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Fragiles compétences

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Sophie Bretesché
, 
Cathy Krohmer

Optimiser les ressources humaines

Bruno Henriet et Cathy Krohmer

Texte intégral

1Dans les trois organisations que nous avons étudiées, la démarche cherche d’abord à optimiser la gestion des ressources humaines pour s’assurer de l’adaptation des compétences des salariés aux besoins stratégiques de l’entreprise. La démarche est alors un moyen d’atteindre les compétences, en termes de niveau et de contenu, requises par les modèles productifs. Ce type de démarche a été observé dans trois entreprises de la région Pays de la Loire. La première, Fenêtre, est une menuiserie industrielle de 360 salariés spécialisée dans la fabrication des huisseries en PVC, aluminium et plus récemment bois destinées à une clientèle professionnelle. La deuxième, Equip, est un équipementier automobile de 950 salariés appartenant à un grand groupe international. Le site étudié est spécialisé dans les applications du caoutchouc associées au métal. Ses clients sont principalement des entreprises du secteur automobile. Enfin, Silicone est une entreprise de fabrication de circuits imprimés sur des plaques de silicium, elle emploie 257 salariés. Les secteurs d’activité de ses clients sont variés : télécommunications, aérospatial, militaire, médical…

2Les trois caractéristiques principales de ces démarches que nous analyserons dans ce chapitre sont d’abord marquées par les choix stratégiques d’entreprises situées dans des secteurs très concurrentiels. Ensuite, les outils déployés sont fortement formalisés et instrumentalisés. Cette hyper-instrumentalisation [1] vise essentiellement le respect de procédure et traduit, de ce fait, une forte régulation de contrôle [2]. Enfin, si dans ces entreprises nous avons pu observer globalement une adéquation des objectifs de l’entreprise à l’outillage compétence, la question de l’évolution des salariés semble particulièrement problématique.

L’AVANTAGE CONCURRENTIEL : PRODUCTIVITÉ, QUALITÉ ET FLEXIBILITÉ

3Face à un certain nombre de contraintes externes, les directions vont faire des choix stratégiques particuliers tant en termes de positionnement que d’organisation du travail. Ces contraintes ne sont pas tout à fait similaires et n’ont pas toutes la même intensité, mais globalement, nous pouvons tout de même en relever trois particulièrement prégnantes.

4La concurrence plus ou moins exacerbée marque profondément ces trois organisations. Fenêtre est actuellement dans une phase de développement, avec durant quelques années une croissance « à deux chiffres », ce qui l’a amenée à changer de taille, passant de 25 personnes en 1991 à 360 fin 2007. Le secteur de la menuiserie est encore un secteur très atomisé composé d’un grand nombre de petites structures et qui reste régional. Les constructions du sud de la France sont très différentes de celles de l’ouest, ne serait-ce par exemple qu’en termes de matériaux utilisés mais aussi de conception. Ce qui se joue actuellement, c’est le rapprochement et le regroupement de plusieurs entreprises pour devenir demain un acteur majeur sur le marché. La direction de Fenêtre cherche à atteindre une taille critique dans un environnement très concurrentiel pour ne pas rater le virage des années 2010-2012. Elle mise ainsi sur l’accroissement de l’activité qui suppose un doublement en 5 ans du chiffre d’affaires, afin d’être dans les dix premiers sur le marché et de disposer des équipements industriels permettant d’aborder efficacement la prochaine décennie.

5C’est une situation tout à fait différente pour les directions d’Equip et de Silicone. Ces deux entreprises agissent pour leur part sur un marché en déclin et luttent pour leur survie. Depuis la crise des années 1990, qui a affecté les constructeurs automobiles, Equip a connu plusieurs restructurations. Celles-ci avaient principalement pour objectif d’améliorer la compétitivité du site de production. C’est souvent grâce à l’appui du groupe que l’entreprise a pu maintenir son activité et préserver ses effectifs. Mais, depuis 2001, la situation du groupe s’est tendue : les marges dégagées par le secteur de l’aéronautique ne sont plus aussi importantes et la concurrence sur le secteur automobile s’est encore amplifiée. En 2005, plus de 300 emplois sont supprimés suite à la délocalisation en Pologne des ateliers à faible valeur ajoutée. La situation de Silicone est encore plus préoccupante. Le secteur de la production des semi-conducteurs est effectivement un secteur très concurrentiel dont l’essentiel de la production a été délocalisé dans les pays à bas coûts salariaux. L’entreprise a changé de mains à plusieurs reprises et après six plans sociaux, elle était en 2005 proche de la fermeture. La reprise par une nouvelle société, cette même année, est perçue comme un sursis pour cette entreprise présente depuis 1979 dans la région.

6Dans ce contexte très concurrentiel, la qualité du produit et la productivité deviennent alors des exigences de premier ordre. Dans l’entreprise Fenêtre, qui se positionne sur le marché des professionnels de la rénovation et de la construction, ceci se traduit par une fiabilité des produits tout en garantissant la diversité de l’offre. Afin d’améliorer la productivité, les activités de volume ont d’ailleurs été distinguées des activités de « travail à façon ». Chez Equip, compte tenu de la technicité du produit et son utilisation par les constructeurs automobile, la direction s’engage dans une réduction drastique du taux de non qualité. La compétitivité passe désormais par la maîtrise des coûts, de la qualité et des délais. Enfin, pour Silicone, le choix a été fait de garantir une fiabilité totale des circuits imprimés sur des plaques de silicium. En réponse aux demandes de fiabilité et de réactivité de ses clients, l’entreprise cherche à atteindre la production « zéro défaut » de produits bien maîtrisés.

7Enfin, pour des raisons différentes, Equip, Fenêtre et Silicone sont confrontées toutes les trois à une pénurie de main-d’œuvre. Cette pénurie concerne à la fois l’ensemble des salariés disponibles sur le bassin d’emploi et, de façon plus spécifique, le manque de personnes compétentes pour répondre aux qualifications demandées. Dans le cas de Fenêtre, la PME de menuiserie industrielle, cette organisation fait face, à la fois, à un faible taux de chômage sur son bassin d’emploi et à un effectif de menuisiers formés et disponibles très limité. Le bassin d’emploi a connu d’importantes restructurations suite à la fermeture d’activités traditionnelles dans le secteur du textile qui ont conduit à des politiques de reconversion. Actuellement, le taux de chômage est de 4,5 % (chiffres décembre 2007). À cela se combine une désaffection de la population pour des formations de menuisiers. Sur son bassin d’emploi, Equip est le principal employeur et le seul dans le domaine de l’équipement automobile. Comme Fenêtre, elle compose avec un taux de chômage bas, de l’ordre de 5 %. Elle emploie alors principalement des salariés dont la formation d’origine a peu de choses à voir avec l’industrie automobile. Dans le cas de Silicone, la situation est un peu différente, le personnel existe, il a été réduit et il s’agit de tirer partie de l’expérience des salariés maintenus tout en répondant au nouvel enjeu de l’entreprise, être capable de produire sans défaut.

8Face à ces contraintes, les directions ont fortement repensé l’organisation du travail. Celle-ci combine une forte industrialisation et une flexibilité qualitative [3] de sa main-d’œuvre. Après les années de croissance, dont huit à un rythme élevé autour de 15 % par an, deux années de « pause » ont permis à Fenêtre de se remettre en ordre de marche. Il s’agit alors de passer d’une entreprise « artisanale » à une véritable industrie. La structure s’étoffe avec l’apparition d’un certain nombre de fonctions supports comme par exemple une direction logistique industrielle. En 2007, la direction modifie son positionnement produit et distingue alors les activités de volume, des activités de niche. Pour les activités de volume, l’industrialisation va fortement se développer et conduit à une segmentation horizontale importante des tâches. Notons ici que ce mouvement a été aussi fortement encouragé par la difficulté de l’entreprise à recruter de la main-d’œuvre compétente. L’entreprise a alors réduit ses exigences en « simplifiant » et « aménageant » les postes pour attirer une main-d’œuvre disponible. Des postes « d’entrée » ont été créés rendant alors possible le recrutement de main-d’œuvre peu qualifiée. L’industrialisation n’est cependant pas totale. En effet, l’entreprise doit pouvoir s’adapter aux exigences variées de ses clients. Equip, en tant qu’entreprise du secteur automobile, a connu un processus d’industrialisation ancien. L’organisation du travail vise actuellement à enrichir les tâches des opérateurs et c’est ainsi que des unités autonomes de production (UAP) autour d’équipements spécifiques ont été progressivement mises en place. Cela ne s’est pas fait sans difficultés. Enfin, Silicone est sûrement l’entreprise qui a poussé le plus loin la formalisation et la « mise en procédure » de l’activité. Afin de fiabiliser la production des circuits imprimés sur des plaques de silicium, le processus a été fortement informatisé. L’opérateur ne pouvant pas « voir » ce qu’il fait, il se retrouve le pilote de processus informatisés.

9Le travail dans ces organisations est fortement contraint par la technique et l’organisation des tâches qui en résulte. Tous ces changements conduisent à une redéfinition des compétences requises des salariés. Le menuisier autonome capable de réaliser des pièces entières se transforme en opérateur spécialisé et polyvalent sur une série de tâches chez Fenêtre. L’opérateur auparavant spécialisé d’Equip doit désormais être polyvalent et capable de produire selon de nouveaux standards de qualité. Enfin, chez Silicone, l’opérateur qui pilotait un seul équipement complexe et peu fiable est tenu dorénavant de conduire et de contrôler plusieurs équipements extrêmement sophistiqués et ne nécessitant plus un contrôle visuel permanent.

10Ces nouvelles exigences se heurtent alors aux systèmes de gestion des ressources humaines. Certes ces systèmes évoluent parfois à la marge en fonction des recrutements ou des licenciements en spécifiant alors les nouveaux critères sur lesquels repose la relation d’emploi. Mais ceci ne fait qu’accroître le sentiment d’iniquité des salariés. Rapidement, il devient évident qu’il faut « mettre en ordre » le système de gestion des ressources humaines. Les directions se sont alors focalisées sur le critère de la compétence. Celle-ci est proposée pour mieux décrire, évaluer et reconnaître le travail des salariés.

UN SYSTÈME DE GESTION DES HOMMES RATIONALISÉ

11Si les démarches de ces entreprises sont plus ou moins anciennes, il est intéressant de noter que seules celles d’Equip et de Fenêtre ont fortement évolué au cours du temps. Nous le verrons par la suite, la détermination du pilote et le choix d’une caractéristique de la compétence (spécifique ou générique) peuvent expliquer cette différence. Ces démarches sont mises en place à l’origine dans les ateliers de production et concernent en premier lieu les opérateurs. Cette clef d’entrée par les ateliers, nous le verrons, réduira d’autant la possibilité de création d’un marché interne. Elles sont ensuite, fortement instrumentalisées [4, 5, 1] et elles apparaissent comme un outil parmi d’autres, utilisé par les directions pour contrôler les compétences mises en œuvre par les opérateurs. En ce sens, elles peuvent être comparées à des règles de contrôle [2]. En effet, au-delà de la réponse « technocratique » aux demandes des salariés, les projets de démarche compétence sont aussi un moyen de mettre en place des dispositifs qui vont bien plus loin que la simple réponse à des interrogations. Les réponses de l’équipe de direction vont alors se traduire par la mise en place d’outils de gestion pour rationaliser les ressources humaines. Mais cette implication de la direction est plus ou moins importante. Si les directions de Fenêtre et de Silicone soutiennent globalement le projet, le cas d’Equip doit être nuancé. Au fil des restructurations, la direction change et lorsqu’elle ne valorise pas la démarche, celle-ci vivote difficilement.

12La rationalisation du système de gestion des ressources humaines passe dans un premier temps par l’identification des compétences et l’élaboration de référentiel de compétences. Les projets d’identification des référentiels ont été pilotés par les trois responsables des ressources humaines qui restent les acteurs majeurs du processus, plus particulièrement chez Equip et Fenêtre. Les méthodes retenues pour identifier les compétences sont assez éloignées des méthodes participatives privilégiées par d’autres organisations. Si, les syndicats sont a priori intégrés à la démarche et semblent y adhérer, ils ne jouent pour autant pas un rôle moteur dans son déroulement. Ils participent aux réunions d’élaboration, mais leur rôle apparaît limité, il s’agit de donner un avis au titre de la consultation. Les salariés sont quant à eux très rarement sollicités. Chez Equip, les opérateurs sont consultés individuellement lors de l’élaboration du référentiel. Mais le travail de compilation et de choix des compétences retenues et intégrées dans le référentiel reste du domaine de groupe de travail intégrant le service ressources humaines, des directions et les managers de proximité. Chez Fenêtre, l’élaboration s’est réalisée de manière plus centralisée et repose sur les représentations des managers de proximité. Quant à Silicone, la démarche compétence n’a pas été un vecteur de participation des salariés. Ils n’ont été associés, ni à son élaboration, ni aux modalités de son déploiement.

13Dans ces trois entreprises, un comité de pilotage constitué des membres de la direction a été chargé de valider les différentes étapes et points clés du projet. De ce mode de conception, il en découle une attention portée presqu’exclusivement aux compétences requises [4]. Globalement, ces démarches sont principalement mises en place sur un mode déductif : il s’agit de déduire des nouvelles exigences productives, les compétences requises. En effet, les modes de construction des référentiels des compétences traduisent aussi le choix réalisé en matière d’analyse du travail. Cette analyse, qui n’est jamais totalement objective, peut reposer [6] :

  • sur le travail prescrit et dans ce cas on s’intéresse à la compétence requise par l’organisation ;
  • sur le travail réel et ici, ce sont les compétences mobilisées voire détenues qui sont visées.

14Dans les cas étudiés, c’est une logique organisationnelle [7] qui est privilégiée, dans le sens où l’on s’intéresse essentiellement au travail prescrit.

15Au terme de cette identification, les directions signalent aux salariés les compétences qu’ils reconnaissent désormais. Ces nouveaux critères seront utilisés dans les décisions d’affectation, d’évaluation, de formation, de carrière et de rémunération. C’est ainsi que dans les trois cas, la compétence détermine l’affectation des salariés sur des postes de travail. Par exemple, Silicone a ainsi mis en place un système d’habilitation qui certifie la détention des savoir-faire techniques requis pour utiliser un équipement. Les trois entreprises utilisent aussi le critère de la compétence pour évaluer les salariés. Les salariés sont reçus annuellement en entretien par leurs responsables hiérarchiques qui évaluent alors leur niveau de compétences mobilisées au regard des compétences requises. C’est souvent à l’occasion de cet entretien que sont identifiés des besoins de formation [8]. Mais globalement, les choix en matière de formation reposent principalement sur les nouvelles exigences en matière de compétences requises. De façon plus marginale, la démarche est aussi utilisée pour les décisions relatives à la gestion des carrières. Mais ici les décisions concernent essentiellement les niveaux de polyvalence des salariés. Enfin, seule la démarche de Fenêtre intègre la rémunération des compétences des salariés. Au terme de l’entretien professionnel, chaque compétence mobilisée au regard des compétences requises est comptabilisée donnant ainsi un nombre de « points compétence » aux salariés. D’une manière générale, les démarches compétence peuvent être aussi plus ou moins formalisées. Dans ces trois entreprises, elles le sont tout particulièrement. Cette formalisation s’accompagne d’un outillage conséquent : référentiel de compétences, dictionnaire des compétences, support d’entretien professionnel à destination des évalués et des évaluateurs, description des métiers et des compétences, fiches de postes…

16Au-delà de cette instrumentalisation, les caractéristiques des compétences reconnues désormais par les directions sont particulièrement instructives pour mieux caractériser ces démarches. Comme nous l’avons vu, ces démarches visent essentiellement la reconnaissance des compétences requises. Mais quelles sont ces compétences ? Il s’agit essentiellement de savoir-faire technique. Par exemple, les compétences attendues d’un opérateur sur ce poste chez Fenêtre sont les suivantes :

« Utiliser et faire fonctionner les machines de l’atelier, Programmer et déprogrammer l’ensemble des automatismes, Effectuer un réglage moteur (LT/CSI), Effectuer l’ensemble des assemblages et la pose des composants… ».

17Certains comportements professionnels sont bien sûr requis mais ils s’avèrent majoritairement traduire la capacité d’un individu à respecter les règles et les procédures en vigueur dans l’entreprise. Toujours sur ce même poste, il est attendu de l’opérateur de

« Constituer et valider la commande complète et conforme au bon de commande client, Appliquer les procédures d’usinage, Appliquer les consignes de travail… ».

18La polyvalence est aussi reconnue par ces différentes entreprises. Bien évidemment pour être reconnues, ces compétences doivent être réellement utilisées par les opérateurs. La polyvalence de Silicone est gérée par un système d’habilitation d’une durée de 6 mois. Chez Fenêtre, les opérateurs polyvalents sont distingués en termes de niveaux de polyvalence. Ces niveaux étant liés à un nombre requis d’utilisation. Ces critères d’utilisation des compétences posent un certain nombre de problèmes. En effet, les opérateurs dans les organisations étudiées ne sont pas responsables de leur affectation sur les postes de travail. Celle-ci dépend en grande partie des besoins liés à l’activité productive. Ainsi, le salarié ne décide pas de la compétence qu’il va mettre en œuvre et qu’il pourra valider.

19Enfin, dans les entreprises Equip et Fenêtre, la régulation de contrôle se reflète aussi dans la maille choisie pour repérer, évaluer et reconnaître ces compétences. Contrairement au choix de Silicone qui mise sur les compétences génériques, les compétences reconnues dans ces deux organisations sont plutôt spécifiques à des situations de travail. Chez Equip, les compétences requises sont propres à l’UAP à laquelle l’opérateur est affecté. L’outil développé dans l’entreprise Fenêtre, repose pour sa part sur une description très fine et détaillée du travail. À titre d’exemple, le référentiel de compétences compte plus de 60 compétences pour environ 10 emplois-types. Ces emplois-types regroupant des postes de travail dont les situations sont considérées comme similaires (par exemple : l’atelier fermeture compte 3 emplois-types et l’un d’entre eux, « assembleur de volets roulants », regroupe 10 postes).

20En centrant leur analyse sur les compétences requises par les postes ou les situations de travail, ces entreprises mettent au cœur de leur démarche le poste et non l’individu. Elles s’inscrivent ici en décalage par rapport aux logiques compétences analysées par certains auteurs. En sciences de gestion, le recours à la notion de compétence a été souvent présenté comme une nouvelle logique de gestion des ressources humaines [9]. Beaucoup d’auteurs rappellent que la notion de poste est devenue progressivement obsolète face aux nouveaux critères de performance des entreprises et aux évolutions culturelles de notre société. Nous verrons par la suite quelles en sont les conséquences pour les salariés de ces entreprises.

L’OPTIMISATION AU DÉFI DE L’ÉVOLUTION PROFESSIONNELLE

21Comme toutes démarches compétence, celles ici analysées reflètent des choix particuliers opérés par les directions de ces entreprises. Ces derniers traduisent en majorité une logique d’adaptation des ressources humaines aux compétences requises par les évolutions des process de production. Cette logique a plusieurs effets.

22Tout d’abord, les objectifs de ces organisations semblent pour l’instant avoir été atteints. La productivité, le niveau de la qualité et la flexibilité semblent s’être améliorés. Par exemple, la polyvalence a permis aussi de disposer d’une organisation relativement flexible. C’est le choix en tout cas réalisé par Fenêtre qui développe la polyvalence afin de disposer d’une main-d’œuvre disponible sur son site. Ensuite, il est possible de noter une montée en compétence des opérateurs. Par exemple, chez Equip, la démarche a permis aux opérateurs entrés dans l’entreprise sans qualification particulière de développer les compétences requises par l’activité. Chez Fenêtre, en revanche, c’est plutôt un appauvrissement du niveau général des compétences qui est observé. Certes, la mise en place de postes « simplifiés » pour intégrer des salariés peu qualifiés a permis d’élargir le vivier de candidat, mais dans le même temps, les salariés présents depuis plusieurs années voient leurs compétences s’appauvrir. L’entreprise étant récemment passée d’un mode de production artisanal, supposant de la part des opérateurs la maîtrise d’un métier exercé dans une relative autonomie, à un mode de production plus industriel caractérisé par une tâche parcellisée et des opérations contrôlées, le niveau requis de compétence est alors moins élevé que celui détenu par certains salariés.

23Ces démarches pêchent aussi par leur difficulté à offrir des perspectives d’évolution à leurs salariés. Les parcours de mobilité et les perspectives d’évolution ne sont pas clairement identifiés dans ces entreprises. Il y a une sorte d’incohérence entre un discours sur la progression des compétences individuelles et l’absence de visibilité sur les évolutions possibles qui permettraient de confirmer ces progrès. La continuité au sein d’un métier ayant disparu, la seule issue pour ceux qui progressent… est de quitter leur métier. La démarche compétence, parce qu’elle reste en grande majorité cantonnée aux ateliers de production, ne permet pas la constitution d’un marché interne. Il est dès lors très difficile de construire des parcours au sein de l’entreprise toute entière. Certes, la mise en place de la polyvalence peut créer de la variété. Mais plusieurs limites sont pointées dans les cas. Les opérateurs pour développer leur polyvalence sont tributaires des besoins du process de production. La compétence devant être utilisée régulièrement pour être reconnue, beaucoup perdent cette polyvalence, ce qui est pour eux difficilement compréhensible. Les démarches compétence telles qu’elles ont été pensées et selon leur évolution, ne permettent pas de prendre en considération les compétences détenues par les salariés. Par exemple, dans le cas de Fenêtre, si un opérateur mobilise des compétences requises sur un autre poste que celui qu’il occupe actuellement, ces dernières ne sont tout simplement pas prises en compte dans l’évaluation. Aucun outil ne permet le repérage des compétences détenues ou potentielles, seules sont reconnues les compétences requises. La compétence n’est pas portée par les individus mais est attachée à un poste de travail.

24Dans les entreprises étudiées, parce que le poste de travail reste la référence, la compétence évolue quand le poste change. Cette assertion trouve une illustration particulièrement marquante dans le cas de Fenêtre. Tout changement de situation de travail implique une nouvelle description des compétences requises et une obsolescence des compétences antérieurement mobilisées par l’opérateur. Le référentiel de compétences dans cette entreprise a ainsi évolué presque chaque année depuis sa création. Ces démarches ne rendent pas compte de l’apprentissage et en ce sens ne le favorisent pas. L’apprentissage suppose aussi de cumuler un certain nombre de savoirs et savoir-faire. En n’identifiant pas les parcours professionnels des salariés, ces entreprises n’envisagent pas l’évolution et le caractère cumulatif propre à l’apprentissage d’un métier. De plus, en développant un imaginaire sur le caractère éphémère de ces compétences, les directions n’encouragent pas forcément ces salariés à penser au développement de leur carrière. Fragiles compétences ! Et au-delà des perspectives internes qui ne sont à présent pas clairement identifiées, peu de perspectives externes s’offrent aux salariés de ces entreprises. En premier lieu, parce qu’elles conçoivent des systèmes de qualification maison, elles ne développent pas forcément l’employabilité [10] de leurs salariés. Ces compétences, fortement marquées par les situations de travail, ne peuvent pas être facilement développées dans d’autres entreprises. En second lieu, parce que pour au moins deux de ces entreprises, peu d’employeurs existent sur le territoire français. Ce qui limite d’autant plus les mobilités externes de ces salariés.

25Appartenant à des secteurs différents, les trois entreprises que nous avons regroupées dans cette deuxième « figure » ont en commun un souci de rationalisation et ont introduit les démarches compétence dans cet esprit. Face à des contraintes fortes, ces entreprises qui agissent dans un environnement concurrentiel important ont fait le choix d’adopter des démarches renforçant la prescription. Ces prescriptions portent sur le respect des procédures, sur la mise en œuvre de compétences techniques requises par les équipements productifs et sur le développement de la polyvalence. Mais si cette attention aux compétences requises a permis d’atteindre les objectifs de productivité et de qualité des directions, elle laisse le salarié enfermé dans son poste et lui offre très peu de perspectives d’évolutions tant en interne qu’en externe.

Bibliographie

[1] Detchessahar M. & Journé B., (2007), « Une approche narrative des outils de gestion », Revue Française de Gestion, n°174, pp.77-92.

[2) Reynaud J.-D., (1997), Les règles du jeu – L'action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 3ème édition.

[3] Everaere C., (1999), « Emploi, travail et efficacité de l’entreprise : les effets pervers de la flexibilité quantitative », Revue Française de Gestion, Juin-Juillet-Août,.

[4] Retour D., (2005), « Le DRH de demain face au dossier compétence », Management et Avenir, n°4, 2005.

[5] Defélix C., Retour D. et Dietrich A., (septembre 2007), « Outils et modèles de la gestion des compétences en France : bilan et défis pour les années 2000 », XVIII Congrès de l'AGRH, Fribourg,.

[6] Aubret J., Gilbert P., Pigeyre F., (2005) Management des compétences – Réalisations concepts analyses, Paris : Éditions Dunod, 2ème édition.

[7] Defélix, C., (2003) « Ce que gérer les compétences veut dire », in A.M. Guenette, M. Rossi et J.C. Sardas éd., Compétences et connaissances dans les organisations, SEES et Revue Economique et Sociale, p. 121-128.

[8] Henriet B. (1985), « Nouvelles technologies et formation dans l’entreprise : pour une démarche participative », Revue Française de Gestion, n°51, mars-avril-mai, pp.49-56.

[9] Gilbert P., (1994) « La gestion des compétences : du discours à la construction de nouvelles pratiques sociales », dans Pignol-Jacquet C. (dir.), Analyses et controverses en gestion des ressources humaines, Paris : l’Harmattan, pp. 213-230.

[10] Gazier B., (2006) «L’employabilité », dans Allouche J. (coord.), Encyclopédie des Ressources Humaines, 2ème édition, Paris : Vuibert, p.350-357.

Auteurs

Bruno Henriet est Professeur des Universités, Doyen honoraire de la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de Nantes, il est responsable du Pôle gestion et management au sein de l’IEMNIAE. Diplômé de l'IEP de Paris, docteur en sciences économiques, il est spécialisé en gestion des ressources humaines, domaine dans lequel il a publié de nombreux ouvrages. Il enseigne à l'École des Mines de Nantes le management et les politiques sociales.

Cathy Krohmer est maître de conférences en Sciences de Gestion au sein de l’IEMNIAE de l’Université de Nantes et membre du Laboratoire d’Économie et de Management de Nantes Atlantique (LEMNA - EA 3 261). Ses travaux portent sur le management des compétences individuelles et collectives.

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