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Les dessins de Champignons de Claude Aubriet

 | 
Xavier Carteret
, 
Aline Hamonou-Mahieu

L’illustration mycologique (xvie-xviiie siècle)

Texte intégral

Les champignons : une place particulière… dans le règne végétal

1Avant le développement, au xixe siècle, de la mycologie comme science à part entière, les champignons sont le plus souvent étudiés avec les plantes, bien que les naturalistes aient constaté et souligné, depuis l’Antiquité, leur nature extrêmement singulière.

2Le discours, dans les volumineux « herbiers » de la Renaissance, reste profondément subordonné aux écrits des naturalistes de l’Antiquité. L’opinion de Théophraste (c. 372c. 288 av. J.C.), suivant laquelle les champignons sont des plantes dépourvues de leurs parties principales (racines, feuilles, graines…), est généralement reprise et doublée de diverses thèses concernant la croissance de ces organismes. La thèse principale consistait à affirmer que les champignons naissent spontanément de l’humidité, par putréfaction de diverses matières organiques, surtout végétales. Ce sont, disait le néo-platonicien Porphyre, « les enfants des Dieux ». Longtemps, le champignon est soit considéré comme une production des plus mystérieuses de la nature, soit comme une plante sans graine.

3Ainsi, suivant Gaspard Bauhin (1560-1624), qui reprend d’ailleurs presque mot pour mot l’opinion de Jérôme Bock (1498-1554), « les champignons ne sont ni des plantes, ni des racines, ni des fleurs, ni des graines, mais seulement de l’humidité venant de la terre, des arbres, des bois morts et autres pourritures ; leur apparition et leur disparition dure environ sept jours, et ils naissent en général quand il va tonner et pleuvoir ». L’orage générateur de champignons (de truffes en particulier), constitue un thème classique de l’Antiquité (Pline, Plutarque). Cette ligne du mystère, des forces secrètes du Cosmos et de l’« ex nihilo » formera un véritable courant de pensée dans l’histoire de la mycologie. Jusqu’au xviiie siècle, l’idée de la génération spontanée chez les champignons sera relativement répandue. En 1665, Robert Hooke (1635-1703), malgré ses nombreuses découvertes microscopiques, est partisan de cette thèse. Au xviiie siècle, Carl von Linné (1707-1778) accepte les théories d’Otto von Münchhausen (1716-1744) relatives à la génération spontanée des champignons, et Friedrich Kasimir Medicus (1736-1808) note, en 1788, que les champignons sont « des produits de la gelée issue de la décomposition des feuilles après intervention de la chaleur et de l’humidité ». L’idée est dans l’esprit des anciens naturalistes romains. Mais Johann Samuel Traugott Frenzel (1746-1807) emploie un style plutôt pré-socratique, lorsqu’il écrit « que les étoiles filantes arrach[ent] les champignons à la terre » (Wit 1994, p. 131). Entre temps, Luigi Ferdinando Marsigli (1658-1730) étudia la question de la reproduction chez les champignons (Dissertatio de generatione fungorum, 1714), et conclut que le mycélium (le « blanc de champignon ») se développe spontanément sur les matières putréfiées, et que le champignon lui-même (le « carpophore », en langage moderne, étymologiquement le « porteur de fruit ») résulte d’un processus métamorphique des filaments mycéliens. La théorie générale de la génération spontanée des organismes ne sera réfutée qu’au xixe siècle par Louis Pasteur. Durant ce siècle, deux auteurs vont s’accrocher à cette théorie qui plonge ses « racines », nous l’avons vu, dans l’Antiquité. Il s’agit de Christiaan Hendrik Persoon (1761-1836) et d’Elias Magnus Fries (1794-1878), les deux mycologues les plus importants de tous les temps. Mais leur contribution à la connaissance des champignons réside dans leur œuvre de systématique et de taxinomie, non dans leurs réflexions sur la génération et la reproduction.

  • 31 Cesi (F.), De mediis naturis in universo. Consulter Freedberg & Pegler, 2005, vol. 1, pp. 26-27.

4Bock ou G. Bauhin excluaient théoriquement les champignons du règne végétal, mais les y incluaient tout de même, matériellement, dans leurs ouvrages, qui étaient consacrés aux plantes. La présence des champignons dans le De plantis (1583) d’Andrea Cesalpino (1519-1603) est plus logique. Certes, l’auteur les considère comme des organismes intermédiaires entre les objets inanimés et les végétaux, mais il les définit comme des « plantes sans graines ». Quelques années plus tard, au début du xviie siècle, Johannes Heckius (1576- c. 1618) et Federico Cesi (1585-1630) parleront, un peu dans le même esprit, de « plantes imparfaites » (Plantae imperfectae), concept recouvrant toutes les choses de la nature dont on ne perçoit pas le mode de reproduction. Ces êtres, comme également les fougères ou les fossiles, sont alors « déficients » (deficientes), « mutilés » (mutilae) et « sans ordre » (inordinatae)31. Cette tradition que l’on pourrait nommer « théophrastique » des champignons comme « plante qui n’en sont pas » perdurera jusqu’au xviiie siècle. Dans son Methodus plantarum de 1682, John Ray (1627-1705) range les champignons parmi les « plantae imperfectae », groupe qu’il définit ainsi : « J’appelle plantes imparfaites, celles qui sont dépourvues de fleur et de graine, ou qui du moins semblent en manquer, puisque jusqu’à présent ni fleur, ni graine n’ont été observées en elles, si bien que l’on croit qu’elles poussent spontanément ». En 1694, dans ses Elémens de botanique, Joseph Pitton de Tournefort inclura les champignons dans la Classe XVII des « Herbes dont on ne connoît ordinairement ni les fleurs, ni les graines » (Pitton de Tournefort 1694, vol. 1, p. 438). La définition rejoint celle de Ray : les fleurs et les graines ne sont pas connues, ce qui n’implique pas qu’elles n’existent pas…

  • 32 Traduction libre du latin.

5L’histoire d’une science, on le sait, n’obéit en général que très grossièrement au principe de continuité. La mycologie illustre à merveille cette difficulté qu’il y a à exposer diachroniquement les progrès scientifiques. Le grand tournant, dans l’étude des champignons, fut la découverte des spores par Pier Antonio Micheli en 1729 (Nova plantarum genera), spores qu’il considérait vraiment à l’égal des graines chez les végétaux, comme l’élément fondamental de la reproduction. Mais dès 1588, Giambattista della Porta (1535-1615) utilise les tout premiers verres grossissants, observe des spores dans les champignons et pressent nettement que ces organismes se développent à la façon des autres plantes, à partir d’une graine. Dans Phytognomonica, il écrit : « Nous avons ramassé de très fines semences de champignons, petites et noires, cachées dans des sillons allongés qui vont du pied au chapeau. La semence qui tombe est toujours fertile, et elle germe. » (Porta 1588, p. 41232). En 1601, Charles de L’Écluse (1526-1609), dit Clusius, affirmera franchement que les champignons sont issus de « graines ». À l’Académie des Lynx, à Rome, Cesi fait grand usage du microscope que Galilée lui a offert en 1624. Il espère, grâce à cet instrument, percer les mystères de la reproduction chez les champignons. Cesi aperçoit les spores, et peint de nombreux éléments microscopiques que l’on peut admirer dans l’extraordinaire recueil de planches mycologiques qu’il a laissé, « codex » conservé à la bibliothèque de l’Institut de France (Freedberg & Pegler 2005, vol. 1, pp. 26-27).

  • 33 « … tout concourt à prouver avec Micheli, contre Marsigli, Lancisi, Needham, que les champignons se (...)

6Les cas de Bock et de G. Bauhin, qui ne regardent pas les champignons comme des plantes, paraissent tout de même isolés. Dès le xvie siècle, la plupart des auteurs intègrent les champignons dans le monde végétal. On trouve ainsi, dans l’ouvrage de Matthias de l’Obel (1538-1616), dit Lobelius (de l’Obel 1581), des champignons en touffe, d’autres munis de racines presque pivotantes ou d’espèces de bulbes à la base du pied. En 1674, Martin Lister compare très naturellement les tubes de ce que l’on nomme maintenant « bolets » et « polypores », au disque à fleurons tubulés de certaines composées (astéracées), et conclut que les tubes des champignons sont des fleurs et aussi des graines. Micheli (1729) recherchera enfin dans les parties fertiles des champignons (en particulier sur l’arête des lamelles) les éléments bien connus de la fructification des plantes : étamines, pistils, anthères, stigmates (Lamy 2008, p. 148). Cependant, le soupçon que les champignons constituent un groupe distinct des végétaux commence à percer. Johann Jakob Dillen, plus souvent appelé Dillenius (1684-1747), fut le premier naturaliste à créer, dès 1719 (Catalogus plantarum sponte circa Gissam nascentium), une classe spécifique aux champignons, les « Fungi ». Il semble qu’à la fin du xviiie siècle, une certaine confusion règne dans les esprits sur la place légitime à accorder aux champignons. Les avis divergent, et presque toutes les traditions de pensée dont nous avons parlé s’entremêlent. Pourtant, en 1783, dans son Traité sur la mycitologie, Noël Joseph de Necker (1729-1793) affirme que les champignons forment un règne à part, un quatrième règne, qu’il nomme « Règne mésymale » (Necker 1783, pp. 103-104). À la suite du botaniste belge, Pierre Bulliard (1742-1793) affirmera que « les champignons diffèrent des végétaux staminifères », quoiqu’ils entretiennent avec ces derniers d’indéniables « rapports ». Dans le même temps, Jean-Jacques Paulet (1740-1826) soutient que les champignons appartiennent au règne végétal, qu’ils se perpétuent par « graines », à l’égal de n’importe quelle plante33. Cependant, les progrès qui seront réalisés au xixe siècle dans les secteurs de la biologie, de la technologie (perfectionnement des microscopes, qui deviendront d’un usage systématique) et de la terminologie scientifique, assureront la promotion de la « mycologie » comme science à part entière (Lamy 2008, p. 148). Les travaux de Joseph-Henri Léveillé (1796-1870) contribuèrent grandement à l’avènement de la « mycologie », terme par ailleurs proposé par Paulet dès 1795.

7Jusqu’au xviiie siècle, le statut des champignons reste assez problématique et souvent paradoxal vis-à-vis des plantes. La différence de nature n’est, en général, pas remarquée.

8Et pourtant cette différence s’exprime concrètement sur deux points.

  • Avant l’époque moderne de l’investigation microscopique, l’herbier de champignons apparaît bien peu utile. Tandis que la plante sèche livre encore l’ensemble des caractères nécessaires à sa détermination, le champignon déshydraté ne semble plus exploitable : il perd, en particulier, beaucoup de sa forme. Des tentatives de conservation dans l’alcool ou le formol seront essayées, mais sans grand succès, et finalement ce sera la planche, colorée de préférence, qui fera office de spécimen d’herbier.

  • D’autre part, si les plantes ont été, depuis l’Antiquité, surtout l’objet de préoccupations liées à la santé (recherche de leurs vertus médicinales), les champignons ont essentiellement excité l’appétit, au double sens d’appétit sensuel (consommation), et d’appétit intellectuel (par la fascination qu’ils exercèrent et exercent toujours). Certes, on tente très tôt de retirer des champignons divers usages possibles, comme on le fait chez les plantes avec l’extraction de teintures, par exemple. Jérôme Bock répètera les découvertes de Dioscoride (c. 40- c. 90 ap. J.C.), comme la préparation de l’amadou à partir d’un certain polypore, et en présentera quelques-unes, de son cru (Dörfelt & Heklau 1988, p. 35, 43).

9Mais force est de constater que l’attention se porte principalement sur ce qui fascine éminemment les esprits : la toxicité des champignons. Les effets curatifs sont laissés de côté, du côté des plantes (selon Paracelse (1493-1541), les champignons n’ont aucun pouvoir curatif, car ils sont une pure dégénérescence de la nature ; « ce doit être, écrit-il, une plante qui n’a rien en elle, pas de racine, pas de tronc, c’est une plante ratée de la nature. »), et l’on s’interroge sur la nature exacte du seul champignon alors utilisé dans la pharmacopée, l’« Agaric » (Agaricum officinale), que Micheli présente non avec les autres Fungi, mais avec le Mélèze (Larix) sur lequel il croît et dont il était vu comme une protubérance d’origine interne. En revanche, on élabore des vomitifs (Dioscoride, Matthiole) et même des contre-poisons, comme Jean Bauhin (1541-1612) dans son Historia plantarum universalis. De Pline l’Ancien (23-79 ap. J.C.), de Dioscoride, de Galien (c. 130-201 ou 216 ap. J.C.) jusqu’à Sterbeeck (1631-1693), et en l’absence de caractères systématiques bien définis, les classifications s’articulent en général suivant la dichotomie Comestibles/Vénéneux (edules / noxii). On sait à quel point les Romains étaient friands de champignons, et que les empereurs adoraient en particulier l’Oronge, qu’ils appelaient « Boletus », et que l’on nomme aujourd’hui, en leur souvenir, « amanite des Césars » (Amanita caesarea). Il y eut également quelques empoisonnements célèbres, notamment celui de l’empereur Claude (10 av. J.C.-54 ap. J.C.) par sa nièce Agrippine ; et mieux — si l’on peut dire — celui de Bouddha, en 480 avant J.-C. Les grandes qualités gastronomiques des champignons étaient connues depuis l’Antiquité. Des recettes fines et complexes existent très tôt, et Sterbeeck, en 1675 (Theatrum fungorum), disserte longuement sur les façons d’accommoder, de préparer ou de conserver ces étranges productions de la nature. Il met même au point une sauce réservée à la dégustation des champignons, qu’il nomme « moutarde blanche ».

  • 34 Son ami Federico Cesi, à l’Académie des Lynx, pensait toutefois le contraire (voir Fredberg & Pegle (...)

10Le champignon fascine autant parce qu’il peut être délicieux que parce qu’il peut être mortel. Et pourtant, le nombre de plantes toxiques (pensons à la grande ciguë, Conium maculatum) est bien supérieur au nombre de champignons vénéneux, et les anciens le savaient déjà. Mais c’est, sous ce rapport, le champignon qui, depuis toujours, a captivé les esprits. Pourquoi ? Simplement, sans doute, parce que sa consistance, la variété de ses odeurs et de ses saveurs, le destine plus évidemment à la consommation ; parce que, au contraire des plantes, il pourrit vite en dégageant des odeurs fétides qui renvoient à la mort et à la putréfaction ; et parce qu’il y a peut-être, dans cette opposition radicale entre les « bons » et les « mauvais », une sorte de manichéisme renvoyant aux croyances religieuses les plus profondes et les plus élémentaires : le « bien », le « mal », et encore plus chargé de pathos : le « Paradis », l’« Enfer », « Dieu », « Satan »… Peut-être est-il possible d’expliquer par-là une conviction très étrange, répandue au xvie et au début du xviie siècle, dérivant de la « théorie des signatures » de Paracelse : la nature toxique des champignons, disait-on, s’exprime dans leurs caractères morphologiques (externes). Clusius (1601) en était convaincu (d’où sa classification en « esculenti » et « perniciosi »), ainsi que Johannes Heckius, dans la lignée du « maître »34 : « For Heckius, as for many of the exponents of the traditional forms of natural history, it was precisely the external signs that gave clues to the inner nature, and, even more, to the inner forces — the vis as well as the virtus — of things » (Freedberg & Pegler 2005, vol. 1, pp. 40-41). En somme, le mauvais se voit à travers certains signes externes des champignons, comme le mal se lit sur un visage. La jeune amanite phalloïde enfermée dans sa volve était appelée « œuf du Diable ». Lenz, en 1831, nommait encore « satanas » un gros bolet aux couleurs évoquant les enfers. D’innombrables mythes et superstitions se sont attachés aux champignons, bien plus qu’aux plantes. Les anciens croyaient que le fer rouillé ou dissout communiquait « aux champignons des qualités suspectes » (Paulet 1793, p. 504, note 16). À la Renaissance, un champignon pourtant bien insignifiant d’aspect, le Polyporus tuberaster, était appelé en Italie lapis lyncurius, car l’on pensait qu’il naissait de l’urine de lynx « qui en se congelant, se pétrifioit & se convertissoit enfin en racine de champignon » (op. cit., p. 497, note 2). Ce polypore (comestible) se développe en effet à partir d’une sorte de racine dure et noire, le « sclérote », profondément enfoui dans le substrat ligneux. D’autres croyances courraient, sur les vertus aphrodisiaques des champignons (inévitablement), ou sur les fameux « ronds de sorcières » que forment certaines espèces qui, écrit Bernard Duhem, « ont été pris pour des pièges ensorcelés où les voyageurs perdaient leur chemin pour avoir osé les traverser, et les prêtres du Moyen Âge les exorcisaient » (Duhem 1992, p. 46)… Les superstitions persistent encore de nos jours, beaucoup de gens s’imaginant par exemple qu’un champignon qui bleuit au toucher ou à l’air, est nécessairement toxique… ou, à l’inverse, qu’un champignon ayant « une bonne tête » ne peut être que délicieux, ce qui conduit à des accidents aussi stupides que dramatiques.

Des champignons parmi des plantes : l’hégémonie des illustrations de plantes aux XVIe et XVIIe siècles

11Dès le début du xvie siècle, des artistes sont capables de peindre des plantes avec un réalisme époustouflant. La « grande touffe d’herbes » d’Albrecht Dürer (1503) est célèbre.

  • 35 Il fit de l’ombre aux œuvres de De Lobel, de Dodoens et de Clusius (Backer & al. 1993, p. 13).

12Mais les superbes réalisations en la matière sont assez nombreuses. Il faut par exemple admirer l’ancolie violette due au talent d’un anonyme allemand (1526), et reproduit dans l’ouvrage de Madeleine Pinault, Le Peintre et l’histoire naturelle (Pinault-Sørensen 1990, p. 16). Les « herbiers » d’Otto Brunfels (1488-1534), de Jérôme Bock et de Léonhart Fuchs (1501-1566) sont réputés, à juste titre, pour la qualité supérieure de leurs gravures. Le « New Kreüterbuch » de Fuchs, dont on peut consulter, en ligne (SICD, Universités de Strasbourg- Patrimoine numérisé), un exemplaire colorisé, est parfois considéré comme le meilleur ouvrage du xvie siècle en matière d’illustration35. Pour les champignons, il n’en est rien. Il y a bien sûr le recueil de Frederico Cesi conservé par le mécène italien Cassiano dal Pozzo (1588-1657) où les champignons sont peints avec une vivacité étonnante : ces réalisations, qui n’étaient pas destinées à être publiées, sont complètement isolées dans l’histoire de la mycologie, et méritent une place, ainsi qu’un traitement critique, tout à fait à part. Ceci dit, le recueil put être consulté par quelques botanistes, en particulier par Micheli. Ses planches témoignent d’ailleurs de cette heureuse influence (Freedberg & Pegler 2005, vol. 1, pp. 29-30). Il faudra attendre le xviiie siècle et en particulier les planches de Jacob Christian Schäffer (1762) pour trouver des figures véritablement vivantes et réalistes (ce qui n’implique pas, toutefois, une supériorité du point de vue purement scientifique).

13Aussi entre le xvie siècle et la fin du xviiie siècle, y a-t-il une lente maturation de l’illustration mycologique qui, dès le début de son histoire, est intégrée aux ouvrages de botanique : les grands « herbiers » ou florilèges de la Renaissance ou aux flores des xviie et xviiie siècles. C’est sans doute dans l’édition de 1546 du Kraütter Büch de Jérôme Bock que l’on trouve la toute première représentation de champignons. Pietro Andrea Mattioli, dit « Matthiole » (1500-1577) n’en décrira et figurera guère plus que Bock, et il faudra attendre les ouvrages de Clusius, de Lobelius, et de Franciscus van Sterbeeck pour que ces organismes mystérieux fassent l’objet d’une attention vraiment poussée. Le Theatrum fungorum de Sterbeeck (1675), comme son nom l’indique, est exclusivement consacré à l’étude des champignons. En langage moderne, nous dirions qu’il s’agit de la première « monographie » du genre, bien que le Fungorum in Pannonniis observatorum brevis historia de Clusius, inséré dans le Rariorum plantarum historia (1601), puisse, à la rigueur, être considéré comme tel.

14À côté de ces « bibles », on rencontre quelques publications isolées présentant des champignons qui, avec notre œil de modernes, nous paraissent franchement extravagants. Jean-Jacques Paulet nous renvoie, à ce sujet, aux études de Seger, de Berniz, de Breyne et de Welch, toutes publiées, entre 1671 et 1673, dans les Ephémérides des curieux de la Nature (Paulet 1793, pp. 109-113), et commente : « Depuis 1662 jusqu’à 1675, les observations les moins exactes furent faites, parce qu’elles étoient dénaturées par l’amour du merveilleux […] Les Transactions philosophiques se ressentoient même un peu de cet esprit, qui étoit celui du siècle » (op. cit., p. 108). Georgius Seger figure en 1671 un « champignon » qui deviendra célèbre, le « fungus anthropomorphos ». La planche montre six hommes, aux contours plus ou moins bien définis, rassemblés dans le creux d’une sorte de volve géante. À y regarder de plus près, on aperçoit de nombreuses branches étoilées, qui évoquent les géastres (Geastrum). Sterbeeck reproduira à l’identique ce fungus anthropomorphos (1675, pl. XXIX, fig. B), preuve, peut-être, que ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des fantaisies de l’imagination fondées sur des mythes et superstitions, constituaient en ce temps des sujets d’étude tout à fait sérieux. Cela dit, les observations n’étaient peut-être pas toujours effectuées avec une rigueur suffisante. Ainsi, le champignon que Jacques Breyne, décrit et dessine dans les Ephémérides est baptisé « lait de tigre », car il se développerait à partir du lait de tigresse. Découvert dans un terrain sableux de la Chine, il évoque « une grosse truffe, de laquelle sort un champignon à tige et à chapiteau » (op. cit., p. 111). Il pourrait bien s’agir d’un Battarraea, genre de gastéromycète dont l’allure est fort singulière. Il faudra attendre le début du xviiie siècle pour voir apparaître dans ce genre de publications isolées, des articles plus conformes à nos connaissances actuelles, comme celui de Réaumur sur une forme tératologique du clathre rouge (1713), et deux articles d’Antoine de Jussieu, l’un sur l’helvelle crépue, baptisée « Champignon-Lichen », l’autre sur un petit champignon à odeur d’ail (1728), article que nous n’avions pas encore évoqué. Tous ces textes illustrés par des œuvres d’Aubriet parurent dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Paris.

L’influence des attributs végétaux dans la représentation des champignons

15Lorsqu’on étudie l’illustration mycologique aux xvie et xviie siècles, une constatation s’impose : les planches de champignons n’ont, en général, ni la qualité artistique ni la justesse scientifique des plantes qu’ils accompagnent. Pourquoi un tel décalage ?

16Jusqu’au xixe siècle, les champignons sont assimilés aux végétaux, d’une façon ou d’une autre : qu’on les tienne pour des plantes sans graine, pour des plantes à part entière ou pour des productions mystérieuses et isolées au sein de la nature, les champignons apparaissent dans les ouvrages de botanique. Chose (a priori) étonnante, il y a également quelques plantes (pl. 33 à 36) dans le Theatrum fungorum de Sterbeeck (1675), pourtant consacré exclusivement aux champignons, si l’on en croit le titre. Les « enfants de Dieu » ne sont pas comme orphelins. Ils sont placés dans l’immense famille des plantes, si bien que leurs attributs sont ceux des végétaux : les mycéliums sont des racines, les volves sont des bulbes ; on verra parfois même des corolles…

1° Les racines

  • 36 On ne se laissera pas abuser par les deux champignons de la planche (tab.) 75, fig. 1 et fig. 3. Il (...)

17Les « Fungi vulgatissimi esculenti » gravés dans l’ouvrage de Lobelius (1581), avec leurs pieds garnis de belles racines, émergeant de tous les côtés, sont l’une des représentations pionnières. La gravure sera reprise à l’identique par Rembert Dodoens (1517-1585), en 1583, et par Clusius, en 1601. Mais l’indication de racines ou de rhizomorphes ne s’arrête pas avec l’œuvre de Clusius. Il y a, sur une grande lépiote gravée dans le livre de Fabio Colonna (1567-1640) publié en 1616 (Fabii Columnae Lyncei Minus cognitarum rariorumque nostro coelo orientum stirpium ekphrasis…), un véritable système de racines très proche, du moins dans l’intention, de la figuration de Lobelius. Un assez grand nombre de champignons, sur les belles gravures de Sterbeeck (1675), ont le pied prolongé par ces « pseudo-racines ». Aubriet ajoutera cet élément végétal à presque tous les champignons qu’il peint pour la collection d’Antoine de Jussieu. Mais ce ne sont plus ces espèces de racines pivotantes qui surprennent tant aujourd’hui dans la représentation de Lobelius ; ce sont de plus fins filaments, qui sortent en outre d’une motte de terre toujours un peu trop consistante pour être le fruit d’une observation directe. C’est la période où, sous l’impulsion des travaux de Micheli (1729), les champignons sont en voie d’être intégrés au règne végétal. Le microscope révèle des stigmates, des anthères, des étamines et des pistils : le champignon est une plante ; sa représentation, dès lors, n’a plus besoin d’être « forcée », tirée vers les formes et attributs floraux, ce qui explique peut-être un surcroît de réalisme dans les figures gravées du Nova plantarum genera. Les bases des pieds, en particulier, ne sont pas encombrées d’éléments « extra mycologiques »36. Au siècle précédent, Johannes Loeselius (1607-1655) figure, dans son ouvrage posthume Flora prussia, sive Plantae in regno prussiae sponte nascente (1703), un Cyathus, genre de champignons en forme de nid contenant de petits œufs dits « péridioles » (« Fungus pyxioides seminifer », écrit l’auteur), dont trois exemplaires sont flanqués de racines très longues et extrêmement touffues. Ce genre de représentation qui, aujourd’hui, à l’aune de nos connaissances et de nos pratiques en mycologie, nous surprend beaucoup de prime abord, tendra à disparaître progressivement au cours du xviiie siècle. Dillenius fut le premier à représenter le célèbre « pied-de-mouton » (Hydnum repandum), dans son Catalogus plantarum sponte circa Gissam nascentium de 1719. Sur le croquis (tab. 1, p. 84), la masse compacte de filaments dessinée au bas du pied évoque toujours plus la racine végétale que le mycélium fongique. En 1739, Johann Wilhem Weinmann (1683-1741) affuble encore le pied de ce qui ressemble à une amanite épaisse (Amanita spissa), de nombreux filaments (Phytanthoza iconographia, vol. II, pl. 525, a), tout à fait « dans la manière » d’Aubriet.

2° Les bulbes

18S’il y a une véritable « tradition » des racines sur les planches mycologiques, il n’y a pas de « tradition des bulbes ». Les bases de pied qui ressemblent à des bulbes (de liliacées, en particulier) sont franchement rares dans la littérature mycologique depuis le xvie siècle. On remarquera simplement, dans le Plantarum seu stirpium icones de Lobelius, l’espèce de lépiote exannulée dont le pied forme, à sa base, un renflement « bulboïde » divisé en trois (1581, tome 2, pl. 273). La chose évoque, pour tout dire, une bourse qui contiendrait trois testicules. Ce champignon est reproduit en 1601 par Clusius (pl. CCXCIII) puis en 1675, par Sterbeeck. Ces deux auteurs proposent d’ailleurs des illustrations généralement supérieures du point de vue de l’observation. Dans le « codex », recueil d’aquarelles peintes à la fin du xvie siècle par le français Esaye Le Gillon sous la supervision de Clusius, les champignons sont vraiment représentés tels qu’ils sont, sans artefacts. Cette collection, nous le verrons, inspira beaucoup tant Cesi que Sterbeeck. Les bases de pied peuvent être curieuses chez certains auteurs, sans imiter pour cela des « oignons » de tulipes (ou d’orchidées). Dans les représentations qui simplifient la forme, qui « géométrisent », certaines parties ne se superposent pas au réel, mais ne le contredisent pas pour autant. Ainsi, sur la planche 167 du posthume Traité des fougères de l’Amérique de Charles Plumier (1705), les bases ressemblent à des soucoupes ou à des cylindres creux. Tandis que Micheli (1729) figure fort élégamment les volves des volvaires et des amanites (tab. 76-77), Aubriet, dans ce présent recueil, se montre non pas maladroit, mais embarrassé par des préconceptions qui occupent puissamment son esprit. Voyez, par exemple, la volve de son amanite phalloïde (pl. 65) : ne dirait-on pas un oignon de tulipe ? À ce propos, quand on feuillette les planches de Sterbeeck (1675), on ne peut qu’être arrêté par un champignon dont le pied repose sur un véritable piédestal (pl. 21, fig. H). On ne pense plus à de la géométrie, mais à de l’architecture. La chose surprend d’autant plus au sein d’un ouvrage dont les illustrations sont, dans l’ensemble, très réalistes.

3° L’aspect général

19Plus globalement, les champignons, entre le xvie et la première moitié du xviiie siècle, rappellent souvent des fleurs. Soit la représentation tire le champignon vers l’apparence florale, soit l’on choisit d’illustrer des espèces qui, par elles-mêmes, évoquent le monde végétal. En 1714, le médecin et naturaliste italien Giovanni Maria Lancisi (1654-1720) faisait remarquer que certains champignons semblent « couverts de fleurs ». Les espèces antillaises dessinées par Plumier ressemblent étrangement à des fleurs (voyez en particulier la pl. 168 du Traité des fougères de l’Amérique), ou à des lichens, alors que le choix d’espèces plus typiquement « à pied et chapeau » ne manque pas dans les Caraïbes. D’ailleurs, la frontière entre lichens et champignons ne devait pas toujours être évidente à tracer. Ainsi l’Helvelle crépue (Helvella crispa) qu’Aubriet peint pour Antoine de Jussieu en 1728 (voir Ms 92, pl. 21bis et 25) reçoit le qualificatif de « Champignon-Lichen » (Jussieu 1728a, pp. 268-272).

Le triomphe de la gravure : des illustrations récurrentes et peu originales. La question de la couleur

  • 37 Signalons au passage que « les ouvrages illustrés représentaient 20 % de la production globale, pou (...)
  • 38 De historia stirpium commentarii, 1542.
  • 39 Chatelain J.-M. & Pinon L., « Genres et fonctions de l’illustration au xvie siècle », in Martin 200 (...)
  • 40 Clusius aurait eu en tête de publier une version colorée de cet ouvrage. Mais la question des coûts (...)

20Avec la naissance de l’imprimerie au xve siècle, ce sont naturellement les planches gravées qui connaissent la plus large diffusion37. La gravure sur bois est la plus ancienne, mais la gravure sur cuivre lui fait assez vite concurrence. Elle serait apparue vers 1550, et P. di Nobili, rapporte Denis Lamy, « serait le premier à l’avoir utilisée pour la botanique vers 1580 » (Lamy 2008, p. 141). En 1601 cependant, les planches du premier grand ouvrage consacré aux champignons, le Fungorum in Pannonniis observatorum brevia historia de Clusius (intégré dans son Rariorum plantarum historia), sont des gravures sur bois, et ce n’est pas avant 1675, dans le Theatrum fungorum de Sterbeeck, que la gravure sur cuivre sera employée pour faire connaître un nombre important de champignons. La couleur, aux xvie et xviie siècles, est globalement absente des ouvrages, mais il existe des exemplaires coloriés, en nombre évidemment très limité. On sait, écrivent Jean-Marc Chatelain et Laurent Pinon, « que les gravures de l’ouvrage de Fuchs38, très fines et peu chargées d’ombrages, étaient prévues pour être peintes. Et il semble qu’un certain nombre d’exemplaires aient été coloriés dans l’atelier même de l’imprimeur. On connaît également l’existence d’un atelier de peinture associé aux presses de Christophe Plantin à Anvers : des femmes se seraient spécialisées dans la mise en couleurs d’ouvrages de botanique »39. Cependant nous ne connaissons pas de « version couleur » pour les livres contenant des figures de champignons. En revanche, ce qui est certain, c’est que le recueil de quatre-vingt sept aquarelles de Clusius, généralement appelé le « Codex de Clusius » (Istvánffi 1900) réalisé à la fin du xvie siècle par le miniaturiste français Esaye Le Gillon (Florike, Hoftijzer & Visser 2007 ; Backer et al. 1993), a non seulement servi à Clusius lui-même pour illustrer son Fungorum in Pannonniis…40, mais également à Sterbeeck, qui eut la chance insigne d’avoir en main, en 1672, ce « codex » que Clusius avait égaré, et que Federico Cesi ne put malheureusement consulter, devant se contenter des planches gravées dans le Fungorum in Pannonniis…, qui lui insufflèrent néanmoins une belle inspiration (Le Clathrus ruber du « Codex de Cesi » est directement tiré de la gravure de Clusius).

21Il faut, dans ce panorama, bien distinguer les ouvrages publiés en couleurs. Pour les champignons, il semble que le Phytanthoza iconographia (vol. 2, 1739) de J. W. Weinmann fasse figure de pionnier en la matière. Mais le Fungorum qui in Bavaria et Palatinatu circa Ratisbonam nascuntur (4 tomes) de J. C. Schäffer (1718-1790), publié à partir de 1762, est infiniment plus célèbre (il s’agit de la première grande monographie couleur sur les champignons), au point que c’est parfois cet ouvrage que l’on cite comme étant le premier dans l’histoire de la mycologie, à présenter des illustrations en couleurs. Après Schäffer, se multiplieront naturellement les ouvrages en couleurs, tels ceux de Johann Georg Karl Batsch (1761-1802), Elenchus fungorum (1783-1789), de Pierre Bulliard, Herbier de la France (1780-1795) ou de James Sowerby (1757-1822), Coloured figures of English Fungi or Mushrooms (1797-1805). Au xixe siècle, C. H. Persoon publiera quelques aquarelles (notamment entre 1803-1808 dans Icones pictae specierum rariorum fungorum), et E. M. Fries fera publier tardivement, comme couronnement à son œuvre immense, des illustrations en couleurs un peu strictes mais très rigoureuses, réalisées par ses élèves, dans Icones selectae hymenomycetum (1861-1884). Le mycologue français Lucien Quélet, constatant les innombrables erreurs d’interprétation dues aux descriptions trop courtes ou incomplètes, s’efforcera d’accompagner les 22 suppléments des Champignons du Jura et des Vosges (1875-1902) de dessins en couleurs ; il faut aussi citer les extraordinaires Icones Selectae Hymenomycetum du moine hongrois Károly Kalchbrenner (1878), qui campe pour la première fois, en grand format, nombre d’espèces de montagne, et d’un autre côté les dessins bâclés et caricaturaux des Hymenomyzeten aus Südbayern du bavarois Max Britzelmayr (de 1883 à 1905). Cela dit, il existera toujours à cette époque des flores mycologiques ornées de gravures en noir et blanc, comme Selecta fungorum carpologia de Charles et Louis-René Tulasne (1861-1865). À la toute fin du xixe siècle (en 1899), Petter Adolf Karsten (1834-1917) publie Finlands Basidsyampar — dans la série Floristiska handböker för nybegynnare (c’est-à-dire « Manuel floristique à l’usage des débutants ») —, dont les gravures sont encore en noir et blanc. Dans le premier quart du xxe siècle, la couleur se généralise ; l’une des ultimes poches de résistance à celle-ci est illustrée par l’œuvre du tchèque Joseph Velenovský, České Houbý (1920-1922), mais aussi par les mycologues scientifiques français, privilégiant (faute de temps ?) la qualité de l’écrit et des dessins microscopiques aux dessins de carpophores, tels René Maire, Roger Heim ou Robert Kühner.

22Soulignons au passage que les couleurs possèdent une valeur taxinomique plus importante en mycologie qu’en botanique. Même si elles sont parfois fort variables dans une même espèce de champignon supérieur, elles ne sont jamais négligées, ce qui est au contraire souvent le cas pour les plantes. Le botaniste peut établir la quasi-intégralité de la classification des végétaux — jusqu’aux ultimes rangs taxinomiques —, en se fondant sur les seuls caractères morphologiques. Pour le mycologue systématicien, les caractères organoleptiques et chromatiques sont vraiment incontournables. Toutefois, ces données étaient-elles aussi décisives pour les naturalistes d’autrefois étudiant les champignons ? Si Sterbeeck (1675) accorde une place éminente à la couleur pour ses regroupements (Paulet 1793, p. 118), la plupart des auteurs de la fin du xviie et du xviiie siècle, classent les champignons suivant des critères purement morphologiques. Avant Sterbeeck, la division primaire (quand il y a classification, ce qui n’est pas toujours le cas) sépare en général les « bons » champignons (comestibles) des « mauvais » (toxiques). La distinction par la couleur apparaît néanmoins chez Micheli (1729), mais en toute fin de division taxinomique. Le recours presque exclusif à des caractères morphologiques est tout à fait logique, puisque les naturalistes considéraient les champignons comme des plantes à part entière. Lorsque les champignons furent séparés des végétaux, on rechercha pour leur compte les caractères les mieux aptes à fonder une classification mycologique. La couleur prit alors une grande importance, ce qui eut un impact direct sur la valeur scientifique des illustrations, selon qu’elles sont ou non colorées. Dans la plupart des cas, une figure en noir et blanc de champignon vaut infiniment moins qu’une figure en noir et blanc de plante.

  • 41 Sur ce point, consulter en particulier Chatelain J.-M. & Pinon L., « Genres et fonctions de l’illus (...)

23Ce qui caractérise par ailleurs l’illustration scientifique des xvie et xviie siècles, c’est la duplication des figures d’un ouvrage à l’autre41. Le procédé est presque systématique durant les xvie et xviie siècles. Annie Chassagne note qu’« en histoire naturelle, les bois gravés servaient d’une édition à l’autre, passaient d’une officine à l’autre et étaient réutilisés, éventuellement avec des modifications, pour des ouvrages autres que ceux pour lesquels ils avaient été conçus. » (Chassagne 2007, pp. 122-123). L’élaboration de planches nouvelles supposait un travail fort complexe, et impliquait des coûts financiers très lourds : « L’emploi d’un dessinateur et d’un graveur — explique A. Chassagne —, qu’il s’agisse de gravures sur bois ou sur cuivre, représentait une dépense importante. C’est pourquoi de nombreux traités n’étaient pas illustrés ou reprenaient simplement des gravures existantes. » (op. cit., p. 123) En botanique, Madeleine Pinault-Sørensen cite The Herball or Generall Historie of Plantes de John Gerarde (1597), « herbier » de référence reprenant de nombreuses images antérieures, notamment celles gravées dans le Neuw Kreuterbuch de Jacobus Theodorus Tabernaemontanus (1525-1590), publié en 1588. En mycologie, ce sont surtout les figures de Clusius que l’on retrouve partout reproduites, notamment chez Sterbeeck (1675). On a reproché à celui-ci de n’avoir pas cité ses sources iconographiques. Mais cette pratique n’était pas courante à l’époque. L’ecclésiastique et naturaliste flamand mentionne toutefois Lobelius, Dodoens, Clusius et les frères Bauhin, dans son texte entièrement rédigé en hollandais. Clusius lui-même a repris, à l’identique, la plupart des figures données par Lobelius en 1581, dans son Plantarum seu stirpium icones, comme la morille, dont la toute première représentation revient ainsi à Lobelius. Mais il en a proposé, il est vrai, un grand nombre de nouvelles. Parmi les ouvrages de franche compilation, il faut citer l’Historia plantarum universalis (tome 3) de Jean Bauhin, publié de façon posthume en 1651. Les gravures sur bois donnent à voir quarantedeux espèces de champignons, mais presque toutes reprises, parfois maladroitement, de Lobelius et de Clusius. Toutefois, Jean Bauhin représente fort bien la « chanterelle » (p. 832, Cap. XXVII), et non moins habilement une amanite (p. 826, Cap. III), qui semble correspondre à la forme blanche de la « citrine » (Amanita citrina f. alba).

24À partir de la fin du xviie siècle, la tradition de la compilation iconographique s’essouffle. Les « médiévaux » ou les « renaissants » commencent à se faire oublier, et les figures que l’on trouve chez Paolo Silvio Boccone (1633-1704), dans Museo di fisica (1697), celles de Pier Antonio Micheli dans Nova plantarum genera (1729) ou celles, enfin, de Johann Gottlieb Gleditsch dans Methodus fungorum (1753), sont toutes originales. Les très fines gravures du Botanicon Parisiense de Sébastien Vaillant (1727), réalisées d’après des dessins d’Aubriet, représentent également des spécimens de champignons que l’on chercherait en vain dans quelque ouvrage antérieur. Par contre, les planches des Elémens de botanique de Tournefort (1694) affectent en trois endroits un certain « archaïsme » : la morille et le clathre rouge, qui figurent sur la même planche (pl. 329), renvoient aux images de Lobelius et de Clusius ; les truffes (pl. 333, vol. 3), formant agglomérat, rappellent beaucoup la représentation (la première de l’histoire) qu’en donnait Matthiole en 1571, et qui fut ensuite reprise par Lobelius. Mais il n’y a pas, dans les peintures du manuscrit 92, d’illustrations évoquant sensiblement quelque figure antérieure — « historique » ou plus contemporaine.

25Comme les gravures sont souvent reproduites d’un livre à l’autre, quelques espèces se retrouvent constamment. Et l’on sent bien que quelques champignons suscitent un surcroît d’intérêt. Il y a, manifestement, des « champignons rois » ; ce sont le clathre rouge (Clathrus ruber), le phalle (Phallus, diverses espèces), les nidulaires (ces petites coupes singeant des nids), les ramaires (Ramaria) et les clavaires (Clavaria), les morilles et les truffes. Le clathre rouge, qui n’est pourtant pas si commun que cela, tient largement la vedette. Clusius le représente pour la première fois, en 1601. Il apparaît ensuite dans chaque ouvrage (ou presque), et bénéficie encore, au xviiie siècle, d’une forte popularité. Plumier en présente une espèce très proche endémique des Antilles (1705, pl. 167, fig. H, Clathrus cripus). En 1729, Micheli en fait graver de superbes exemplaires (tab. 93), et plus tard en 1753 Johann Gottlieb Gleditsch (1714-1786) le représente aussi (Méthodus fungorum…), dégoulinant de mucus au niveau de la volve (tab. IV). Aubriet le figure pour les Elémens de botanique de Tournefort (1694) puis en 1713 pour un article de Réaumur (Ferchault de Réaumur 1713, pp. 71-76), mais sans le savoir, puisque le Clathrus ruber présenté affecte une forme monstrueuse qui fait croire à une « espèce nouvelle ». Le champignon ne sera plus peint par Aubriet : il n’apparaît ni dans le Botanicon Parisiense de Vaillant (1727), ni dans la série des miniatures que nous présentons ici.

26Il est aisé de concevoir le succès des ramaires et des clavaires : ces champignons, en forme de buissons, de rameaux ou de pilons, évoquent beaucoup les plantes. Persoon baptisera éloquemment « botrytis », c’est-à-dire « chou-fleur », une espèce de Ramaria. C’est sans doute en 1714 dans l’ouvrage posthume (Plantae per Galliam, Hispaniam et Italiam observatae…) de Jacques Barrelier (1606-1673) que l’on peut admirer, entre les incontournables Clathrus et Phallus, le plus de ramaires et de clavaires. Au fond, ce sont les champignons ayant le plus d’analogies soit avec le règne végétal, soit avec le règne animal (les phalles, les nidulaires, et les truffes, que l’on prenait parfois pour des testicules de cerf…), qui triomphent dans l’histoire de l’illustration mycologique. Sans doute était-il plus naturel, pour les savants des xvie, xviie et xviiie siècles, d’intégrer dans les livres de botanique des productions que l’on percevait facilement comme des « êtres intermédiaires » entre les règnes animal et végétal, que des productions qui, par leur aspect général aussi bien que par leurs caractères particuliers, échappaient totalement au « connu », au « familier ». Quant aux coraux, qui furent longtemps considérés comme des végétaux, ils ont quelques espèces à l’aspect tout proche dans le monde fongique : les ramaires et les clavaires peuvent y faire penser, ainsi que la morille, qui est, pour ainsi dire, une « éponge terrestre ». Le délicat champignon vernal fut constamment représenté (et, jusqu’à Persoon, groupé avec le Satyre puant dans le genre Phallus), et ceci dès le xvie siècle.

Du décalage de l’illustration mycologique : constat et causes

  • 42 « Nous dirons que nous avons l’expérience directe (« acquaintance ») d’une chose quand elle est là (...)

27Aussi, jusqu’au xviiie siècle, existe-t-il un décalage entre la qualité des illustrations de plantes et celle des planches mycologiques (gravures ou rares miniatures qui existent) et l’on peine à établir une « relation d’accointance » (au sens que Bertrand Russell conférait à cette expression42) avec les champignons. Un exemple flagrant : l’ouvrage de J. W. Weinmann, Phytanthoza iconographia, qui illustre le mieux, nous semble-t-il, ce « déphasage » historique de l’illustration mycologique sur la figuration botanique. Nous sommes déjà en 1739, et le contraste entre les planches de végétaux et les planches de champignons est vraiment saisissant. Les espèces sont peintes à gros traits, leurs caractères sont maltraités (l’amanite tue-mouches, par exemple, n’a pas d’anneau), les couleurs sont grossières, sinon fantaisistes (voir en particulier pl. 525b). L’auteur, manifestement, ne maîtrise pas des connaissances qui, d’ailleurs, sont encore largement à l’état embryonnaire. Il confond ainsi (pl. 525c) la lépiote élevée (Macrolepiota procera) et le Phalle impudique (Phallus impudicus)… Ses plantes, au contraire, sont peintes avec une délicatesse, une précision et même une beauté qui expriment une profonde connaissance scientifique, une « accointance » vraiment étroite avec le monde végétal. Cette différence de maîtrise du réalisme entre les spécimens végétaux et mycologiques est le reflet des connaissances scientifiques : dès la seconde moitié du xviie siècle, la connaissance botanique est déjà bien avancée, grâce notamment aux travaux de Ray, de Pierre Magnol (1638-1715) et de Tournefort. Mais, pour les champignons (pas plus d’ailleurs que pour les autres cryptogames, mousses, algues, lichens), il n’existe aucun corpus scientifique de référence vraiment solide avant le xixe siècle (œuvres de C. H. Persoon puis de E. M. Fries). Pour les plantes, la connaissance précise de leurs parties, de leur physiologie, la possession d’une terminologie rigoureuse, favoriseront l’objectivité de leur perception, et par suite le réalisme de leur figuration. Mais, du côté des champignons, on tâtonne. Et les illustrations s’en ressentent car la connaissance scientifique entretient avec la représentation des liens évidents. Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, Claude Perrault (1613-1688) écrivait que l’important « n’est pas tant de bien représenter ce que l’on voit, que de bien voir comme il faut ce que l’on veut représenter ». À cet égard, on a mis très longtemps à « bien voir » les champignons, car on ne comprenait pas le mécanisme de leur reproduction, car on se contentait de plaquer sur leurs parties le vocabulaire propre à la botanique, car enfin les fonctions et les interrelations de ces parties échappaient totalement.

  • 43 Tesoro Messicano (voir Freedberg & Pegler 2005, vol. 1, pp. 40-41).
  • 44 Paris, Institut de France, Ms 968-970 Fungorum genera et species par Frederico Cesi. Nous tenons sp (...)

28Alors souvent, quand une chose échappe, on la simplifie, on n’ose s’aventurer sur les chemins de l’illustration originale et on recopie, on duplique d’ouvrages en ouvrages. Une exception confirme la règle : le recueil de Frederico Cesi qui avait, sur les plantes et les champignons, une théorie profonde en totale contradiction avec sa « pratique » pleine de réalisme. Il écrivait en effet : « Vous avez des lignes dans les joncs, des sphères dans les bulbes, dans les fruits et dans les tubercules, la circonférence d’un ovale sur les sommets d’un chou, et l’aspect d’une pyramide sur la tige pointue et fleurie d’une campanule », et concluait, pour les champignons : « si vous recherchez l’usage du compas, allez voir les champignons »43… Pourtant, ses champignons, sous nos yeux, sont vivants, quelque chose de leur « essence » nous est souvent transmise. Ils sont peints tels qu’ils furent récoltés : entiers, brisés, déformés, à moitié pourris, etc. Ils ne sont pas géométrisés ou simplifiés. Le courant des dessins originaux en mycologie débute à notre connaissance avec ce recueil de Frederico Cesi44, qui renferme un nombre impressionnant de miniatures à la gouache figurant des centaines d’espèces de champignons. D’un réalisme époustouflant pour ce début du xviie siècle, elles sont caractérisées, historiquement, par leur grande singularité. Elles n’étaient pas, en effet, destinées à passer ultérieurement à la gravure. Il s’agit d’une œuvre en soi, qui n’avait d’autre finalité que de participer au « Musée de Papier » de Cassiano dal Pozzo, de participer donc à la connaissance du monde naturel par le biais irremplaçable de l’image. Ce recueil, d’une qualité que l’on pourrait encore envier aujourd’hui, rompt violemment le continuum historique du développement de l’illustration mycologique.

Notes

31 Cesi (F.), De mediis naturis in universo. Consulter Freedberg & Pegler, 2005, vol. 1, pp. 26-27.

32 Traduction libre du latin.

33 « … tout concourt à prouver avec Micheli, contre Marsigli, Lancisi, Needham, que les champignons se reproduisent de leurs semences, comme les autres plantes… » (Paulet 1793, p. 508, note 20).

34 Son ami Federico Cesi, à l’Académie des Lynx, pensait toutefois le contraire (voir Fredberg & Pegler 2005, vol. 1, pp. 40-41).

35 Il fit de l’ombre aux œuvres de De Lobel, de Dodoens et de Clusius (Backer & al. 1993, p. 13).

36 On ne se laissera pas abuser par les deux champignons de la planche (tab.) 75, fig. 1 et fig. 3. Il s’agit manifestement d’Agaricus de la sous-section Spissicaules, qui possèdent en général de gros rhizoïdes (voir par exemple Courtecuisse & Duhem, 1994, pp. 252-253). Micheli les illustre parfaitement bien.

37 Signalons au passage que « les ouvrages illustrés représentaient 20 % de la production globale, pour la période 1530-1570 ; 15 % pour la période 1570-1600 et 10 % pour 1600-1640 » (Michel Pastoureau, cité in Chassagne 2007, p. 109).

38 De historia stirpium commentarii, 1542.

39 Chatelain J.-M. & Pinon L., « Genres et fonctions de l’illustration au xvie siècle », in Martin 2000, p. 261.

40 Clusius aurait eu en tête de publier une version colorée de cet ouvrage. Mais la question des coûts de production dressait à cette époque des barrières quasiment insurmontables : « un tel projet n’aurait pu voir le jour que dans des circonstances exceptionnelles » (Backer & al. 1993, p. 52).

41 Sur ce point, consulter en particulier Chatelain J.-M. & Pinon L., « Genres et fonctions de l’illustration au xvie siècle », in Martin 2000.

42 « Nous dirons que nous avons l’expérience directe (« acquaintance ») d’une chose quand elle est là directement devant nous, que nous en avons conscience, sans l’intermédiaire d’aucun processus d’inférence ou de quelque connaissance de vérité que ce soit. Par exemple, en présence de ma table, j’ai l’expérience directe des sense-data qui constituent son apparence, — couleur, forme, dureté, poli, etc. ; autant de choses dont j’ai immédiatement conscience en voyant ou touchant la table » (Russell 1912 [1989], pp. 69-70).

43 Tesoro Messicano (voir Freedberg & Pegler 2005, vol. 1, pp. 40-41).

44 Paris, Institut de France, Ms 968-970 Fungorum genera et species par Frederico Cesi. Nous tenons spécialement à remercier Madame Annie Chassagne pour son autorisation exceptionnelle qui nous a permis d’étudier avec minutie les volumes mycologiques de Cesi.

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