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Éducation populaire : engagement, médiation, transmission (XIXe-XXIe siècles)

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Jean-Charles Buttier
, 
Clothilde Roullier
, 
Agnès Sandras

III. L'émancipation par les arts, notamment le théâtre

Réanimer le musée : l’Association populaire des amis des musées (APAM), 1936-1960

Julie Verlaine

Note de l’éditeur

Julie Verlaine, historienne, spécialiste de l’histoire du marché de l’art, des galeries et des musées, est intervenue lors du colloque « L’émancipation populaire par l’art d’hier à aujourd’hui », qui s’est tenu aux Archives nationales le 20 novembre 2019. Elle y a exposé les débuts d’une recherche qu’elle menait alors sur les sociétés d’amis de musée, en se concentrant ici sur l’Association populaire des amis des musées [APAM], particulièrement concernée par l’esprit et les méthodes de l’éducation populaire.

Texte intégral

1L’Association populaire des amis des musées [APAM], née en 1936 sous le Front populaire et pétrie de son esprit, avec l’ambition d’ouvrir l’institution muséale aux classes populaires, est doublement originale. Du point de vue de l’histoire longue des associations culturelles d’une part, parce qu’elle affirme d’emblée, dans son nom même, son caractère populaire, à rebours des modèles de sociétés créées au cours du xixe siècle, extrêmement exclusives, élitaires, « snobs » dit-on en juin 1936 ; du point de vue de l’éducation populaire, d’autre part, parce que sa vocation est précisément de rapprocher les masses de l’institution muséale dont elle construit une nouvelle définition, en prise sur des fonctions de médiation et d’instruction et non plus de collection : celle d’un lieu ouvert, public et habité par le public ; un « musée vivant », en somme, pour reprendre le titre donné au bulletin de l’association [Fig. 1].

Figure 1. Le Musée vivant

Figure 1. Le Musée vivant

Bulletin de l’Association populaire des amis des musées, première page du numéro 3, avril 1937

Bibliothèque nationale de France [© BnF].

2Malgré la place historique majeure qu’elle tient dans l’histoire de l’éducation populaire au musée et dans l’histoire des associations culturelles liées au musée, force est de constater que cette association est tombée dans un relatif oubli ; elle n’a pas laissé d’archives propres hormis quelques dossiers conservés aux Archives nationales et un bulletin conservé à la Bibliothèque nationale de France. Il semble toutefois possible de proposer une analyse de ses activités centrée sur la conception que ses animatrices et animateurs se font du rôle que peut jouer le musée dans le vaste projet de l’éducation populaire qui en 1936-1938 connaît des développements historiques. Comment provoquer, concrètement, l’émancipation populaire par la fréquentation du musée ? Quel degré de rénovation de l’institution ce projet suppose-t-il ? À travers l’étude de sa création et de ses animateurs, de son programme d’activités culturelles au musée et hors du musée, se donnent à voir aussi bien des convictions que des expérimentations, des réussites que des échecs.

La culture par le musée : genèse et projets de l’APAM

  • 1 Cet article fondateur est reproduit dans le premier numéro du bulletin de l’APAM, en février 1937 : (...)
  • 2 Madeleine Rousseau, « L’A.P.A.M. et l’éducation ouvrière », Esprit, 1er novembre 1938, p. 258
  • 3 Voir François Mairesse, Le musée, temple spectaculaire. Une histoire du projet muséal, Lyon, Presse (...)
  • 4 Jean Cassou, « Le Musée pour tous », Le Musée vivant, no 3, avril 1937, p. 1.

3Dans l’ébullition sociale et culturelle du printemps 1936, l’idée de l’APAM émerge avant la chose : c’est Jacques Soustelle, jeune ethnologue américaniste de 24 ans, considéré par Paul Rivet comme son dauphin au musée de l’Homme alors en préfiguration, qui publie le 26 juin 1936, dans les colonnes de l’hebdomadaire Vendredi, un article intitulé « Pour une culture populaire1 ». Ce texte, dont Madeleine Rousseau, cheville ouvrière de l’APAM, dira rétrospectivement que « tout le programme auquel nous sommes demeurés fidèles y était précisé2 », articule plusieurs convictions fortes, à commencer par celle faisant du musée l’un des plus sûrs moyens d’éducation populaire, qui place l’initiative de ces Parisiens en 1936 dans une filiation longue, mais hachée, comprenant des ramifications en France avec Edmond Groult, en Belgique avec Charles Buls ou encore aux États-Unis avec John Cotton Dana notamment3. Dans cette même veine, la définition retenue du musée est délibérément large : tout type de lieu permettant l’observation directe de la réalité, passée comme présente, incluant donc le zoo, le vivarium et l’aquarium, par exemple. Un autre point important du texte de Soustelle est la critique, très vive, de la situation actuelle des musées : « cet admirable instrument demeure inutilisé », explique Soustelle qui partage l’impression de nombre de ses collègues, jeunes professionnelles et professionnels de musée engagés politiquement à gauche, selon laquelle le xixe siècle, celui de l’industrie et de la bourgeoisie triomphantes, a tué le musée. Les institutions ont « oublié leur fonction active d’organismes vivants » (J. Soustelle) et « sont devenus des lieux morts pour des choses mortes : poussiéreux, obscurs, encombrés d’objets accumulés jusqu’au plafond et […] inaccessibles au public » (M. Rousseau). Déplorant et luttant contre la confiscation du musée par les élites bourgeoises, les futurs animateurs de l’APAM souhaitent renouer avec des précurseurs qui, en 1793 avec le Museum central des arts, puis en 1848 avec le Louvre de la Seconde République imaginé par Philippe-Auguste Jeanron (à qui Madeleine Rousseau a consacré sa thèse), ont mis en pratique une ouverture du musée aux classes populaires. La culture n’est pas un patrimoine de classe, comme l’expriment diversement Louis Chéronnet, Édouard Dolléans ou encore Jean Cassou dont le texte-manifeste « Le Musée pour tous » est reproduit en première page du Musée vivant en avril 19374.

  • 5 M. Rousseau, art. cité, p. 258.

4L’initiative, de manière originale dans l’histoire des associations d’amis de musée (moins dans celle des associations d’éducation populaire), est portée par des « techniciens des musées », comme ils aiment à se désigner, qui entendent se mettre au travail et changer le musée de l’intérieur. C’est en leur nom collectif que l’appel de Jacques Soustelle est lancé en juin 1936 et c’est à eux que revient la charge de mettre en branle le changement espéré qui passe par une modernisation du musée (dans le contexte d’essor de la muséographie comme science nouvelle depuis 1927-1928, et des nouvelles normes internationales en matière d’exposition, de visite et d’accueil du public), par une multiplication des structures (conjuguée à leur décentralisation assurant leur meilleure répartition sur l’ensemble du territoire national) et par leur animation (au moyen de promenades-conférences, de voyages et de « tout un ensemble d’activités gravitant autour des musées »). L’objectif étant de « réanimer » les musées, de les rendre vivants : « Vivants ? C’est-à-dire clairs, gais, accueillants, fréquentés par d’innombrables visiteurs dont la présence, l’enthousiasme inciteraient le muséographe à poursuivre les améliorations commencées5. »

  • 6 M. Rousseau, art. cité, p. 260-261.
  • 7 Le Musée vivant, no 5, juin 1937.

5Un lien explicite est fait entre les aspirations au changement des hommes et des femmes de musée, d’une part, et le projet politique, social et culturel défendu par l’union des gauches en un Front populaire victorieux aux élections de mai 1936, d’autre part : tous souhaitant contribuer à l’édification d’un monde nouveau, même si le projet spécifique de l’association, comme l’a montré Laurent Besse à propos du secteur de l’éducation populaire dans l’entre-deux-guerres, est assez nettement spécialisé et segmenté, et participe donc de la double segmentation repérée au plan général qui concerne les publics (classes d’âge, nature d’activité, logiques confessionnelles) et les domaines (sport, cinéma, théâtre, mais aussi arts). Madeleine Rousseau en est bien consciente quand elle écrit : « Notre domaine culturel est donc très nettement limité, mais entre ces bornes précises notre action peut s’exercer à l’infini6. » Des liens informels existent d’ailleurs entre l’APAM et d’autres associations très actives sous le Front populaire, souvent affiliées au réseau des Maisons de la culture comme elle, comme la Chorale populaire de Paris, avec qui l’APAM organise un festival le 28 juin 1937 au Centre rural – musée du terroir de l’exposition internationale ; l’Association pour le développement de la lecture populaire « qui poursuit dans le plan de la Bibliothèque des buts parallèles aux [siens]7 » ou encore Les Amis de la nature, culture et loisirs, et d’autres associations militantes engagées en faveur des loisirs ouvriers et populaires. Marqué par la victoire politique des gauches réunies, par les premières réformes au sein d’un programme culturel ambitieux mais aussi par la préparation de l’exposition internationale, le contexte de fondation de l’association est exceptionnel et, durant ses premiers mois d’existence, il a porté ses animateurs et animatrices.

Des techniciens aux animateurs : l’engagement associatif

  • 8 Pascal Ory, La Belle Illusion, Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Pa (...)
  • 9 M. Rousseau, art. cité, p. 265

6Quarante personnes, 37 hommes et 3 femmes, composent le conseil d’administration de l’Association dont les statuts sont déposés en préfecture le 22 janvier 1937 avant d’être officiellement inscrite au Journal Officiel le 19 février 1937 [Fig. 2]. Par leur diversité ils reflètent bien « l’interaction entre organisations enseignantes, syndicales et de loisirs populaires » qui, selon Pascal Ory, fait l’originalité de ces associations front-populaires8 ; y dominent, quantitativement, les hommes et femmes de musée, attachés et conservateurs, souvent proches de Paul Rivet et de l’équipe du musée de l’Homme comme Georges-Henri Rivière, Agnès Humbert, le couple Soustelle. On trouve aussi des représentants de syndicats de travailleurs, ouvriers et employés, professionnels de l’éducation, et une nébuleuse d’artistes, d’écrivains et d’universitaires soutiens du mouvement. Les deux animateurs de l’association sont, d’une part, Georges-Henri Rivière, 40 ans en 1937, actif collaborateur de Rivet au musée du Trocadéro et dans la préparation du musée de l’Homme, et défenseur d’un projet de musées d’art et traditions populaires à Paris et sur l’ensemble du territoire national ; et, d’autre part, Madeleine Rousseau, 42 ans, artiste-peintre, élève de l’École du Louvre et attachée de conservation au musée du Luxembourg, qui, sans avoir jamais eu de contact avec les milieux ouvriers avant 1936, souhaite alors « rendre accessibles à tous les joies pures que nous donnent la connaissance et la communion spirituelle avec les belles œuvres humaines9 ». Elle se charge, en tant que secrétaire générale de l’association, d’organiser l’ensemble des activités, de préparer le bulletin et de guider les groupes. Son implication est très forte, jusqu’aux années 1960 : elle « est » l’APAM, dont le programme reflète bien d’ailleurs ses propres convictions :

  • 10 Madeleine Rousseau, « Le second anniversaire de l’APAM : où en sommes-nous ? », Le Musée vivant, II (...)

Servir ! c’est le mot qui définit le mieux notre attitude : nous servons les travailleurs, les éducateurs de l’enseignement primaire, les professeurs et les élèves de l’enseignement secondaire ou professionnel ; nous servons les musées en les rendant nécessaires, non plus seulement à quelques-uns mais au plus grand nombre. Nous en faisons des « musées vivants », selon le vœu de Georges-Henri Rivière, l’animateur qui créa l’APAM. Vivants, fréquentés par une foule jeune et curieuse qui apporte son mouvement dans des lieux demeurés trop longtemps silencieux et immobiles, qui apporte aux techniciens de musée l’encouragement qui justifie leurs efforts10.

Figure 2. Les membres du conseil d’administration de l’APAM en 1937

Figure 2. Les membres du conseil d’administration de l’APAM en 1937

Archives nationales, F/21/4892 – Dossier « Association populaire des amis des musées (APAM) 1937-1939 » [© Arch. nat.].

7La principale activité de l’association consiste à élaborer des programmes de sorties au musée, pour les deux catégories d’adhérents : des particuliers d’une part, dont la cotisation annuelle de 1 franc ouvre droit à participation à des visites culturelles les samedi et dimanche, et des structures syndicales et associatives, d’autre part, dont l’affiliation à l’APAM entraîne l’établissement d’un programme spécifique de vingt sorties culturelles par an. Si le groupe est important (plus de 9 000 membres), une adhésion globale de 500 francs est acquittée ; s’il est plus petit, la cotisation est plus modeste. Il est ensuite attendu que le délégué aux loisirs de cette organisation affiliée rencontre les secrétaires généraux de l’APAM lors d’une de leurs permanences (les mardi, jeudi et samedi entre 18 h et 19 h, au musée de l’Homme puis dans leurs locaux au 29 quai d’Anjou sur l’Île Saint-Louis), afin d’établir un programme de sorties, dont la mise en œuvre est partagée entre l’APAM qui prend la responsabilité d’obtenir les autorisations nécessaires et fournit les conférenciers, et le délégué qui diffuse l’information, inscrit les volontaires et recueille les sommes suffisantes pour indemniser l’association de ses frais et des honoraires du conférenciers.

  • 11 Le Musée vivant, IIIe Année, nos 3 et 4 (spécial Province), mai-juin-juillet 1939, p. 7.

8Les groupes accompagnés par l’APAM pour visiter l’exposition des Chefs-d’œuvre de l’art français, durant le mois d’octobre 1937, rendent compte de la diversité des affiliés (syndicats, associations culturelles) : le groupe Savoir, l’association Camping et culture, le Cercle international de la jeunesse, l’Union des jeunes filles de France, les Cheminots de Vitry, les Employés de la compagnie d’assurances Le Phénix, des techniciens du bâtiment, les Loisirs du livre, les Cheminots de Paris, le Syndicat des chauffeurs. Ce sont surtout des femmes qui guident les groupes : Madeleine Rousseau, mais aussi Agnès Humbert et Suzanne Oddon. Outre ces visites, sont organisées des formations à destination des instituteurs afin que ceux-ci emmènent leurs classes au musée : 400 instituteurs assistent, le 1er décembre 1938, à une première conférence de formation au musée de l’Homme durant laquelle Georges-Henri Rivière présente les ressources sur les musées et Madeleine Rousseau des conseils matériels pour l’organisation d’une visite pour enfants. Elle demande avec insistance à Jean Zay que les instituteurs puissent disposer d’une carte d’entrée permanente dans les musées dépendant de l’Éducation nationale afin de leur faciliter la préparation des visites avec leurs élèves. Le ministre propose de délivrer des laissez-passer, par l’intermédiaire de l’APAM qui crie victoire et reproduit sa lettre en pleine page dans son bulletin11.

  • 12 M. Rousseau, art. cité, p. 262.

9Les visites de musées et de monuments sont animées par des conférenciers professionnels et les conférences sont de haut niveau. Madeleine Rousseau a plusieurs fois exprimé ses critiques de l’idée de « vulgarisation » : elle se fait forte de n’être pas tombée dans ce qui, selon elle, est un piège : « L’APAM n’a jamais commis l’erreur de ceux qui ont cru que, pour le peuple, il fallait des spectacles spéciaux, et qui sont tombés dans le naturalisme le plus vulgaire. Certes on peut gagner une partie du peuple en flattant ce qu’il y a de mauvais en lui, mais on l’égare et on rebute les meilleurs12. » Le projet d’éducation populaire de l’APAM oriente donc une définition du musée comme lieu de formation et de réflexion, à l’opposé d’une conception bourgeoise l’association à l’oisiveté et au divertissement.

« Si l’on sait agir… » : les voies de l’émancipation populaire par le musée

  • 13 Rapport d’activité de l’APAM en 1945, jointe à la demande d’agrément, avril 1945 (dossier « Associa (...)
  • 14 P. Ory, La Belle Illusion…, op. cit., p. 266.

10Entre le printemps 1937 et l’été 1939, 965 visites collectives sont organisées par l’association, réparties en quatre catégories : artistiques (281), historiques (245), techniques (247) et scientifiques (192), pour environ 60 000 individus13. Les activités de l’association n’ont pas ralenti après la fin du Front populaire, même si plusieurs indices montrent un plus grand effort fourni pour maintenir le caractère populaire et le contact étroit avec les organisations ouvrières après le printemps 1938. Pascal Ory précise en outre que « l’action culturelle de l’APAM ne s’arrête pas au verbe concédé » : se développent au même moment un ensemble de pratiques participatives – « nous travaillons à l’élaboration d’une culture collective, née de la participation de tous », écrit Madeleine Rousseau – particulièrement pionnières, à commencer par la « Fête » organisée le 1er juillet 1938, ancêtre de la Nuit au musée actuelle : une grande fête populaire accueille 2 000 travailleurs et jeunes dans « leur » musée, le musée de l’Homme tout juste inauguré, avec, au programme, visite de l’exposition, inauguration de la salle de cinéma, grand buffet populaire pour 2 000 convives, tombola. « Le clou, artistique et ludique, de la fête frappe par son exacte adéquation à la philosophie culturelle du Rassemblement, comme par son décalage saisissant avec la conjoncture internationale : une grande farandole autour du globe terrestre trônant dans le hall d’entrée du nouveau musée14. » L’association publie également un bulletin intitulé Le Musée vivant, dans lequel il est rendu compte de ses activités, des réactions des visiteurs et de quelques polémiques qui agitent le monde muséal, notamment sur les tarifs d’entrée à Paris et les horaires nocturnes. Le bulletin est aussi l’occasion de diffuser des informations sur les actions de l’association bien au-delà du noyau parisien et il va être l’instrument privilégié de l’internationalisation du concept d’association populaire des amis des musées.

  • 15 Le Musée vivant, nos 10-11, novembre-décembre 1937.
  • 16 Le Musée vivant, nos 12-13, janvier-février 1938, p. 2

11Dès le deuxième numéro du Musée vivant est lancé un « Appel à nos camarades des régions », afin que se créent des sections locales de l’APAM en province. Pour encourager ce développement, Madeleine Rousseau met sur pied, avec Jacques Woog, une exposition circulante destinée aux organisations de loisirs culturels, associant un conférencier et sept panneaux sur « l’évolution de l’art en France depuis les Celtes jusqu’au xxe siècle15 ». En 1938 et 1939, sont fondés treize noyaux locaux dont les animateurs sont des conservateurs (M. Gaillard à Cambrai, Fernand Guey à Rouen, Andry-Farcy à Grenoble), des professeurs (Jean Gosset à Brest), des écrivains (Max-Pol Fouchet à Alger), qui partagent l’ambition rappelée par Georges-Henri Rivière en janvier 1938 de « faire des musées de grands instruments de culture populaire et les rendre de plus en plus accessibles aux travailleurs et à la jeunesse, organiser des visites de musées d’art, d’histoire, de science et de technique, des visites d’expositions, de monuments, de sites, d’usines, et cela à l’intention des membres individuels et des collectivités syndicales ou culturelles affiliées à l’APAM16 ». Déjà porté par l’association générale des amis des musées de province, le leitmotiv de la nécessaire et urgente revitalisation des musées de province trouve ici encore un écho.

  • 17 « En Belgique », Le Musée vivant, IIe Année, no spécial, septembre-octobre 1938, p. 9.

12Un élan international est pris lors de la participation de l’APAM à la Conférence internationale des loisirs des travailleurs créée par Louis Piérard et réunissant en 1935, puis en 1938, cent délégués de quinze nations dont, pour la France, Léo Lagrange (Auberges de jeunesse), Raymond Siroux (ministères de la Santé et de l’Éducation nationale), Claude Bellanger (Ligue française de l’enseignement) et Madeleine Rousseau (APAM). Cette dernière y noue de nombreux contacts visant à créer des associations populaires d’amis de musées dans toutes les nations membres et une fédération internationale des APAM qu’elle prépare au printemps 1938. C’est en Belgique que la greffe prend le mieux : en mai 1938 est organisée une réunion à Bruxelles, dans le bureau de Jacques Lefrancq, directeur du service éducatif des musées d’art et d’histoire, au Palais du Cinquantenaire. Une vingtaine de personnes écoutent Madeleine Rousseau présenter l’association française (ses statuts, son fonctionnement et le bilan de ses dix-huit mois d’existence). Parmi elles, Mme Mounier, secrétaire générale du service éducatif, et M. Corremans, directeur des laboratoires des musées d’art et d’histoire ; M. Deboodt, directeur du service éducatif du musée d’histoire naturelle, M. Ruelandt, M. Richard, secrétaire de la Centrale d’éducation ouvrière, Mlle Hermann (mouvement du Congrès mondial de la jeunesse pour la paix, section belge), M. Counhaye, professeur à l’Institut des arts décoratifs, Mlle Delaruwière, des musées royaux de peinture, et des assistants du service éducatif du musée d’art et d’histoire : un groupe assez similaire à celui qui a été à l’origine de l’APAM en France à l’été 1936, avec cette différence majeure du bilinguisme qui amène à la fondation, le 13 juin 1938, d’une Association populaire des amis des musées belge, dotée d’un seul conseil d’administration mais de deux bureaux, « absolument distincts », l’un flamand, l’autre wallon. Son président est Auguste Vermeylen, professeur à l’université de Gand et député socialiste flamand, et son secrétaire général, Léo Ruland, docteur en philosophie et lettres, ancien collaborateur des musées royaux. Le procès-verbal de la séance constitutive est reproduit dans les pages du Musée vivant, signe du grand intérêt que porte l’association française à sa jeune sœur belge17. Cette dernière, constituée en association sans but lucratif, accueille des représentants des grandes organisations culturelles populaires plus ou moins associées aux syndicats et demande des subsides à l’Office des loisirs des travailleurs.

13Les liens entre les associations française et belge sont encore resserrés lorsque les 11 et 12 novembre 1938, 300 « apamistes » (sic) français sont accueillis en grande pompe à Bruxelles et Anvers. Le groupe, essentiellement composé de cheminots, est reçu par Jean Capart dans la rotonde du Palais du Cinquantenaire autour d’un buffet, suivi de la visite des salles d’art mosan et d’une causerie sur la dentelle. Il est prévu une réciproque, qui n’a jamais été réalisée en raison de la guerre, tout comme ont été arrêtés les autres projets internationaux dont fait état la demande d’agrément de l’APAM en 1945 : des pourparlers en cours en Suisse, en Suède, en Angleterre, qu’interrompt abruptement le second conflit mondial. D’une manière plus générale, la guerre coupe net cette dynamique populaire et militante dans le champ des associations de musée.

Des amis de musée sans musée

  • 18 Lettre de Madeleine Rousseau à André Basdevant du 15 janvier 1946, directeur adjoint des mouvements (...)
  • 19 Rapport sur l’activité de l’APAM en 1952, 1953 (dossier « Association populaire des amis des musées (...)
  • 20 Voir Rapports sur l’activité de 1956 et de 1957 (Ibid.)

14Lorsqu’il est l’heure, en 1946-1948, de relancer des initiatives, la situation a changé. L’APAM belge ne semble pas renaître ; l’APAM française, après cinq années de suspension de toute activité, obtient en avril 1945 une « subvention de démarrage18 » destinée à assurer les premières dépenses indispensables (matériels et fournitures, publicité, acompte versé à l’imprimeur pour le Musée vivant qui va reprendre). Le contexte politique et associatif est bouleversé par l’apparition de nouvelles associations fondées dans l’esprit non plus du Front populaire mais du Conseil national de la Résistance (Travail et culture, en particulier, dont Madeleine Rousseau fait partie du comité directeur ; mais aussi les Amis de l’art, peuple et culture). L’association reprend de l’activité, mais en se tenant de plus en plus éloignée des musées sur lesquels elle ne ménage pas ses critiques : cherté des entrées et des transports, horaires d’ouverture réduits, nouvelles présentations inadaptées au grand public19, bref, comme le résume cette petite phrase en 1957 : « Les musées se prêtent de moins en moins à nos méthodes20 » et peu à peu, l’APAM devient une association d’amis de musées sans lien avec les musées.

  • 21 « Au cours de 1948, en accord avec la direction des mouvements de Jeunesse, une orientation nouvell (...)
  • 22 Les numéros 36/37 à 39 (novembre 1948 à 1953) constituent des numéros spéciaux qui en plus de leur (...)

15Deux inflexions notables se produisent au sein de l’APAM au début des années 1950, qui correspondent d’ailleurs aux intérêts nouveaux de son animatrice : l’éloignement de l’institution muséale pour se consacrer à des projets de publication, transformant le Musée vivant en une collection de publications de référence (« numéros spéciaux » fortement illustrés21), proches dans la forme et dans l’esprit du Musée imaginaire défendu au même moment par André Malraux ; et l’ouverture à d’autres territoires artistiques, l’art abstrait, d’un côté, et les arts d’Afrique et d’Océanie, de l’autre [Fig. 3]22. Sont organisées des conférences dans le local exigu de l’association à Paris, situé au 316 rue Saint-Jacques dans le Ve arrondissement, où Madeleine Rousseau a constitué une bibliothèque ouverte à tous, et des tournées en province, en particulier en Lorraine, en Champagne et en Normandie. Sont parfois créées d’éphémères sections locales de l’APAM, en lien avec la renaissance des associations d’amis des arts et autres sociétés d’amateurs, comme à Châteauroux autour du boulanger François Pardilla, à Toulon autour du plasticien Serge Varaud ou encore à Nîmes autour du capitaine Denis Ausset [Fig. 4]. Mais l’activité de l’association repose presque exclusivement sur l’énergie, le temps et le travail de Madeleine Rousseau : aussi, quand cette dernière est élue en 1958 à la Commission de la République française pour l’éducation, la science et la culture auprès de l’Unesco, tout ou presque s’arrête (aide financière de l’État, parution de la revue, conférences), mettant fin à deux décennies d’existence de l’association.

Figure 3. Prospectus annonçant la parution de l’Introduction à la connaissance de l’art présent (1950)

Figure 3. Prospectus annonçant la parution de l’Introduction à la connaissance de l’art présent (1950)

Bibliothèque nationale de France [© BnF].

Figure 4. Coupure de presse relative à la section locale de l’APAM à Châteauroux, dossier « Association populaire des amis des musées, 1945-1953 »

Figure 4. Coupure de presse relative à la section locale de l’APAM à Châteauroux, dossier « Association populaire des amis des musées, 1945-1953 »

Archives du Bureau des associations nationales, direction du temps libre et de l’éducation populaire, Archives nationales, 19790591/3 [© Arch. nat.].

16L’histoire de l’Association populaire des amis des musées rend compte d’un tournant à la fois dans l’histoire de l’éducation populaire en matière d’art et de patrimoine – l’apparition d’une première génération de jeunes professionnels de musée désireux d’ouvrir largement l’institution dans laquelle ils travaillent à un vaste public populaire et, pour ce faire, prêts à redéfinir en profondeur leur métier, ouvrant la voie au développement des programmes d’animation culturelle et de médiation à destination du public, puis des publics des musées ; mais aussi dans l’histoire des associations dites d’amis de musée : avec une poignée d’autres associations dont la création est contemporaine (Amis de Mariemont, à Morlanweltz en Belgique) ou légèrement postérieure (Amis des musées de Lille en France), cette société propose un nouveau paradigme associatif rejetant vivement les fondements idéologiques qui ont fait le succès de ses aînées – accumulation capitaliste, mécénat financier et valorisation de la figure du collectionneur-donateur – pour a contrario mettre en avant l’éducation populaire, l’expérience de visite et le partage des références culturelles. L’entrée dans l’âge démocratique des politiques culturelles est en train de se faire.

Notes

1 Cet article fondateur est reproduit dans le premier numéro du bulletin de l’APAM, en février 1937 : Jacques Soustelle, « Pour une culture populaire », Le Musée vivant, no 1, février 1937.

2 Madeleine Rousseau, « L’A.P.A.M. et l’éducation ouvrière », Esprit, 1er novembre 1938, p. 258

3 Voir François Mairesse, Le musée, temple spectaculaire. Une histoire du projet muséal, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002.

4 Jean Cassou, « Le Musée pour tous », Le Musée vivant, no 3, avril 1937, p. 1.

5 M. Rousseau, art. cité, p. 258.

6 M. Rousseau, art. cité, p. 260-261.

7 Le Musée vivant, no 5, juin 1937.

8 Pascal Ory, La Belle Illusion, Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 264.

9 M. Rousseau, art. cité, p. 265

10 Madeleine Rousseau, « Le second anniversaire de l’APAM : où en sommes-nous ? », Le Musée vivant, IIIe Année, no 1, janvier-février 1939.

11 Le Musée vivant, IIIe Année, nos 3 et 4 (spécial Province), mai-juin-juillet 1939, p. 7.

12 M. Rousseau, art. cité, p. 262.

13 Rapport d’activité de l’APAM en 1945, jointe à la demande d’agrément, avril 1945 (dossier « Association populaire des amis des musées, 1945-1953 », Archives du Bureau des associations nationales, direction du temps libre et de l’éducation populaire, Archives nationales, 19790591/3).

14 P. Ory, La Belle Illusion…, op. cit., p. 266.

15 Le Musée vivant, nos 10-11, novembre-décembre 1937.

16 Le Musée vivant, nos 12-13, janvier-février 1938, p. 2

17 « En Belgique », Le Musée vivant, IIe Année, no spécial, septembre-octobre 1938, p. 9.

18 Lettre de Madeleine Rousseau à André Basdevant du 15 janvier 1946, directeur adjoint des mouvements de Jeunesse et d’Éducation populaire (dossier « Association populaire des amis des musées, 1945-1953 », Archives du Bureau des associations nationales, direction du temps libre et de l’éducation populaire, Archives nationales, 19790591/3).

19 Rapport sur l’activité de l’APAM en 1952, 1953 (dossier « Association populaire des amis des musées, 1945-1953 », Archives du Bureau des associations nationales, direction du temps libre et de l’éducation populaire, Archives nationales, 19790591/3).

20 Voir Rapports sur l’activité de 1956 et de 1957 (Ibid.)

21 « Au cours de 1948, en accord avec la direction des mouvements de Jeunesse, une orientation nouvelle a été donnée à la revue de l’APAM : Le Musée Vivant, autrefois bimestriel, tiré sur 30 pages à 2 500 ex. et réservé aux collectivités ouvrières ou de jeunesses, a été tiré sur 100 pages, illustré, et à 6 500 ex., de façon à toucher le grand public. Il a donc été mis dans le commerce ce qui permet, en outre, de trouver des ressources pour pallier l’insuffisance de la subvention : celle-ci, en effet, malgré l’augmentation de tous les prix (impressions, conférences, clichés, photo, etc.) n’a pas été augmentée depuis 1946 » (Madeleine Rousseau, Rapport sur l’activité de l’Association populaire des amis des musées, 13 décembre 1948, ibid.)

22 Les numéros 36/37 à 39 (novembre 1948 à 1953) constituent des numéros spéciaux qui en plus de leur titre propre portent « Collection Le Musée Vivant ». Cf. Introduction à la connaissance de l’art présent, 1953 ; L’art océanien, 1951, notamment.

Table des illustrations

Titre Figure 1. Le Musée vivant
Légende Bulletin de l’Association populaire des amis des musées, première page du numéro 3, avril 1937
Crédits Bibliothèque nationale de France [© BnF].
URL http://books.openedition.org/pan/docannexe/image/4688/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,8M
Titre Figure 2. Les membres du conseil d’administration de l’APAM en 1937
Crédits Archives nationales, F/21/4892 – Dossier « Association populaire des amis des musées (APAM) 1937-1939 » [© Arch. nat.].
URL http://books.openedition.org/pan/docannexe/image/4688/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 716k
Titre Figure 3. Prospectus annonçant la parution de l’Introduction à la connaissance de l’art présent (1950)
Crédits Bibliothèque nationale de France [© BnF].
URL http://books.openedition.org/pan/docannexe/image/4688/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre Figure 4. Coupure de presse relative à la section locale de l’APAM à Châteauroux, dossier « Association populaire des amis des musées, 1945-1953 »
Crédits Archives du Bureau des associations nationales, direction du temps libre et de l’éducation populaire, Archives nationales, 19790591/3 [© Arch. nat.].
URL http://books.openedition.org/pan/docannexe/image/4688/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 2,4M

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