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Éducation populaire : engagement, médiation, transmission (XIXe-XXIe siècles)

 | 
Jean-Charles Buttier
, 
Clothilde Roullier
, 
Agnès Sandras

I. La transmission des savoirs d’hier à aujourd’hui

L’École Ferrer de Lausanne au début du xxe siècle

Une expérience d’école libertaire et ses significations

Charles Heimberg

Note de l’éditeur

Cet article de Charles Heimberg est une reprise de sa contribution au colloque « L’éducation populaire. Émanciper le peuple par le savoir ? (1860-1939). De l’histoire à l’actualité », qui s’est tenu le 13 novembre 2018 à la Bibliothèque nationale de France. L’auteur est historien et didacticien de l’histoire. Il dirige l’Équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté (Édhice) de l’Université de Genève. Historien du monde ouvrier et de l’éducation notamment libertaire, il a publié plusieurs textes sur l’expérience de l’école Ferrer de Lausanne, notamment « L’écho de l’Éducation nouvelle au sein de l’École Ferrer lausannoise (1910-1921) », Paedagogica Historica, vol. 42, 1/2, 2006, p. 49-61.

Texte intégral

1L’expérience relativement brève, de 1910 à 1919, d’une petite école libertaire animée à Lausanne par des milieux militants relève d’une dynamique d’appropriation de l’instruction obligatoire en dehors des rouages de l’État. Dans ce cas, la volonté affirmée d’assurer aux enfants une formation qui prenne en compte aussi bien l’intelligence de la main que celle de la tête, de même que celle d’associer autant que faire se peut les parents au fonctionnement de la structure éducative, relèvent d’une dynamique qui permet en quelque sorte d’associer cette École Ferrer à un projet relevant de l’éducation populaire.

L’œuvre pédagogique de Francisco Ferrer Guardia, assassiné en 1909

2Francisco Ferrer Guardia (1859-1909)1 est l’une des principales figures de la pédagogie rationaliste et non-autoritaire. Il a connu l’exil, mais il est aussi parvenu à fonder une École moderne à Barcelone entre 1901 et 1907. Sa conception de la pédagogie est fondée sur la notion d’éducation intégrale développée jusque-là par Paul Robin2 dans la double perspective d’une mise à distance des préceptes obscurantistes de l’Église et de l’injonction autoritaire de l’État.

3Au cours de sa vie, Ferrer a dû affronter beaucoup de mises à l’écart et de répressions, sans doute parce que les milieux clérico-monarchistes avaient compris le potentiel subversif de sa pédagogie. Pourtant, Ferrer ne visait pas à fabriquer des êtres dont la pensée et l’opinion ressembleraient aux siennes. Il s’en défendait vertement, et de manière crédible, à partir de la dimension antiautoritaire de sa pédagogie.

  • 3 L’ouvrage de référence en français sur Francisco Ferrer est dû à Sylvain Wagnon : Francisco Ferrer, (...)

4Traduite depuis peu dans le monde francophone3, l’œuvre pédagogique de Ferrer s’inscrit dans l’éventail des réflexions de la pédagogie libertaire, rationaliste et progressiste du tournant des xixe et xxe siècles, autour notamment de la notion d’éducation intégrale. Elle comprend aussi une part d’originalité, par exemple avec la perspective de coéducation des classes qui fait que dans une école « moderne » refusant à la fois le cléricalisme et l’État, il est question de réunir des enfants de riches et de pauvres en ne faisant pas payer les mêmes frais de scolarité aux uns et aux autres.

  • 4 Voir Sylvain Wagnon qui lui consacre un chapitre de synthèse dans Francisco Ferrer. Pour une morale (...)
  • 5 Texte publié dans Sylvain Wagnon, Francisco Ferrer, une éducation…, op. cit., p. 211-218.

5Intitulé « La rénovation de l’école », le neuvième chapitre de L’École moderne de Ferrer est sans doute le plus important pour cerner les fondements de ses principes pédagogiques. Il a d’abord été publié en français le 15 avril 1908 dans le premier numéro de L’École rénovée4. Dans ces lignes décisives5, Ferrer souligne combien l’éducation, à ses yeux, « n’est actuellement qu’un dressage » :

Je me refuse à croire que les systèmes employés aient été combinés en exacte connaissance de cause pour obtenir les résultats que l’on voulait. Cela supposerait du génie. Mais les choses se passent exactement comme si cette éducation répondait à une vaste conception d’ensemble réellement remarquable. On ne pourrait mieux faire. Pour la réaliser, on s’est inspiré tout simplement des principes de discipline et d’autorité qui guident les organisateurs sociaux de tous les temps. Ils n’ont qu’une seule idée très nette et une volonté : il faut que les enfants soient habitués à obéir, à croire, à penser selon les dogmes qui nous régissent. Dès lors, l’instruction ne peut être que ce qu’elle est aujourd’hui. Il ne s’agit pas de seconder le développement spontané des facultés de l’enfant, de le laisser librement chercher la satisfaction de ses besoins physiques, intellectuels et moraux ; il s’agit de lui imposer des idées toutes faites ; il s’agit même de l’empêcher à jamais de penser autrement qu’on l’a voulu pour le maintien des institutions de notre société ; il s’agit d’en faire un individu strictement adapté au mécanisme social. (p. 215)

6Cette déconstruction du rôle de l’école, qui nous invite en quelque sorte, en termes contemporains, à ne pas confondre la formation et le formatage des élèves, ouvre les finalités de l’instruction à d’autres possibles qui relèvent par exemple de leur autonomisation ou de leur émancipation. Ces préceptes sont d’une grande actualité, sans doute valorisés aujourd’hui par la prise en considération des droits de l’enfant, même s’ils laissent en même temps ouvertes les questions du rapport aux savoirs et de la manière, pas forcément aussi spontanée que l’on pourrait le percevoir ici, dont les élèves sont effectivement mis en situation d’effectuer des apprentissages de nature scientifique.

Ne craignons pas de le dire : nous voulons des hommes capables d’évoluer sans cesse, capables de détruire, de renouveler sans cesse les milieux et de se renouveler eux-mêmes, des hommes dont l’indépendance intellectuelle sera la plus grande force, qui ne seront jamais attachés à rien, toujours prêts à accepter ce qui est mieux, heureux du triomphe des idées nouvelles, aspirant de vivre des vies multiples en une seule vie. (p. 217)

7Si Francisco Ferrer en appelle ici à la science « des savants qui étudient l’enfant », convaincu qu’il était que ces savoirs relatifs aux modalités du développement de l’enfant serviraient son plaidoyer pour une éducation active et rationaliste, il entend toutefois se mettre d’ores et déjà à l’œuvre, c’est-à-dire sans attendre pour autant que lesdits savants résolvent tous les problèmes qu’ils examinent :

Sans même atteindre tout à fait notre but, nous ferions plus et mieux dans notre œuvre imparfaite encore, que ce qu’accomplit l’école actuelle. J’aime mieux la spontanéité libre d’un enfant qui ne sait rien que l’instruction de mots et la déformation intellectuelle d’un enfant qui a subi l’éducation de maintenant. (p. 218)

  • 6 Madeleine Rebérioux, « Manifester pour Ferrer, octobre 1909 », dans Pour que vive l’histoire. Écrit (...)

8Le pédagogue catalan ne pourra pas poursuivre son œuvre, puisqu’il a été assassiné par le régime monarchique espagnol pour qui il était sans doute urgent et crucial de se débarrasser au plus vite, et sous le premier prétexte venu, de cet esprit libre et lucide. Les milliers de manifestants qui ont alors protesté dans toute l’Europe après l’exécution arbitraire l’avaient sans doute bien compris6.

L’École Ferrer de Lausanne (1910-1919)

  • 7 Sur cette expérience, voir Philippe Maget, « L’École Ferrer de Lausanne. 1910-1919. Origines et réa (...)

9L’écho de l’assassinat brutal de Ferrer n’a toutefois pas seulement suscité des réactions de protestation. Il a aussi transformé le martyr de Barcelone en une référence internationale en matière de pédagogie de l’émancipation. C’est ainsi que les milieux anarchosyndicalistes et libertaires de la région de Lausanne, en Suisse romande, avec lesquels ont aussi convergé quelques socialistes et personnalités indépendantes, se sont référés explicitement à l’œuvre de Ferrer pour mener une expérience singulière, une petite « École Ferrer », entre 1910 et 19197. Cette école autogérée, avec sa classe unique, a été marquée par des difficultés de fonctionnement récurrentes, avec notamment une scission et la succession de plusieurs instituteurs lors de situations conflictuelles. Mise en œuvre par des milieux militants radicalisés, elle a suivi l’essentiel des préceptes les plus importants de la pédagogie développée par Ferrer, avec l’exception importante d’un recrutement des élèves strictement lié au milieu des organisations ouvrières et du monde ouvrier, mais sans intégrer des enfants de tous les milieux sociaux au nom de ladite « coéducation des classes sociales » revendiquée dans L’École moderne de Ferrer. L’originalité de l’expérience lausannoise réside ainsi, notamment, dans le lien avec des parents et des membres des associations ouvrières pour assurer que l’instruction propre à cette structure ne soit pas seulement celle de la tête, mais aussi de la main. Elle a cependant connu une grande fragilité, par ailleurs exacerbée par la prise en charge d’élèves en difficulté dont l’école publique ne voulait plus. Le caractère finalement éphémère de son existence est toutefois dû aussi au contexte de la Grande Guerre, avec le départ de Suisse d’un certain nombre d’exilés et d’émigrés.

10Parallèlement à l’histoire des pratiques pédagogiques, plutôt difficiles, de l’École Ferrer, il existe aussi une histoire de productions pédagogiques théoriques écrites qui visent à la légitimer, que l’on peut essentiellement reconstruire grâce à un très riche Bulletin de l’École Ferrer publié entre 1916 et 1921, après un premier numéro en 1913. Cette publication, dans laquelle le médecin anarchiste Jean Wintsch joue le même rôle central que dans l’école elle-même, propose à la fois des déclarations programmatiques, des textes d’auteurs ou d’autrices qui sont probablement proches de l’École Ferrer et de sa vie courante, notamment quelques contributions d’artisans ou d’ouvriers qui ont fabriqué du matériel pédagogique pour les élèves et le présentent, ainsi que des contributions émanant de protagonistes extérieurs, issus notamment du courant de l’éducation nouvelle et de l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève. Nous y reviendrons.

11La déclaration liminaire annonçant l’existence de l’École Ferrer, cette « Déclaration de principes et but de l’École Ferrer » du 4 juillet 1910 qui a précédé le démarrage de novembre, a encore été publiée plusieurs fois dans le Bulletin, en 1913 et 1916. Elle émanait d’une Société de l’École Ferrer qui entendait à la fois assurer le fonctionnement de l’école et développer une propagande en faveur d’une éducation fondée sur les mêmes principes, soit un enseignement « dans l’intérêt de l’enfant en même temps qu’il sera adapté aux besoins de la classe ouvrière ». Ce texte revêt bien entendu un caractère fondamental pour comprendre les contours du projet qui avait été entrepris. Nous pouvons en tirer notamment ce passage particulièrement significatif :

Les écoles officielles [...] s’acquittent particulièrement mal de leurs tâches lorsqu’elles font l’éducation des enfants du peuple. Au lieu de voir en eux de futurs producteurs qui auront besoin de force physique, de volonté et de clairvoyance, elles leur font faire l’apprentissage de la docilité. Car c’est bien les habituer à toujours croire et à ne jamais rien savoir, comme le dit Rousseau, que de leur remettre trop tôt des manuels dont les formules définitives les dispensent de recourir au travail de leurs mains, de leurs yeux et de leur intelligence.

  • 8 De Henri Roorda van Eysinga (1870-1925), lire notamment Les Almanachs Balthasar, Trésor de gaîté – (...)

12Ce texte fondateur est probablement dû à Henri Roorda, un pédagogue libertaire, professeur de mathématiques au Collège de la Cité à Lausanne et compagnon de route de l’École Ferrer8. Par sa dénonciation d’une école vouée à produire de la docilité et par cette formule qui réprouve la domination du croire sur le savoir, ce texte se situe clairement dans la continuité des idées de Francisco Ferrer. Sa référence à Rousseau peut sans doute interroger, mais l’idée de ne pas recourir aux « formules définitives » des manuels et de l’enseignement traditionnel est évidemment cruciale et demeure d’une grande actualité.

13Le premier numéro unique de 1913 du Bulletin de l’École Ferrer comprend également un texte dans lequel sont affirmés les principes de base du projet lausannois :

Un enseignement concret, pratique, vivant ;
la coéducation des sexes ;
pas de devoirs à la maison ;
ni religion, ni politique dans les leçons, ni morale en préceptes ;
ni punitions, ni récompenses ;
appel constant à l’énergie propre de l’enfant ;
consultation des parents ;
collaboration des gens de métier.

14On retrouve là des principes qui sont bien sûr aussi présents chez Ferrer, même si l’influence de Paul Robin, l’ancien responsable de l’orphelinat de Cempuis qui a par ailleurs fourni du matériel pédagogique à ses camarades lausannois, est sans doute encore bien plus importante. Parmi ces idées de base, deux éléments se détachent qui font penser au pédagogue catalan : le refus de l’autoritarisme et la volonté sous-jacente de s’en tenir à des savoirs rationnels. Nous verrons en revanche que les deux dernières paraissent plus spécifiques de l’expérience faite par Jean Wintsch, avec des fortunes diverses d’un cas à l’autre.

  • 9 Parus en mai et juin 1918. Reproduits intégralement dans « Un document sur l’histoire enseignée tel (...)

15Nous pouvons illustrer cette dimension ouvrière affirmée en mentionnant une série de deux articles du Bulletin de l’École Ferrer sur « L’histoire qui convient aux enfants9 ». Ils ont en effet la particularité de proposer des contenus d’histoire scolaire strictement centrés sur l’évolution du travail et de la vie matérielle en se démarquant d’une histoire nationale et militaire :

Car c’est cela qui est intéressant. C’est l’histoire des efforts humains pour arriver de peu de choses au confort relatif de l’époque actuelle, c’est l’histoire des inventions péniblement mises à jour, c’est l’histoire de tels ou tels individus supérieurs, sacrifiant intelligence, volonté, capacités techniques au bien-être et à la libération de leurs semblables. Devant de pareilles leçons de choses, les enfants finissent par comprendre ce que c’est que le labeur, quelle force révolutionnaire représente le travail, en quoi consistent le courage, la grandeur, le progrès, la vie.

16Ce sont donc d’autres sortes de héros qui remplacent ici les héros nationaux ou militaires…

  • 10 Reproduite dans Jean Wintsch et Charles Heimberg, L’École Ferrer de Lausanne, Lausanne, Entremonde, (...)

17Enfin, nous ne développerons pas ici les péripéties de la vie et de la gestion de cette École Ferrer, qui sont évoquées en partie par Jean Wintsch dans sa brochure de 1919, L’École Ferrer. Un essai d’institution ouvrière10. La personnalité des différents instituteurs qui ont successivement travaillé dans la petite école a bien sûr joué un rôle prépondérant. Mais la surveillance générale de la bonne marche de la structure était exercée par une commission pédagogique, comme l’explique Wintsch dans ce texte écrit à la fin de l’expérience qui constitue en quelque sort un récit historique immédiat et un bilan :

Ce qui a sauvé l’École Ferrer au milieu de ses vicissitudes, ce qui l’a toujours remise en bon chemin, c’est la Commission pédagogique. C’est elle qui a fait et maintenu l’unité dans le but, le programme, la discipline, qui a inspiré l’unité à l’instituteur en fonction, l’a exigée des maîtres auxiliaires, imposée aux parents.
La Commission pédagogique qui se réunissait d’abord toutes les semaines, plus tard chaque quinzaine environ, était composée de l’instituteur, des maîtres auxiliaires, de deux délégués des parents, de délégués de syndicats adhérents, de spécialistes appelés pour leur savoir et du Comité administratif de la Société de l’École Ferrer – en tout douze à quinze personnes. Le groupe discutait du programme, fixait les branches à bûcher spécialement, recueillait le matériel à fournir, examinait le travail de chaque élève en particulier, notait les parents à secouer, s’occupait des enfants à aider ou à renvoyer, des difficultés disciplinaires, de l’apprentissage des élèves sortants, de la propreté du local. […] Pas moyen de se lancer dans les billevesées, dans des essais pédagogiques inconsidérés, ou de revenir à la routine livresque, à la discipline autoritaire. Parents, gens de métier et pédagogues collaboraient vraiment, chacun apportant à l’œuvre commune son expérience et sa bonne volonté.

18Les mots sont ici dûment choisis et laissent suggérer bien des tensions et bien des conflits. Insistons toutefois sur ce dernier triangle, « parents, gens de métier et pédagogues », qui fait vraiment l’originalité de l’École Ferrer de Lausanne et qui la distinguent d’autres expériences ou réflexions pédagogiques.

Entre pédagogie libertaire et éducation nouvelle

19Rétrospectivement, il est intéressant d’interroger la nature des liens éventuels entre cette expérience de pédagogie libertaire et les milieux de l’éducation nouvelle. Nous en trouvons quelques traces dans le Bulletin de l’École Ferrer, avec notamment des prises de position très critiques de Jean Wintsch à l’égard de ces écoles nouvelles qui ne répondraient pas aux besoins économiques des milieux populaires. Ainsi, dans le numéro d’octobre 1916, il fustige ces écoles en les accusant d’être utopiques. Il y dénonce en outre « des écolages de 2 000 francs en moyenne pas an » :

Les fils de la bourgeoisie auxquels on faisait faire des travaux manuels s’en moquaient passablement. Ils savaient bien, ces jeunes messieurs, qu’ils ne toucheraient pas de rabot plus tard, qu’ils ne feraient plus de regains. Alors c’était du snobisme pour ne pas dire plus. Puis la société policée de nos maîtres exige des diplômes, des baccalauréats, des licences, et ce n’est pas par des programmes larges, intelligents, d’étude de la nature et d’observations lentes qu’on obtient des diplômes.

20Plus loin, après avoir reconnu qu’il y avait quand même des expériences populaires intéressantes, y compris en France des expériences ouvrières comme « La Ruche » de Sébastien Faure ou l’orphelinat « L’Avenir Social » d’Épône, Wintsch émet un avis sans nuance et sans distinctions qui équivaut à une sorte de condamnation générale :

Tout cela, c’est très bien, mais c’est encore à caractère utopique, parce qu’en dehors des conditions d’existence telles qu’elles sont pour presque tout le monde, parce qu’on s’éloigne de la vie du peuple, qu’on fait bande à part, et qu’on tombera de haut si à quinze ans on a finalement besoin de devenir un ouvrier et de gagner son pain.

21Dans le numéro suivant de novembre 1916, Adolphe Ferrière, de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, une personnalité emblématique du courant des écoles nouvelles, adresse une correspondance en réaction à la charge de Jean Wintsch :

Quant à la préparation des élèves, il faut distinguer ce qui a été fait et ce qui aurait pu être fait. a) On a préparé des jeunes gens directement à la vie d’agriculteurs ou de colons et indirectement aux études universitaires (médecins, juristes, etc.). Moins livresques et verbalistes que les anciens élèves des écoles d’État, ceux qui sont sortis des Land-Erziehungsheime ont prouvé par leur sens pratique et, souvent aussi, par leur droiture et leur bon sens que l’éducation qu’ils avaient reçue était bonne. b) Rien ne serait opposé à ce qu’on y préparât les élèves à toutes sortes de professions tout en leur assurant une culture générale faite pour équilibrer leur bon sens et leur faire voir, même hors d’une profession déterminée, la vie telle qu’elle est.

22Adolphe Ferrière en conclut alors que les écoles nouvelles ont certes pu faillir, mais qu’elles n’ont pas toutes failli ; et qu’elles font ce qu’elles peuvent dans des conditions difficiles, tout en représentant potentiellement une avant-garde.

  • 11 Adolphe Ferrière, « Ferrer éducateur », Journal de Genève, 18 octobre 1909.

23Un document antérieur nous est fourni avec une notice nécrologique que Ferrière avait consacrée à Ferrer dans le Journal de Genève11. La manière dont le penseur de l’éducation nouvelle évoque le pédagogue libertaire est ici tout à fait significative :

L’homme que le gouvernement espagnol vient de faire fusiller après un jugement sommaire, rendu dans des conditions de justice dérisoires, était avant tout un éducateur. Son activité émancipatrice allait certes un peu loin dans certains domaines. Ainsi nous ne le suivrons pas sur son terrain lorsqu’il nous propose de réformer la société selon un idéal anarchiste généreux, mais utopiste, pour notre époque tout au moins. Nous ne partageons pas non plus, cela va sans dire, ses idées irréligieuses, bien que nous puissions excuser et comprendre, jusqu’à un certain point, la confusion qu’il a faite entre la religion chrétienne et un certain cléricalisme réactionnaire qui se trouve, en Espagne, aux prises avec les idées progressistes.

24Cependant, Ferrer défend des principes pédagogiques progressistes, réprouve la contrainte et s’inspire de la science. Ferrière se demande toutefois si tous les émules du martyr de Barcelone sauront vraiment être à la hauteur de telles ambitions. Et il conclut son texte qui condamne la violente exécution de Ferrer par une synthèse qui dit beaucoup des relations complexes, faites de postures communes et de distinctions politiques, qui prévalent entre éducation nouvelle et éducation libertaire :

Qu’on s’en offusque ou qu’on s’en félicite, le mouvement continuera. Il est désormais incoercible. Il est permis […] de former le vœu que l’équilibre se fasse de plus en plus entre le dogmatisme clérical issu du moyen âge et le dogmatisme matérialiste qui lui tient tête au nom de la science, tout en méconnaissant les premiers éléments de toute science : l’objectivité, le sens de la relativité et le doute méthodique. De la synthèse de ces deux forces opposées naîtra la réalisation plus complète de cet idéal que Ferrer n’a fait qu’entrevoir, dont il appelait de ses vœux la prochaine réalisation et auquel il vient de sacrifier sa vie elle-même.

Une éducation par et pour le peuple

25Nous l’avons dit, la caractéristique la plus spécifique de l’expérience lausannoise réside dans le lien qu’elle a voulu explicitement établir avec le monde des travailleurs et des travailleuses, qui étaient aussi les parents de la plupart des élèves. Pour montrer comment cela s’est développé, nous recourons à nouveau au Bulletin de l’École Ferrer, avec notamment ce long article de Jean Wintsch paru en octobre 1916 et intitulé « De l’école à l’atelier » :

La collaboration entre instituteurs et ouvriers est chose possible et désirable. Et c’est à notre avis une condition essentielle de renaissance de la culture.
[…]
La classe ouvrière a des capacités pédagogiques qu’elle ignore elle-même, mais qui n’en existent pas moins. Chaque travailleur en entrant à l’atelier et dans la vie active a fait des expériences multiples et souvent douloureuses pour se tirer d’affaire, pour comprendre les problèmes techniques qui se posaient à lui. Il a dû refaire parfois son instruction tout seul, il a cherché le meilleur moyen de faire un calcul, d’aborder une difficulté, de résoudre un cas compliqué. En contact continuel avec la matière, il connaît ses manifestations, dans sa spécialité tout au moins : il en dégage des données pratiques, profondément vécues. Il possède une science du métier qui ne se trouve pas dans les livres.

26Ces mots doivent bien sûr être lus en fonction du contexte de leur énonciation et de son époque. Cette idée de formation par la seule pratique, éventuellement en lien avec des pairs, peut paraître quelque peu ingénue, mais elle s’explique aussi et surtout par une perception de l’école d’État comme étant de fait peu adaptée aux réalités et aux besoins du monde ouvrier. Elle débouche dans ce cas sur des réalisations pratiques :

Des ouvriers seront faire des masses d’instruments, d’appareils, de collections, de petits métiers démonstratifs, des séries indiquant les diverses phases de la conception d’un objet, depuis la matière brute jusqu’au parachevé. À l’École Ferrer, nous avons été dotés par divers manuels d’une richesse de matériels qu’on ne trouvera dans aucune autre classe : pierres, tissus, charbons, matières alimentaires, cubes décomposables, solides géométriques semblables pour les comparaisons de poids spécifiques, modèles de préparation d’un écrou, d’un gobelet, du cuir, balances, réglettes, images, appareils pour l’arithmétique, tout ce que vous voudrez.
[…]
La collaboration ouvrière à l’enseignement est la caractéristique de l’École Ferrer. […]

27Le même numéro du Bulletin, d’octobre 1916, se poursuit par le premier d’une série d’articles intitulée « Petite histoire des métaux usuels, écrite à l’intention des grands élèves de l’École Ferrer par un ouvrier de leurs amis » et ainsi introduite :

Un ouvrier essayeur de Saint-Imier a envoyé à l’École Ferrer une collection de métaux sous diverses formes, fort bien arrangés dans une petite armoire. Il a accompagné son envoi d’un mémoire qui, sans prétention scientifique, est cependant quelque chose de vécu. Dans nos leçons nous nous sommes inspirés de cet intéressant travail et pensons être utiles aux instituteurs en le publiant peu à peu. Il va sans dire que ce qu’il y a de plus important dans de pareilles leçons, c’est que les enfants fassent eux-mêmes et chacun une petite collection. […]

28Par l’intermédiaire du Bulletin, les apports du monde ouvrier sont donc présentés comme directement utiles aux pratiques pédagogiques de l’École Ferrer, mais diffusés aussi pour être mis à disposition d’autres instituteurs. Bien sûr, nous restons là dans un cadre consistant à exprimer des intentions et à faire valoir des principes dans une perspective de légitimation. Ces mots ne nous disent rien non plus de l’ampleur effective de cette circulation et de l’importance du cercle qui la rend possible. Mais l’originalité desdites intentions, fort bien explicitée et illustrée par ailleurs, n’en est pas moins intéressante en soi.

29Une autre volonté originale du projet de l’École Ferrer s’est avérée beaucoup plus problématique, cet échec apparent étant mentionné, regretté et analysé dans le Bulletin, comme le fait ce texte de Jean Wintsch tiré du numéro de mars 1917 :

Enfin les parents d’élèves ont été l’un de nos plus gros soucis. Nous nous étions bercés de l’illusion que nous pourrions les convoquer, les consulter, travailler avec eux pour le bien de leur progéniture. Une minorité seule nous a compris. Les autres, comme l’immense foule des parents de tous les écoliers, ne s’intéressent que médiocrement à leurs enfants. […] L’État, avec son instruction publique, obligatoire et gratuite, a accoutumé les gens, beaucoup de gens sans grand ressort, à lui laisser complètement l’élevage des petits. Et c’est le diable ensuite pour remonter ce courant d’indifférence. […]

30L’amertume qui transparaît dans ces propos est à situer dans l’évolution de l’École Ferrer, qui a amorcé un certain déclin pendant les années de guerre, et peut-être aussi en relation avec le fait que l’autorisation qui lui avait été accordée l’avait menée de fait à accueillir des enfants en difficulté. Aussi peut-on souligner que le lien avec le monde ouvrier et populaire dans le quotidien du fonctionnement de la structure lausannoise semble avoir concerné davantage des militants ouvriers intéressés au développement d’une école qui soit vraiment destinée au monde du travail que le plus grand nombre des parents dont les enfants la fréquentaient.

Des perspectives pour aujourd’hui

31Dans quelle mesure l’œuvre de Francisco Ferrer, l’expérience de son École moderne, puis peu après celle de l’École Ferrer de Lausanne, sont-elles encore d’actualité aujourd’hui ? En quoi peuvent-elles inspirer nos débats contemporains autour de l’école et de l’éducation ? Quels sont leurs éventuels échos dans et pour le monde d’aujourd’hui ?

  • 12 Voir à ce propos Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre. Is (...)

32Des travaux récents dans le domaine des didactiques des disciplines scolaires ont montré l’intérêt d’une approche historico-didactique par laquelle des expériences et des réflexions pédagogiques du passé pouvaient être réinvesties au présent pour contribuer aux questionnements et aux innovations relatives à la transmission de savoirs savoureux et critiques aux élèves d’aujourd’hui12. Des révolutionnaires français comme Lakanal ou Condorcet ont par exemple développé le concept d’élémentation des savoirs alors qu’ils cherchaient à former rapidement des instituteurs. Leur idée était d’éviter que le fait de rendre les savoirs accessibles pour leur apprentissage par les publics scolaires ne mène à des réductions arbitraires. Contrairement à l’abréviation des savoirs, leur élémentation permet en effet de mettre en place l’apprentissage de savoirs substantiels et savoureux, susceptibles d’intéresser les élèves.

33Les idées et les expériences passées de la pédagogie libertaire font partie de ces réflexions qui intéressent l’approche historico-didactique, notamment autour de la question de savoir comment développer des pratiques scolaires qui soient respectueuses de la personnalité et des droits des élèves en évitant qu’elles soient prescriptives et moralisantes. Mais ces idées pédagogiques alternatives et critiques mènent aussi, en particulier avec la notion d’enseignement rationaliste qui traverse l’œuvre de Ferrer, à affronter la question de la nature des savoirs et de leur importance pour toute pédagogie de l’émancipation qui entend s’efforcer de rendre le monde plus intelligible pour pouvoir éventuellement y agir.

34En même temps, une action pédagogique progressiste ne saurait se réduire à asséner des savoirs, des vérités ou des affirmations prétendues telles. Ainsi, pour éviter d’être prescriptive, elle peut utilement s’inspirer des réflexions de Ferrer sur la rénovation de l’école. La question qui nous est posée, sans doute en partie irrésoluble, est alors de savoir comment faire valoir sans prescrire ; comment promouvoir des principes de respect des droits humains de tous et de chacun, par exemple dans des domaines comme le dérèglement climatique ou les crises de l’exil, en faisant prévaloir des données scientifiques, mais sans tomber dans des formes de moralisation descendante, voire de catéchisme laïc.

  • 13 Voir notre article « Les deux niveaux requis d’un engagement progressiste en matière de didactique (...)

35Il apparaît décidément que l’œuvre de Ferrer et de ceux qui s’en sont inspirés à l’époque, comme à l’École Ferrer de Lausanne, demeure d’une grande actualité et reste un horizon susceptible d’orienter la pensée contemporaine de la transmission des savoirs. Cela vaut pour chacun des deux enjeux principaux qui déterminent la nature de cette action éducative13 : d’une part, la solidité épistémologique des contenus d’apprentissage, en fonction d’une quête de vérité et de scientificité ; d’autre part, la finesse des modalités pédagogiques de cet apprentissage de manière à vraiment déléguer aux élèves la responsabilité d’aboutir à une libre capacité autonome de réflexion, en évitant tout écueil prescriptif.

36Reste la question sociale et l’identité ouvrière auxquelles les animateurs de l’expérience lausannoise étaient particulièrement attachés. La manière dont elles s’expriment dans les publications de l’École Ferrer est fortement inscrite dans le contexte et l’époque de l’appropriation ouvrière au tournant des xixe et xxe siècles. La défense du travail manuel s’est progressivement effacée au profit d’aspirations nouvelles en termes d’ascension sociale par l’éducation. Cependant, et c’est un peu paradoxal s’agissant d’une forme de revendication d’une identité sociale spécifique par Wintsch et ses camarades, cette expérience nous renvoie en même temps à la question de savoir comment, à quelles conditions, l’éducation et les apprentissages scolaires peuvent réellement s’adresser à tous les élèves. Une question qui reste aussi d’une grande actualité.

Notes

1 Voir la notice de Marianne Enckell dans le Maitron : https://maitron.fr/spip.php?article154774 [date de consultation : 10/09/2021].

2 Sur Paul Robin (1837-1912), se référer à la notice de Christiane Douyère-Demeulenaere dans le Maitron : https://maitron.fr/spip.php?article24875 [date de consultation 10/09/2021]. Il a dirigé l’orphelinat Prévost de Cempuis de 1880 à 1894 et légué une partie de son matériel pédagogique à l’École Ferrer de Lausanne. Voir Nathalie Brémand, Cempuis. Une expérience d’éducation libertaire à l’époque de Jules Ferry, Paris, Éditions du Monde libertaire, 1992 ; et Christine Demeulenaere-Douyère, Paul Robin (1837-1912). Un militant de la liberté et du bonheur, Paris, Publisud, 1994.

3 L’ouvrage de référence en français sur Francisco Ferrer est dû à Sylvain Wagnon : Francisco Ferrer, une éducation libertaire en héritage, Lyon, Atelier de Création Libertaire, 2013. L’ouvrage comprend en particulier une traduction de l’ouvrage posthume de Ferrer, paru en 1912, L’École moderne. Voir aussi Sylvain Wagnon, Francisco Ferrer. Pour une morale rationaliste, fraternelle et laïque, Lyon, Atelier de Création Libertaire, 2018.

4 Voir Sylvain Wagnon qui lui consacre un chapitre de synthèse dans Francisco Ferrer. Pour une morale…, op. cit., p. 45-54.

5 Texte publié dans Sylvain Wagnon, Francisco Ferrer, une éducation…, op. cit., p. 211-218.

6 Madeleine Rebérioux, « Manifester pour Ferrer, octobre 1909 », dans Pour que vive l’histoire. Écrits, Paris, Belin, « Littérature et politique », 2017, p. 501-516.

7 Sur cette expérience, voir Philippe Maget, « L’École Ferrer de Lausanne. 1910-1919. Origines et réalisation. Autour du concept d’éducation ouvrière », Mémoire de licence, Université de Lausanne, 1985 ; Hans-Ulrich Grunder, Theorie und Praxis anarchister Erziehung, Grafenau-Döffingen, Trotzdem Verlag, 1986, p. 100-148 ; Charles Heimberg, L’œuvre des travailleurs eux-mêmes ? Valeurs et espoirs dans le mouvement ouvrier genevois au tournant du siècle (1885-1914), Genève, Slatkine, 1996, p. 516-527 ; id., « L’écho de l’Éducation nouvelle au sein de l’École Ferrer lausannoise (1910-1921) », Paedagogica Historica, vol. 42, 1/2, 2006, p. 49-61 ; id., « L’École Ferrer de Lausanne d’hier à aujourd’hui », dans Jean Wintsch et Charles Heimberg, L’École Ferrer de Lausanne, Lausanne, Entremonde, 2009, p. 13-29.

8 De Henri Roorda van Eysinga (1870-1925), lire notamment Les Almanachs Balthasar, Trésor de gaîté – Festin humoristique 1923-1924-1925-1926 [réédition en fac-similés], Lausanne, Association des Amis de Henri Roorda & Éditions HumuS, 2009 ; Le pessimisme joyeux, 404 pépites d’humour et d’humeur (rassemblées par Michel Froidevaux), Lausanne, Association des Amis de Henri Roorda & Éditions HumuS, 2009 ; Le pédagogue n’aime pas les enfants, Paris, Mille et une nuits, 2012 [1917].

9 Parus en mai et juin 1918. Reproduits intégralement dans « Un document sur l’histoire enseignée telle qu’on la concevait vers 1920 à l’École Ferrer », Le cartable de Clio, 1, 2001, p. 185-192.

10 Reproduite dans Jean Wintsch et Charles Heimberg, L’École Ferrer de Lausanne, Lausanne, Entremonde, 2009, p. 31-73.

11 Adolphe Ferrière, « Ferrer éducateur », Journal de Genève, 18 octobre 1909.

12 Voir à ce propos Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre. Issy-les-Moulineaux, ESF, 2008 ; Charles Heimberg, « Le concept d’élémentation et son intérêt pour une approche historico-didactique de la transmission de savoirs savoureux en histoire », Lumières, 32, 2008, p. 171-184.

13 Voir notre article « Les deux niveaux requis d’un engagement progressiste en matière de didactique de l’histoire », La Pensée d’Ailleurs, 2, 2020, p. 98-114.

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