Version classiqueVersion mobile

Paul Rivet

 | 
Christine Laurière

De l’anthropologie physique à l’anthropologie diffusionniste 1906 | 1930

De l’anthropologie physique à l’anthropologie diffusionniste 1906-1930

Texte intégral

1Contrairement à ses prévisions, Paul Rivet est de retour en France en juillet 1906, avec le reste des géodésiens. La fatigue physique et nerveuse a eu raison de son projet de mission ethnographique chez les Jivaros de l’Orient équatorien, et il lui a fallu renoncer à cette entreprise pourtant ardemment espérée, et minutieusement préparée. Son détachement auprès du Service géographique aurait dû prendre fin à son retour : il aurait dû rejoindre son corps d’armée et reprendre son activité première de médecin militaire. Mais, contre toute attente, grâce à la valeur documentaire et scientifique de ses vastes collections, à ses premières publications, au soutien du colonel Bourgeois et du professeur Hamy, il obtient d’y être maintenu afin d’assurer lui-même leur mise en valeur. Plus personne ne lui conteste son autorité sur ces collections anthropologiques : il en est le légitime propriétaire et usufruitier. Le Service géographique de l’Armée leur a d’ailleurs ménagé une large place dans le plan de publication des travaux de la mission, sous la rubrique “histoire naturelle” qui comprend aussi bien l’ethnographie et l’anthropologie (physique) anciennes et actuelles de l’Équateur, que la linguistique, la zoologie et la botanique.

  • 1 Pour une biographie de Hamy, cf. Dias (Nélia), Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908) : (...)
  • 2 Il ne reste malheureusement aucune trace de cette correspondance, ni dans le fonds d’archives Rive (...)
  • 3 Rivet (Paul), “L’Inauguration du monument de E.T. Hamy”, Journal de la Société des américanistes, (...)
  • 4 Note de la section de géodésie pour la direction du service de santé, 16 septembre 1908 (archives (...)

2Afin de mener à bien cette tâche ambitieuse d’étude et de rédaction, il est détaché en tant que travailleur libre auprès du laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle, 61, rue de Buffon. Agé de 64 ans, Ernest-Théodore Hamy1 dirige ce laboratoire et occupe la chaire du même nom depuis 1892, date à laquelle il prit la succession d’Armand de Quatrefages, en poste depuis la création de la chaire en 1855. Le professeur Hamy a pour assistant René Verneau, médecin de formation, qui le supplée parfois dans ses cours depuis 1904. Extrêmement bienveillant et indulgent envers les jeunes explorateurs et les novices, Hamy a su faire de la salle de travail du laboratoire un lieu de rencontres, de réunions où se croisent savants confirmés et nouveaux venus à la science de l’homme. Il va entretenir des rapports très cordiaux avec Paul Rivet, qu’il a rencontré pendant sa permission au printemps 1904 et encouragé ensuite pendant les deux dernières années de son séjour en Équateur, par une correspondance régulière2 et un soutien sans faille auprès de la Commission des missions du ministère de l’Instruction publique. Jusqu’au décès de Hamy en 1908, Paul Rivet bénéficie de ses conseils et enseignements. Profondément reconnaissant envers son maître, Paul Rivet se considérait comme “le dernier élève du Pr Hamy”3. Témoin de son activité débordante, de sa volonté d’entreprendre et de son enthousiasme, Hamy croit même devoir alerter sa hiérarchie militaire sur l’excès de zèle de son protégé, qui lui faisait craindre un surmenage4. Lucide, le jeune homme sait bien que son détachement au Muséum n’est que provisoire et, qu’à terme, le Service de santé entend bien récupérer son médecin. Aspirant anthropologiste, c’est tout de même l’Armée qui paie sa solde. Il s’agit donc en quelque sorte d’un sursis pendant lequel il doit faire ses preuves et donner des gages de son ambition et de sa bonne conduite scientifique s’il veut réussir sa reconversion et quitter la carrière militaire. Talonné par cette perspective, il ne doit d’ailleurs qu’à son travail de ne pas être réintégré dans le service actif à l’automne 1908, le Service de santé souffrant alors d’une pénurie de personnel.

  • 5 Verneau (René), “Le Nouvel assistant de la chaire d’anthropologie du Muséum d’Histoire naturelle”,(...)
  • 6 L’influence et le rayonnement scientifique du Muséum pâtit de la montée en puissance de la faculté (...)

3Le décès en novembre 1908 de Hamy va changer la donne et définitivement mettre Paul Rivet à l’abri d’une réintégration : il succède le 24 mai 1909 à René Verneau au poste d’assistant de la chaire d’anthropologie du Muséum, tandis que celui-ci devient professeur titulaire de ladite chaire. Le souhait du défunt se réalise donc : “À maintes reprises, le regretté professeur Hamy avait exprimé le vœu qu’il me succédât un jour dans mes fonctions d’assistant”, rapporte René Verneau5. L’année suivante, en avril 1910, Paul Rivet est mis hors cadres et rayé des contrôles par l’état-major. Trois ans lui ont donc suffi à assurer son intégration définitive dans l’étroit champ anthropologique français (encore totalement extra universitaire), à un premier poste certes modeste, mais rémunéré et stable (4 500 francs par an), au sein d’une institution prestigieuse6, et non pas à une charge honorifique ou bénévole comme il s’en présente tant alors. À titre d’exemple comparatif, on peut mentionner le cas de René Verneau qui, nommé préparateur au Muséum en 1873 puis assistant, vécut pendant plus de 30 ans sur ses honoraires de médecin de ville, avant de pouvoir, à 52 ans, bénéficier d’un traitement décent du Muséum en tant que professeur suppléant d’anthropologie. C’est dire que la percée de Paul Rivet dans ce champ pauvrement doté, délaissé par l’État colonial et l’Université, n’est pas si commune. Il doit cette fonction tout autant à ses mérites personnels, qui sont décisifs, qu’à la vacance succédant le décès de Hamy et au contexte de mise en doute de la suprématie du magistère anthropométrique au profit d’une redistribution des priorités anthropologiques, avec une exigence accrue d’études de terrain ponctuelles et bien menées. À cause de luttes intestines, de la Grande Guerre, faute également d’un soutien politique fort, cette redistribution va mettre une vingtaine d’années à s’installer et s’affirmer, Paul Rivet étant entre-temps devenu la principale cheville ouvrière de l’institutionnalisation de l’anthropologie — rebaptisée aux forceps “ethnologie” au milieu des années 1920.

4Pour rendre compte de l’activité protéiforme de Paul Rivet pendant cette période (1906-1930), la plus féconde du point de vue scientifique — les années suivantes seront davantage marquées par son profond engagement institutionnel et politique —, il fallait procéder à un découpage à la fois thématique et chronologique, certes arbitraire, mais dont la valeur opératoire et la commodité permettent de tracer quelques lignes directrices et de repérer les temps forts. Séparer ce qui est indissolublement mêlé dans l’écoulement des journées de Paul Rivet permettra de mieux caractériser son travail et sa pratique scientifiques, de les mettre en perspective. Cette partie est donc divisée en deux chapitres : les premiers travaux d’anthropologie physique et son insertion réussie dans le milieu savant parisien, puis la réorientation de ses travaux vers un projet anthropologique diffusionniste, axé sur les études linguistiques et la civilisation matérielle.

5L’étude du corpus ostéologique recueilli en Équateur lui fournit une abondante moisson de données qui constituent la matière de ses premiers articles. Cela lui permet de se ménager une place parmi ses futurs pairs, pour lesquels la reconnaissance et la légitimé scientifiques passent nécessairement par la pratique anthropométrique et la maîtrise des enjeux théoriques de la discipline. Paul Rivet va montrer toutes ses aptitudes et son habileté à acquérir cet habitus scientifique qui signe les “vrais” anthropologistes. Le recours aux analyses de Pierre Bourdieu sur le champ scientifique seront précieuses pour éclairer ce chapitre. Mais Paul Rivet ne se contente pas de prendre ses marques et d’enrichir la connaissance anthropologique : il éprouve aussi les limites de la méthode anthropométrique, il ressent avec acuité l’échec d’une anthropologie physique obsédée par la recherche du caractère discriminant pour définir et distinguer les races humaines. Après avoir poussé jusque dans ses retranchements et ses apories l’anthropométrie, il s’estimera quitte avec une discipline qui ne peut plus vivifier la connaissance de l’homme.

FIG. 33 - Petit vocabulaire guama de seize mots (fonds Paul Rivet, BCM, 2 AP 1 A3e).

6Parallèlement à ses premiers travaux, il apporte sa contribution à la vie scientifique de sa discipline, en écrivant moult comptes rendus qui lui permettent de faire valoir son expérience de terrain et ses propres vues. Chemin faisant, il gagne en autorité et en audience. Déjà peu impliqué dans les débats de la Société d’anthropologie de Paris : il s’en éloigne définitivement avec la stabilisation de sa carrière en 1909 et les travaux de la commission sur le métissage qui survalorisent les facteurs physiques au détriment des facteurs sociologiques. Il montre son dynamisme institutionnel en prenant l’initiative de rassembler et de fédérer des savants de tous horizons autour de l’Institut français d’anthropologie, en 1911, qui remet à plat la hiérarchie entre sciences humaines, au détriment de la suprématie caduque de l’anthropologie physique, et au profit de l’ethnographie, la paléontologie, la linguistique et la sociologie.

7La palette très large de matériaux américanistes ramenés de mission lui impose de chevaucher les habituelles frontières disciplinaires traversant la connaissance de l’homme, et de s’intéresser tout autant à l’ethnographie, l’anthropologie physique qu’à la linguistique. Il est en effet parvenu à collecter une petite quinzaine de vocabulaires inédits dont il commence la publication en 1907, avec la collaboration de Henri Beuchat. Progressivement, il s’attelle à une révision systématique, ambitieuse et de longue haleine, des classifications linguistiques en vigueur en Amérique du Sud. Ce travail généalogique et historique le sensibilise aux méthodes et questionnements de la linguistique, qui est alors la science humaine la plus avancée, celle qui possède la méthode et les résultats les plus positifs, les plus sûrs. L’un de ses plus illustres représentants en France, Antoine Meillet, lui réserve un accueil généreux et s’intéresse de près à ses travaux, auxquels il offre à plusieurs reprises la tribune respectable de la Société de linguistique, lui proposant également de collaborer aux Langues du monde. Impressionné par les résultats de la linguistique qui est parvenue à reconstituer la grande famille indo-européenne, Paul Rivet pense détenir là le moyen de reconstituer l’histoire du peuplement du continent américain, et de dynamiser une anthropologie sclérosée, en lui imposant de nouvelles problématiques, davantage historiques et ethnographiques que racialistes et biologisantes. Ce questionnement sur la filiation, l’apparentement, les contacts entre diverses langues amérindiennes, donc aussi entre diverses sociétés, le conduit à faire sienne l’approche diffusionniste et à devenir l’un de ses adeptes les plus fidèles en France — en même temps que l’un des plus critiques face aux égarements et reconstructions hasardeuses de l’école historico-culturelle viennoise. Refusant de choisir entre le point de vue historique (diffusionniste) et le point de vue évolutionniste — dont l’opposition est pour lui un faux problème fallacieusement monté en épingle —, il propose sa propre méthode, cartographique et statistique, dont il a éprouvé la fécondité et l’intérêt dans ses études de la civilisation matérielle. C’est par la preuve suprême, la preuve linguistique, qu’il revient au problème des origines de l’homme américain, proposant l’hypothèse hardie d’un apparentement entre les populations océaniennes et américaines. Fourbissant ses arguments, recherchant toujours plus de preuves pour étayer son hypothèse, il se lance dans un vaste travail de comparaison entre les deux rives de l’océan Pacifique, qu’il poursuivra sa vie durant.

8Toujours dans une perspective diffusionniste, il s’intéresse de près aux techniques qui, selon lui, seraient plus stables que les formes des objets fabriqués — et s’emprunteraient donc moins facilement. Il mène une étude approfondie de la métallurgie précolombienne dans plusieurs régions, en remontant à ses foyers d’origine sur le sous-continent sud-américain et, en suivant sur une carte la propagation des différentes techniques, il propose un schéma d’influences, de diffusion et de peuplement. C’est précisément grâce à ses études consacrées à la civilisation matérielle des Indiens qu’il procède à une révision radicale de ses conceptions de l’altérité et de la différence. Il trouve là le moyen de valoriser les connaissances empiriques et le savoir-faire des indigènes en montrant leur contribution au patrimoine commun de l’humanité. Les événements liés à la seconde guerre mondiale ne font qu’accroître cette détermination à combattre les préjugés racistes et à revaloriser la place dévolue à ces sociétés.

9Quelques dernières précision avant de commencer, tout d’abord à propos de l’usage de certains termes : on réservera la dénomination d’“anthropologiste” au savant qui pratique l’anthropologie physique, comme on avait coutume de le faire au début du XXe siècle. L’emploi des termes “ethnologue” (i.e. anthropologue social) ou “ethnographe” se fait dans leur sens contemporain. Ensuite, il faut souligner d’emblée que le ton va nécessairement changer, du fait même de la nature des matériaux à partir desquels le biographe travaille dans cette deuxième partie : les archives sont beaucoup plus silencieuses sur le point de vue engagé de Paul Rivet. Sa correspondance fait entendre un écho de ses activités, mais ce sont surtout ses interlocuteurs qui s’y expriment. C’est aussi une période où il publie beaucoup, et ses écrits officiels sont suffisamment diserts et nombreux pour qu’on le suive bien dans ses préoccupations scientifiques. Insensiblement, cela fait déplacer le curseur vers la vie institutionnelle et intellectuelle du milieu anthropologique parisien du début du XXe siècle, qui constitue le contexte d’expression dans lequel évolue Paul Rivet. On entre ainsi dans des débats, des problématiques, qui semblent souvent datés, mais qui agitaient alors vivement les savants et étaient au cœur de leurs questionnements.

Notes

1 Pour une biographie de Hamy, cf. Dias (Nélia), Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908) : anthropologie et muséologie en France, Paris : CNRS, 1991, pp. 207-235.

2 Il ne reste malheureusement aucune trace de cette correspondance, ni dans le fonds d’archives Rivet, ni dans celui de Hamy. Tout juste sait-on qu’elle a existé puisque ce dernier résumait certaines lettres que lui envoyait Paul Rivet pour les mentionner au cours des séances de la Société des américanistes (cf. par exemples les séances du 9 janvier et 6 février 1905, Journal de la Société des américanistes, vol. 3, 1906, pp. 299-302).

3 Rivet (Paul), “L’Inauguration du monument de E.T. Hamy”, Journal de la Société des américanistes, vol. 9, 1912, p. 236.

4 Note de la section de géodésie pour la direction du service de santé, 16 septembre 1908 (archives SHAT, 6YE 51705, dossier militaire de Paul Rivet).

5 Verneau (René), “Le Nouvel assistant de la chaire d’anthropologie du Muséum d’Histoire naturelle”, L’Anthropologie, vol. 20, 1909, p. 243.

6 L’influence et le rayonnement scientifique du Muséum pâtit de la montée en puissance de la faculté des sciences depuis la réforme universitaire des années 1890 – il ne délivre pas de diplômes et le public étudiant est quasi inexistant (Limoges (Camille), “The Development of the Muséum d’histoire naturelle 1850-1914”, in Fox [Robert], Weisz [George], The Organization of Science and Technology in France 1808-1914, Cambridge : Cambridge University Press ; Paris : Maison des sciences de l’Homme, 1980, p. 234 ; Williams [Elizabeth], “Anthropological Institutions in Nineteenth-Century France”, Isis, vol. 76, 1985, p. 342). Par contre, la chaire d’anthropologie bénéficie d’une renommée différente, dans la mesure où l’anthropologie n’est pas enseignée à l’université. Sur la création de la chaire, cf. Blanckaert (Claude), “La Création de la chaire d’anthropologie du Muséum dans son contexte institutionnel et intellectuel (1832-1855)”, in Blanckaert (Claude), Cohen (Claudine), Corsi (Pietro), Fischer (Jean-Louis), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris : Muséum national d’histoire naturelle, 1997, pp. 85-124 (Archives).

Table des illustrations

Légende FIG. 33 - Petit vocabulaire guama de seize mots (fonds Paul Rivet, BCM, 2 AP 1 A3e).
URL http://books.openedition.org/mnhn/docannexe/image/2395/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 585k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search