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Fragiles compétences

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Sophie Bretesché
, 
Cathy Krohmer

« Re »-qualifier le travail

Sophie Bretesché, Sarah Ghaffari et Anne-France Kogan

Texte intégral

1Comment des démarches compétence participent-elles à requalifier le travail ?

2Pour répondre à cette question, nous nous appuierons sur deux organisations différentes des Pays de la Loire : la première, Modeluxe, est une PME de textile habillement implantée dans une petite commune rurale de 11 000 habitants, la seconde, Logemer est un office public d’habitat créé en 1924 dans une ville industrielle. À partir de ces deux exemples, nous montrerons comment les démarches compétence participent à redéfinir la qualité du travail et dans une plus large mesure, la nature de l’accord établi entre la direction et les salariés de l’entreprise. Les deux démarches présentent en effet la caractéristique d’accompagner un changement de modèle productif mis en œuvre pour pouvoir adapter en permanence l’offre aux demandes des clients qui deviennent l’objet de toutes les attentions : les comprendre, les fidéliser, les satisfaire est une source de compétitivité dans un contexte de plus en plus incertain. Faire face à cette intrusion symbolique ou réelle du client dans l’organisation conduit les directions à revoir la régulation du travail des salariés et donc les critères d’évaluation du travail. Le déploiement d’un nouvel outil d’évaluation des compétences renouvelle alors le lien entre « les » qualités dédiées des produits et celle du travail. Toutefois les modalités de jugement, construites spécifiquement dans chaque entreprise, ne garantissent plus la reconnaissance de ces compétences sur le marché du travail externe : l’échange salarial s’avère à ce titre bridé par l’absence de négociation collective.

PRÉGNANCE DU CLIENT ET DE LA QUALITÉ DÉDIÉE

3Jusqu’à la fin des années 1980, les entreprises sont plutôt organisées selon un modèle de production industriel caractérisé par un produit standard, générique et disposant d’un marché étendu dans l’espace fixé par les anticipations des consommateurs à son égard .

4Dans l’habillement, l’absence de spécialisation de la production est renforcée par la transformation des pratiques de consommation avec l’arrivée des grandes surfaces puis des marques. Pour réaliser des économies d’échelle, de grandes unités se mettent en place afin de satisfaire les commandes des distributeurs. La concurrence entre les firmes, dans le cadre d’une production standard, se fait alors sur le prix : c’est lui qui fixe la qualité du produit. Dans le même temps, les marques de prêt-à-porter se lancent dans la sous-traitance de capacité et organisent leur réseau de PME. Or, la montée en puissance des enseignes de distribution au cours des trente dernières années, a accru le déséquilibre dans les relations distributeurs/producteurs au profit des premiers. Cela a favorisé l’émergence de stratégies de développement de partenariats verticaux entre les distributeurs et les fournisseurs au détriment des liens plus horizontaux et anciens. Fragilisés, les producteurs ont vu, pour la plupart, leur dépendance vis-à-vis de quelques distributeurs s'accroître alors même que l'arrivée de partenaires étrangers remettait en cause la notion de fidélité chez ces derniers [1]. Modeluxe suit le mouvement et fabrique pour différentes marques qui, en parallèle, font aussi appel à des ateliers extérieurs sous-traitants. De la même manière, l’entreprise n'échappe pas à l’amplification de la relation de sous-traitance. De 1980 à 1988, son taux d’activité de sous-traitance passe ainsi de 20 à 100 %.

  • 1 En production textile d’abord et dans l’habillement ensuite, les effectifs sont divisés par cinq e (...)

5Or, lorsque les distributeurs, au nom de la concurrence qui n’est appréhendée que par les prix, décentralisent leur production vers des régions caractérisées par de bas salaires, les sous-traitants se voient privés de leurs commandes et condamnés pour survivre à redéfinir les dispositifs par lesquels ils peuvent se différencier. C’est donc le monde de production dans lequel ils s’inscrivent qui est transformé. L’inscription quasi totale de la filière dans la libéralisation des marchés mondiaux [2] a progressivement conduit à la disparition des grandes unités au profit des PME qui endossent alors un rôle emblématique dans la filière. La chute des effectifs de la filière en France témoigne de cette restructuration1.

6Du côté de Logemer, l’organisme naît sous le statut d’office HBM pour ensuite devenir, office public HLM (OPHLM). D’initiative publique, il a pour mission de percevoir les loyers, de gérer les impayés et dans certains cas de rénover les appartements, mais aussi et surtout de distribuer des logements en fonction de critères définis par ses ministères de tutelle. Jusque dans les années 1970, l’office HLM accompagne l’industrialisation croissante des villes et la nécessaire reconstruction de logements d’après-guerre. Dans la situation de pénurie de logements qui est celle de la France, les usagers sont alors les destinataires d’une offre standardisée de service. Comme le signale Gilles Jeannot, l’offre précède l’usager : la personne destinataire du service devant se couler dans les usages pré-formatés par la bureaucratie technocratique [3]. La logique est alors bien une logique d’offre indifférenciée destinée à l’ensemble de la population. Le cadre bureaucratique organisé autour du statut et de l’impersonnalité de la règle fournit aux salariés un espace de stabilité. L’activité du bailleur s’inscrit dans une gestion à la fois très technique, symbolisée par l’existence d’une régie de travaux et une gestion administrative de dossiers organisée selon la modalité de la « file d’attente ». Or, à partir des années 1990, cette logique est largement remise en cause par les mutations affectant le service public. Le mode de gestion des services s’oriente vers une logique de prestation à destination d’un client.

7Du côté de la filière habillement, certains vont alors opter, dans les années quatre-vingt, pour une spécialisation de service. Ils se réorganisent alors sur une base élargie liée à une délocalisation de l'essentiel de la production, au profit d'un repositionnement sur des capacités de gestion, de suivi, de logistique et de contrôle qualité des produits et des capacités à fédérer et contrôler divers acteurs (y compris hors du territoire). D’autres vont préférer un positionnement d’entreprises prestataires de services capables de seconder les grandes marques dans une partie ou la totalité des activités spécifiques [2]. C’est le cas de Modeluxe. La direction veut effectivement convaincre les clients potentiels que l'entreprise est une organisation réactive, dynamique et capable de mettre les moyens pour répondre à n'importe quelle demande spécifique. Mais cette évolution va nécessiter un profond changement de cap pour l'entreprise avec notamment, comme nous allons le voir, d’importantes restructurations organisationnelles. En effet, le changement d’orientation nécessite la recherche d’un nouveau compromis entre une logique industrielle, fondée sur la standardisation et la production de masse et ce que Salais et Storper appellent une « logique de production marchande ». Autrement dit, les produits sont bien fabriqués selon une convention de standardisation mais pour répondre à une demande particulière du client [1] tout en satisfaisant les conditions de délais et de prix. Or, dans le même temps, sans aller jusqu’au produit unique, les séries se raccourcissent (jusqu’à une dizaine de produits dans certains cas). Chaque série dépendant des inspirations créatrices des couturiers, il reste difficile de créer des repères stabilisés des attendus du client. Cela génère une forte incertitude sur la qualité qui va devenir l’objet central des discussions internes mais avec une référence de plus en plus fréquente aux clients. C’est en partie (mais pas seulement) l’expérience commune entre le producteur et le client qui permet à la relation de se nouer.

8L’objectif est alors de convaincre des clients devenus plus rares que leur choix est le bon et donc de les fidéliser pour se garantir une activité. Cette orientation peut, par exemple, s’incarner dans les démarches qualité et, les certifications associées qui se diffusent dans les industries, ne sont finalement que des signaux donnés au client pour réduire l’incertitude sur le marché. C’est non seulement se mettre au format de la comparaison internationale mais aussi chercher le meilleur classement selon ces nouveaux critères. Toutefois, cette incursion du client ne se limite pas aux entreprises industrielles et se diffuse aux services et notamment aux secteurs relevant de missions de service public, comme en témoignent les circulaires du 23 février et 26 juillet 1989 et leur renforcement par le décret du 13 septembre 1995. Différents facteurs conduisent au renouvellement du modèle de production des services publics, dans lesquels nous pouvons inclure le bailleur social qu’est Logemer. Parmi ces éléments, nous pouvons notamment citer la diversification de la demande.

9Désormais, « l’usager client » est susceptible d’acheter le service sur un marché où il a, théoriquement, un choix. Par ce choix, il peut porter de nouvelles exigences de service, de qualité, de satisfaction de la diversité de ses besoins et aspirations et donc orienter la définition de l'offre de service. Le principe d'égalité n'est pas synonyme d'uniformité, mais de réponse sur mesure à des besoins différenciés et se différenciant. À Logemer, le directeur arrivé en 2000 s’attache ainsi à renverser l’équation productive qui consistait à fournir un service comme un logement « standard » pour développer une prestation fondée sur l’usage qu’en fait le locataire. Ce passage d’une logique d’offre standardisée à une logique plus personnalisée reflète un changement de conception du service.

10Dans les deux cas, la qualité du produit va donc être fonction d’un acteur extérieur à la production et sur un compromis « négocié localement », entreprise par entreprise pour gérer une incertitude croissante. Dès lors, cette redéfinition de la qualité du produit peut faire l’objet d’interprétations différentes selon la plus ou moins grande proximité du client dans le processus, comme le montrent nos deux exemples. À Modeluxe, le client formel devient le prescripteur qui impose sa vision de la qualité du produit. Pour les opératrices, la représentation du client devient aussi une référence à l’aune de laquelle leur travail peut être valorisé.

  • 2 Partiel car l’arrivée d’un modèle ne fait pas forcément disparaître celui qui le précède. De fait, (...)

11C’est aussi la qualité du client qui fait la qualité du travail. Une maison de couture renommée dans le monde du luxe sera un client jugé plus exigeant et nécessitant un travail plus dédié et plus soigné que des marques de rang moindre. Dans ce cas, la référence au client reste une référence extérieure. À l’inverse dans le cas de Logemer, l’usager, devenu client à satisfaire, participe à la production du service car c’est à lui d’exprimer ses attentes directement aux salariés de l’agence dont il dépend. Les personnels peuvent donc, au fur et à mesure de leur interaction avec les locataires, se forger une vision concrète du client ou d’un ensemble de clients. L’évaluation de la relation se fait en direct et s’exprime de manière quasi immédiate. Dans les deux cas, nous voyons que les changements de registre induisent un déclassement, au moins partiel2, des principes d’organisation du modèle de production industriel et de la convention de travail associé.

12Monde marchand et monde interpersonnel s’entremêlent donc dans cette transformation qui conduit à la redéfinition d’une pluralité de dispositifs et notamment ceux qui supportent les conventions du travail. Comment intégrer l’adaptation permanente à la demande du client ? Comment intégrer la flexibilité jugée nécessaire aux respects des délais ?

JUGER LA QUALITÉ DU TRAVAIL

13Dans les entreprises, des ressources importantes sont consacrées à la question de l’évaluation du travail tant il est vrai que c’est le travail qui donne sa valeur première aux produits. Le cas de Modeluxe est à ce titre tout à fait explicite : c’est parce que la direction cherche à donner une plus-value aux biens produits, en termes de qualité notamment, que la question de l’évaluation du travail se trouve posée en des termes différents et qu’un nouveau compromis sur le « bon » travail est à construire. Mais le travail n’étant pas dissociable de la personne qui le réalise, cette évaluation du travail devient vite une évaluation des travailleurs. L’absence d’accès direct à la compétence et donc l’incertitude pesant sur sa qualification est la conséquence de son caractère « social » [4, 8]. L’approche développée par F. Eymard-Duvernay & E. Marchal [9] pour analyser les recrutements nous est alors apparue particulièrement féconde. En effet, les auteurs montrent que le langage des compétences ne relevant pas que d’une seule échelle de mesure, pour ordonner et sélectionner les candidats, le choix des registres mobilisés par le recruteur (diplômes, aptitudes, réseaux de connaissances ou feeling) peut conduire à des jugements différents et à une valorisation spécifique des candidats. Le cas de Modeluxe est exemplaire en ce sens que des personnes, valorisées dans leur travail via des primes vont voir leur qualité de bonne salariée remise en cause dès lors que l’organisation du travail va changer.

14Une même personne va donc se voir soumise à deux modalités de jugements selon les critères retenus. Ainsi, la rapidité d’exécution cesse d’être un attribut de la qualité dans le discours de la direction, mais l’est encore pour les opératrices. Autrement dit, les conventions de compétence ne permettent pas seulement de mesurer la qualité supposée de l’évalué (salarié ou candidat), elles définissent aussi les modèles de jugement dans lesquels vont se faire les évaluations. La compétence se construit dans l'interaction selon les registres d'action mobilisés. La compétence n’est donc pas une donnée substantielle propre à l’individu mobilisable à l’identique en tout lieu et en tout temps [4, 5, 9], elle fait l’objet d’interprétation.

15Dès lors, on peut appréhender le recours à des dispositifs collectifs (les valeurs, les systèmes de relations professionnelles, les règles, les réseaux mais aussi les guides, les référentiels) comme un cadre d’action qui, matérialisant une forme de généralité commune, équipe l’interaction entre l’évaluateur et l’évalué. Se mettre d’accord sur l’interprétation de cette convention est une manière d’éviter que l’évaluation ne soit considérée comme injuste ou inéquitable. Les dispositifs sont donc des processus dynamiques [6, 7] qui subissent en partie les contraintes de l’environnement dans lequel ils s’inscrivent.

16Cette logique conventionnelle se trouve particulièrement mise en avant dans les situations de transitions liées aux redéfinitions du modèle de production des organisations au moment où les repères sont en voie de construction. Désormais, c’est dans ou par l’entreprise que se construit et s’évalue la « valeur » du salarié. Pour construire cette nouvelle manière de regarder le travail, les employeurs, souvent accompagnés par des consultants spécialisés, mettent en place et diffusent des dispositifs d’évaluation des personnels matérialisés, d’une part dans des référentiels compétence, et d’autre part dans des entretiens d’évaluation réguliers qui mettent à l’épreuve le guide des compétences [10]. Ces outils matérialisant les réflexions menées par l’employeur, le consultant, voire les cadres de proximité (considérés à la fois comme les plus aptes à décrire le travail et comme les futurs évaluateurs des exécutants) rendent publiques les nouvelles prescriptions du travail. L’observation des référentiels permet d’identifier plusieurs catégories, correspondant à différents registres de justification. Ainsi, à Modeluxe, ce sont la technicité, la responsabilité vis-à-vis du travail, l’autonomie et l’initiative, les connaissances et enfin les relations. Du côté de Logemer, les éléments mis en avant peuvent être mis en parallèle de ceux de Modeluxe, notamment les connaissances professionnelles, l’honneur du travail bien fait, la qualité et la fiabilité du travail, l’efficacité, le respect du client. Dans les deux cas, les relations avec le client apparaissent bien comme essentielles puisqu’elles font l’objet d’une spécification à part entière. De même, l’investissement dans le travail est mesuré que ce soit de manière explicite ou dans « l’honneur du travail bien fait ». Chaque catégorie fait ensuite l'objet d'une objectivation particulière dont l'ensemble donne corps à des critères d'identification propre à qualifier la qualité du salarié.

17La formalisation est codifiée et stabilisée dans un script – la grille d’évaluation des compétences – qui remplit deux rôles. Tout d’abord, elle ordonne les différents critères retenus [11] et rend possible le renouvellement des principes de hiérarchisation dans l’organisation comme on peut le voir aussi bien chez Modeluxe qu’à Logemer. Les grilles ainsi construites autorisent, en effet, les évaluateurs à une forme de détachement pour apprécier objectivement les situations personnelles des évalués et, par là, à justifier que leurs choix s’établissent en toute légitimité. Ensuite, elles guident les évaluateurs dans leur appréciation de l’interlocuteur en proposant des points d'appui pour la différenciation à venir entre les salariés. Enfin, elles présentent une argumentation construite durcissant ce qu'est la qualité du salarié.

18En tant qu'objet intervenant dans l’évaluation, la mise en ordre écrite du processus de qualification permet donc en situation normale de décharger les personnes d'une partie du travail de l'évaluation. Il offre une prise aux membres de l’encadrement qui peuvent ainsi porter un premier jugement sur les salariés [12]. L’évaluation et les critères qui l’appuient ne se bornent pas à révéler une qualité, ils contribuent à la faire. En d’autres termes, l’outil choisi a un effet performatif. Il nous semble alors que les choix qui ont été faits donnent à voir des représentations différenciées du rapport entre individuel et collectif. La première, à l’œuvre chez Modeluxe, rend visible une grille générique où toutes les salariées sont soumises au même principe d’évaluation, ce qui rend invisible les différences de spécialisation : piqueuse, repasseuse, finisseuse ou coupeuse avec toutes les difficultés et réticences que cela va générer. De l’autre côté, à Logemer, le passage au statut d’OPCA fait cohabiter des salariés de droit privé et des fonctionnaires, la logique est donc d’intégrer ces deux statuts dans les mêmes logiques métiers autour de l’idée de « Gérer la façon dont les locataires s’approprient l’espace, vivent ensemble, cohabitent » et de rendre visible ce nouvel attendu. L’homogénéisation des statuts se fait autour de grands métiers qui vont être discutés collectivement entre fonctionnaires et salariés.

UN ÉCHANGE SALARIAL BRIDÉ

19Si l’outil compétence participe à « mettre en scène le travail » au travers du type de jugement qu’il génère, il s’inscrit par ailleurs dans un échange salarial qui s’avère bridé au regard des faibles enjeux qu’il recouvre pour les salariés. Cet élément requiert d’être replacé dans deux dimensions qui qualifient cet échange : la dynamique d’apprentissage professionnel issue de nouveaux modes productifs, et leurs modalités de reconnaissance par l’entreprise et le secteur professionnel de référence.

  • 3 Ici, nous pensons autant à l’intermédiation réalisée par la maîtrise qu’à celle contingente aux ma (...)

20Un premier ressort de la dynamique d’apprentissage porte sur les contextes et les situations de travail qui déterminent la façon dont les salariés vont pouvoir faire la preuve de leurs compétences. Par exemple, dans l’habillement, la complexité mais surtout la marque du produit confié ont pour effet de caractériser fortement la valeur tacite attribuée au groupe de production. Dans l’habitat, la rotation d’une agence à l’autre contribue à la constitution d’un savoir professionnel fondé sur la multiplicité des cas rencontrés. Dans un cas comme dans l’autre, l’adaptation en continu des équipes aux exigences des clients – qu’il s’agisse de maîtriser une complexité croissante d’un produit ou de satisfaire la requête d’un locataire – concourt à mettre le salarié en situation de faire la preuve de sa performance dans des contextes incertains. En d’autres termes, la compétence se joue et se rejoue en fonction des situations et, à ce titre, s’avère, pour le salarié, extrêmement volatile car dépendante d’une demande flexible et dédiée. Mais, dans le même temps, cette confrontation au client, qu’elle soit médiée comme à Modeluxe3 ou directe comme dans le cas Logemer initie un intérêt renouvelé pour le travail réalisé et fournit un espace d’identification partagé. Le « travail bien fait » et ce qui relève de la « conscience professionnelle » sont mobilisés pour traduire ce souci de fournir un service ou un produit de qualité. D’une certaine façon, cette mise en relation du salarié avec les exigences du client opère comme une validation quasi immédiate du travail réalisé mais elle introduit également une prise de risque importante. Face à un produit particulièrement complexe ou un quartier difficile, la mise en œuvre des compétences peut s’avérer plus délicate et fragile.

21Un deuxième ressort de la dynamique est lié au type d’échange qui s’instaure entre l’encadré et l’encadrement. Le dialogue engagé autour de l’évaluation des compétences introduit un processus de négociation entre ce qui relève du prescrit et du travail réalisé. L’entretien vient, à Modeluxe comme à Logemer, valider la capacité du salarié à réaliser une mission en autonomie et selon une prescription en partie définie par la contrainte de marché. Cette dimension se joue dans un cadre interpersonnel dont l’enjeu porte, pour les deux parties en présence, sur la construction d’un compromis autour des conditions de réalisation de la mission et du produit dédié. Si le référentiel d’évaluation constitue d’une certaine façon le prétexte à l’établissement de ce dialogue, ce qui s’échange entre l’encadrant et l’encadré porte davantage sur l’allocation de ressources et de moyens que sur l’évaluation en tant que telle. Par exemple, dans l’habitat social, la description des rôles professionnels donne peu de marge au management pour distinguer un agent d’un autre et ce qui se négocie au travers de l’échange porte davantage sur l’affectation des sites que sur l’évaluation stricto sensu. Dans l’habillement, la distribution de l’activité par la hiérarchie et le choix du groupe de production en fonction de la notoriété de la marque représentent l’élément de reconnaissance significatif pour les opératrices. Car à terme, l’outil d’évaluation, de par son caractère statique, s’avère inefficace pour apprécier l’évolution et les apprentissages des salariés et ce sont les conditions de la production et non l’appréciation individuelle qui constituent le véritable enjeu. En effet, ce qui se joue porte sur la recherche d’une distribution équitable de l’activité au regard des formes de coopération mises en œuvre par les groupes de production.

22Le troisième ressort est lié à la dimension collective ou interpersonnelle du travail réalisé. Les nouvelles organisations de travail introduites à Logemer comme chez Modeluxe reconfigurent le processus de production dans une dimension plus collective. Si la démarche compétence introduit une nouvelle qualification (opératrices du flou pour Modeluxe) ou de nouveaux métiers (gérant, responsable de secteur pour Logemer), c’est la constitution de groupes de production qui apparaît opératoire en termes d’expérience du travail. Ainsi, dans les deux cas se dessinent des « communautés productives » dont l’unité repose à la fois sur le partage d’un même client, et sur la confrontation aux mêmes formes d’apprentissage permanent. Ces groupes situés défendent par exemple des pratiques professionnelles construites pour l’essentiel dans l’expérience des nouveaux produits. À Logemer, les groupes métiers font référence car ils partagent un rôle professionnel prescrit à partir d’un référentiel et qu’ils échangent régulièrement autour de l’évolution des outils de gestion ; chez Modeluxe, la coopération dans les groupes autonomes s’appuie sur un ensemble de critères partagés : le respect du rendement, la transmission du savoir-faire et le contrôle mutuel du travail. Ces organisations de travail collectives fournissent un nouvel espace professionnel aux salariés [13, 14]. L’ajustement avec les collègues, les échanges, la responsabilité collective sur le produit fini font partie des pratiques partagées par les groupes de production. En échange de cette nouvelle forme d’engagement, le salarié, au travers de l’évaluation individuelle, reçoit l’attestation de son « employabilité » dans l’entreprise qui lui signifie sa capacité à être autonome face à une demande du marché.

23De surcroît, l’articulation de l’évaluation individuelle avec le développement d’un travail en équipe participe à encourager ce que Daniel Cohen appelle les « appariements sélectifs », c’est-à-dire une différenciation accrue des collectifs de travail [15]. À Modeluxe, l’accès aux marques met en concurrence les différents groupes car c’est en définitive cette marque associée au modèle qui fonde la valeur de l’évaluation. Chez Logemer, la gestion de site opérée en petites équipes projet permet de distinguer le gérant du responsable de secteur et d’accéder à un niveau supérieur. Pour ces petits collectifs que l’on peut rapprocher de ceux décrits par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur « cité par projet », l’association des meilleurs conduit à hiérarchiser tacitement les équipes et les individus à partir du produit ou du projet qu’on leur assigne [16].

24Par ailleurs, si l’entreprise offre et certifie en interne de nouvelles compétences liées, cette démarche se révèle fragilisée par des contextes fluctuants et par l’absence de négociation collective clairement instituée autour de la rémunération et de la garantie de mobilité professionnelle. En effet, la définition des compétences présente des caractéristiques liées à l’entreprise dans laquelle elle s’exerce et par conséquent, elle ne peut se transposer d’une entreprise à une autre. C’est, en l’occurrence, l’évaluation mise en œuvre dans l’entreprise par l’intermédiaire de la hiérarchie qui participe de la validité de la compétence et celle-ci s’avère très dépendante du produit et de l’organisation. La compétence reste en définitive « aux mains » de son prescripteur et d’une certaine façon, ce sont des compétences d’entreprise qui se dessinent dans l’habitat social et l’habillement. En effet, si le salarié est invité à endosser un nouveau rôle professionnel en lien avec les exigences du marché, celui-ci en retour n’obtient pas la garantie qu’il pourra monnayer ses compétences à l’extérieur de l’entreprise qui la certifie. Par exemple, dans l’habitat social, les responsables de secteur qui ont connu un parcours maison, sans diplôme correspondant au cadre d’emploi qu’ils occupent, font la douloureuse expérience de ne pas pouvoir faire valoir leurs compétences dans le secteur professionnel de référence. Dans l’habillement, la nouvelle dénomination, « opératrices du flou » assignée aux anciennes mécaniciennes, si elle reste très générique, n’a pas d’existence légale au niveau des conventions collectives. Dans les deux cas, ce qui est proposé aux salariés au travers des démarches compétence est, en somme, une « qualification interne » sans équivalence sur le marché externe. Ce projet s’appuie pour partie sur l’usage du vocable « métier », censé traduire la transformation du contenu du travail et le recentrage de l’entreprise sur des activités orientées client. Celui-ci traduit pour l’essentiel du point de vue de l’entreprise des « capacités techniques de travail individuelles » [17] associées à un ajustement en continu des groupes de production aux exigences client. Ainsi, « le métier » traduit dans les faits la mission temporaire confiée au salarié dans les conditions situées de la production. Il atteste d’un « état » [18] à un moment donné sans pour autant conférer au travail une identité de métier au sens que lui donne Renaud Sainsaulieu, c’est-à-dire « un processus relationnel d’investissement de soi » [19].

25Par ailleurs, les critères qui définissent la compétence sont peu négociés et ce qui est évalué relève plus de la performance du salarié que de sa compétence, alors même qu’il n’a que peu de prise sur la situation de travail qui lui est attribuée [18]. À Logemer comme à Modeluxe, le contenu de la compétence ne se discute pas dans un cadre de négociation collective. Les dispositifs participatifs introduits avec les outils compétence initient un échange social dont les modalités sont définies a priori. En effet, les critères d’appréciation sont définis par la direction sans associer les partenaires sociaux. Les interlocuteurs légaux (comité d’entreprise ou délégué du personnel) sont absents du travail préalable relatif à la démarche et ce sont les groupes intermédiaires, soit la maîtrise soit des groupes métiers, qui sont mobilisés pour réaliser la nouvelle grille des compétences. Cette modalité spécifique introduit d’emblée avec la démarche une déconnection entre un dialogue social organisé autour de la gestion de l’emploi et des dispositifs de conception des nouvelles compétences requises. Le référendum proposé aux salariés de Modeluxe est à ce titre révélateur car il invite ceux-ci à valider une démarche dont, par ailleurs, ils ont été écartés. Dans l’habitat social, la démarche reste « aux mains » du directeur en raison d’un climat social tendu et les groupes métiers reçoivent la mission de décliner la stratégie en « scripts pour l’action ». En définitive le dispositif proposé « enferme » la compétence dans un cadre statique, non négocié et non négociable, alors même que les nouvelles compétences requises sont censées changer avec de nouveaux produits. Cet élément a des incidences notoires sur l’évolution professionnelle qui reste déconnectée de l’évaluation des compétences.

26Enfin, la rémunération et le prix du travail ne s’actualisent pas avec l’affectation du produit. Sans être décomposé en heures de travail selon une logique de productivité, le salaire reste inchangé alors même que le produit a gagné en valeur ajoutée. À Modeluxe comme à Logemer, cet élément suscite de la part des salariés de fortes interrogations autour de la reconnaissance du travail réalisé et participe à fragiliser le compromis construit autour des conditions de production. La démarche remet en cause l’homologie tacite établie entre la réalisation d’un produit complexe, la reconnaissance des compétences et leur valorisation financière. L’échange salarial s’avère ainsi bridé et inégal du point de vue des salariés.

27L’introduction de l’outil compétence dans des contextes productifs orientés clients participe à établir un rapport salarial soutenu par deux types de conventions distinctes. D’une part, les critères d’évaluation qui supportent le jugement de l’encadrement permettent d’identifier une convention de coopération [20] mettant en relation, par homologie, la qualification du produit et celle de la personne contribuant à sa production. Cette mise en équivalence, validant la personnalisation de l’offre et les personnes, justifie les conditions de l’échange dans la nature des missions et activités confiées. Mais d’autre part, en matière de rémunération et d’évolution professionnelle, c’est bien une convention de qualification générale [20] qui régit la définition du domaine professionnel dans un monde socio professionnel qui n’est pas celui de l’entreprise. C’est à ce titre que les démarches compétence introduisent un biais. La qualification endogène des compétences ne garantit pas leur reconnaissance sur le marché du travail externe. En d’autres termes, légitimées au nom de la référence au client, source d’une demande mouvante (flexible) et dédiée (adaptabilité), les démarches compétence, inscrivent l’évaluation de la qualité du travail dans un contexte et dans un temps donnés. De fait, elles se heurtent aux règles collectives d’évaluation et ne peuvent s’y substituer (au moins pour l’instant). En conséquence, l’ordre instauré par les démarches compétence s’avère local, temporaire et donc… éminemment fragile.

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[20] Allaire G., (2006), « Conventions professionnelles et régimes de responsabilité », in F. Eymard Duvernay (dir) L’Economie des conventions. Méthodes et résultats. Paris, La Découverte, 279-292.

Notes

1 En production textile d’abord et dans l’habillement ensuite, les effectifs sont divisés par cinq en trente ans : la filière ne compte plus aujourd’hui qu’environ 150 000 emplois contre 750 000 emplois à la fin des années soixante.

2 Partiel car l’arrivée d’un modèle ne fait pas forcément disparaître celui qui le précède. De fait, la superposition des modèles et des mondes permet aux acteurs impliqués dans des situations concrètes de mobiliser l’un ou l’autre en fonction. Ainsi les opératrices de Modeluxe peuvent, dans un même entretien, mobiliser le client pour justifier de la montée en qualité de leur travail et de l’individualisation des salaires mais regretter dans le même temps que les conventions collectives ne soient pas plus favorables. De même le souci de la qualité lié au client cohabite avec des exigences de productivité.

3 Ici, nous pensons autant à l’intermédiation réalisée par la maîtrise qu’à celle contingente aux marques agissant comme les représentants des clients au sein de l’atelier.

Auteurs


Sophie Bretesché est maître de conférences en sociologie au sein du Département Sciences Sociales et de Gestion de l’École des Mines de Nantes et membre du Laboratoire d’Économie et de Management de Nantes Atlantique (LEMNA - EA 3 261). Ses travaux portent sur les identités professionnelles. Elle enseigne au sein du Master Pro « Sociologie de l’entreprise » à Science Po Paris.


Sarah Ghaffari, sociologue, est enseignante chercheuse à l'École des Mines de Nantes et chercheuse au CENS (CEntre Nantais de Sociologie, Université de Nantes). Ses recherches portent sur le groupe des ingénieurs avec des réflexions d'une part sur les relations entre la formation et l'emploi et d'autre part sur les pratiques au travail des ingénieurs.


Anne-France Kogan est ingénieure, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication au département SSG (Sciences Sociales et de Gestion) de l’École des Mines de Nantes, et membre du LEMNA. Elle effectue ses recherches sur les Tics en interrogeant leurs modes de diffusion, les changements organisationnels associés et l’évolution des métiers afférente à leur usage.

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