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Éducation populaire : engagement, médiation, transmission (XIXe-XXIe siècles)

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Jean-Charles Buttier
, 
Clothilde Roullier
, 
Agnès Sandras

I. La transmission des savoirs d’hier à aujourd’hui

Retour sur un parcours entre éducation populaire et éducation ouvrière : James Guillaume et les universités populaires

Jean-Charles Buttier

Note de l’éditeur

Cet article de Jean-Charles Buttier est une reprise de sa contribution au colloque « L’éducation populaire. Émanciper le peuple par le savoir ? (1860-1939). De l’histoire à l’actualité » qui s’est tenu le 13 novembre 2018 à la Bibliothèque nationale de France. Le propos est toutefois recentré sur la figure de James Guillaume et sur ses liens avec le mouvement des universités populaires. L’auteur est historien, spécialiste du genre du catéchisme politique. Il a mené une recherche postdoctorale sur James Guillaume et la pédagogie libertaire.

Texte intégral

Introduction

1En 1910 paraît le dernier tome de l’œuvre de James Guillaume (1844-1916) sur la Première Internationale ou Association internationale des travailleurs [AIT]. Cet intellectuel engagé revient alors sur son parcours après son départ de Suisse en 1878 :

  • 1 James Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs (1864-1878), tome 4, Paris, Stock, 1910, (...)

En ce qui concerne ma destinée personnelle, je pourrai raconter […] comment ensuite ma collaboration à une publication dont j’ai déjà parlé, et le spectacle de la grande transformation de l’école primaire française, tentée sous la direction de mon ami F. Buisson, me firent étudier successivement la Convention nationale et son œuvre d’émancipation intellectuelle, puis les éducateurs célèbres, Comenius, Froebel, Pestalozzi, et m’initièrent aux problèmes moraux et sociaux que soulève la question de l’éducation populaire ; comment enfin je finis par consacrer le principal de mes efforts à l’histoire de la Révolution française, et spécialement à celle du Comité d’instruction publique1.

  • 2 En référence à la Fédération jurassienne dite antiautoritaire, scission de l’Association internatio (...)
  • 3 Cette étude s’appuie sur une recherche menée de 2014 à 2018 dans le cadre d’un projet financé par l (...)

2Nous avons choisi l’angle biographique pour traiter de la critique antiautoritaire2 de l’expérience des universités populaires [UP] au début du xxe siècle, marqué par le rapide déclin de cette vaste et relativement brève entreprise d’éducation populaire. Pour ce faire, nous suivrons l’engagement de James Guillaume (1844-1916) au sein de ce mouvement pour en déceler les ressorts mais aussi analyser les critiques qu’il adresse aux UP3. Guillaume est un internationaliste qui codirige ensuite avec Bakounine la Fédération antiautoritaire dite « Fédération jurassienne », après qu’il ont été exclus de l’AIT en 1872. Arrivé clandestinement en France en 1878 après avoir fui la Suisse du fait de ses activités libertaires (il ne peut plus enseigner ni trouver de contrats de traduction du fait de son engagement politique au sein de l’AIT), cet antiautoritaire contribua activement à la réalisation de deux outils qui ont accompagné la mise en place de l’école de la Troisième République : La Revue pédagogique et le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, deux publications sous l’influence de Ferdinand Buisson, dont il était très proche. Il se consacre alors principalement à ses travaux d’histoire de l’école en se spécialisant progressivement dans l’œuvre scolaire menée pendant la Révolution française, cela dans le contexte du Centenaire de 1889. C’est en tant qu’historien de la Révolution mais aussi de l’AIT que Guillaume donne des conférences au début du siècle.

  • 4 Archives de la Préfecture de police de Paris (Arch. PP), dossier B/a 1111 « Guillaume, James Thomas (...)
  • 5 Charles Defodon, James Guillaume et Pauline Kergomard, Lectures pédagogiques à l’usage des écoles n (...)

3Dans ce rare texte autobiographique, Guillaume expose un rapport historien à la notion d’éducation populaire nourri de ses travaux historiques qui s’est conjugué à sa participation à des UP documentée par son dossier de surveillance par la police française4. Celle-ci s’intéresse de nouveau à ses activités au début du xxe siècle (après l’avoir recherché en vain en 1878) en raison de sa participation active à l’UP du XIVe arrondissement de Paris. Celle-ci était dirigée par Pauline Kergomard (1838-1925) qui appartenait comme lui à l’entourage de Ferdinand Buisson (1841-1932) et avec qui il avait coécrit un ouvrage pédagogique en 18835. Ce dossier comporte un rapport signé de l’agent « Foureur » (3e Brigade du 1er bureau de la Préfecture de police de Paris-PP) en date du 30 avril 1905 :

Guillaume a pris une grande prépondérance à l’université populaire du XIVe et il ne trouve jamais qu’on s’y montre assez révolutionnaire. C’est lui qui y amène l’élément russe, et une jeune étudiante nihiliste, sa protégée, vient parfois y faire des causeries. Il occuperait, paraît-il, une assez belle situation, il serait archiviste à la Bibliothèque nationale.

  • 6 Lucien Mercier, Les universités populaires : 1899-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au (...)

4L’implication de Guillaume dans la vie des UP du XIVe arrondissement et du XIIIe arrondissement (sous la direction de Ferdinand Buisson) est également documentée par des sources variées dont deux fonds des Archives de l’État de Neuchâtel en Suisse [AEN]. Le rapport de 1905, bien qu’imprécis car Guillaume n’a jamais exercé à la Bibliothèque nationale, est particulièrement intéressant par sa date de rédaction. Dans son étude majeure sur les universités populaires, Lucien Mercier a choisi les bornes chronologiques 1899-1914 pour traiter des liens entre l’éducation populaire et le mouvement ouvrier6. Ce rapport s’insère au cœur de cette période d’apogée du mouvement et témoigne d’une tension autour de la question de la politisation si l’on en croit les critiques de Guillaume sur le manque d’ardeur révolutionnaire de l’UP. De plus, un autre rapport de surveillance (Arch. PP) documente sa participation en 1914 à une réunion organisée pour la fondation du « Cercle Syndicaliste d’Études du XIVe arrondissement » qui doit régénérer ce mouvement d’éducation populaire par l’implication directe des syndicats :

L’orateur rappelle le peu de succès qu’ont obtenu les Universités populaires, submergées par l’élément intellectuel, et pense que les cercles syndicalistes d’études, pourront avantageusement les remplacer. […] Guillaume croit que la formation de ces cercles syndicalistes d’études répond à un besoin immédiat, car on a trop négligé dans les syndicats l’éducation de la classe ouvrière. Il faudra que tous les membres de ces cercles soient syndiqués mais ils devront cependant organiser des conférences publiques où tous les travailleurs seront invités.

5Alors que Guillaume n’est pas syndiqué et qu’il appartient à « l’élément intellectuel » qu’il dénonce d’après ce rapport, il est toutefois lié à Pierre Monatte (1881-1960) et à l’anarchosyndicalisme qui se structure autour de la Confédération générale du travail [CGT] qui vient d’être créée et est alors marquée par des idées syndicalistes révolutionnaires. D’ailleurs, Monatte dirige la Vie ouvrière, revue de la CGT, à laquelle participe activement Guillaume. L’objectif de cette étude est donc de partir de ce parcours personnel pour réfléchir à l’engagement pour et par l’éducation populaire. Cela nous permettra de tenter de dresser les contours de l’éducation populaire telle qu’elle est conçue dans les milieux antiautoritaires à la veille de la Première Guerre mondiale, en interrogeant notamment sa progressive désaffection pour cette forme d’éducation populaire.

6Dans un premier temps, nous questionnerons l’implication de Guillaume au sein du mouvement des UP avant d’étudier la nature des critiques, notamment politiques, qu’il adresse à celles-ci.

James Guillaume, un historien engagé dans le mouvement des universités populaires

7La participation de Guillaume aux UP s’explique par sa volonté de vulgariser l’histoire de la Révolution française. Alors enseignant à l’école industrielle du Locle (Suisse), il donna par exemple pendant l’hiver 1865-1866 douze leçons sur la Révolution française dans le cadre de cours du soir. En 1875, il insère dans le Bulletin de la Fédération jurassienne dix articles sur la Révolution française dans la rubrique « variétés ». D’après le dossier de surveillance de Guillaume (Arch. PP), les rapports de 1904 indiquent qu’il poursuit cette activité de vulgarisation de l’histoire révolutionnaire. L’agent « Foureur » cite dans son rapport du 14 novembre 1904 une certaine « Mme Philippe » qui informe la police et qui décrit ainsi celui dont les travaux sur l’histoire de la Révolution française sont reconnus : « Guillaume qui – paraît-il est très fort en histoire, serait – d’après Mme Philippe – un étranger banni de son pays pour faits révolutionnaires ; il aurait obtenu la naturalisation française. »

  • 7 Voir les 6 pièces de la cote 30 du fonds James Guillaume des AEN et les cotes F/17/2922 et F/17/171 (...)

8Les données de surveillance sont peu fiables et documentées alors que Guillaume a une activité intellectuelle reconnue et aisément identifiable. C’est un historien installé de la Révolution française puisqu’il est l’éditeur des Procès-Verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative (un volume) et de la Convention nationale (sept volumes), cela dans le contexte du Centenaire de 1889. Il obtient une reconnaissance officielle en étant nommé secrétaire de la « Commission de recherche et de publication des documents relatifs à l’histoire de l’Instruction publique de 1789 à 1808 » créée par un arrêté du ministre de l’Instruction publique Paul Bert le 28 novembre 1881 à la suite d’un rapport de Buisson. C’est certainement ce dernier, qui avait fait venir Guillaume en France en 1878, qui le fit entrer dans cette commission en 18857. Rattachée à la section des sciences économiques et sociales du Comité des travaux historiques [CTHS] par arrêté du 25 septembre 1885, cette commission prend le nom de « Commission des documents inédits de l’histoire de France postérieure à 1789 » et il en est nommé secrétaire. Dans le dossier F/17/2922 des Archives nationales sont conservés les procès-verbaux des séances de cette commission qui se réunit entre 1886 et 1892, rédigés par Guillaume, son secrétaire. Il est lié également à l’historien Alphonse Aulard de la Sorbonne (1849-1928) car, à partir de 1895, Guillaume occupe les fonctions de secrétaire général adjoint de la Société pour l’histoire de la Révolution française, poste qu’il conserve jusqu’en 1912. Or cette société édite la revue La Révolution française dirigée par Aulard et pour laquelle Guillaume a écrit plus d’une trentaine d’articles entre 1893 et 1911.

9Le dépouillement de journaux, comme Les Temps Nouveaux, permet de repérer de nombreuses « causeries » en lien avec les UP qui touchent justement à la Révolution française. Ainsi, le 17 juin 1903, il est annoncé à l’Enseignement mutuel (41 boulevard de la Chapelle) pour une conférence sur « La Révolution et la Raison ». Le vendredi 1er décembre 1905, Guillaume est intervenu à l’Université populaire du IIIe arrondissement, La Fraternelle (l’UP de son ami Buisson) pour une première causerie qui devait porter sur les débuts de Révolution française jusqu’au serment du Jeu de paume. Le 4 mai 1906, il poursuit dans cette UP en évoquant par exemple le massacre du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791 et la fin de la Constituante. Cette implication permet de dresser le portrait d’un historien vulgarisateur de son champ de recherche.

10Afin de connaître plus en détails les activités de Guillaume au sein des UP, croisons ces données de surveillance avec des lettres privées. Voici par exemple une lettre du 25 février 1904, conservée aux Archives de l’État de Neuchâtel dans le fonds de la famille Georges-Émile Guillaume (cote I/6) et dans laquelle il expose ses activités :

En dehors de mon travail habituel, j’ai fait des conférences comme l’hiver dernier. Voici le tableau de cette semaine : dimanche, déjeuné chez L. Descaves ; après-midi, à l’U.P. avec Adhémar Schwitz [Switzguébel], qui a dîné chez moi et y est resté jusqu’à minuit ; – lundi soir, conférence par moi à l’U.P., sur l’histoire du calendrier ; – mardi soir, cheval (Obéron, et répétition de la Jurassienne en vue de notre fête du 12 mars) ; – mercredi soir, 3e conférence aux étudiants et étudiantes russes, sur l’histoire de l’Internationale (avec traduction en russe par Mlle Goldsmith), au local de l’U.P. du 13e (Université de M. Buisson) ; – aujourd’hui, visite d’un normalien qui désirait faire ma connaissance ; – demain soir, causerie à la Bourse du travail, sur l’Internationale ; – samedi soir, répétition de chant chez moi pour les solistes (deux dames, deux demoiselles et un mari) ; –dimanche soir, fête musicale et littéraire à l’U.P.

  • 8 Cahiers conservés aux AEN dans le fonds de la famille Georges-Émile Guillaume. Dossier James Guilla (...)

11Guillaume est un conférencier habituel de diverses UP, ses conférences portant sur la Révolution française mais aussi sur la Première Internationale. Mais il participe également à des fêtes : or l’une d’elles, plus précisément le réveillon du 24 décembre 1903 à l’UP du XIVe arrondissement est documentée et permet ainsi d’entrer dans l’intimité de ce groupe. Guillaume a rédigé à la fin de sa vie des « Annales », ces cahiers retraçant chronologiquement les événements marquants de chaque année8. Pour l’année 1903, il note : « 24 décembre. Réveillon à l’U.P. du 14e (l’article de Descaves a paru dans le Journal du 27 décembre 1903) ». Dans l’hommage que Buisson a rendu à Guillaume après son décès dans les pages de La Révolution française justement, voici comment il insiste sur la place de son engagement au sein de l’UP du XIVe arrondissement qu’il dirigeait :

  • 9 Ferdinand Buisson, « James Guillaume », La Révolution française. Revue d’histoire moderne et contem (...)

Mais ce que l’on ne pourra pas faire revivre, c’est la figure de James Guillaume au milieu de ce groupe d’ouvriers et de familles ouvrières où il se plaisait dans l’Université populaire du XIVe, où il répandait des trésors de bonté, d’affection fraternelle, d’esprit républicain et d’ardente foi démocratique9.

12L’article de Lucien Descaves (1861-1949) mentionné par Guillaume dans ses Annales permet d’illustrer cet engagement. Ce texte a été reproduit en 1914 dans le numéro hommage de La Vie ouvrière publié à l’occasion des soixante-dix ans de Guillaume et réédité en 1923 sous le titre : « Un réveillon d’université populaire il y a vingt ans » (article conservé dans les papiers de Descaves à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam). Dans le numéro hommage de 1914, il est simplement intitulé « Réveillon populaire », et voici comment Descaves décrit son ami Guillaume dans son texte :

L’autre… trop modeste, m’en voudrait sans doute de le nommer, et je ne le nommerai pas. C’est un ancien professeur, né en Suisse et devenu Français. Son nom est intimement lié à l’histoire de l’Internationale, et il fut l’âme de cette Fédération Jurassienne, si mal connue, dont parle avec enthousiasme Kropotkine, dans son admirable livre : Autour d’une vie.

Mon voisin a la physionomie d’un apôtre aussi, mais calme, réfléchi, méthodique. Il ne faudrait pas, toutefois, le juger sur l’apparence : c’est un feu qui couve. Il n’est pas nécessaire de voir rougir les braises, il suffit de sentir la chaleur, sous une couche légère de cendres.

  • 10 Lucien Descaves, « Réveillon populaire », La Vie ouvrière, 20 février 1914, no 106, p. 231.

L’homme qui se mettra tout à l’heure au piano, simplement, fraternellement, pour accompagner le choral ou faire danser les couples enlacés, est l’auteur de travaux considérables sur la Révolution française, lesquels lui ont pris quinze années de sa vie. Et ce qu’il évoque, lui, au milieu de cette assemblée de Noël, c’est un bénédictin laïque, savant et familier10.

13Au-delà de ce récit amical, l’article de Descaves illustre la désaffection pour les UP, que l’auteur mentionne dans les premières lignes de son texte :

  • 11 Ibidem, p. 229-230.

Il est certain que les Universités populaires n’ont pas donné tous les résultats qu’on en pouvait attendre ; mais il est également certain que la faute en est surtout aux ouvriers pour qui elles sont faites… et qui n’y viennent pas ! Une chose bien singulière et digne de remarque : qu’il s’agisse d’un théâtre ou d’une université, les mots peuple, populaire, mettent en fuite l’ouvrier au lieu de l’attirer. Qu’il se méfie, qu’il ait toujours peur de tomber dans un des pièges que lui tendent constamment les convoitises électorales, je le conçois. Mais il aurait pu, tout au moins, répondre à la bonne volonté de ceux qui allaient à lui, par une bonne volonté pareille, quitte à se séparer d’eux lorsqu’il aurait vu l’Université, créée pour l’instruire et le distraire, tourner à la politique et verser dans les querelles de partis11.

  • 12 Ibidem, p. 229.

14Comme une réponse à ce tableau négatif de Descaves sur les UP, une note a été ajoutée à la réédition de 1914 de ce texte qui mentionne que l’UP « a sombré » mais que Guillaume est devenu l’un des familiers de « la Maison commune des syndiqués12 » qui s’est ouverte, posant alors la question de la critique antiautoritaire des UP.

Une critique antiautoritaire des universités populaires ?

15Là encore, s’intéresser au parcours de Guillaume permet de saisir les tensions et contradictions qui traversent cette entreprise d’éducation populaire et ses rapports avec le monde ouvrier, les rapports entre politique et éducation étant étroitement intriqués au sein des UP que fréquente Guillaume.

  • 13 AEN, fonds de la famille George-Émile Guillaume, cote I/6.

16Un rapport de la Préfecture de police daté de 1905 indique que Guillaume se plaint du modérantisme de l’UP du XIVe arrondissement et appuie cette affirmation en relatant un incident rapporté par une informatrice (Mme Philippe) : Guillaume se serait « énervé contre la poésie bourgeoise au sujet de vers de Coppée ». Une lettre de Guillaume, adressée à sa sœur Julie le 9 janvier 190413, illustre également son insistance sur l’orientation laïque, voire anticléricale, du mouvement des UP :

Tu m’envoies le Dr Mathey ; je le verrai avec plaisir. Mais quelle singulière idée tu as eue, de croire que les U.P. pourraient lui inspirer de la sympathie, à lui homme très religieux. Toute la propagande qui se fait dans les U.P. est dirigée contre la religion ; nos adhérents sont tous des militants de la lutte anti-cléricale ; et anti-clérical en France signifie ennemi de toute religion quelconque.

17Datée de la même année, toujours dans le fonds des AEN se trouve une lettre du 15 mai 1904 qui témoigne des tensions qui se font jour dans la vie de l’UP du XIVe arrondissement autour de la question religieuse (Guillaume s’adresse à un certain M. Damien). Le conflit se porte sur le terrain religieux dans le contexte de la laïcisation de la société française :

  • 14 Ibidem.

Et pour cela je demande à vous, et au besoin, au Comité de vouloir bien m’inscrire, pour un soir de mois de juin, pour une conférence où j’exposerai un certain nombre de règles concernant la manière de rechercher scientifiquement la vérité et la possibilité d’arriver à la certitude. Mon exposé serait strictement philosophique et scientifique, et aurait pour but de faciliter l’accord de tous nos adhérents sur quelques questions primordiales, sur lesquelles il est très important que l’entente s’établisse entre tous. Quand nous aurons déblayé le terrain, mis les points sur les i, écarté les sophismes, il ne sera plus possible d’appeler intolérance l’attitude de ceux qui croient qu’il est possible de distinguer avec certitude entre la vérité et l’erreur dans le domaine des connaissances démontrables (le seul domaine dans lequel doive s’exercer l’activité d’une U.P.), ni de qualifier de petite Église une U.P. qui entend rester laïque et fermer sa porte aux prêtres de toutes les religions14.

18Cette lettre peut être reliée à une liasse de documents conservée aux AEN mais dans le fonds James Guillaume cette fois-ci, sous la cote 103 qui rassemble les papiers de l’UP du XIVe. Sous la cote 103.281, se trouve un carton qui donne le titre de la conférence mentionnée plus haut pour en faire l’annonce dans les journaux : « De la liberté des opinions ; de l’intolérance ; la méthode scientifique et le consentement unanime. Exposé, suivi d’un échange d’idées entre les camarades ». Dans le fonds de la famille Georges-Émile Guillaume, sous la cote II/1 se trouve une autre liasse de documents avec la mention « Archives de l’Université populaire du 14e ». Une lettre de Guillaume du 7 février 1906 au Comité de l’UP du XIVe arrondissement soulève la question du lien entre ces structures et la propagande politique :

Dans l’Humanité d’aujourd’hui, 2e page, 6e colonne, je lis une communication par laquelle j’apprends ceci : la section du 14e arrondissement (de la Fédération de la Seine du Parti socialiste unifié) informe les électeurs qu’elle présente aux élections législatives prochaines les citoyens Bracke et Courtois pour les circonscriptions Plaisance-Montparnasse et Montrouge-Santé : « Elle a constitué un Comité électoral où tous les citoyens qui désirent soutenir les candidatures socialistes sont invités à se faire inscrire. Le comité électoral se réunit les 2e, 3e et 4e jeudi de chaque mois, au siège, 13, rue de la Sablière, à 8h.1/2 du soir. » Ainsi, voilà le local de notre Université populaire transformé en siège d’un comité électoral.

19Guillaume oppose dans son argumentaire le fait que l’UP devienne le siège d’un comité électoral (celui du groupe des socialistes unifiés) car, selon lui, les statuts permettent de louer la salle uniquement si les rencontres sont des discussions de doctrines. Il se défend d’ailleurs de s’opposer au système électoral bien qu’étant antiautoritaire et internationaliste, en expliquant qu’il va voter « pour empêcher le candidat réactionnaire de passer ». Les rapports de surveillance de police soulignent fréquemment son inscription sur les listes électorales pour questionner son appartenance à la mouvance anarchiste.

  • 15 La retranscription par l’auteur de ce chapitre de cette biographie manuscrite conservée à l’IIHS d’ (...)
  • 16 AEN, fonds J. Guillaume, cote 103.
  • 17 AEN, cote 103.280.
  • 18 Arch. PP, dossier James Guillaume.

20En relation avec ces débats sur la place de la politique dans les UP, Guillaume avait mentionné en 1904 ses liens avec Marie Goldsmith (1873-1933), étudiante russe dont il fit connaissance cette même année d’après ses « Annales ». C’est par le biais de Pierre Lavrov que Guillaume est entré en contact avec elle d’après la biographie écrite par Max Nettlau en 193515. Sous la cote 55 du fonds James Guillaume des AEN sont conservées vingt et une lettres de Marie Goldsmith à James Guillaume, datées de 1906 à 1916. En 1905, Guillaume sollicite par une lettre l’UP du XIVe pour que le groupe de Goldsmith intitulé le « Cercle d’études sociales » puisse utiliser la salle de conférence pour ses rencontres16 en présentant cette étudiante comme une conférencière habituelle de l’UP. Une lettre datée du 15 octobre (sans doute 1905) par Goldsmith remercie Guillaume et mentionne l’organisation d’une « causerie qui ne sera, probablement, suivie d’aucuns débats » dans l’une des salles sous-louée pour le groupe17. Un rapport de la Préfecture de police daté du 4 juillet 1907 signale d’ailleurs la participation de Guillaume à une « réunion du groupe révolutionnaire russe18 » ce qui explique un regain de surveillance, réactivée encore une fois en 1914.

21Cette fois-ci Guillaume est impliqué dans les tentatives pour remplacer les UP comme vecteurs d’éducation populaire par des structures qui intègrent les syndicats. Ainsi, toujours d’après son dossier de surveillance de la PP, est-il présent le 8 avril 1914 à une réunion de la jeunesse syndicaliste du XVII arrondissement et le 16 avril suivant il participe à une réunion organisée pour la fondation du « Cercle Syndicaliste d’Études du 14e arrondissement ». Le rapport détaille alors ses prises de position que nous avons évoquées en introduction : « L’orateur rappelle le peu de succès qu’ont obtenu les Universités populaires, submergées par l’élément intellectuel et pense que les cercles syndicalistes d’études, pourront avantageusement les remplacer. » Guillaume défend la capacité des syndicats à prendre en main l’éducation populaire :

Guillaume croit que la formation de ces cercles syndicalistes d’études répond à un besoin immédiat, car on a trop négligé dans les syndicats l’éducation de la classe ouvrière. Il faudra que tous les membres de ces cercles soient syndiqués mais ils devront cependant organiser des conférences publiques où tous les travailleurs seront invités.

22Le dossier mentionne une dernière conférence de Guillaume le 23 mai 1914 pour commémorer le centenaire de la naissance de Bakounine, à l’initiative des groupes russes (comme les désigne l’agent qui rédige le rapport) : « La liberté ouvrière » et le « Groupe anarchiste communiste russe de Paris ».

  • 19 L. Mercier, Les Université populaires…, op. cit., p. 146.

23Au-delà du cas particulier de la relation amicale entre Guillaume et Goldsmith qui explique l’investissement du premier dans le groupe de la seconde, il est intéressant de noter une convergence de critiques des UP chez des auteurs proches de Monatte et de la CGT anarchosyndicaliste, cela à la veille de la Première Guerre mondiale. Ainsi, Mercier cite un article d’Albert Thierry (1881-1915) paru dans La Vie ouvrière en 1913, cet instituteur antiautoritaire écrit régulièrement dans ce périodique. Thierry oppose dans cet article sur « l’éducation générale supérieure » les UP et une « Université syndicale qu’il appelle de ces vœux19 ». Toujours en 1913, dans un article de la même série consacré à « l’éducation industrielle », réuni ensuite en recueil posthume dans ses Réflexions sur l’éducation, Thierry revient sur l’échec des UP :

  • 20 Albert Thierry, Réflexions sur l’éducation, Paris, Librairie du travail, 1923, p. 108.

Moi aussi, j’ai cru que ce contact entre instituteurs et ouvriers amènerait une contamination intellectuelle, où les ouvriers perdraient courage et originalité, sans que les instituteurs perdissent ni morgue, ni pédantisme : mais l’Université Populaire ignorait les métiers, voilà la vraie cause de sa ruine ; et l’École Syndicale vivra des métiers et pour les métiers. Au lieu d’embourgeoiser le peuple, elle essayera de prolétariser la bourgeoisie20.

24Cette prise de position renvoie à celle de Guillaume en 1914 condamnant le fait « qu’on a trop négligé dans les syndicats l’éducation de la classe ouvrière ». En 1912, en première page de La Bataille syndicaliste (quotidien lié à Monatte comme l’était La Vie ouvrière), un autre intellectuel antiautoritaire, Charles-Ange Laisant (1841-1920), avait défendu la même idée dans un article intitulé « Éducation libératrice » :

  • 21 Charles-Ange Laisant, « L’éducation libératrice », La Bataille syndicaliste, 12 septembre 1912, p.  (...)

Le syndicalisme ouvrier, sans qu’il s’en doute peut-être, ne fait guère autre chose que de l’éducation. Dans ses revendications les plus directes, dans son action la plus énergique, dans la préparation des grèves, dans tous ses efforts de propagande, le véritable but qu’il poursuit, c’est de donner aux individus la notion exacte et précise des conditions où ils sont placés, des moyens d’améliorer leur situation, de comprendre leur véritable intérêt ; c’est d’en faire des êtres conscients, capables de réfléchir, de raisonner ; c’est de libérer leurs cerveaux. Et cette libération, c’est l’éducation même, sous sa forme la plus haute, la plus vaste, la plus générale21.

25À la veille de 1914, les revues La Vie ouvrière et La Bataille syndicaliste (auxquelles contribue activement James Guillaume) sont ainsi le théâtre de riches débats éducatifs et des auteurs interrogent la nature « populaire » de l’éducation tout en réfléchissant à la possibilité d’une éducation ouvrière et syndicale.

Conclusion

26Ces débats et échanges pédagogiques sont le reflet d’une réflexion éducative menée en parallèle au sein de la CGT de tendance anarcho-syndicaliste et du syndicalisme enseignant en cours de constitution (autour de L’École émancipée notamment). Guillaume a activement participé à ces débats et incarne, en raison de la longévité de son engagement, le processus qui va d’une déception envers l’expérience des UP à l’espoir d’un enseignement populaire pris en charge par les syndicats. Nous conclurons en citant un article de Guillaume publié dans L’École émancipée, intitulé « Le but final du syndicalisme ». Daté du 19 octobre 1912 il fut repris le lendemain en une du journal La Bataille syndicaliste, traduisant ainsi les liens entre ces publications d’une part, mais aussi entre éducation et syndicalisme d’autre part :

L’école, destinée aux enfants des travailleurs regarde, d’une part, les syndicats d’instituteurs et d’institutrices, au sein desquels s’élaboreront les méthodes ; et, d’autre part, les syndicats des travailleurs industriels et agricoles, représentants des familles et de la société, auxquels il appartiendra de déterminer les programmes de l’instruction générale et professionnelle, de concert avec le personnel enseignant.

27Cette coopération entre enseignants et syndicats peut être perçue comme une réponse aux critiques adressées aux UP, soit qu’elles soient considérées comme trop intellectuelles, soit que les ouvrières et les ouvriers ne soient pas jugés suffisamment impliqués et assidus.

28Le parcours de Guillaume, militant et intellectuel antiautoritaire, fait écho à l’introduction de Madeleine Rebérioux à l’ouvrage de Mercier sur les UP. L’historienne interroge l’articulation entre posture savante et engagement :

  • 22 L. Mercier, Les universités populaires…, op. cit., p. 9.

Le temps n’est plus de ce qu’on appelait le socialisme d’éducation. Jaurès lui-même considéra toujours qu’un intellectuel engagé ne pouvait se satisfaire de parler à la classe ouvrière, qu’il lui fallait trouver le moyen de militer avec elle, de mettre à jour avec elle des valeurs communes, et de les promouvoir. Rien n’interdit après tout de penser que les multiples expériences qui ont transcendé les Universités populaires ne finiront pas par se rassembler et par éclairer les chemins aujourd’hui obscurcis22.

29Les enjeux de cet engagement intellectuel au nom de valeurs largement partagées sont toujours d’actualité.

Notes

1 James Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs (1864-1878), tome 4, Paris, Stock, 1910, p. 325.

2 En référence à la Fédération jurassienne dite antiautoritaire, scission de l’Association internationale des travailleurs (AIT ou Première Internationale) qui intervient à la suite des tensions internes entre Karl Marx et Bakounine auquel s’associe James Guillaume (tous deux exclus de l’AIT en 1872).

3 Cette étude s’appuie sur une recherche menée de 2014 à 2018 dans le cadre d’un projet financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique [FNS]. Projet no 152808 intitulé « Géographie, école républicaine, éducation publique, pédagogie libertaire » mené au sein de l’Équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté de l’Université de Genève.

4 Archives de la Préfecture de police de Paris (Arch. PP), dossier B/a 1111 « Guillaume, James Thomas. Homme de lettres ».

5 Charles Defodon, James Guillaume et Pauline Kergomard, Lectures pédagogiques à l’usage des écoles normales primaires, Paris, Hachette, 1883.

6 Lucien Mercier, Les universités populaires : 1899-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Les Éditions ouvrières, 1986.

7 Voir les 6 pièces de la cote 30 du fonds James Guillaume des AEN et les cotes F/17/2922 et F/17/17176.

8 Cahiers conservés aux AEN dans le fonds de la famille Georges-Émile Guillaume. Dossier James Guillaume, cote I/8.

9 Ferdinand Buisson, « James Guillaume », La Révolution française. Revue d’histoire moderne et contemporaine, 35e et 36e années, nos 31-32, janvier-février 1917, tome 70, p. 10-15.

10 Lucien Descaves, « Réveillon populaire », La Vie ouvrière, 20 février 1914, no 106, p. 231.

11 Ibidem, p. 229-230.

12 Ibidem, p. 229.

13 AEN, fonds de la famille George-Émile Guillaume, cote I/6.

14 Ibidem.

15 La retranscription par l’auteur de ce chapitre de cette biographie manuscrite conservée à l’IIHS d’Amsterdam (Max Nettlau papers, cote ARCH01001.2014) est consultable sur le carnet « James Guillaume. Un itinéraire » : https://jguillaume.hypotheses.org/74 [date de consultation : 27/05/2021].

16 AEN, fonds J. Guillaume, cote 103.

17 AEN, cote 103.280.

18 Arch. PP, dossier James Guillaume.

19 L. Mercier, Les Université populaires…, op. cit., p. 146.

20 Albert Thierry, Réflexions sur l’éducation, Paris, Librairie du travail, 1923, p. 108.

21 Charles-Ange Laisant, « L’éducation libératrice », La Bataille syndicaliste, 12 septembre 1912, p. 1.

22 L. Mercier, Les universités populaires…, op. cit., p. 9.

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