant, si un fermier utilise ces prés au sens où il y envoie ses troupeaux trop souvent, il surexploite les prés au détriment d’autres fermiers. La tragédie des communs, comme l’appelle Hardin, vient de ce comportement dit de free riding. Si le gâteau est à tout le monde, j’ai intérêt à en prendre la plus grande part puisqu’on ne me l’interdit pas. Si on pouvait exclure par un droit de propriété par exemple, le fermier ne surexploiterait pas son champ puisque celui-ci lui appartenant il devrait le désherber, le replanter, le laisser reposer… pour les jours futurs. La non exclusion permet aux fermiers de surexploiter le champ car ils anticipent que s’ils ne le font pas, un autre le fera. Comme le champ sera surexploité par les autres, autant le faire soi-même et ainsi tous les fermiers le font. Ce « jeu » est aisément reconnaissable comme celui du dilemme du prisonnier. Autrement dit, l’équilibre de Nash du jeu est sous-optimal car il résulte en une surexploitation du bien commun. Il existe des solutions pour parvenir à des équilibres coopératifs qui seraient optimaux si chacun pouvait s’engager à ne pas surexploiter le terrain et à respecter par exemple des heures ou des parcelles réservées. La pression du groupe, l’autorégulation dans un cadre de jeux répétés, c’est-à-dire d’interactions stables entre les acteurs, sont autant de solutions à cette tragédie des communs. Pourtant, ces équilibres coopératifs ne résistent pas à un comportement déviant de l’un des consommateurs.

7Le pair-à-pair pose des problèmes de free-riding et ce à plus d’un titre. Dans le cas d’un partage de fichiers, les acteurs partagent en réalité deux biens : le contenu et la bande passante. Ces deux biens ont des caractéristiques distinctes. Alors que la bande passante est un bien rival, le contenu est un bien non-rival. En effet, si j’occupe la bande passante je réduis la capacité des autres membres du réseau, donc la bande passante est rivale. Inversement je garde le fichier que je donne, donc le contenu est non-rival. En revanche, dans une première approximation, je ne peux pas exclure un membre du réseau de la bande passante mais dans certains cas je peux l’exclure du partage de fichiers. Les réseaux P2P exhibent ainsi de hauts niveaux de rivalité, ce qui induit ce que l’on appelle parfois la « tragédie des biens communs numériques ». D’un point de vue empirique, il a été montré à de nombreuses reprises que les utilisateurs des réseaux P2P tendaient souvent à agir en passager clandestin (l’article fondateur étant celui d’Adar et Huberman (2000) qui ont montré que 70 % des utilisateurs de Gnutella ne partageaient pas leurs fichiers). Il est simple de comprendre pourquoi : fournir des fichiers étant coûteux, les agents économiques ont tout intérêt à « free rider » – c’est-à-dire à utiliser des fichiers partagés par d’autres utilisateurs sans eux-mêmes en partager. Et pourtant, les réseaux P2P ne s’effondrent pas malgré ce comportement de passager clandestin. De nombreux articles ont tenté de comprendre la motivation des acteurs à participer aux réseaux pair-à-pair, les plus récents et le plus complets sont Hergueux et al. (Algan, Hergueux et al. 2014a et 2014b), qui départagent les explications liées à l’altruisme, à la réciprocité, aux intérêts économiques ou aux motivations intrinsèques (voir Bacache et Cagé 2014 pour une synthèse).

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