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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

3. Applications smartphones mobiles

François Huguet

Texte intégral

1Une application est une offre de contenus (jeux, météo, finances, musique, etc.) et de services numériques (téléchargement, carte, streaming, vote, partage de données, communication, etc.). C’est la partie immergée de l’iceberg des réseaux à laquelle des utilisateurs peuvent avoir accès sur des dispositifs différents, de l’ordinateur à la tablette en passant par le téléphone mobile. Les smartphones et tablettes tactiles, avec leurs forts taux de pénétration, sont devenus des pièces maîtresses des écosystèmes numériques qualifiés d’« intelligents » ; et ce d’autant plus que l’acquisition d’applications s’y fait très simplement via des plateformes en ligne où l’on peut télécharger différentes applications payantes ou gratuites (App Store pour appareils Apple, Google Play store pour systèmes Androïd, etc.).

2Ces écosystèmes numériques présentent aujourd’hui certaines configurations plus « distribuées » à même de modifier l’appréhension de ces applications ; et pourtant, on ne discerne pas, de prime abord, la nécessité d’une infrastructure décentralisée dans la mesure où l’infrastructure n’est quasiment jamais visible pour l’utilisateur final. Cependant, la coprésence d’un grand nombre de terminaux mobiles dans un même lieu a été jugée intéressante par des développeurs de contenus et de services qui vont proposer des applications s’appuyant sur l’information « ambiante » poussée de manière localisée, ad hoc, sans passer par un serveur centralisé mais transmis directement d’un routeur installé sur place vers les terminaux à proximité (via fréquences Wi-Fi ou Bluetooth).

3Il est également possible, de cette même manière, que les utilisateurs, via leurs terminaux, échangent directement entre eux, de manière distribuée, mobile et maillée, afin de constituer leur propre réseau ad hoc. Ce type d’échanges, décentralisés et mobiles, sorte de pair-à-pair via des appareils portables, présente, notamment, un intérêt lorsque les réseaux téléphoniques sont saturés, ou lorsqu’il y a des coupures d’accès aux réseaux, des absences de couverture, voire des censures.

4La question de l’infrastructure se pose donc de manière différente pour les services informatiques distribués dits « fixes » et les services décentralisés dits « mobiles ». En effet, la matérialité du réseau sur laquelle reposent les fonctions des appareils apparaît très clairement lorsque l’on se pose la question de savoir sur quelle architecture technique fonctionne un service mobile. En effet, et à la différence des applications « fixes », peu de technologies mobiles peuvent se passer d’une infrastructure centralisée existant au préalable pour fonctionner (il leur faut des antennes, des connexions aux réseaux de télécommunications filaires existants, des satellites, etc.). Ne serait-ce que pour télécharger l’application qui permet d’accéder à la fonctionnalité « distribuée », on doit utiliser une architecture très centralisée (la plateforme, le magasin d’applications).

  • 5  Technique de télécommunication radio courte distance inventée par Ericsson en 1994.

5Les technologies Bluetooth5 et IRDA (échange via infrarouge) représentent sans doute les premières fonctionnalités de pair-à-pair, mobile et sans fil. Grâce à ces deux technologies, des utilisateurs de terminaux mobiles ont pu commencer à faire de l’échange direct de données, sans intermédiaires, entre appareils mobiles (pour échanger en coprésence des fichiers musicaux, photos, vidéos, pour se connecter à d’autres petits terminaux comme des oreillettes sans fil Bluetooth, etc.). Les réseaux MESH* et les technologies MANET (Mobile AdHoc networks) poursuivent aujourd’hui ce mouvement de « mobilité distribuée ».

6À ce titre, revenons sur une application pionnière de la mobilité distribuée : le service Mobiluck créé en France en 2003 par Olivier Chouraki. Mobiluck était à l’origine un simple «Mobile Social Software» (appelé aussi « MoSoSo »), c’est à dire un service capable d’établir des connexions entre «mobinautes» situés dans un rayon de quelques dizaines de mètres via la liaison Bluetooth de leurs téléphones portables et une interface de tchat installée sur ces terminaux. Dans une zone circonscrite, de type centre commercial, campus, cours de lycée, restaurant, il permettait d’établir un réseau local de communication entre les terminaux mobiles présents dans le lieu où se déroulait l’échange, sans infrastructure de réseau, constituant une sorte de réseau social localisé où l’on s’échangeait, via Bluetooth, des paquets de données tels des micro messages, des photos, des images, etc. Avec l’arrivée du WAP (Internet mobile 1ère génération) puis de l’Internet mobile à plus haut débit (Edge puis 3G, aujourd’hui 4G), le service Mobiluck a perdu cette spécificité « locale » pour être remplacé par un service « Friend Finder » permettant de géolocaliser sur son mobile grâce aux coordonnées GPS les autres « mobinautes » géographiquement proches. Dans sa première version (« devices as infrastructure »), les dispositifs pouvaient à la fois transmettre et recevoir de manière directe des données permettant aux individus d’entrer en contact grâce au dispositif sociotechnique qu’ils constituaient eux-mêmes par l’intermédiaire de leurs terminaux. Mobiluck a désormais opté pour une architecture centralisée qui permet de toucher et de connaitre beaucoup plus d’utilisateurs mais qui l’autorise aussi à monétiser les échanges (le serveur central pouvait également transférer de la publicité, et valoriser le trafic utilisateurs).

7À l’origine le service Bluetooth totalement distribué permettait des échanges individualisés qui ont été tout particulièrement appréciés dans des pays aux mœurs très encadrées ou sous surveillance ; d’où le grand succès de Mobiluck en Arabie Saoudite, où il serait devenu, selon son fondateur Olivier Chouraki, un service de drague apprécié puisque sa configuration permettait des échanges de messages discrets, difficilement traçables et anonymes. L’application a par la suite migré vers une autre forme de fonctionnement, en utilisant des serveurs centralisés, et a abandonné sa caractéristique distribuée initiale afin de prendre le virage des services mobiles sur internet. Cependant, l’idée de communication et d’échange de données directs entre appareils sur un même lieu était bel et bien présente, tout comme celle de la propagation du logiciel de manière virale toujours en coprésence (un utilisateur pouvait transmettre à d’autres l’application Mobiluck via Bluetooth).

8Aujourd’hui, on retrouve cette idée de communication directe « en présence » au travers d’applications pour smartphones. Ainsi, des applis telles que FireChat, Serval, TinCan et Feem utilise les modes « partage de connexion » (Multipeer Connectivity Framework) des appareils pour établir des communications locales entre terminaux proches géographiquement en utilisant la capacité d’émission et de réception Wi-Fi des téléphones mobiles (depuis la fin des années 1990, différents centres de R&D de constructeurs ou d’opérateurs télécom travaillent sur ces technologies). Les terminaux se connectent entre eux de manière locale et maillée en utilisant la fréquence radio Wi-Fi comme infrastructure de réseau, ce qui leur permet, dans certaines situations, de ne pas dépendre de la couverture réseau du système GSM et donc d’établir des connexions même lorsque le réseau téléphonique est inexistant ou saturé. Rappelons ici le cas intéressant de l’application FireChat développée à San Francisco en 2014. Dérivée du produit phare de la startup Open Garden, logiciel gratuit permettant de partager sa connexion Internet de manière extrêmement simple, FireChat est en passe de devenir l’une des applications phares de ce type d’échanges décentralisés et mobiles. FireChat a été pensée à son lancement en avril 2014, selon Christophe Daligault (directeur marketing d’OpenGarden), comme une application prototype, une étape importante sur la voie d’une application pleinement fonctionnelle de services mobiles pour permettre les échanges dans des situations où des utilisateurs vont en boîte de nuit, assistent à des événements sportifs ou des festivals, lieux dans lesquels les réseaux GSM sont bien souvent saturés. Aujourd’hui, l’application offre un service fonctionnel de mise en communication directe entre appareils (nearby mode) et donc la possibilité de créer des réseaux maillés ad hoc de petites tailles (30 mètres de portée maximum entre appareils). Elle a notamment servi d’outil de mobilisation et de coordination à Taïwan, lors du mouvement de contestation des étudiants en avril 2014 contre un accord commercial entre leur pays et la Chine. À ce moment-là, elle a été utilisée comme un dispositif de communication capable de déjouer des coupures et des censures qui pouvaient s’exercer sur des infrastructures de communications « fixes ».

9Ainsi, certaines applications pair-à-pair mobiles peuvent aujourd’hui venir « équiper » des débats et mobilisations socio-politiques en posant d’une manière, au final assez simple, la question de la gouvernance des infrastructures de communication. Nul doute que ces applications, tout comme les réseaux MESH, viennent et viendront interroger également les formes de gouvernance d’Internet et les modes de gestion et de nationalisation des fréquences radios sur lesquelles elles s’appuient pour fonctionner.

Notes

5  Technique de télécommunication radio courte distance inventée par Ericsson en 1994.

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