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Histoire de la télévision sous de Gaulle

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Jérôme Bourdon

Conclusion

Changements

Texte intégral

  • 1 Tom Burns, The BBC, Public Institution and Private World, Londres : MacMillan, 1977, p. 20.

« Quel contraste entre les réalisations éducatives et culturelles de la BBC et son échec pour se libérer des entraves politiques » (Tom Burns, à propos de la BBC avant-guerre)1

1Nous avons beaucoup dit la nécessaire méfiance à l’égard des changements proclamés et des caractérisations sommaires et polémiques des années 1960 : « le recul des créateurs », « la montée du divertissement », « la libéralisation » (ou au contraire « l’asservissement »). Les hommes qui prononcent ces formules ont vécu des évolutions où la crise manifeste et brutale voile autant qu’elle révèle. Les ruptures profondes sont enfouies dans l’urgence de défis quotidiens : règlements bureaucratiques étouffants qu’il faut contourner, initiatives de dirigeants sans cesse renouvelés, réactions des publics.

2Ces ruptures ne correspondent pas à des réformes majeures inscrites sur des plates-formes électorales avant d’être transformées en lois. Elles passent par des textes plus modestes – des protocoles professionnels, des arrêtés, des notes de service – et surtout par des pratiques qui modifient peu à peu l’équilibre des pouvoirs, entre télévision et pouvoir politique, entre les groupes professionnels à l’intérieur de la télévision, entre la télévision et ses publics.

1. CHANGEMENTS POLITIQUES OU LE MONOPOLE DU GÉNÉRAL

3L’achèvement de notre histoire correspond à la réforme de 1969. Acceptons de parler à ce propos de « libéralisation », à condition de donner un sens précis à ce terme. En 1969, les syndicats, les partis politiques de l’opposition, achèvent de conquérir un accès direct à la télévision, y compris et surtout dans le journal télévisé. Le processus n’est pas allé sans heurts ni régressions – lesquels menacent toujours. Il a connu quatre moments clefs : Cinq colonnes et la guerre d’Algérie (1959), les élections présidentielles (1965), les magazines de la deuxième chaîne (1964-67), et enfin le journal (1969). La libéralisation a eu lieu par étapes, pour des durées limitées (les élections), pour des périodes de crise (l’Algérie pour Cinq colonnes), ou bien des supports confidentiels (la deuxième chaîne).

4Ces moments et ces supports correspondent aussi à des thèmes. Allant du moins au plus controversé, la libéralisation commence avec les sujets « étrangers » (Cinq colonnes ), puis avec le « social » (les magazines de la seconde chaîne), et enfin avec le « politique » proprement dit (les émissions électorales et Face à face). Inéluctable, tant était devenu intolérable le ton du journal, cette plus grande liberté de parole ne doit pas être jugée de façon univoque. Elle va de pair avec un figement de formes, un apprentissage de la télévision par les intervenants qui laissera plus de place aux porte-parole officiels et moins à l’imprévu.

5C’est dire si les restrictions qui pèsent sur les programmes de télévision ne peuvent pas s’expliquer par l’existence d’un « Grand Censeur », si habile soit-il. Le SLII a pu jouer occasionnellement un rôle de censure. Mais le processus a des racines beaucoup plus profondes. Observons que les propositions des partis politiques de l’opposition pour la réforme de la télévision ne sont pas très différentes des statuts votés. Sans réécrire l’histoire, on est tenté de porter le diagnostic suivant : l’état de sujétion politique de la télévision tenait peut-être moins, dans ces années 1960, à l’idéologie du parti au pouvoir qu’à l’effet quasi-mécanique d’un rapport de forces défavorable entre les politiques et les professionnels, qu’à l’état d’un système où les hommes politiques avaient une foi aveugle en la télévision autant qu’ils se méfiaient des journalistes.

  • 2 Cf. Pierre Viansson-Ponte, « Vingt ans d’information politique », La Nef, mai-juillet 1966, p. 34- (...)
  • 3 Alain Peyrefitte, Lettre à Télérama n ° 1924, 26.11.86.
  • 4 Cité par Le Figaro, 03.07.70.

6Deuxième commentaire sur la « censure » de ces années 1960. Si le gouvernement en est l’interprète privilégié, la télévision la victime désignée, c’est toute la société qui la subit. Cinéma, littérature, presse, ont maille à partir avec les indignations de lobbies conservateurs, avec des interdictions gouvernementales2 . La morale ne tient qu’à un fil, qu’à un mot. En 1964, le ministre de l’Information levait l’interdiction qui pesait sur le film de Jean-Luc Godard, La Femme mariée, à condition qu’il accepte de « substituer le titre Une Femme mariée, à La Femme mariée (qui suggérait que toutes les femmes mariées étaient conformes au modèle de Jean-Luc Godard) »3. En 1970, Georges Pompidou formule ainsi la doctrine de la « Voix de la France », dont nous avons souligné le caractère moral : « Ceux qui parlent à la télévision ou à France-Inter, ils parlent un peu au nom de la France, et il y a une certaine hauteur de ton qui est la chose que, pour ma part, je leur demande »4. Avec tous leurs préjugés, les acteurs politiques sont imprégnés de cette notion de responsabilité absolue de la puissance publique – mal dissociée du parti au pouvoir – en matière de télévision.

  • 5 Yves Guéna, Le Temps des certitudes, Paris : Flammarion, 1982, p. 276.
  • 6 Cité par Alain Peyrefitte, entretien avec l’auteur.

7Le général de Gaulle partage pleinement ces conceptions. Il en est aussi l’un des inspirateurs, puisque ses réactions sont suivies, guettées, attendues. Quelle est donc « la télévision du Général » ? D’abord, il se sent le maître d’un petit écran qu’il juge fait pour servir la nation et donc sa personne, qui incarne la nation. « Après Mai 68 comme avant, il n’en démordit pas : la télévision est sa télévision »5. De ce sentiment de propriété découle un autoritarisme indéniable qui contraste avec les talents de l’acteur. Le Général ne disait-il pas à son ministre de l’Information : « Ne répondez pas aux questions des journalistes. Vous les convoquez, vous leur dites ce que vous avez à leur dire, vous le leur dictez »6 . Les textes des Lettres, notes et carnets récemment publiés ont confirmé qu’il suivait de très près les affaires de la télévision. Ainsi cette « note à Alain Peyrefitte, ministre de l’Information », du 3 avril 1963 :

  • 7 Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, Paris : Plon, 1986, janvier 1961-décembre 1963, p. 3 (...)

« Le journal télévisé retourne à son fond et à sa forme d’avant. Aujourd’hui il n’y est question que des grèves, revendications et agitations : agriculteurs […], employés des communes de Seine-et-Oise ! Le lait est augmenté de 4 centimes à la consommation, etc. Voilà ce qui s’est passé et ce qui se passe en France. Le tout “exposé” par un “journaliste” qui n’a, évidemment, aucune directive, ou qui, s’il en a, n’en tient aucun compte »7.

  • 8 Ibid., p. 369.
  • 9 Charles de Gaulle, « note à Gilbert Peyrol, 29 mai 1964 », Lettres, notes et carnets, Paris : Plon (...)

8Puis, le 2 décembre 1963, il s’en prend aux « monteurs » d’images et aux « voix impersonnelles qui commentent les vues »8, avec une peur de la manipulation qui est toute de son temps. Enfin, ce commentaire de l’homme soucieux et propriétaire de sa légende : « Je n’admets pas qu’on mette la Radio Télévision française à la disposition d’un critique, ou d’un auteur, ou d’un politicien, prenant de Gaulle pour sujet, sans que j’aie donné mon assentiment »9.

  • 10 Cité par François Cazenave, op. cit., p. 70.
  • 11 Jacques Thibau, op. cit., p. 119.

9Ces notes permettent d’apporter un démenti aux dirigeants de la télévision qui rêvaient d’un « de Gaulle au-dessus de tout soupçon », tel Jean d’Arcy, gaulliste en télévision s’il ne l’était en politique. Dans un interview de 1983, il oppose le chef de l’État à son ministre de l’Information : « […] avec Alain Peyrefitte, à partir de 1963, les Français ont découvert une télévision gouvernementale et aux ordres du pouvoir, plutôt que monopolistique. Je ne crois pas du tout que cette direction étroite ait été exactement dans les vues du général de Gaulle »10. Plus optimiste encore est Jacques Thibau en 1970 : « Le général de Gaulle avait raison d’être mécontent. La bibine qu’était chaque soir le Journal télévisé n’avait rien à voir avec sa politique. Seule la bonne information lui aurait donné satisfaction comme elle aurait donné satisfaction à toute politique »11.

  • 12 Philippe Raguenau, entretien cité.
  • 13 Jacques-Bernard Dupont, entretien cité.

10Si le Général souhaite bel et bien l’intervention directe du gouvernement, « son » gouvernement, dans les affaires de « sa » télévision », il faut ajouter à cet interventionnisme de doctrine une nuance importante. Il intervient très peu luimême. Le choix du procédé SECAM, le « freinage » de la mise en place du statut de 1964, et surtout les réformes et les sanctions de l’après-1968, sont les seuls cas patents. Mais on ne peut pas citer une émission dont l’interdiction ou la mise en place ait été due au chef de l’État. C’est de ses ministres, de ses directeurs généraux, qu’il exige un véritable commandement. Dans les Lettres, notes et carnets, il parle de « directives », il demande son « assentiment » : mais il ne semble pas que ces mauvaises humeurs soient toujours suivies d’effets. La prudence d’un Raymond Marcillac ou d’un Edouard Sablier dévoués corps et âme au Général prévient les incidents graves, mieux que des consignes directes. Philippe Raguenau, gaulliste des origines et l’un des premiers responsables de l’actualité télévisée, s’en souvient : « Je n’ai jamais reçu de lui une instruction directe tout le temps que je suis resté là »12. Jugement confirmé par tous les responsables rencontrés – mais leur loyauté au grand homme a pu quelque peu gauchir leur mémoire. Des vœux présidentiels en matière de programmes, Jacques-Bernard Dupont ne mentionne que les regrets du Général à propos de l’histoire de France, sujet qui ne lui paraissait pas traité avec la hauteur de vue souhaitable13.

11Le chef de l’État veut de « bons journalistes », une « bonne information », en un sens qui n’est pas celui de Jacques Thibau ou de Jacques Chaban-Delmas. Mais son ambition dépasse le cadre de l’information. Destinée à soutenir l’esprit public, la télévision doit rester entre les mains de l’État : le Général a toujours été opposé à la création d’une chaîne de télévision privée. Le téléspectateur n’est pas insensible aux charmes de la télévision publique. Il apprécie Jean-Christophe Averty, lntervilles, les dramatiques historiques. S’il a introduit la publicité, c’est pour que ses ressources confortent la télévision publique au lieu d’alimenter une chaîne privée. Ce choix emportant des contradictions qui ne seront révélées que plus tard.

12Entre le Général et les personnels, il y a des divergences et des rapprochements. L’État gaulliste est l’ennemi des journalistes, milieu où se recrutent le plus tôt les partisans d’une télévision privée : après tout, la plupart des journalistes de télévision ont travaillé antérieurement à la presse ou à la radio ; « concurrence », « souplesse », « décentralisation », ce vocabulaire de 1969 n’a rien de neuf pour eux. En revanche, la télévision du Général est proche de celle des réalisateurs. Cette affirmation surprendra si l’on pense au conflit de 1965 et aux sanctions qui suivent. Mais la télévision a plusieurs fois rappelé ceux qu’elle avait rejetés. Pour faire une télévision nationale, élevée, il faut des créateurs nationaux, eux-mêmes soucieux du public. Que ces créateurs soient « de gauche », parfois communistes, et toujours rétifs au contrôle des coûts n’empêche pas cette « alliance objective » de fonctionner jusqu’en 1970, et légèrement au-delà, malgré bien des heurts.

13Avec le recul du temps, nombreux sont les réalisateurs à saluer les années 1960. Jean-Claude Bringuier dit :

  • 14 Jacqueline Beaulieu, op. cit., 1984, p. 19.

« Je ne veux pas hausser le ton, ni monter trop haut la barre, mais il y avait une espèce de fierté à demi-consciente, confuse, de faire ce métier-là et d’appartenir à la télévision. Au-delà du plaisir d’inventer, nous avions la notion de pouvoir faire ce qu’on voulait, sans être liés à des organismes d’argent […]. Moi j’étais content d’être à la télévision française. La télévision “française” […] ce sont des alliances de mots qui ne se font plus […]. Mais non, la télévision française, ça a existé ».14

14Et, en termes plus vifs, Jacques Krier :

  • 15 Ibid., p. 114.

« L’objectif de la fiction, à ce moment-là, c’était les grands textes […]. C’était réactionnaire, mais en même temps c’était progressiste. Parce que je crois que ce milieu gaulliste n’avait pas de mépris pour le peuple. Ou plutôt de Gaulle se disait : “ils sont idiots mais il ne faut pas qu’ils le restent” »15.

15Enfin, avec la touche de provocation, Jean-Christophe Averty :

  • 16 Jean-Christophe Averty, interviewé dans Sonovision, février 1987.

« Sous de Gaulle, j’étais très libre. Sous Peyrefitte, j’étais très content, parce que j’avais Ubu roi, toutes mes dingueries, toutes mes folies. Pourtant ce n’était pas une caution pour le gouvernement. Je n’étais que la caution de moi-même, et il y avait des directeurs de chaînes ambitieux. Ils ont été chassés par des marchands »16.

16Pendant la période gaullienne s’amorce pourtant un glissement vers une autre télévision, de statut public, mais plus proche des préoccupations commerciales, qui traite le téléspectateur en consommateur dont la satisfaction est mesurée par des sondages, qui n’hésite pas à mettre ses chaînes en concurrence, et qui confie une plus grande part de ses programmes au secteur privé. Pour certains, Alain Peyrefitte a incarné ce glissement. Mais son action multiforme est plus complexe. Il confirme un Claude Mercier centralisateur et partisan de la production publique, il régionalise de façon la plus politique qui soit, il fait écrire un statut des journalistes qui les corsette : voilà qui est – en bien ou en mal – dans les idées du Général. Il nomme un Claude Contamine dictatorial, partisan du secteur privé de production et de la concurrence, comme Jacques Thibau – voilà pour les ruptures. Mais Jacques Thibau incarne aussi la première libéralisation de la télévision. Et c’est aussi un ancien directeur de cabinet d’Alain Peyrefitte, Jean-Jacques de Bresson, nommé en 1968 à la direction générale, qui revient aux strictes conceptions gaulliennes.

  • 17 Claude Mercier, entretiens cités.
  • 18 Jean-Jacques de Bresson, entretien cité.
  • 19 Philippe Raguenau, entretien cité.

17Ce glissement est perçu par ceux de nos témoins qui ont vécu l’arrivée des dirigeants nouvelle manière. Selon la formule de Claude Mercier, sont venus dans les années 1960 des gens qui ont « trahi de Gaulle », car ils n’avaient plus le souci de « conforter le service public ». Il estime avoir eu un « vrai dialogue » avec Jean d’Arcy, Albert Ollivier, Philippe Raguenau. Après, « ce fut l’indifférence, sinon le mépris », notamment de la part de Claude Contamine, jusqu’à 1970 où il retrouve un contact de qualité avec Jean-Jacques de Bresson, puis en 1973 avec Jean-Louis Guillaud au moment de la mise en place de la troisième chaîne17. Souvenons-nous que Jean-Jacques de Bresson désapprouva la réforme de Jacques Chaban-Delmas : c’est d’une conception de l’autorité publique qu’il s’agit18. Quant à Philippe Raguenau, il suggère de « distinguer deux périodes, de 1958 à 1968. Jusqu’à 1964, c’est le temps des gaullistes historiques, entre guillemets. Ensuite, des pompidoliens. Ce n’était plus tout à fait la même approche »19.

  • 20 Charles de Gaulle, op. cit., 1986, janvier 1961-décembre 1963, p. 326.

18Il est impossible de faire la part exacte de ce qui serait « gaullien » et « pompidolien » dans ces changements, d’autant plus que la pensée du Général n’est pas allée jusqu’à des « détails » tels que le rôle de la production privée. Sans preuve directe, on peut légitimement penser que le Général a approuvé certaines des initiatives que Philippe Raguenau juge « pompidoliennes ». Les attaques contre le « corporatisme » n’étaient pas pour lui déplaire, lui qui parlait de la nécessité du « nettoyage réel de tout le personnel de la RTF », jugeant qu’il y avait « cinq fois trop de monde »20. Mais on peut dénoncer le corporatisme du personnel public sans souhaiter de privatisation de l’établissement ou de la production. De même, si le Général n’a pas désapprouvé l’amorce de concurrence de 1967, nous croyons qu’il fut attaché à la direction unique de l’information ou de la télévision, nécessaire à l’exigence de commandement réaffirmée à tous les directeurs. Aussi, sous sa présidence, le changement n’a-t-il pas été mené à terme. Complémentarité et production publique ont été maintenues pour l’essentiel, avec des soubresauts dans un milieu professionnel en perpétuelle effervescence, partie prenante dans tous ces débats.

2. CHANGEMENTS PROFESSIONNELS OU LES PÉRILS CONJURÉS

  • 21 Marcel Bluwal, entretien cité.

19Quels changements ont vécu les professionnels ? Ils seraient eux-mêmes bien à mal de répondre ; tous ont eu le sentiment d’une crise continuelle, à partir de 1958 : « S’il y a une chose que la France n’a jamais connue, c’est un palier, dans l’histoire de la télévision. Nous n’avons pas eu une année tranquille »21. Si les tempos et l’origine des crises varient selon les catégories, le répit n’est jamais de mise. Deuxième sentiment partagé : « Et pourtant, elle tourne ». On a réussi, quand même : les réalisateurs à faire des dramatiques, les personnels de production et les techniciens à faire croître la production « maison », les journalistes à racheter la médiocrité du journal par les magazines d’information, les ingénieurs à franchir les grandes étapes techniques. Un sentiment de victoire, victoire toujours mise en cause mais victoire quand même, a dissimulé les déclins des uns, les conquêtes des autres.

20Le cas des journalistes est le plus compliqué. Après Mai 68, la plupart ont un sentiment d’échec absolu. En lutte pour la « dignité », soucieux de la reconnaissance de leurs pairs par la plume, de leurs associés derrière l’écran, de l’opinion toute entière, ils ont perdu. Mais ils ont semé des germes de reconquête, et sont promis au retour en grâce le plus manifeste. Il leur faudra pourtant attendre 1969 et la décentralisation de l’information. Les anciens ne se grisent pas tous des réembauches et d’une certaine liberté de parole retrouvée. Ils savent que la défaveur les guette toujours. Mais, sur le long terme, les hommes politiques vont comprendre, lentement, très lentement, qu’ils ne peuvent se contenter de simples « courroies de transmission » pour faire passer leurs messages. Que ces étranges vedettes de l’information, les journalistes de télévision, ont un savoirfaire indispensable. Qu’une communication du gouvernement doit avoir lieu dans un environnement où la critique de l’adversaire ne soit pas totalement étouffée. La condition des journalistes de télévision a changé en 1969. Ils sont en passe de trouver une puissance nouvelle – qui coexiste avec la fragilité des origines. Vedettes de l’information, parfois promis à des rôles de direction, ils sont toujours « un peu » (Georges Pompidou) « la voix de la France ».

21En apparence, les personnels statutaires (personnels de production et techniciens) sortent gagnants de l’après-Mai. Bien représentés par des syndicats renforcés, ils sont les vainqueurs de 1968. Ils rattrapent le retard pris depuis 1960, et retrouvent le statut qu’ils souhaitaient. Ils ajoutent au statut un gain involontaire et capital : les nouveaux dirigeants nommés après 1968 sont aussi des partisans du renforcement du service public et de la production « maison » – y compris et surtout Jean-Jacques de Bresson. Mais la victoire des « statutaires » est temporaire. D’abord, Mai 68 les a fait craindre. Le succès du thème de la décentralisation, c’est aussi la traduction d’un espoir : affaiblir ces syndicats qui ont géré l’ORTF presque à eux seuls pendant la crise, c’est-à-dire pris en main un des centres du pouvoir d’État.

22Seuls les réalisateurs ont eu le clair sentiment d’une chute : en 1965. Ce n’est que l’amorce d’un processus de déclin qui sera confirmé en 1974. Pionniers d’une télévision de création dont le gonfanon est la dramatique, ils ont sans doute raison de croire que leur pouvoir conditionnait celui du reste des personnels, même s’ils n’ont pas réussi à les en persuader. La défense des intérêts des techniciens et de la production ne peut suffire à légitimer la télévision, sans le prestige que la réalisation confère au petit écran. Mais les fondements du pouvoir des metteurs en scène sont sapés. Leurs exigences apparaissent incompatibles avec les nécessités d’une production accrue, moins coûteuse, mieux gérée. Les goûts des publics ont changé – ou peut-être les instruments d’appréciation de ces goûts.

23Ces mêmes facteurs qui fragilisent la position des réalisateurs consolident celles des producteurs, ou plutôt, de certaines catégories de producteurs. D’abord, les producteurs « à idées » : ceux qui proposent des idées d’émissions dans un genre à succès, reproductibles à l’infini dans une tranche horaire. Ils ne savent pas s’organiser collectivement, ils n’ont pas de statut juridique. Pourtant, ce petit groupe est devenu indispensable à la télévision, autant et plus que les réalisateurs. Les ingénieurs savent mieux que quiconque l’ampleur des menaces encourues par l’établissement. La mutation qu’ils vivent à la télévision reflète une évolution nationale : les ingénieurs perdent du terrain dans les postes de cadres du service public, au détriment de nouveaux venus issus de l’École Nationale d’Administration – et très souvent de la diplomatie. Les deux groupes ont des points communs. Les ingénieurs comme les « énarques » souffrent du pouvoir excessif des « créateurs » et sont convaincus de la nécessité de les encadrer. Mais leurs cultures professionnelles sont radicalement différentes. Dévoués à « la Maison », respectueux de ses personnels, les ingénieurs ont une idée très précise (la plus concrète sûrement) de ce que signifie « le service public » : à la fois la diffusion auprès de l’ensemble des citoyens des mêmes programmes et la production dans le secteur public des émissions, au service d’une exigence de création et de culture qu’ils soutiennent sans la juger. Ils sont donc dans une position intermédiaire entre les réformateurs venus de l’ENA et le personnel de production. Ils parlent « contrôle de gestion » comme les premiers, mais partagent les exigences professionnelles des seconds.

24Le « contrôle de gestion », la nécessité d’une réforme économique de la télévision, tel est le slogan de ces « technocrates » que les autres professionnels dénoncent et dont ils affirment tôt le triomphe. Les « technocrates » pourtant n’ont pas tout gagné. D’abord, ils ne forment pas un corps. En leur sein, on trouve des cadres de la maison, attachés à elle, parfois proches des exigences des ingénieurs. Deuxième groupe, les énarques venus par le haut, des cabinets ministériels. Ces directeurs de la télévision nomment des chefs de service – à nouveau, d’autres énarques. Les « énarques d’en haut » arrivent avec des idées de réformes précises. Ils contestent volontiers la spécificité de la mission de service public. Il s’agit de satisfaire des téléspectateurs consommateurs (pour Claude Contamine). Il faut gérer une entreprise dont les personnels exagèrent les particularités (pour Alain Dangeard). Mais beaucoup évoluent, comme la plupart des dirigeants de la télévision avant eux. Ils sont gagnés par l’esprit maison. Ils se passionnent pour les métiers de télévision. Ils mettent leurs soucis « économiques » au service d’ambitions autres – et se contentent rarement d’appliquer les consignes de mise en ordre ou de mise au pas qu’ils ont reçues. L’exemple le plus net de cette métamorphose est Claude Contamine. Les personnels ont beau crier au loup de l’affairisme, son temps ne viendra que beaucoup plus tard.

25Il reste beaucoup à faire dans l’histoire et la sociologie des professionnels. Les années 1960 sont caractérisées par des groupes solides, structurés, influents. Chacun se définit au carrefour d’une origine sociale, d’une formation, d’un milieu professionnel de référence, d’une pratique, éventuellement d’une organisation. Ainsi le monteur, lié à sa table de montage, syndiqué au SNRT, et pensant, tandis qu’il travaille, aux grands monteurs du cinéma. Tous ces facteurs conditionnent les rencontres, les heurts, les échanges dans une télévision qui apparaît extraordinairement peu perméable aux pressions sociales externes, alors même qu’elle est en état de sujétion politique. Pourtant, en dessous, les préférences, les choix et les modes d’expression des choix des publics poussent et modifient les règles du jeu de ce monde à la fois très public et très privé.

3. CHANGEMENTS SOCIAUX : POUR UNE HISTOIRE DES PUBLICS

26Dans ce travail, nous n’avons pas fait « l’histoire des publics ». Il a été question de la perception du public par les professionnels – ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Revenons sur ces images et ces constructions « des publics », et sur les évolutions sociales et culturelles sous-jacentes. D’abord une précaution de vocabulaire. « Les publics » : le pluriel ici n’est pas qu’une question de forme. Ceux qui parlent « du public » privilégient souvent l’approche statistique et le taux d’audience moyen des émissions. Chiffres importants mais schématiques. Il y a d’autres taux d’audience que les taux moyens : taux d’écoute par quart d’heure, par minute. Il y a d’autres sondages que les taux d’audience : on peut ainsi mesurer des taux d’intérêts ou de satisfaction. Il y a plusieurs groupes au sein « du public ». Il y a d’autres façons que les sondages d’apprécier les jugements que ces groupes portent sur la télévision. Diversité d’appréhensions dont notre époque, juste antérieure au triomphe du sondage, porte la trace. Diversité qui nous invite aussi à entrer plus en avant dans l’histoire de la télévision comme pratique culturelle.

27Dans sa relation avec les publics, la télévision a connu un changement majeur. Aux débuts des années 1960, la légitimité de la télévision est assise sur une reconnaissance de ses qualités « culturelles » par des « publics » influents : la critique, une partie de la classe politique, certains milieux intellectuels. Deux thèmes de réflexion s’entremêlent. D’abord, la télévision ouvre la possibilité d’un art nouveau. Il s’agit donc de démontrer sa spécificité. Trois éléments seront invoqués, successivement ou simultanément : la transmission en direct, la taille de l’écran, les conditions (familiales, intimes) de réception. Le héraut de ces débats est André Frank, le chef du service des dramatiques de 1956 à 1970. Deuxième thème : le petit écran est un instrument de culture : il doit être utilisé de façon délibérée pour « élever » le niveau culturel de la nation, et, qui sait, contribuer à réduire les inégalités en ce domaine. La télévision est ici directe héritière des ambitions de l’éducation populaire dans les années 1950. Un climat optimiste prévaut jusque vers 1965. Il suffit de faire l’échantillonnage des titres des livres et études majeurs. De quoi est-il question quand on parle de télévision ? De « ses promesses » (La Télévision et ses promesses, Brincourt, 1961), d’une « grande chance » (La Grande Chance de la télévision, Cazeneuve et Oulif, 1963), d’une « dramaturgie nouvelle » (André Frank, 1964), de « développement culturel » (Télévision et développement culturel, Michel Crozier, Communications, 1965.

  • 22 René Clair, cité par Les Cahiers de la Télévision, n ° 1, décembre 1962.

28Cet optimisme n’est ni absolu ni universel. La contestation porte d’abord sur la possibilité même d’un « art télévisuel ». Les cinéastes sont les premiers à la rejeter22 . Mais le doute émane aussi des professionnels de la télévision. En 1961, André Labarthe, qui sera un producteur de télévision incontesté pour la série Cinéastes de notre temps (1964-1972) écrit dans La Nef :

  • 23 La Nef, novembre 1961, p. 74-75.

« Le téléspectateur est usager de la télévision comme l’aviateur est l’usager de l’avion. Il consomme l’image comme du pain et du vin. Ce n’est en aucun cas un spectateur, à peine un regardeur… La télévision n’est pas un art du vrai comme du cinéma, mais une technique du réel comme le téléphone »23.

29Dans le recensement des essais consacrés au petit écran, les derniers à poser la question de la spécificité et de l’art télévisuels sont Robert Claude et Jules Gritti, qui ouvrent en 1969 Les Chemins de la télévision par une introduction intitulée : vers un huitième art. Ils sont alors tout à fait isolés.

  • 24 Bernard Berelson, « Le grand débat culturel », article paru en 1961 dans la revue Studies in Publi (...)
  • 25 Pierre Brive, in Yves Angel et al., Connaissance de la télévision, Paris : Éditions du Tambourinai (...)
  • 26 Philippe Raguenau en mars 1964, cité par Christian Brochand, L’Influence des auditeurs et des spec (...)

30Entre-temps, les ambitions de la télévision se sont réduites à la « transmission de la culture ». La France entre dans un débat classique des « mass-média » : « culture » et « divertissement » sont-ils compatibles ? Les arguments en ont été exposés de façon complète aux États-Unis en 196124. Mais c’est beaucoup plus tôt que les responsables des programmes de radio et de télévision ont senti une contradiction entre les missions culturelles qu’ils s’assignaient et les préférences statistiques des (du ?) publics. En France, c’est un producteur de variétés, genre qu’il estime malmené dans une télévision publique insensible aux exigences du « grand public », qui parle – en 1957 ! – de « cultiver sans déchoir »25. L’antinomie sera formulée dans des termes semblables par tous les dirigeants de la télévision publique (et antérieurement sans doute à la radio), qui affirment en même temps la nécessité de la résoudre. Ainsi Philippe Raguenau rappelant en 1964 que la RTF « tente donc de maintenir un juste équilibre entre une certaine promotion culturelle du public et la vocation essentiellement récréative de la radio-télévision ». Ainsi Émile Biasini en 1968 : « Culture ne veut pas dire didactique et ennuyeux et divertissant futile et médiocre »26. En 1965, c’est un sociologue qui reprend en termes sociologiques – et avec des réserves – les propos des directeurs des programmes ; Michel Crozier écrit :

  • 27 Michel Crozier, « Télévision et développement culturel », Communications n ° 7, 1970.

« Entre les apôtres ambitieux d’une politique dirigiste fondée sur la théorie des besoins et les commerçants sceptiques refusant de connaître autre chose que des mesures de satisfaction immédiate, il y a place pour un autre type de raisonnement moins étroitement scientiste et plus dynamique donnant la primauté à l’étude du changement et non pas à la détermination a priori des objectifs ».27

  • 28 Nouvel Observateur, 20.04.66.

31Doutes et contradictions jalonnent la discussion. Dans les titres de publication, les points d’interrogation apparaissent. « La Télévision sert-elle la culture ? », demande la revue Europe en 1965. En 1964, André Diligent sous-titre son essai sur la télévision : « progrès ou décadence ? ». À partir de 1962-63, la presse « d’élite » commence à protester contre la « relégation » des émissions culturelles dans les tranches horaires les plus tardives. S’appuyant sur une enquête du CNRS, les partisans de « la culture par la télévision » affirment que si paysans ou ouvriers ne regardent pas ou peu d’émissions enrichissantes, « ce n’est pas qu’ils souffrent d’une allergie particulière, c’est parce qu’ils sont couchés » à l’heure où sont diffusés les Journaux de voyage ou Terre des arts28.

32Malgré tout, beaucoup jugent qu’un équilibre n’est pas impossible. Les dirigeants de télévision ont peut-être connu un très bref âge d’or qui réconcilia « distraction » et « enrichissement ». Deux genres télévisuels jouent un rôle essentiel : les dramatiques historiques et les magazines d’information. L’exigence du divertissement – récit et mise en spectacle – n’y paraît pas incompatible avec des missions plus nobles. Cinq colonnes à la Une et La Caméra explore le temps doivent être considérées comme les émissions-clefs des années 1960. Les deux genres ont aujourd’hui disparu des heures de grande écoute, alors que les films, les variétés et les jeux, les séries et les feuilletons, n’ont fait que croître et embellir. Encore ces genres ne sont-ils pas tous condamnés par les partisans de la culture dans les années 1960 : le jeu n’est pas envahi par l’argent, le feuilleton public est coloré d’histoire, la variété parfois « de qualité ».

  • 29 Télé 7 Jours, 20.09.66.

33Comment les différentes catégories de spectateurs perçoivent-elles ces débats ? La notion et l’existence d’un équilibre entre « culture » et « divertissement » a-t-elle une signification ailleurs que chez les professionnels ? Notons d’abord que le thème de l’équilibre est repris par un hebdomadaire comme Télé 7 Jours le 20 septembre 1966. Lors de la remise de ses trophées, l’hebdomadaire constate que les trois personnalités les plus acclamées ont été Max-Pol Fouchet (l’homme de la peinture à la télévision), Kiki Caron (sportive vedette des Jeux olympiques) et Steve Mac Queen (alors célébrissime vedette du feuilleton américain Au Nom de la Loi). L’aventure, le sport, la culture, voilà « le dosage magique dont rêvent à la fois les téléspectateurs et ceux qui établissent les programmes »29.

  • 30 Joëlle Périllat, L’Apport culturel de la télévision, INA, Bry-sur-Marne, multigraphié, p. 71.

34Cette époque et ces émissions sont présentes dans la mémoire de spectateurs interrogés dix ans plus tard. Originaires des classes moyennes (cadres moyens, cadres supérieurs, employés), ce petit groupe qui attend un « enrichissement » de la télévision fait volontiers appel « à un âge d’or de la télévision plus particulièrement désigné par une émission : La Caméra explore le temps »30. Tel est le résultat d’une enquête sur « l’apport culturel de la télévision » conduite en 1977.

35Pour connaître les opinions de spectateurs, puisons aussi dans la rubrique « courrier » des journaux de programmes. Malgré le biais social qu’elle comporte (exigence de l’écrit, composition du lectorat, choix des journalistes), de telles lettres nous apprennent beaucoup. La relation avec la télévision y est forte. On dit plus souvent « notre télévision », « notre TV » plutôt que « la télévision ». On est d’une exigence draconienne envers les horaires. On a ses têtes de turc, par exemple Jean-Christophe Averty qui vient en tête des personnalités les plus souvent citées et blâmées. On partage aussi certains soucis des programmateurs. « Les émissions intéressantes passent toujours trop tard », écrit le 29 juin 1963 une lectrice qui a regardé des variétés jusqu’au bout et s’est trouvée trop fatiguée pour suivre un Lectures pour tous programmé à 21h30. Protestation réitérée au long des années. Mais qui coexiste avec une exigence affirmée de plus en plus fort, ainsi quand l’hebdomadaire invite ses lecteurs à s’exprimer sur l’arrivée de la deuxième chaîne. Le 7 septembre 1963, c’est une lettre au ton mille fois entendu : « Je ne suis pas un intellectuel […] j’aimerais me détendre. Alors, où sont les chansonniers, le catch, l’inspecteur Bourrel ? ».

  • 31 Michel Crozier, « Télévision et développement culturel », Communications n ° 7, 1970.

36Ce décalage entre offre et demande se retrouve aussi dans les enquêtes qualitatives. Par exemple l’enquête du CNRS réalisée en collaboration avec le service de la recherche de l’ORTF (évoquée supra) : « Télévision et développement culturel, les réactions d’un public d’ouvriers et de paysans à la télévision ». Les auteurs insistent sur le rôle d’apprentissage de la télévision, mais ils soulignent que « les émissions littéraires et artistiques classiques » viennent en tête des émissions qui « provoquent le retrait ». Que pour les dramatiques, « cinquante pour cent de nos interviewés avouent avoir des difficultés de compréhension souvent ou au moins parfois à l’occasion de telles émissions »31. Ces jugements demandent à être nuancés. Les questions enferment souvent les « enquêtés » dans une problématique qui n’est pas la leur. La « culture » y oscille entre une définition précise mais restrictive (théâtre, musique classique, littérature) et une définition large mais vague (tout ce qui peut provoquer « l’enrichissement »). Au moins donnent-ils lieu à des échanges entre différentes thèses et ne figent-ils pas la situation.

  • 32 Raymond de Becker, cité par Jean Le Duc, Au royaume du son et de l’image, Paris : Hachette, 1965, (...)
  • 33 Joëlle Périllat, op. cit., p. 7.

37Mais peu à peu, le volontarisme culturel perd du terrain. Les sondages d’écoute que la télévision généralise en 1967 sont immédiatement utilisés et cités : comme si la télévision en mal de légitimité se félicitait d’avoir trouvé cette reconnaissance « quasi-démocratique », à défaut de l’appui des intellectuels. Pourtant, deux années auparavant, les sondages pouvaient faire l’objet d’une condamnation totale : « Les sondages n’ont qu’une valeur négative. Ils indiquent les difficultés, les résistances, les pesanteurs que doit vaincre l’élite créatrice. Ce sont les signaux de l’effort qu’il lui faut accomplir »32. Ces « pesanteurs » sont considérables si l’on en croit notre enquête de 1977 qui formule parfaitement un sentiment très tôt exprimé : « Pour bon nombre de spectateurs, l’écoute de la télévision représente précisément l’inverse de la situation scolaire »33.

  • 34 Service des études de marché, « Les téléspectateurs en 1967 », fonds ORTF, INA.

38Ce goût dominant est confirmé par le rapport de 1967 du Service des études de marché de l’ORTF. Nous en retiendrons une étude effectuée lors de la deuxième diffusion des Perses, le 20 décembre 1966, à une heure de grande écoute, sur la première chaîne. Si le taux d’audience est élevé (60 %, ce qui représente une moyenne pour la première chaîne de l’époque), le taux de satisfaction est faible. Les enquêteurs constatent que les personnes de niveau culturel faible ont été dans l’ensemble déroutées par cette émission qu’ils ont classée dans la catégorie « culturelle ou ennuyeuse ». D’où une conclusion qui sera souvent reprise : « Il apparaît clairement qu’il ne suffit pas de diffuser une émission “culturelle” à une heure de grande écoute pour être assuré d’avoir effectivement diffusé de la culture [ sic] dans la masse du public »34 . Les émissions qui passionnent la masse des spectateurs émergent dans les courriers et les articles des journaux de programmes comme dans les sondages que nous avons cités. En 1962-64, Au nom de la Loi et Intervilles suscitent les plus nombreux émois.

39Cette volonté de divertissement commence donc à devenir, à la fin de notre période, un point de repère indispensable dans une institution en permanent déséquilibre (politique, institutionnel, professionnel). Le processus commence bien avant l’arrivée de la publicité. Il est fréquent d’entendre les professionnels de l’époque dire que « publicité » équivaut à « dictature de l’audience ». La chaîne des causalités n’est pas si simple. On reconnaît la place de la publicité parce qu’on reconnaît la souveraineté du consommateur, traduite dans les chiffres de vente. Comme s’il y avait dans notre société une croissante rationalité du suffrage, qui gouverne le profit des entreprises, l’élection des dirigeants politiques, et le choix des émissions de télévision.

40Si beaucoup déplorent les choix majoritaires en matière de télévision, ouvertement ou à mot couverts, si d’autres affirment leur mépris pour ce « grand public » prêt à apprécier des programmes « affligeants », peu cherchent à comprendre. On réduit l’ensemble des comportements culturels à l’écoute d’émissions de télévision que l’on connaît souvent fort mal. L’étude sociale des goûts est pourtant inséparable de l’étude des modes de vie, de l’univers du travail et de l’univers familial dans lequel s’insère la télévision, et qu’elle modifie. Mais la découverte de la répartition statistique des goûts suffit à faire éclater une espèce de scandale sociologique dans la télévision de 1967, scandale qui ne s’est pas éteint.

  • 35 Sophie Brunet, « Help ! », in Pierre Schaeffer, Machines à communiquer, Paris : Seuil, 1970, Tome (...)
  • 36 Pierre Bourdieu, cité par Sophie Brunet, Ibid., p. 257.

41Le problème de la place de la télévision dans la société est posé, avec humour, par le service de la recherche de l’ORTF qui commence alors une enquête baptisée « Help ! ». Issue des milieux les plus intellectuels de la télévision, l’initiative témoigne de leur isolement et du sentiment très fort que la préférence statistique est en train de devenir le critère d’appréciation : « Une nouvelle Providence se découvre, adéquate à l’univers heureux de la consommation : la déesse de l’Offre et de la Demande. Nous ne voulons plus être seuls dans un désert de cinquante millions de spectateurs »35 . Les médiateurs choisissent donc d’interroger « ceux qui savent et qui cherchent ». Que montrer à la télévision, quelles directions prendre ? Certaines réponses découragent l’enquête : « Le principal danger de votre consultation me paraît être en effet que beaucoup de ceux auxquels elle s’adresse, je pense aux spécialistes, ont la chance d’assumer le postulat que la scolastique formulait ainsi : omne bonum est diffusum sui », répond Pierre Bourdieu36. Autrement dit, « toute bonne chose se diffuse d’elle-même ». Pourtant, l’inquiétude de Bourdieu quant à la réception est partagée par d’autres répondants, qui notent que la diffusion de la culture ne va pas sans malentendus pour tout ceux qui n’ont pas l’information préalable. De façon concrète, la plupart proposent des émissions culturelles classiques sur de multiples thèmes.

42Dans ce débat, dans tous les grands débats de la télévision des années 1960, il ne faut pas céder au goût de la dispute si caractéristique de l’époque et opposer des positions tranchées : d’un côté les partisans de la concurrence, des taux d’audience, de la gestion privée, de l’autre ceux de la complémentarité, de la transmission de la culture, et du service public. Entre ces deux camps imaginaires, il y a beaucoup de possibilités intermédiaires, beaucoup de façons de gérer, de produire, et de programmer. Malgré des manichéismes (qui nous guettent encore), la « télévision du Général » est un moment passionnant : elle a offert un riche terrain d’expérimentations. En butte à des difficultés pratiques et politiques considérables, dirigeants et personnels ont proclamé une ambition dans la tempête des polémiques, ces polémiques que la télévision, extraordinaire révélateur des contradictions d’une société et des différences de goût et de culture, indéfiniment réengendre.

Notes

1 Tom Burns, The BBC, Public Institution and Private World, Londres : MacMillan, 1977, p. 20.

2 Cf. Pierre Viansson-Ponte, « Vingt ans d’information politique », La Nef, mai-juillet 1966, p. 34-52.

3 Alain Peyrefitte, Lettre à Télérama n ° 1924, 26.11.86.

4 Cité par Le Figaro, 03.07.70.

5 Yves Guéna, Le Temps des certitudes, Paris : Flammarion, 1982, p. 276.

6 Cité par Alain Peyrefitte, entretien avec l’auteur.

7 Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, Paris : Plon, 1986, janvier 1961-décembre 1963, p. 326.

8 Ibid., p. 369.

9 Charles de Gaulle, « note à Gilbert Peyrol, 29 mai 1964 », Lettres, notes et carnets, Paris : Plon, 1987, janvier 1964-juin 1966, p. 67.

10 Cité par François Cazenave, op. cit., p. 70.

11 Jacques Thibau, op. cit., p. 119.

12 Philippe Raguenau, entretien cité.

13 Jacques-Bernard Dupont, entretien cité.

14 Jacqueline Beaulieu, op. cit., 1984, p. 19.

15 Ibid., p. 114.

16 Jean-Christophe Averty, interviewé dans Sonovision, février 1987.

17 Claude Mercier, entretiens cités.

18 Jean-Jacques de Bresson, entretien cité.

19 Philippe Raguenau, entretien cité.

20 Charles de Gaulle, op. cit., 1986, janvier 1961-décembre 1963, p. 326.

21 Marcel Bluwal, entretien cité.

22 René Clair, cité par Les Cahiers de la Télévision, n ° 1, décembre 1962.

23 La Nef, novembre 1961, p. 74-75.

24 Bernard Berelson, « Le grand débat culturel », article paru en 1961 dans la revue Studies in Public Communication n ° 3, et traduit en français par la revue Études de radio-télévision, Bruxelles, 1962, p. 6-14.

25 Pierre Brive, in Yves Angel et al., Connaissance de la télévision, Paris : Éditions du Tambourinaire, 1957, p. 192.

26 Philippe Raguenau en mars 1964, cité par Christian Brochand, L’Influence des auditeurs et des spectateurs sur la radio et la télévision en France (1922-1984), Paris : Thèse de l’université Paris VII, p. 517. Émile Biasini, cité dans L’Express, 26.04.68. La formule deviendra le pont-aux-ânes des dirigeants de la télévision publique. Pour un florilège de citations, voir mon article, « Television and Cultural Inequalities », in Equality and Inequalities in France, University of Leeds, 1983.

27 Michel Crozier, « Télévision et développement culturel », Communications n ° 7, 1970.

28 Nouvel Observateur, 20.04.66.

29 Télé 7 Jours, 20.09.66.

30 Joëlle Périllat, L’Apport culturel de la télévision, INA, Bry-sur-Marne, multigraphié, p. 71.

31 Michel Crozier, « Télévision et développement culturel », Communications n ° 7, 1970.

32 Raymond de Becker, cité par Jean Le Duc, Au royaume du son et de l’image, Paris : Hachette, 1965, p. 144.

33 Joëlle Périllat, op. cit., p. 7.

34 Service des études de marché, « Les téléspectateurs en 1967 », fonds ORTF, INA.

35 Sophie Brunet, « Help ! », in Pierre Schaeffer, Machines à communiquer, Paris : Seuil, 1970, Tome 1, p. 251.

36 Pierre Bourdieu, cité par Sophie Brunet, Ibid., p. 257.

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