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La politique des chaires au Collège de France

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Wolf Feuerhahn

Intitulés et disciplines : jeux de masques

La géographie au Collège de France (milieu xixe-milieu xxe siècle)

Les aléas d’une inscription disciplinaire

Olivier Orain et Marie-Claire Robic

Texte intégral

  • 1  La chaire créée à l’intention d’Émile Levasseur (1828-1911) en 1871, dont l’intitulé est passé off (...)

1Entre 1885 et 1976, sept chaires du Collège de France ont porté le mot « géographie » dans leur intitulé1. Cette séquence temporelle correspond assez étroitement à ce que l’on pourrait qualifier de « moment de la géographie-discipline » : période durant laquelle la géographie s’installe peu à peu dans le système universitaire français, tend à se donner un projet spécifique d’intelligibilité du monde, connaît une acmé dans le système universitaire (dans les années 1930-1940), avant de rencontrer des difficultés identitaires croissantes sur fond d’expansion démographique et de transformation de ses marchés, ces difficultés débouchant sur une crise sévère dans les années 1970. Pour cette période longue qui est aussi celle de l’essor des sciences humaines et sociales et de la disciplinarisation, nous disposons là d’une sorte de plan d’expérience permettant d’évaluer la singularité du Collège de France dans le mouvement scientifique et intellectuel, force innovante – une institution visant « non les branches de la Science qui sont faites, mais celles qui sont en voie de se faire », selon la formule de Renan – versus institution plutôt conformiste, reproductrice.

2Mais l’affirmation de la géographie dans le contexte de la Nouvelle Sorbonne ne s’est pas faite sans luttes intenses entre projets concurrents d’institutionnalisation (Berdoulay, 1981 ; Rhein, 1982). Celles-ci débouchent finalement sur la consécration d’une école française de géographie réunie autour de Paul Vidal de La Blache, dont il faut se garder de penser rétrospectivement qu’elle avait d’emblée la partie gagnée ou un projet nettement défini. En effet, si l’un des objectifs de cette « école » reconnue comme telle au début des années 1900 était sans doute de spécifier une représentation légitime d’un métier savant de géographe, c’était à concurrence d’usages plus indistincts, parfois très anciens, assignant à la géographie le domaine large de l’exploration du monde, ou encore le patronage d’un complexe de sciences de la terre et des hommes, ou plus modestement l’inscription de savoirs ou d’événements dans des lieux. Autrement dit, le processus d’institutionnalisation d’une géographie-discipline universitaire (Robic et al., 2006) a engendré une tension entre un sens savant à inventer, gage d’une labellisation scientifique, et la grande plasticité du mot « géographie » – forme indécise appelant une épithète (« historique », « économique », « politique », « humaine », « culturelle », etc.) pour gagner de la consistance. Le succès d’une formule particulière de géographie-discipline (marquée en France par l’appellation de géographie « humaine » et par son pendant, la géographie « physique ») n’a au demeurant pas complètement dissipé cette tension, dans la mesure où elle a davantage enrichi les usages vernaculaires qu’elle ne les a normés.

3C’est avec la conscience de cette tension sémantique que nous avons abordé l’enjeu qu’il y avait eu entre 1885 et 1968 à intituler des chaires du Collège de France en référence à une « géographie » ou en imaginant un « géographe » venir l’occuper. Cela impliquait de s’abstenir de toute espèce de présupposé « disciplinaire », précisément afin de suivre au plus près la diversité d’opérations (sociales, cognitives) à l’œuvre. Fidèles en cela à l’inspiration de ce travail collectif, nous sommes résolument partis des intitulés et du travail d’élaboration et de négociation qui les a fait advenir, interrogeant les traces qui nous permettaient d’en reconstituer la construction. En ce sens, on pourrait dire que nous avons mobilisé le mot « géographie » comme un analyseur à la fois d’opérations sociales propres à la scène du Collège de France (des transactions) et de sémantisations révélatrices d’usages plus ou moins connectés à un processus de disciplinarisation qui lui est contemporain. Il ne pouvait donc être question de s’en tenir à l’égrenage de ce que révélaient les archives du Collège (via les procès-verbaux des assemblées de professeurs, les leçons inaugurales, les correspondances, etc., conservées dans les dossiers de chaires), de sorte que nous avons essayé autant que faire se peut de confronter le matériel disponible avec des archives externes.

4En organisant l’analyse en deux moments de cette histoire disciplinaire, l’installation puis la reproduction et les malaises dans la géographie universitaire, nous nous interrogeons sur la nature des intitulés au regard des justifications qui ont été données sur le vif à leur choix et à leur formulation d’une part, et au regard des émergences, des concurrences, des dynamiques collectives que les historiens des sciences peuvent éventuellement détecter, a posteriori, lors de ces épisodes.

Au temps de l’émergence d’une discipline universitaire (1860-1912)

5Pour la première période, l’examen des discussions et des justifications des intitulés de chaire montre qu’il s’agit de trois cas de figure distincts en matière d’innovation/reconduction, dans le contexte d’une conjoncture institutionnelle et intellectuelle longue, débutant dès la décennie 1860, qui a conduit à la promotion conjointe de la géographie comme « discipline scolaire » et comme « discipline scientifique », dans le cadre d’une réforme du haut enseignement conférant à l’université, symbolisée par la Nouvelle Sorbonne, la position de clé de voûte d’un système éducatif d’ensemble. Cultivée dans les facultés de lettres, cette géographie savante, construite par plusieurs générations de normaliens, s’est extraite de l’histoire par le biais de la géographie historique, tout en cherchant une légitimité en incorporant dans son économie interne des sciences naturelles (géologie, botanique, hydrologie) et en valorisant une méthode fondée sur l’observation de terrain.

6Une vaste propagande en faveur de la géographie est menée dès la décennie 1860 et s’amplifie après 1870 avec des visées politiques, coloniales, pédagogiques ou savantes. Des vocables inédits apparaissent, en particulier deux syntagmes, celui de « géographie économique », promu dans les cercles de l’économie libérale et des sociétés de géographie (Rhein, 1982 ; Clerc, 2007), et celui de « géographie humaine » – contemporain de la diffusion du vocable allemand d’Anthropogeographie (dont la forme francisée est parfois utilisée) –, qui émerge au début des années 1890 dans la nouvelle revue universitaire, les Annales de géographie. Succédant à la campagne menée par la Revue de géographie, créée en 1877 par Ludovic Drapeyron, en faveur d’une géographie reine des sciences politiques, des manifestes en faveur d’une géographie « moderne » ou « nouvelle » et des œuvres qui la concrétisent paraissent au tournant des années 1900. Parmi les plus actifs dans cette promotion figure Jean Brunhes, avec sa thèse sur l’irrigation (1902), ses conférences et articles dans les revues pour grand public cultivé (Brunhes, 1906) et sa Géographie humaine publiée chez Alcan (1910), aux côtés du « patron » reconnu, Vidal de La Blache, plus avare de ses interventions, mais qui n’en publie pas moins des manifestes pour la géographie humaine (Vidal, 1903a) et, une fois son Tableau de la géographie de la France achevé (Vidal, 1903b), les articles (Vidal, 1912) qui devraient nourrir le livre auquel il se consacre – ce sera Principes de géographie humaine, posthume (1921). Dès le début de la décennie 1900, grand moment de controverses au sein des sciences sociales, s’affirme l’idée qu’il s’esquisse une « école de géographie » et, plus précisément une « discipline », la géographie humaine, dont les durkheimiens estiment qu’elle relève en droit, comme l’histoire, de la sociologie (Robic, 2014).

« Géographie, histoire et statistique économiques » (1885), un libellé à rallonges pour une science d’avant les disciplines

7La chaire dont l’intitulé devient en 1885 « Géographie, histoire et statistique économiques » a une plus longue histoire que celle généralement reconnue, car elle remonte aux dernières années de l’Empire. C’est en 1866 en effet qu’a été créé par le ministre réformateur Victor Duruy un cours complémentaire destiné à Henri Baudrillard (« Histoire de l’économie politique »), qui fut remplacé après sa démission par un cours sur « l’histoire des faits et des doctrines économiques […] confié à M. Levasseur, membre de l’Institut » (Le Moniteur, 11 décembre 1868, cité par Le Van-Lemesle, 2004, p. 176). Si la transformation en chaire ne put se faire sous le ministère Duruy, cette intention fut concrétisée par Jules Simon en décembre 1871 sous le titre d’« Histoire des doctrines économiques ». La chaire occupée par Émile Levasseur (1828-1911) relève donc d’un processus de création politique qui s’est inscrit dans l’entreprise systématique de modernisation du haut enseignement français conduit sous l’Empire libéral par Duruy. Cette création « par en haut » a accompagné un premier moment d’institutionnalisation de l’économie politique mené, durant la décennie 1860, par le « lobby libéral » regroupé autour de la librairie Guillaumin, de la Société d’économie politique et du Journal des économistes, en parallèle avec d’autres initiatives visant à former de nouvelles élites politiques et administratives (dont témoigne la fondation de l’École libre des sciences politiques en 1871). Normalien, enseignant en lycée pendant une quinzaine d’années, Levasseur s’est fait connaître par des recherches originales d’histoire économique (histoire monétaire, histoire des classes ouvrières).

8Selon Levasseur, le libellé de 1871 (« Histoire des doctrines économiques ») a été raccourci par erreur. Selon divers récits qu’il en a fait, il a été autorisé (sans doute très tôt) à lui adjoindre le sous-titre de « géographie et histoire économiques ». Mais c’est seulement en 1885 qu’il demande à l’assemblée des professeurs de le transformer en « Géographie, histoire et statistique économiques », ce qui est acquis par un vote unanime du 17 mai 1885. La transformation semble radicale. Mais il est clair que, pas plus à cette date qu’à ses débuts, il ne s’agit pour Levasseur de renier l’économie politique. Partisan d’une historicisation de l’économie politique, il vise plutôt à afficher ouvertement les principes de recherche et d’enseignement qui l’animent à cette chaire du Collège de France.

9Les griefs qu’il expose en séance sont de deux ordres. D’abord, selon son intervention à l’assemblée des professeurs du 22 mars 1885, le libellé est « long, redondant et [inexact] » : « il répond mal à la nature de son enseignement, par suite de certains changements qui furent faits à son insu dans ce titre lors de la fondation de la chaire ». Par ailleurs, le libellé qu’il propose relève de sa volonté de distinguer nettement sa chaire de celle d’économie politique occupée par Paul Leroy-Beaulieu. Mais la date du changement, 1885, ne manque pas d’étonner, car la cohabitation avec cette chaire dure alors depuis quatorze ans, et le nouveau titulaire, qui a succédé à Michel Chevalier, est en place depuis déjà quatre ans (lors de la succession, Levasseur l’a d’ailleurs soutenu et n’a fait aucune remarque sur les intitulés). P. Leroy-Beaulieu illustre comme lui cette tendance à l’historicisation, à l’inverse de l’approche dogmatique de Chevalier et de plusieurs autres ténors de l’économie politique. Mais préciser ses références savantes – géographie, histoire, statistique – permettait probablement à Levasseur d’afficher la portée scientifique de son cours pour le distinguer du tour tribunitien que Leroy-Beaulieu donnait à son propre enseignement en l’indexant sur l’actualité (Le Van-Lemesle, 2004, p. 383 sqq). Cette date tardive de 1885 peut aussi s’expliquer par l’évolution de l’économie politique depuis l’époque pionnière du Second Empire, qui pouvait inciter Levasseur à s’inscrire pleinement dans un champ universitaire au sein duquel l’enseignement de l’économie s’était partiellement banalisé (la fondation, en 1887, de la Revue d’économie politique, qui se réclame d’un certain pluralisme, atteste d’un nouveau contexte professionnel et idéologique).

10Au cours de la discussion en assemblée des professeurs, la seule objection adressée à Levasseur porte sur l’adjonction de la statistique. Lors de la séance du 22 mars 1885, des contradicteurs estiment que « la statistique est un moyen d’investigations plutôt qu’une science, et qu’elle paraît impliquée dès lors dans les mots histoire et géographie ». Levasseur « croit néanmoins utile d’indiquer expressément que la statistique tient dans l’enseignement du Collège de France la place qui lui appartient ». Ici encore, le contexte de professionnalisation peut expliquer l’introduction de la statistique dans le libellé. Levasseur doit aussi répondre en séance à la question de savoir si « le mot de statistique ne pourrait pas être aussi revendiqué par M. Leroy-Beaulieu », ce qui le conduit à demander le report de la décision sur l’intitulé à une séance où Leroy-Beaulieu sera présent, séance durant laquelle la transformation est entérinée sans discussion.

11Le changement de libellé a pour effet de rendre ostensible la « méthode » déployée par Levasseur pour pratiquer et pour diffuser l’économie politique au Collège de France : une méthode ou un enseignement « expérimental », selon ses termes, qui, sans renier la prééminence de principes, fonde sa valeur sur l’examen des « faits », sur l’« expérience », celle des sociétés humaines.

12C’est ce programme savant qu’il expose notamment dans sa leçon inaugurale de l’année 1883-1884, en opposant ce cours à celui, « dogmatique », qu’il professe au CNAM :

  • 2  Levasseur, 1884. Et de souligner ensuite l’incongruité de l’intitulé : « Ce n’est pas l’histoire d (...)

1. Notre enseignement relève de la science économique.
Dans une autre chaire, au Conservatoire des Arts-et-Métiers, nous exposons les principes de la science […] cet enseignement, dans l’ensemble, est dogmatique et les faits n’y interviennent que comme des exemples ou des preuves ; c’est la logique qui fait la trame du cours.
Ici ce sont les faits qui occupent la première place. Nous allons les chercher dans l’histoire ou dans la géographie, c’est-à-dire dans l’expérience des sociétés humaines envisagées soit dans la suite de leurs destinées à travers les âges, soit dans leur rapport avec le sol dans lequel elles se sont développées. C’est un enseignement expérimental2.

  • 3  Telle cette ouverture du cours de 1869-1870 professé, dit-il, depuis « cette chaire placée en quel (...)

Selon les principes qu’il expose dès le début de ses cours, l’examen des « faits » joue un rôle complexe, contribuant à la fois à se garder de l’esprit de système, à participer à une formation morale et, ce qui est décisif dans son esprit pour un enseignement au Collège, à fonder un système heuristique, en suggérant par induction des lois économiques inaperçues jusque là et en dévoilant concrètement la complexité de ces phénomènes d’ordre moral (c’est son vocabulaire des années 1860-1870) ou social (vocable plus présent dans les années 1900) qu’aborde sa science. Or la « méthode historique » est contestée par les économistes orthodoxes. En ce sens, Levasseur se présente comme innovateur dans le champ de l’économie politique française, ce qui peut justifier des hardiesses, rares chez lui3, et qui explique son souci d’ouvrir chaque année par des questions de méthode. Transformer le libellé de sa chaire lui permet d’expliciter une position scientifique revendiquée.

13Maniée par lui, la méthode qu’il appelle « d’observation » puis (plutôt) « expérimentale », repose sur les trois ressources que lui fournissent la géographie, l’histoire et la statistique. La géographie, qui fait son originalité parmi ses collègues, n’a été que deuxième dans son itinéraire, après l’histoire. Son intérêt pour la géographie remonte à ses interventions en faveur d’une réforme scolaire, notamment en 1870. C’est seulement alors qu’il prend en charge explicitement la géographie dans son cours du Collège de France. Des années 1860 aux années 1900, son leitmotiv est que les deux clés de l’économie, nature et homme, se combinent dans la géographie. Et de développer, d’abord à l’usage des programmes scolaires, une théorie de la géographie fondée sur l’« enchaînement » liant les forces et les matériaux passifs de la nature au travail humain, et justifiant une succession de branches allant de la géographie physique à la géographie économique en passant par la géographie politique. Il s’inscrit ainsi dans une construction assez classique du xixe siècle (l’Homme et la Terre) mais en en spécifiant les termes autour de la production de la richesse et des harmonies liant la Nature, force latente, et l’Homme, principe d’action et de liberté (Rhein, 2011).

14En ceci, la géographie et l’histoire économiques ne sont pas cultivées pour elles-mêmes, elles sont mises au service de l’économie et de ses vérités. Pour autant, ce ne sont pas strictement des sciences auxiliaires de l’économie politique, encore que Levasseur use parfois de ce qualificatif, car ce terme les rabattrait sur une utilité technique qui est incompatible avec l’ampleur des fonctions qu’il leur accorde. Ces deux matières visent au perfectionnement de l’économie politique, ce sont tout à la fois des moyens d’attestation, de contrôle, de complexification de la doctrine, et des modes d’approche de la matière économique. La statistique aurait un rôle plus limité, plus strictement instrumental, car elle vise moins à explorer les faits qu’à constituer un moyen d’expression et de communication de savoirs qui permet au savant de « convaincre par l’image » (Palsky, 2006).

15Au total, au vu des relations complexes que Levasseur retisse au fil de ses textes entre ces trois matières et l’économie politique, on est tenté d’affirmer que cet intitulé à rallonges indexerait quelque chose comme une science d’avant les disciplines, une « spécialité » selon l’expression de C. Blanckaert (2006), ou encore un savoir de période « adisciplinaire » (Richard 2013). Il exprime par tout un florilège de formules une structure qui ne coïncide pas avec celle de « sciences auxiliaires » mises au service d’une discipline de plein droit, mais un ensemble plus complexe cristallisé dans une métaphore récurrente qui évoque un système d’éclairage réciproque. Ainsi du cours de 1883-1884 :

  • 4  Levasseur, 1884, p. 39.

Contribuer à faire des économistes historiens, des historiens et des géographes économistes, à éclairer trois sciences, la géographie, l’histoire, l’économie politique par les lumières dont elles se pénètrent réciproquement en se rapprochant, c’est là un but vers lequel tend une partie de nos efforts4.

La complexité d’un tel intitulé aux yeux actuels était déjà ressentie comme étrangeté au début des années 1900 par ses contemporains, qui s’étonnaient de la multiplicité des « casquettes » du personnage, au vu de ses innombrables compétences. Ses collègues plus jeunes, admiratifs ou seulement bienveillants, soucieux aussi sans doute de se distinguer, ne l’ont pas érigé en « maître » de leur propre spécialité : ainsi Vidal de La Blache (1911) le rattache d’abord à l’histoire économique, rappelle qu’il fut aussi un « maître de la statistique » et estime son œuvre géographique dépassée ; Henri Hauser (1911) lui sait gré d’avoir été « un économiste, et qui était un historien », le considère comme un « ouvreur de voies » pour l’histoire économique, tout en mesurant son admiration pour celui qui fut surtout « un probe et loyal ouvrier et, à bien des égards, un initiateur et un maître ». Cette complexité permettra d’ouvrir largement les ambitions, de susciter les convoitises, de supputer les chances des uns et des autres dans la perspective de la succession au Collège. On en a des preuves archivistiques dès le début des années 1900 chez les géographes. La « cohue » qui se presse à sa succession (et secondairement à celle de Longnon) en atteste, mais à une époque d’institutionnalisation de disciplines distinctes. D’où la nécessité d’organiser la concurrence.

Auguste Longnon et la géographie historique de la France (1892) : un intitulé à moustaches et une science contestée

16La chaire de « Géographie historique de la France » résulte d’une transformation devenue, dans l’historiographie du Collège, l’exemple même d’une opération « de chaire à moustaches », pour reprendre l’expression utilisée lors du colloque de novembre 2014. Selon C. Charle, l’accession d’Auguste Longnon à cette chaire est exemplaire d’une figure extrême des « voies de la réussite », le « scrutin sur mesure sans surprise » (versus le « ballotage difficile » ; Charle, 1986, p. 411). Ernest Renan lui-même, créateur du mythe de la singularité du Collège, serait à l’origine de cette opération, comme il l’a exposé à un journaliste du Temps :

Nous avons voulu substituer au titre vague d’« histoire et morale » un titre précis. Maintenant, pourquoi avons-nous choisi celui de « géographie historique de la France » ? Mon Dieu, c’est tout simplement que nous destinions cette chaire à Longnon. Ceci est le secret de la comédie (ibid.).

  • 5  Cf. d’Arbois de Jubainville, rapport de présentation pour Longnon (Assemblée du 29 mai 1892 : 4 AP (...)

Est-ce véritablement la « consécration d’un savant déjà consacré », comme l’estime encore C. Charle (ibid.) ? Plus précisément, il s’agit d’une part d’une succession précédée d’une suppléance et d’autre part d’un mode de filiation père/fils spirituel affiché lors de l’élection. On sait que la carrière de Longnon est celle d’un jeune artisan autodidacte qui a été formé, donc produit ou inventé comme savant accompli, par celui-là même auquel il succède au Collège, Alfred Maury (1817-1892). Lors de sa présentation par Marie-Henri Arbois de Jubainville5 à la chaire du Collège, cette filiation est rappelée d’emblée puisqu’il affirme que, selon Maury, le plus accompli de son œuvre, « c’est monsieur Longnon ». Cette filiation est redoublée par le récit de sa découverte initiale par Arbois de Jubainville lui-même qui, selon ses dires, aurait découvert le jeune prodige, un « géographe » déjà maître d’une « géographie historique » fondée sur l’érudition cartographique ; il lui aurait donné le code lettré : « Apprenez le latin, lui dis-je », et l’aurait introduit dans le monde parisien des archives.

17Effectivement patronné par Maury qui le fit entrer aux Archives nationales, Longnon s’est spécialisé en topographie, développant une recherche sur les pagi de la Gaule romaine fondée sur une méthode systématique de toponomastique ou étude des noms de lieux appuyée sur l’origine des patronymes dont ils dériveraient. L’exposé de la méthode n’a paru qu’en 1891 dans le Dictionnaire topographique du département de la Marne patronné par le Comité des travaux historiques et scientifiques. Mais ses premiers succès dans cette matière d’érudition lui ont valu notamment d’obtenir une conférence de « géographie historique de la France » à l’EPHE (il est répétiteur en 1879 et devient directeur d’études en 1886), avant de suppléer Maury au Collège de France (1889-1891) puis de lui succéder sur une chaire au titre transformé également en « Géographie historique de la France ».

  • 6  Ce que Gustave Monod (1911, p. 324-326) déplore ouvertement dans sa notice nécrologique.
  • 7  L’expression se trouve dans les notices nécrologiques : c’est alors un usage relativement nouveau (...)

18Un titre « trop vague, trop élastique » : les explications données au changement d’intitulé se répètent, reprenant les termes qu’avait utilisés Jacques Flach en 1892 pour justifier la transformation du titre d’histoire et morale. Ainsi, lors de ses obsèques, en 1911, M. Léger souligne le bien-fondé du changement d’un « titre trop vague, trop élastique, au profit d’une discipline nouvelle, la géographie historique, dont Auguste Longnon était alors le représentant le plus autorisé ». Sans doute était-il délicat de conserver en 1892 ce titre d’« Histoire et morale » qui mélangeait les genres d’une façon trop crue face à l’essor de l’histoire méthodique. Il est vrai aussi que la leçon d’ouverture par laquelle Longnon inaugurait sa suppléance en décembre 1889, intitulée « De la formation de l’unité française », a pu laisser penser qu’il s’orientait vers une approche des origines et des transformations de la France ; mais cet enseignement proprement historique n’a pas duré au-delà de la suppléance6. Cependant, à cette date, la matière professée par Longnon dans ses cours à l’EPHE et au Collège ne constituait pas la « discipline nouvelle »7 en pleine élaboration qui relèverait d’une science « en voie de se faire », mais plutôt d’une science d’érudition dont les principes étaient acquis depuis déjà une vingtaine d’années. Au terme de sa vie, les propos embarrassés des auteurs d’hommages notent tous le décalage entre la répétitivité de ses cours et l’inventivité initiale de Longnon, celle des années 1865-1875 ; ils déplorent l’absence de résultats d’ampleur à l’échelle de la France et, à demi-mot, l’inaccomplissement de la fonction professorale et de recherche effectuée par le titulaire de la chaire.

19L’analyse du contexte scientifique révèle que lorsqu’il hérite de cette chaire, la « géographie historique » est un genre faiblement valorisé dans la profession d’historien tandis que la base toponymique qu’il lui confère est contestée par des adeptes d’un autre type d’investigations que ses enquêtes fondées sur cartes et chartes. La catégorie de géographie historique figure bien, et anciennement, dans les classifications de la géographie ; mais dans les pratiques d’époque, cette spécialité constitue avant tout une matière auxiliaire de l’histoire, qui permet de situer des événements du passé ou d’en retracer le cadre. À ce titre, elle relève fonctionnellement, à l’université et dans les académies, des sciences historiques : ainsi le cours de Longnon à l’EPHE s’inscrit-il dans la section des sciences historiques et philologiques. Quant à Louis-Auguste Himly (1823-1906), professeur de géographie historique à la Sorbonne depuis 1858, il est bien considéré comme un historien, mais son autorité universitaire comme doyen de la Faculté des lettres relève de son charisme propre plus que de la maîtrise d’une matière qui reste mineure aux yeux de ses collègues. Par ailleurs, dans la transition longue qui conduit à une certaine émancipation de la géographie à l’égard de la tutelle historienne, les années 1890 constituent le moment même d’une bascule de la géographie savante vers un autre référentiel que celui de la géographie historique symbolisée par Longnon. Comme d’autres disciplines universitaires, telle l’archéologie, elle tend à substituer à la légitimité du texte celle du terrain, sans être encore autonome.

  • 8  Il s’agit d’une expression que les modernistes attribuaient à Bersot, directeur de l’École normale (...)

20On suit ainsi l’assaut d’un nouveau paradigme contre ce que Victor Karady (1976) a appelé la « tradition lettrée » : plusieurs générations de prétendants à l’autorité savante en géographie construisent les couples antagoniques « érudits » versus « savants », « texte » versus « sol » ou « terrain ». La critique de la « géographie difficile, celle qui se sert des textes »8, se reproduit ainsi pendant des décennies, des accrochages entre « nouveaux » géographes et patrons de la méthode historique au début de la décennie 1870 (entre le créateur de la Revue de géographie, Drapeyron, et les directeurs de la Revue historique) aux premiers travaux de géographie régionale et aux manifestes de l’école « vidalienne » (Auerbach, 1893 ; Vidal, 1905 ; Gallois, 1908 ; Febvre, 1909). Cela jusqu’à… Fernand Braudel qui a érigé Longnon en auteur emblématique de l’ancienne école historique.

21Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, Bertrand Auerbach, pionnier de l’école vidalienne, s’attache à disqualifier les recherches de géographie locale centrées sur des entités politiques ou administratives (qu’il estime « artificielles » ou « arbitraires »), en leur opposant de nouveaux objets, les régions naturelles, et une méthode renouvelée – et sa critique rencontre Longnon :

  • 9  Auerbach, 1893, p. xix.

La méthode de reconstitution des pagi, telle que la pratique M. Longnon […], est tout historique et documentaire et n’emprunte guère à la géographie9.

« Le sol se laisse non moins déchiffrer que les chartes », estime-t-il encore. De même, en 1905, dans un texte doxique consacré à « la conception actuelle » de la géographie, Vidal de La Blache dénonce cette tradition lettrée, condamnation qui a fait mouche. La nouvelle école l’emporte clairement durant la décennie 1900, comme en atteste la réception de deux de ses classiques : le Tableau de la géographie de la France de Vidal de La Blache est un succès public éclatant qui projette une géographie de terrain sur le devant de la scène (Robic et al., 2000) ; l’ouvrage de Lucien Gallois consacré aux Régions naturelles et noms de pays (1908) démontre la fécondité d’une nouvelle problématique savante qui, sans négliger l’érudition, pratique l’observation concrète, s’appuie sur les usages populaires, et vise cette notion concurrente de la circonscription politique, la région naturelle – et les tenants du terrain exposent les mérites de cette méthode de plein air à leurs pairs ou à leurs camarades des sciences sociales tout en dénonçant « l’esprit formaliste des géographes de cabinet » (Febvre, 1909). Si le livre de Vidal de La Blache se désigne comme pleinement géographique, il prend place dans une série d’histoire de France, de sorte que les titres de son auteur à succéder à une chaire de géographie historique seraient aussi parfaitement défendables ; de même celui de Gallois peut-il figurer comme un marchepied pour le Collège.

Évidence scientifique, concurrences disciplinaires et institutionnelles (1911-1912). La chaire de Géographie humaine

  • 10  Voir aussi dans ce volume le chapitre de Florence Deprest.

22La création de la chaire de Géographie humaine, instituée par le décret du 22 juillet 1912, résulte d’une histoire mouvementée qui se joue en deux temps10. Durant le premier, de juillet 1911 au 21 janvier 1912, s’ouvre une compétition entre les nombreux prétendants à la succession de Levasseur et de Longnon, qui sont issus des sciences historiques, économiques, démographiques, ethnographiques, sociales, coloniales, et géographiques. Face à la pléthore de propositions de cours, l’administrateur, Maurice Croiset, a proposé une procédure de votes successifs définissant d’abord un intitulé officiel de chaire avant de choisir parmi les candidats déclarés :

  • 11  4 AP 379, pièce C.

L’Administrateur soumet à ses collègues une combinaison. On pourrait répartir les propositions des candidats en sept ou huit groupes, selon les analogies et les affinités qu’elles ont entre elles. L’Assemblée choisirait pour chaque groupe un rapporteur. Celui-ci étudierait comparativement les propositions comprises dans ce groupe, en tenant compte de l’état actuel des diverses sciences en causes, de l’intérêt que le Collège peut avoir à favoriser telle d’entre elles, et de la valeur des candidats qui la représenteraient11.

À la suite de ces délibérations, le groupe dont relève la géographie humaine, proposée par Jean Brunhes, est éliminé au profit d’un ensemble de sciences historiques, économiques et sociales.

  • 12  14 CDF 33c, pièce 4a.
  • 13  On ne peut détailler ici les controverses autour de la chaire de fondation Albert Kahn ni l’histoi (...)

23Le second temps, de mars à juin 1912, plus bref mais conflictuel, concerne une « chaire de Géographie humaine », pour laquelle le mécène Albert Kahn offre une donation de trente ans, et sur laquelle est élu J. Brunhes, manifestement visé par cette création. En fait, le banquier veut associer à la chaire du Collège de France son projet de fonds photographique sur le monde (les « Archives de la planète ») et sa lettre d’intention évoque à ce titre les ressources supplémentaires qu’il ajouterait à la donation : « Le titulaire de cette chaire, qui sera tout à la fois un homme formé et habitué à l’enseignement, à la publication scientifique, aux voyages d’observation et d’étude et à la technique photographique, serait mis par mes soins en possession de moyens scientifiques et pratiques qui lui permettraient d’enrichir son enseignement d’une manière exceptionnelle12. » Cette offre ciblée et assortie de promesses conditionnelles entraîne la fronde d’un groupe de professeurs exigeant une information complète sur les engagements du mécène afin d’assurer au Collège une totale liberté de choix13.

   

24Lors de ces deux phases, tout se passe comme si l’intitulé « géographie humaine » ne soulevait aucun problème de légitimité, qu’il s’imposait dans le champ des possibles en ce début des années 1910. Cependant, un seul géographe, Jean Brunhes, s’impose avec force dans le jeu des concurrences pour la double succession puis, après son échec, dans le cadre de la chaire de fondation privée qui est profilée pour lui. Aussi, dans les deux cas, la polarisation de l’élection sur un seul nom de géographe, aussi central soit-il dans le champ émergent de la géographie humaine, ne manque pas d’intriguer : pourquoi le Collège de France exerce-t-il une si faible attraction sur les diverses générations de géographes, de Vidal à ses premiers élèves et aux jeunes docteurs en géographie humaine ou régionale des années 1900-1910 ?

25Les atouts intrinsèques de cet intitulé se dessinent au travers des arguments utilisés lors des délibérations de l’assemblée, qui peuvent se regrouper en quatre ensembles jouant de registres divers : émergence scientifique, associée éventuellement à la notoriété de précurseurs (une pertinence scientifique) ; proximité avec la chaire vacante (un argument patrimonial) ; existence de candidats d’excellence ; urgence politique et sociale. En l’occurrence, lors des discussions sur l’intérêt des propositions d’enseignement faites par les 23 à 26 candidats aux successions de la fin 1911-début 1912 et sur les mérites des postulants, la « géographie humaine » est défendue selon quatre lignes argumentaires : il s’agit d’un champ d’études nouveau, dynamique, impatronisé, à l’échelle internationale, par des auteurs incontestables ; ce genre d’investigations prolonge, en l’enrichissant, l’une des dimensions de la chaire de Levasseur ; ce champ est porté par des savants relativement nombreux, qualifiés et originaux (les intervenants insistent souvent dans ce cadre sur la scientificité de la démarche, ici le sens de l’observation pour Brunhes – comme d’autres insistent sur celui de l’expérimentation chez François Simiand – donc sur le rôle de la recherche empirique et la distance à l’égard de l’attitude doctrinale ou de la théorie pure) ; son développement est particulièrement opportun au regard des enjeux contemporains.

  • 14  Franz Schrader (1844-1924), cousin d’Élisée Reclus, géographe et cartographe autodidacte qui a fai (...)
  • 15  4 AP 381, pièce B.

26Ainsi, lors de la séance du 21 janvier 1912, Jacques Flach intervient pour la géographie humaine en mettant d’abord en valeur un intérêt scientifique attesté par les œuvres de Ratzel et de Vidal de La Blache, puis l’existence de « travailleurs originaux » combinant des compétences différentes, incarnés par la figure de Brunhes ; Leroy-Beaulieu abonde en ce sens en soulignant la continuité d’une telle chaire avec celle de Levasseur, en invoquant les enjeux contemporains, où l’introduction de la géographie humaine au Collège mettrait celui-ci « en harmonie complète avec le mouvement de la civilisation », et en se félicitant de l’excellence d’un candidat. Quant aux autres partisans d’un tel champ, tel Louis Havet, ils soulignent aussi à propos de Franz Schrader14 l’originalité de la géographie humaine, sa position d’articulation terre/hommes donc de charnière entre sciences physiques et sciences historiques, et les qualités d’un candidat à la fois philosophe et esthète15.

27Ces arguments sont repris en mai 1912 pour la chaire de Géographie humaine et les mérites de Brunhes amplement développés, la candidature d’Émile-Félix Gautier, spécialiste d’Afrique du Nord et du Sahara, étant quant à elle tournée en ridicule par Leroy-Beaulieu au prétexte que son terrain est désertique… Henri Bergson, proche d’Albert Kahn, soutient la candidature de Brunhes en disant son « estime » pour sa Géographie humaine et en rappelant la « haute valeur » que lui accordent ses pairs en France et à l’étranger, et en le dédouanant de toute sollicitation initiale auprès du mécène.

  • 16  Voir aussi, sur les enjeux et sur ces délibérations, le chapitre de Florence Deprest et sa figure  (...)

28Lors des délibérations du 21 janvier 1912 destinées à définir le titre des chaires déclarées vacantes, la discussion traite en principe de l’intérêt respectif des « groupes » d’études constitués pour choisir ces intitulés, mais les votes portent sur les personnes ou du moins sur les 27 intitulés de cours proposés. Brunhes, candidat pour un enseignement de géographie humaine, est battu d’une courte tête par Simiand, qui postulait au nom de la « statistique économique ». En accordant in extremis une voix d’avance à Simiand (au 3tour, 19 voix contre 18), l’assemblée des professeurs élimine la géographie humaine. Sur le second vote (crédits relevant de la chaire de Longnon), Brunhes est ensuite battu au 3tour par Stéphane Gsell, classé dans le groupe relatif à « l’histoire de la marine et de l’Afrique du Nord » et l’intitulé final d’« histoire de l’Afrique du Nord » l’emporte pour l’appel à candidature16.

  • 17  Parmi les candidats associés à la géographie humaine, le démographe Jacques Bertillon et le statis (...)

29Cet épisode manifeste l’existence d’un ensemble foisonnant de sciences humaines et sociales émergentes, en situation de forte concurrence, que l’assemblée des professeurs a tenté de structurer, pour privilégier au total l’une des disciplines dominantes du Collège, l’histoire. Les partisans d’autres intitulés que celui de géographie humaine allèguent aussi lors de la séance du 21 janvier la dimension internationale des enjeux, tel le retard de la France sur les pays voisins en matière d’expansion des sciences sociales ; la dynamique dont celles-ci font preuve (elles sont « en plein “devenir” », affirme ainsi Georges Renard), et qui les désigne en cela pour le Collège ; l’abondance de candidats qualifiés. Mais dans des délibérations organisées autour de groupements de spécialités, si la géographie est servie par l’évidence de l’intitulé de « géographie humaine », elle pâtit de son inscription dans un tout petit groupe de 5 candidats comprenant démographie, ethnographie, statistique, et qui n’est subsumé par aucun intitulé. À cet anonymat et à cette insularité s’oppose la profusion de candidatures qui ont été rassemblées au départ en deux entités : « histoire économique et sociale » et « doctrines économiques », avant d’être rassemblées sous le titre de « sciences économiques et sociales », voire « sciences sociales », lors de la séance décisive du 21 janvier 1912 – l’intitulé de chaire retenu par l’assemblée étant celui d’« Études relatives aux faits économiques et sociaux »17.

30L’assemblée reproduit ici le modèle de libellé adopté pour les sciences naturelles, qui ont été discutées en premier lieu, en suivant la procédure de regroupement fondée sur « les analogies et affinités » entre champs proposée par l’administrateur (« Études relatives à la géologie » et « Études relatives à l’histologie comparée », décision d’intitulés du 14 janvier). Mais là où les naturalistes ouvraient sur un sous-champ défini (géologie, histologie), ces libellés visent cette fois un ensemble thématique ou objectal plutôt que disciplinaire ou de spécialité. Ce choix résulte non de l’évaluation d’une dynamique scientifique, comme cela a été fait pour la géologie et la biologie, mais d’une stratégie d’alliance en faveur d’un « ordre de recherches » économique et social qui s’est réalisée lors des discussions du 21 janvier, une stratégie que Renard a explicitement exposée tout en plaidant lui-même pour Simiand et que l’historien Camille Jullian a soutenue tout en se prononçant pour un autre historien, Marcel Marion (qui sera finalement élu le 24 mars 1912). C’est une coalition qui l’emporte, ce groupe comptant une douzaine de candidats.

  • 18  Lors de l’élection à la chaire, le 24 mars 1912 : « M. Foucart reproche à M. Simiand un abus de pr (...)

31Au-delà d’une stratégie de vote, ce type d’intitulé rappelle la construction d’un vaste champ des « sciences sociales » qui prend forme en France à la toute fin du xixe siècle hors de l’Université proprement dite, avec ses publications et ses créations d’écoles privées et d’universités populaires. L’historien Henri Hauser (d’ailleurs candidat en 1912) témoigne de cette dynamique dans son livre L’Enseignement des sciences sociales publié à l’occasion du Congrès international des sciences sociales de 1900. Il y contribue sciemment en analysant l’irruption du vocable « social » dans la dernière décennie du siècle passé et le retard intellectuel et institutionnel français en la matière, auquel répond une effervescence qu’il faudrait, selon lui, savoir diriger. Ce champ regroupe en fait une variété de sciences classiques, des nouvelles spécialités comme l’histoire économique et des disciplines ascendantes qui ne sont pas obligatoirement reconnues à l’université ni institutionnalisées dans d’autres lieux. En ce sens, en choisissant le libellé « études… », le Collège de France est en phase avec le bouillonnement de l’actualité scientifique. Avec les tensions de l’actualité politique aussi, comme le montre l’incident suscité lors de l’élection du 24 mars par la tentative de discrédit dont Simiand a fait l’objet au prétexte qu’il était proche des socialistes18. Mais, au total, c’est donc Marion, un historien financiariste, éloigné du pôle « social », qui l’emporte.

32Jugée possible, voire souhaitable, par une grande partie de l’assemblée de professeurs, la géographie humaine a été concurrencée en ces années 1910 par d’autres sciences émergentes. Il est vrai que cette discipline ascendante a été incarnée à deux moments par un personnage certes novateur, mais aussi ambitieux, déterminé, critiqué par ses collègues et clivant – soutenu par la droite du Collège, ce catholique moderniste, militant social, classé dans le camp antidreyfusard était combattu par la gauche. Le faible nombre de postulants à une chaire de géographie apparaît toutefois bien ténu au regard du vivier de géographes, jeunes ou arrivés. Il y a dans ce décalage des faux-semblants – les nouveaux venus dans les disciplines émergentes ne sont pas très nombreux – et une vraisemblance pour certaines d’entre elles : pour la géographie, le lieu d’influence est situé ailleurs qu’au Collège de France.

  • 19  Archives Mariel Jean-Brunhes Delamarre, actuellement aux Archives nationales (CARAN, Brunhes, 615A (...)

33De fait, des correspondances privées révèlent l’ampleur et la précocité des ambitions de succession aux chaires de Levasseur et/ou de Longnon. Dès le début des années 1900, des géographes font part d’un tel désir et supputent les faits et gestes de concurrents supposés. Ainsi, on apprend dans une correspondance passive de Brunhes19 de 1901-1902 qu’Augustin Bernard brigue la succession de Levasseur tout en craignant la candidature de Vidal de La Blache, mais en ignorant que Brunhes est sur les rangs et qu’une rumeur relative à Vidal dissimule en fait son gendre, Emmanuel de Martonne !

  • 20  Lettre de Martonne à Demangeon, [?] juillet 1911, citée par Denis Wolff (2005).

34Lorsqu’en juillet 1911 surviennent les décès de Levasseur et de Longnon, les hypothèses vont bon train, comme le montre une lettre d’Emmanuel de Martonne à Albert Demangeon20 :

Levasseur et Longnon viennent de casser leur pipe coup sur coup. Diverses éventualités qui intéressent les géographes peuvent se présenter. Si Vidal demandait la succession de Levasseur, il est évident que tout le monde lui laisserait la place, même les personnalités aussi hautement qualifiées (!) que mon ami J. Brunhes. […] Il y a autre chose. Quelques mots que m’a dits Gallois m’ont fait penser, après coup (car je n’ai pas bien compris au 1er abord), que la place de Longnon ne lui déplairait pas. Il est certain qu’il vaudrait beaucoup mieux pour lui revenir à la géographie historique où il est vraiment une autorité. D’ailleurs, il paraît parfois fatigué de l’enseignement. Garde tout cela pour toi et réfléchis-y.

  • 21  Voir la correspondance passive d’Albert Demangeon citée par Denis Wolff (2005) et d’autres lettres (...)
  • 22  Demangeon s’exécute, Gallois organisant une providentielle vacance de poste à la Sorbonne, qu’il s (...)

La candidature de Brunhes se confirme très vite, les rumeurs circulent et des contre-manœuvres s’engagent. À la rentrée d’octobre 1911, un fourmillant réseau de correspondances entre Lucien Gallois, bras droit de Vidal, et plusieurs de ses anciens élèves, révèle les aspirations et les tactiques des géographes en poste dans les universités françaises, la première question étant préjudicielle : Vidal de La Blache sera-t-il ou non candidat21 ? Gallois apprend à la rentrée d’octobre que ce ne sera pas le cas. Mais lui-même, Gallois, sera-t-il candidat ? Il semble qu’il hésite, et qu’il se détourne assez vite de la succession Longnon. Quant aux jeunes universitaires déjà installés, ils aspirent peut-être moins au poste du Collège de France qu’à l’opportunité d’une installation à Paris, et ils sont potentiellement candidats en cas de défaillance de leurs deux maîtres. Ces choix étant connus, il leur faut une injonction supérieure pour ne pas candidater au Collège. C’est ce qui arrive précisément à Demangeon, professeur à Lille, prié de viser un poste d’où la géographie pourra vraiment rayonner. Une lettre de Gallois datée du 12 octobre 1911 lui apprend ainsi tout à la fois le renoncement de Vidal à la chaire, son soutien à Brunhes et son avenir professionnel propre, entrer à la Sorbonne par le biais d’une suppléance22 :

pour [Vidal], il désirerait qu’on nommât un géographe et il a presque promis de soutenir Brunhes que soutient aussi Monod. Il me semble, m’a-t-il dit, que ce n’est guère l’affaire de Demangeon qui peut rendre bien d’autres services dans l’enseignement vraiment actif et exercer sur des élèves une influence plus directe.

  • 23  Lettre de Vacher du 15 mars 1912, Archives Mariel Jean-Brunhes Delamarre – voir CARAN, Brunhes, 61 (...)

La réponse d’Antoine Vacher23 à Brunhes, qui lui offre sa succession à l’université de Lausanne, témoigne aussi de cette stratégie institutionnelle et spatiale de la nouvelle corporation universitaire, car il refuse cette offre au nom de l’engagement moral qu’il a lui-même pris en acceptant de remplacer Demangeon à Lille :

Ils [Vidal et le directeur de l’enseignement supérieur, Bayet] n’ont pu parvenir à faire nommer à Rennes celui de nos collègues qu’ils estiment le plus capable de compléter l’œuvre que De Martonne et moi-même avons poursuivie là-bas. Il leur serait plus difficile encore de trouver un autre remplaçant à Demangeon.

  • 24  Élève de Vidal de La Blache et cofondateur des Annales de géographie, professeur de géographie col (...)

De 1895 à 1910, la grande inquiétude de Vidal et de Gallois, sensible dans leurs interventions auprès des autorités ministérielles et à la Sorbonne comme dans leurs pressions auprès de leurs jeunes collègues, est de placer leurs protégés pour compléter le réseau universitaire, parisien et surtout régional, grâce auquel ils diffusent leur discipline. La conscience d’une certaine pénurie de candidats de valeur par rapport à une politique universitaire volontariste, d’une concurrence avec d’autres écoles (les « coloniaux », proches de Marcel Dubois24, des géographes naturalistes) et d’enjeux spécifiques à certaines universités où se trouvent des chaires exposées, suscite de véritables stratégies de placement destinées à investir l’université.

Des successions sous influence ?

  • 25  Marcel Mauss, élu lors de l’assemblée du 23 novembre 1930 et qui entre en fonction en 1931 ; Franç (...)
  • 26  Et pourtant Emmanuel de Martonne, Albert Demangeon, Raoul Blanchard, etc., et surtout Jules Sion, (...)

35Après le décès de Jean Brunhes en 1930, le caractère temporaire de sa chaire obérait la possibilité d’une transformation, c’est-à-dire que soit problématisée directement la reconduction d’une chaire « géographique » au Collège de France. Par ailleurs, le personnel alors en place comptait peu d’avocats bien disposés à constituer cet intitulé en cause. Bien au contraire, la présence d’un puis de deux élèves d’Émile Durkheim25, qui s’étaient particulièrement illustrés dans les années 1906-1910 par leurs critiques virulentes à l’encontre du projet intellectuel de la géographie, n’était pas de nature à favoriser un quelconque retour de l’intitulé, et ce malgré des alliances ponctuelles avec Albert Demangeon (Mucchielli et Robic, 1995). Par ailleurs, la grande réussite des vidaliens dans leur construction d’une hégémonie en France, dans leur investissement stratégique de l’enseignement universitaire, mais aussi leur relatif manque d’appétence pour des positions parisiennes de prestige, corrélat d’un ancrage local plutôt harmonieux, rendaient assez improbable la mobilisation de l’un ou l’autre de ces désormais quinquagénaires installés pour une très aléatoire campagne26. En outre, la structure démographique de la géographie présente dans les années 1930 un fort déficit de (relativement) jeunes professeurs, a fortiori susceptibles de s’engager dans le jeu de distinction qu’impliquait une candidature au Collège de France. Autrement dit, les conditions structurelles étaient très défavorables et mettent en perspective l’absence de tout géographe disciplinaire pendant dix-sept ans (1930-1947), jusqu’à l’élection de Pierre Gourou. Pour autant, il en va différemment sur le plan des intitulés, puisque André Siegfried a occupé entre 1933 et 1946 une chaire de géographie économique et politique, selon des modalités qu’il nous faut désormais expliciter.

Une géographie en trompe-l’œil ?

36La trajectoire d’André Siegfried (1875-1959) est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir longuement (Favre, 1989 ; Blondiaux et Veitl, 1999 ; Fabre, 2005 ; Sanguin, 2010). Fils d’un entrepreneur et homme politique qui fut ministre, professeur à l’École libre des sciences politiques à partir de 1911, auteur de nombreux ouvrages sur des pays étrangers, en particuliers anglophones, conférencier réputé, chroniqueur au Figaro, apprécié pour ses talents mixtes de voyageur et de savant, André Siegfried connut une première consécration en 1932 en étant élu à l’Académie des sciences morales et politiques. Sa notoriété jouait sur plusieurs tableaux et plusieurs régimes de légitimité et pouvait s’appuyer sur des réseaux multiples, soulignant sa centralité politique et se nourrissant de sa légitimité à l’international. Le caractère très composite de ses préoccupations en faisait une sorte de continuateur des « spécialistes » touche-à-tout du xixe siècle (Blanckaert, 2006) dont le rayonnement devait beaucoup à sa capacité à parler à la fois savamment et en vulgarisateur habile de pays et de « peuples » à la fois lointains et dépositaires de la modernité. Il lui manquait toutefois une consécration purement savante, susceptible de le rehausser académiquement au-delà d’une figure d’essayiste mondain.

  • 27  Charle et Delangle, 1987, p. 63.
  • 28  Titulaire de la chaire de Prévoyance et assistance sociales (1916) créée par la fondation de la vi (...)
  • 29  Il ne reste à notre connaissance aucune trace d’un rapport dans les Archives du Collège de France.

37Sa campagne au Collège de France fut relativement brève (1931-1932) et met en valeur une modalité rarement aussi patente : celle d’un individu dont l’élection est à la fois évidente, personnelle et à sa main. Une correspondance avec Marcel Mauss conservée dans le dossier de chaire montre qu’il fut sollicité dès l’automne 1931 pour se porter candidat sur la chaire nouvellement créée de Civilisation américaine, peut-être en partie pour faire pièce à la candidature pressentie de Bernard Faÿ. Il disposait déjà alors de soutiens nombreux au sein de l’institution, mais la tentative fut trop tardive pour qu’il pût se présenter à la régulière (les délais étaient outrepassés). Il y renonça non sans avoir été informé de la vacance imminente de la chaire d’Étude des faits économiques et sociaux de Marcel Marion (lui-même « successeur » de Levasseur) sur laquelle il se positionna par anticipation. Dans une lettre du 28 avril 1932, il se manifesta à nouveau auprès de Mauss et précisa en quelque sorte ses conditions pour succéder à Marion : « si la chaire devait être orientée du côté géographique, plutôt que du côté historique, dans un sens qui s’exprimerait par exemple par le titre “géographie économique ou politique” ou quelque chose d’analogue, cela couvrirait le domaine des études que je souhaite poursuivre : géographie économique de divers pays, mais aussi psychologie politique de la France sous la IIIe République, vue du point de vue de la répartition géographique ». Siegfried n’était pas le seul à faire campagne : à la même époque, Lucien Febvre avait entamé sa quatrième tentative pour se faire élire. Sa correspondance montre que ses interlocuteurs lui déconseillaient de façon presque unanime de se porter candidat contre Siegfried, « imbattable » pour la plupart, même si sa « position […] n’est peut-être pas inexpugnable27 ». Le choix d’Édouard Fuster, marginal et peu considéré parmi ses pairs28, comme porteur d’un projet taillé sur mesure pour l’Académicien, laisse à penser que ses partisans ne voyaient guère d’enjeu dans cette opération de requalification29. L’intitulé voulu par Siegfried, légèrement modifié en « géographie économique et politique », fut entériné le 13 novembre 1932, lui ouvrant une confortable élection au début de l’année suivante.

  • 30  Henri Baulig en donne de longs extraits à lire dans un compte rendu très copieux des Annales de Br (...)

38Jusqu’à plus ample informé, l’intitulé de la chaire d’André Siegfried a été voulu et imposé par son futur titulaire. Reste à comprendre les modalités d’une affiliation qui n’a rétrospectivement rien d’évident, même si sa négociation semble avoir été une formalité. L’histoire du rapport de Siegfried à la discipline « géographie » et à ses praticiens reste encore largement à écrire. Après des études de droit et une thèse de lettres, La Démocratie en Nouvelle-Zélande (1904), plus ou moins cornaquée par Marcel Dubois, on notera la rémanence de son auto-affiliation à un label géographique, à partir du Tableau politique de la France de l’Ouest (1913), puis dans certains de ses cours (dès 1916) à l’École libre des sciences politiques, sans parler de ses références fréquentes à Paul Vidal de La Blache. Réciproquement, les géographes ont bien accueilli le Tableau politique30 et, encore que plus sporadiquement, ses ouvrages ultérieurs. Dans un contexte académique où l’affiliation disciplinaire était désormais prégnante, Siegfried apparaît comme un outsider compensant par un capital social élevé et soigneusement entretenu (voir Fabre, 2006) son indépendance à l’égard des logiques d’appartenance académique et son éloignement de l’Université. Son affinité pour la géographie peut se comprendre sous ce rapport comme une stratégie précisément affiliative, susceptible d’ancrer et de rendre lisible son entreprise dans un cadre reconnu, sans que celui-ci constituât une forte exigence à ses yeux : en se donnant pour géographe, il s’inscrivait en terrain labellisé, disciplinaire, sans se sentir tenu par une discipline ou ses praticiens – avec lesquels il entretenait un commerce courtois mais distant. Proposer un enseignement de géographie économique et politique était une façon de donner un véhicule à des intérêts souverains chez lui, dans un geste de congruence entre la discipline de plein vent et la figure du journaliste-voyageur-savant attentif aux enjeux et mécanismes de la modernité mondiale. Au demeurant, ses contemporains géographes revendiquaient à la même époque de travailler à l’échelle du monde (Arrault, 2007).

  • 31  Et Siegfried de préciser qu’il s’agit d’une réactivation du programme de son livre de 1913 : « Je (...)

39De ce point de vue, rien de plus parlant que le propos de son cours inaugural, prononcé le 28 avril 1933, qui se place sous les auspices de la géographie avant de faire la part belle à la dissection d’une « époque » placée sous le signe d’une « crise » multidimensionnelle et d’un « déplacement du centre de gravité du monde ». Ce cadre posé, il annonce ses deux thèmes d’enseignement, l’un de « géographie économique », « l’Europe vis-à-vis du monde », l’autre de « géographie politique », « la psychologie politique du peuple français », avant de justifier « l’unité de ces divers objets d’études » non seulement par « la géographie, l’homme » mais surtout par le motif (personnel) du « voyage » et sa rationalisation savante a posteriori. La géographie est ainsi une caution préalable dont il « proclame l’unité » et l’intelligence des milieux, sous le patronage de Vidal de La Blache (surtout) et Jean Brunhes, avant d’en dérouler la « richesse infinie » sous la forme d’énumérations thématiques, puis de mettre en valeur une méthode – « la répartition géographique qui donne des clartés souvent décisives » – et une posture, sans doute assez révélatrice de ses affinités avec le réalisme géographique (Orain, 2009) : « un pied sur la terre empêche de divaguer ». Cette affiliation assez rudimentaire contraste avec son diagnostic sur la crise mondiale, bien plus élaboré et mobilisant une grande diversité de points de vues (historique, économique, social, psychologique). Le motif géographique est davantage dessiné et heuristique quand il s’agit de rendre compte de la répartition des « opinions politiques » en France à travers le schème des « régions » de « tempérament politique » unitaire dont il faut « analyser les raisons profondes »31.

40En définitive, la chaire de Géographie économique et politique d’André Siegfried apparaît dans son élaboration liminaire comme l’initiative d’un intellectuel hors-cadre tentant d’arrimer dans un cadre disciplinaire un projet cognitif sur lequel il avait déjà bâti sa carrière. S’étant donné pour projet de comprendre la modernité in situ en mobilisant une vaste gamme d’explications, le programme prolonge un régime de « spécialités » labiles (celui d’un Taine ou d’un Levasseur), avec pour point d’ancrage la science pragmatique et extensive des réalités contemporaines. Avec Siegfried, c’est une géographie éminemment personnelle qui prend ses quartiers au Collège de France pour quatorze ans.

Sous le signe de Lucien Febvre (l’après-Deuxième Guerre mondiale)

41Dans l’immédiat après-guerre, la géographie apparaissait renforcée par la création d’une licence et d’une agrégation (masculine) spécifiques en 1942-1944. Un renouvellement générationnel s’opéra, porté par des hommes comme Pierre George (1909-2006), Jean Dresch (1905-1994), Pierre Monbeig (1908-1987), etc., dotés d’une forte aura, mais qui, à l’image de leurs prédécesseurs, firent le choix de l’université et du public estudiantin, toujours plus nombreux. Dans ce contexte porteur, la géographie bénéficia au Collège de France de circonstances qui peuvent paraître particulièrement favorables : en l’espace de deux ans (1946-1947), deux chaires furent renouvelées au profit de Pierre Gourou (1900-1999) et Roger Dion (1896-1981), représentants eux aussi d’une nouvelle génération de l’école française. Si l’intitulé de la première (Études du monde tropical) ne dénotait pas comme la seconde (Géographie historique de la France), la trajectoire des impétrants montre une socialisation similaire (tous deux ont eu Demangeon comme directeur de thèse, sont apparus comme des géographes prometteurs à la fin des années 1930 suite à la soutenance de leur thèse, ont entretenu d’étroites relations avec les historiens des Annales) ; en revanche, la carrière de Dion, normalien de la rue d’Ulm, a été nettement plus rectiligne que celle de Gourou : il fut nommé maître de conférences à Lille dès 1935 dans la foulée de la soutenance de sa thèse (1933), où il devint rapidement professeur, avant d’occuper la chaire de géographie politique de la Sorbonne en 1945 ; tandis que son homologue, non-normalien, professeur au lycée français d’Hanoi de 1927 à 1936, nommé à l’université libre de Bruxelles en 1936, se replia sur des postes temporaires du fait de la guerre (à Montpellier puis Bordeaux) avant de réintégrer son poste belge, en parallèle de nombreuses activités d’expert international renforcées par ses galons de résistant.

  • 32  Les chaires d’Histoire de la civilisation italienne (1945, A. Renaudet), d’Histoire de la civilisa (...)
  • 33  Ainsi est-il tôt informé de la candidature spontanée de Roger Dion en même temps qu’il pilote le r (...)
  • 34  Historien, proche de Febvre et encore davantage des durkheimiens, André Piganiol (1883-1968) fut l (...)
  • 35  Détenteur de la chaire de Langues et littératures d’origine germanique (1934-1948), Ernest Tonnela (...)

42Au-delà des cas d’espèce que constituent ces deux personnalités (on y reviendra), leur élection au Collège de France est emblématique de l’ascendant que Lucien Febvre a acquis au sein de cette institution dans l’immédiat après-guerre. Entre 1945 et 1949, date de sa retraite, ce sont cinq chaires (soit en moyenne une par an) pour lesquelles il joue avec succès un rôle-clé32 de rapporteur ou de propagandiste. Son aura se lit aussi dans sa succession « à l’identique » par Fernand Braudel. Sa relation de confiance avec l’administrateur Edmond Faral lui donne un accès précoce aux dossiers et une position d’interlocuteur privilégié33. Même absent, il « ventriloque » des alliés (André Piganiol34 sera le rapporteur officiel de l’intitulé « géographie historique de la France », Ernest Tonnelat35 de celui d’« histoire de l’expansion de l’Occident ») qui lisent en séance ses messages à l’assemblée. Mais le rôle de Febvre n’est pas simplement celui d’un mandarin parmi les mandarins jouant de son prestige pour imposer un candidat : sa manière même de défendre des projets et des hommes manifeste une implication et une vigueur peu communes.

  • 36  Archéologue, orientaliste et théologien catholique, Louis Massignon (1883-1962) a occupé au Collèg (...)
  • 37  Médecin et psychologue français attaché à biologiser la psychologie, Henri Piéron (1881-1964) a oc (...)
  • 38  L’une d’entre elles, « ce n’est pas en survolant, à grand ronflement de moteur, un univers vu à vo (...)

43C’est à l’occasion de la vacance de la chaire Siegfried que cette implication prend son caractère le plus frappant. Trois projets sont en lice en novembre 1946 : Louis Massignon36 défend la création d’une chaire de « Géographie humaine » destinée à Pierre Deffontaines (1884-1978), Henri Piéron37 une autre en « Écologie et géographie humaine » destinée à Maximilien Sorre (1880-1962), et Febvre ce qui s’appelait initialement « Étude géographique du monde tropical » (pour Pierre Gourou, donc). De très grandes disparités marquent les rapports. Celui de Febvre est trois fois plus long que celui de Massignon et deux fois plus long que celui de Piéron. Mais, davantage que la longueur, ce qui les distingue est leur mode d’exposition : là où la présentation de Massignon esquisse brièvement des pistes programmatiques sous la forme de vignettes, là où Piéron propose un retour assez abstrait aux « sources premières » de la géographie vidalienne dans l’ampliation d’une « écologie générale » dont l’homme était jusque-là demeuré absent, c’est un dispositif d’une tout autre ampleur, servi par une éloquence redoutable, que Febvre met en œuvre. Bon connaisseur des travaux de Gourou depuis sa thèse, il prend le temps de construire l’« étonnant problème » des « contrées intertropicales » sur fond d’une vision ample du « grand changement du monde ». Il en détaille les mécanismes et les variations régionales, avant d’annoncer un programme (comparatiste), une méthode (empiriste in situ) et des visées pratiques. Marquée par un dialogisme et des adresses fréquentes à l’auditoire, des saillies38 et une grande limpidité d’exposition, l’allocution est vivante, pour ne pas dire flamboyante. L’éloge du « Savant » est longue et vibrante (rien d’équivalent dans les projets concurrents), annonce une grande synthèse sous presse (Gourou, 1947) et se conclut dans un envoi qui se recommande de la caution post mortem de Marc Bloch :

L’homme [P. Gourou] : vous me permettrez, en terminant, d’évoquer à son propos un souvenir qui m’est cher. C’était dans l’une des dernières entrevues que j’eus, à Paris, avec Marc Bloch menant, avec une héroïque simplicité, la dure vie de la résistance. Il évoquait devant moi son séjour à Montpellier – toutes les laideurs, toutes les bassesses dont il avait été témoin. Toutes les noblesses aussi et toutes les générosités, et les dévouements passionnés à la France… Et il me dit : « Pierre Gourou, ce n’est pas seulement un grand géographe. C’est un homme. Ne le perdez pas de vue, je vous le recommande »…
Messieurs, j’exauce ce vœu.

  • 39  Issu de l’ENS de Saint-Cloud, encore marginale à l’époque, Max Sorre y est régulièrement regardé d (...)

Rien n’a été négligé dans ce texte de combat qui, autant que de promouvoir un homme et un projet, avait pour conséquence de barrer la route à deux candidats que Febvre n’appréciait guère. Deffontaines cumulait les désavantages : catholique revendiqué, ancien protégé d’un Jean Brunhes honni, il avait déjà suscité une intervention hostile de Febvre lorsqu’il avait été candidat sur une chaire à Poitiers en 1933, à l’issue de quoi l’historien pouvait se féliciter d’avoir écarté « le péril Deffontaines » (Bloch et Febvre, 1994 : 249, cf. Ginsburger, 2014). M. Sorre était quant à lui assez profondément méprisé par le cercle des Annales d’histoire économique et sociale, et fit régulièrement l’objet de moqueries entendues de ses directeurs, comme en atteste leur correspondance publiée39.

  • 40  Ce dernier précise dans son allocution qu’il « revenait [à L. Febvre] l’honneur de recommander […] (...)
  • 41  Febvre se garde d’évoquer directement la violente controverse qui opposa Dion à Bloch, mais elle a (...)
  • 42  Ancien condisciple de Febvre à la rue d’Ulm, Jules Sion (1879-1941) fut l’interlocuteur privilégié (...)

44Par contraste, son investissement en faveur de Dion fut plus modeste : il avait été averti dès juillet 1947 par Faral de sa candidature spontanée, mais, devant se rendre au Mexique au moment des délibérations, il abandonna à Piganiol le soin de défendre l’intitulé « géographie historique de la France40 », tout en lui fournissant une lettre de deux feuillets (datée du 26 octobre). Un partage des rôles de facto intervient dans la promotion de la candidature : Piganiol défend sobrement l’intitulé comme « couronnement » du « système » qui « mérite […] le beau nom de sciences humaines » sous les auspices de Vidal de la Blache et de Febvre (référence très présente et légitimante) ; la lettre de ce dernier, très directe et centrée sur l’impétrant, fournit les « paroles éloquentes » destinées à gagner l’auditoire. Son auteur y revendique d’avoir été le témoin privilégié du parcours d’un « historien géographe de première classe », dithyrambique en ce qui concerne ses travaux : Febvre célèbre une « magnifique thèse » (1933), « livre brillant d’intelligence et de talent », sans « une vulgarité de pensée ou de style » ; il souligne plus loin les « vues ingénieuses et puissantes » de l’Essai sur la formation du paysage français (1934), adoubé par Marc Bloch41 (encore) et Jules Sion42, avant de développer le caractère hybride et profondément original de « mémoires lumineux [qui] vous laissent enrichi et rénové ». Pour autant, l’hommage n’est pas aussi net qu’il pourrait paraître, car il dresse un portrait subtilement nuancé du caractère de l’individu, d’abord par un éloge à double tranchant et sans doute non dénué de rosserie :

  • 43  Lequel modeste venait de faire acte de candidature au Collège de France de son propre chef…
  • 44  Souligné par nous. Idem pour la citation suivante.

Roger Dion pourrait se vanter – si ce mot ne répugnait, plus que tous les autres, au modeste43 qu’il est, – à l’homme dont il est malaisé au premier abord de pénétrer les qualités profondes, tant il dérobe jalousement leur éclat aux gens pressés44 – Roger Dion pourrait se vanter d’avoir été l’entraîneur d’une des plus belles batailles d’idées et d’acquisitions dont les hommes de notre génération ont été témoins.

Avant de revenir au final sur le caractère difficile de l’impétrant en une allusion fugitive :

L’enseignement qu[e Roger Dion] nous propose de donner au Collège, ce n’est pas pour les besoins d’une candidature qu’il lui donne le titre que l’on sait. Ce titre traduit une réalité. Exprime un tempérament. Et si nous sommes faits pour accueillir des hommes de tempérament bien tranché – et qui apportent du nouveau – nous ne regrettons pas d’appeler parmi nous un des esprits les mieux doués [de] nos disciplines historiques et géographiques.

  • 45  Ancien polytechnicien, géologue, archéologue et préhistorien, Étienne Patte (1891-1987) se déclara (...)

Il fallait sans doute une oreille attentive pour entendre ces bémols dans une partition en mode majeur. Au reste, Dion disposait d’autres soutiens au sein du Collège (Marcel Giraut s’était engagé pour lui par écrit) et d’un capital social (normalien et « caïman » à la rue d’Ulm pendant dix ans) qui étaient autant de garanties supplémentaires face à la candidature tardive et mal ficelée d’Étienne Patte45, dont le principal argument était de succéder à l’Abbé Breuil sur une chaire de Préhistoire. Piganiol et Febvre n’eurent guère de peine à convaincre l’auditoire que les auspices conjuguées de l’histoire et de la géographie constituaient une meilleure promesse.

45Au demeurant, les deux interventions de Febvre en faveur de Gourou et Dion invitent à nuancer un engagement qui semble en apparence très favorable à la présence de la géographie au Collège de France. Les travaux de Bertrand Müller (2003) corroborent que son enthousiasme de jeunesse s’était refroidi entre les années 1920 et les années 1940. Défendant l’élection de Gourou, il exprime sans détours que sa démarche vise aussi à « renouveler » une discipline qu’il estime sclérosée et répétitive :

Qui profitera [de la création d’une chaire d’étude du monde tropical] ? Scientifiquement parlant, la géographie. Cette discipline dont les hommes de ma génération ne peuvent parler sans tendresse. Ils ont grandi avec elle. Et elle les a prodigieusement excités, au temps de leur jeunesse. Mais ils ne peuvent souvent se défendre de l’impression (je dis impression par simple discrétion) qu’elle piétine. Qu’elle s’enlise dans les redites. Qu’elle se contente de faire sonner pendus à sa ceinture, quelques gros passe-partout un peu rudimentaires de ceux qui, ouvrant en théorie toutes les serrures, en pratique ne s’adaptent à aucune…

Un an plus tard, son éloge de Dion utilise des formules semblables et va plus loin encore dans l’expression de la décote symbolique d’une discipline dont l’ordinaire n’a plus sa place selon lui dans une institution de prestige.

Si Roger Dion, comme je le disais en commençant, n’était qu’un géographe comme tant d’autres – comme par une simple thèse régionale de gabarit normal : une bonne thèse passe-partout – sa place ne serait certes pas au Collège. Et nous n’aurions aucune raison de l’enlever à l’enseignement des Facultés.

  • 46  Par contraste, elle demeurait alors une référence pour les jeunes historiens de l’époque (Fernand (...)
  • 47  Dans sa notice nécrologique (1982), Numa Broc souligne d’ailleurs que son dernier ouvrage (1977) f (...)
  • 48  Il a été en 1951 le porteur de la candidature de Louis Chevalier (Histoire et structures sociales (...)

En 1948, la géographie pouvait sembler mieux représentée que jamais au Collège de France. Et pourtant, ces succès masquaient le fait que leur artisan principal ne lui accordait plus personnellement46 de valeur intrinsèque ou distinctive. Souvent précurseur dans ses diagnostics, davantage conservateur dans son action, Lucien Febvre contribua largement à reconduire sa patente. Et si Gourou a mené par la suite une carrière qui a fait de lui le parrain respecté de la prospère « géographie tropicale » francophone, Dion en revanche a largement pris ses distances avec la discipline académique47 en se spécialisant dans des recherches de géographie historique dont la tradition s’était perdue en France, contrairement à d’autres pays, et sa mémoire a été honorée tardivement par des géographes. Sans un mot pour ses intronisateurs, Bloch et Febvre, sa leçon inaugurale annonçait déjà la couleur, en l’espèce d’un enseignement « essentiellement historique » quoique se réclamant de Vidal de La Blache. Il allait faire une carrière en demi-teinte48 dont il dresse un bilan – démarche paradoxalement significative ? – à deux ans de la retraite : « la géographie historique de notre très vieux pays ne s’est pas refusée à notre enquête. Mais je reste, après vingt ans, très éloigné d’avoir découvert l’infinie variété de ses aspects, comme aussi d’avoir sondé toutes ses profondeurs ».

Un crépuscule dans l’après-Mai 68

46La « mise à la retraite » de Roger Dion intervint le 30 septembre 1968, dans un contexte qui n’avait plus rien à voir avec celui de l’après-guerre. La géographie avait largement perdu son aura de discipline moderne et tournée vers le monde, sa crédibilité intellectuelle avait lentement décliné (Orain, 2009, 2015). Quelques mois après les événements, elle était invisible, peu attractive dans le public et sans auteurs de premier plan, tandis qu’en interne des « craquements » se multipliaient, qui auguraient d’une « crise » menaçante. Durant l’automne, deux projets furent avancés, l’un porté par le géographe du Collège, Gourou, et l’autre par Louis Robert, titulaire depuis trente ans de la chaire d’Épigraphie et antiquité grecques. Le premier annonçait dans son titre une certaine continuité avec l’enseignement de Dion (Géographie historique et développement régional), le second promouvait une Géographie du continent européen. La séance du 24 novembre 1968 fut l’occasion de quatre tours de scrutin, d’abord avec une parité parfaite, puis avec un léger avantage pour le projet Robert, mais il fallut reporter le vote final à la séance suivante (16 février 1969), qui vit s’effondrer le soutien au projet de Gourou sans apporter une majorité très nette au camp victorieux. L’assemblée du 29 juin 1969 qui entérina le candidat de Robert montre que huit électeurs n’étaient toujours pas convaincus par ce choix, qui votèrent blanc, nul ou pour le candidat de seconde ligne. Comment comprendre que Gourou, qui avait la légitimité disciplinaire pour lui et l’amitié de Braudel et Lévi-Strauss, ait pu échouer dans son entreprise ? Il serait tentant au premier abord de lire dans cette élection difficile la trace d’un clivage topique (droite/gauche ou Anciens/Modernes). Notre interprétation sera un peu différente, qui nécessite d’aller examiner attentivement l’argumentaire des protagonistes, faute de disposer d’éclairages extérieurs sur ces péripéties électorales.

  • 49  Voir la contribution de F. Waquet au présent volume.

47Depuis l’après-guerre, les usages présidant à la présentation des projets avaient évolué vers une dissimulation du candidat pressenti49. Ils auraient pourtant été transparents à un bon connaisseur de la géographie d’après-guerre, tant les présentations de Gourou et Robert étaient taillées à la stature et à l’image de leur candidat. Le premier défendait l’élection d’Étienne Juillard (1914-2006), auteur d’une thèse remarquée sur La Vie rurale dans la plaine de Basse-Alsace (1953) et d’études appliquées en aménagement, mais aussi d’un article théorique, « La région : essai de définition » (1962), qui était unanimement acclamé pour son rôle clarificateur et modernisateur des conceptions disciplinaires. Il venait par ailleurs de publier un ouvrage sur L’Europe rhénane qui revisitait à frais nouveaux un objet qu’avaient construit Demangeon et Febvre plus de trente ans auparavant. Le second roulait pour Maurice Le Lannou (1906-1992), dont la thèse Pâtres et paysans de la Sardaigne, remarquée en son temps par l’incontournable Febvre, datait de 1941. Auteur en 1949 d’un manifeste pour La Géographie humaine glorifiant « l’homme habitant », il s’en serait fallu de peu pour qu’il constituât un crédible compétiteur face à Dion. Mais, bien installé à Lyon, il y avait fait une carrière de patron respecté avant de devenir en janvier 1956 le chroniqueur patenté de la géographie dans Le Monde (Le Lannou, 1967). Déjà homme de tradition en 1948, ce démocrate-chrétien et ancien résistant était vingt ans plus tard l’un des principaux défenseurs du legs vidalien, très attaché à son savoir-faire idiographique même s’il avait vivement thématisé en 1961 la « faillite » et le « discrédit » de sa discipline dans un article de la Revue française de science politique qui ne trouvait pas d’échappatoire dans le panégyrique, comme souvent chez ses contemporains.

48Le rapport de Gourou est copieux (9 feuillets dactylographiés). Le germaniste Robert Minder a écrit un texte de deux feuillets à l’appui de ce projet. Après avoir rappelé être « le seul géographe en activité au Collège de France », dramatisant « l’importance exceptionnelle d’une pareille création pour l’avenir de la géographie », il annonce une « orientation nouvelle », même si « l’héritage scientifique de Roger Dion […] reste sauvegardé ». Il entame alors un long exposé qui n’est ni plus ni moins qu’une synthèse des recherches en géographie humaine à l’époque, avec cette particularité que les exemples ruraux proviennent de Basse-Alsace, « tirés d’un livre de haute qualité, qui a frappé en son temps par l’originalité de ses vues et de ses méthodes », que la réflexion sur la géographie urbaine et régionale s’appuie sur le cas de l’espace rhénan et fait référence également à la formulation plus générale d’« ensembles dotés d’homogénéité et de cohérence », etc. Son intervention se clôt par une réflexion sur le rôle du géographe dans le « réaménagement » régional et sa participation à des travaux interdisciplinaires. C’est le moment où le récipiendaire caché affleure le plus nettement et se voit évoqué d’abord par sa participation active à une commission de l’Union géographique internationale (dont le titre est tu), ensuite comme « celui capable de réaliser le programme » détaillé par l’orateur, « chef d’école » doté d’« autorité » et d’« urbanité ». Essentielle au propos est la thématisation d’un passage de relais générationnel : « Je pense aussi que les jeunes générations de géographes accueilleraient avec joie la création d’une chaire qui serait en accord avec leurs inclinations [aménagistes]. » P. Gourou n’hésite pas au demeurant à exprimer son décalage par rapport à celles-ci mais, beau joueur et scrupuleux, il manifeste clairement sa volonté de faire écho aux transformations du champ dont il est le représentant :

Je suis d’autant plus qualifié, si je puis dire, pour vous entretenir des recherches auxquelles donnerait lieu une chaire de géographie historique et développement régional que, pour ma part, j’appartiens à une génération qui a fait preuve et continue de faire preuve d’une certaine réserve à l’égard de la participation des géographes à la réorganisation des espaces. Mais d’appartenir à la garde descendante de la géographie, cela ne me rend pas insensible aux sentiments et aux aspirations de la garde montante. Le désir de voir la recherche géographique associée au réaménagement régional est extrêmement fort chez les géographes plus jeunes que moi. Je pense que cette orientation est justifiée et correcte, bien que je n’aie pas l’intention de l’adopter personnellement.

  • 50  Roger Brunet (né en 1931), professeur à Reims depuis deux ans, déjà très renommé, aurait tout auss (...)

Le souci de Gourou de faire droit aux aspirations de la « génération montante » a de toute évidence trouvé en Juillard le candidat idéal, susceptible de concilier inscription dans la tradition et développements modernistes. Avec beaucoup de réserve et de sobriété, il a taillé pour lui un patron particulièrement ajusté. Son projet n’élit pas un jeune Turc mais un (autre) démocrate-chrétien, ouvert sur son époque et à une rénovation de la géographie, en particulier au développement de la « géographie appliquée » et de l’« aménagement du territoire » (termes qu’il évite soigneusement), sans emprunter les chemins radicaux que d’autres jeunes patrons50 de l’époque auraient pu représenter. Son intervention revendique une volonté d’arbitrage longuement mûrie.

  • 51  Le classicisme de la conception de la géographie que développe Robert est lexicalement et cognitiv (...)

49Le rapport de Robert est de taille équivalente mais fonctionne selon un tout autre dispositif. La question de la légitimité d’un historien et archéologue spécialiste de la Grèce antique est abordée frontalement et se voit consacrer trois pages de justifications autobiographiques, relatives à la carrière de l’orateur, à son étroit rapport professionnel à la géographie (historique), à ses maîtres Raoul Blanchard, Max Sorre, plus largement à « la grande école et son archégète, l’inoubliable Vidal de La Blache ». Cela posé, il « peut expliquer pourquoi [il s’est] préoccupé de l’avenir des crédits devenus vacants » et a « proposé un projet destiné à être rempli par un homme de premier rang », dont il prend le soin de préciser qu’il « ne connaissai[t] pas la figure », même s’il « connaissai[t] l’œuvre, le talent et la méthode ». S’ensuivent trois pages et demie de programme dont les maîtres-mots sont « paysages » et « continent européen », où il est beaucoup question de « symbiose » dans l’« histoire » entre la « nature » et les « groupements humains »51, avec des exemples sardes et bretons revisités par un regard d’archéologue et des éléments de citation non référencés. Comme en passant, il affirme :

Car, si cette géographie plonge dans le passé historique et dans le plus lointain, en même temps elle est ouverte sur l’avenir. On peut à la fois répudier la géographie appliquée et les recherches sous contrat, les cadres imposés, et être ardent à promouvoir une « géographie utile », qui étudie les perspectives. À la face « historique » répond une face « prospective ». Le géographe a sa place – et grande – dans la cité, mais dans la lucidité et l’indépendance. On ne peut lui demander de recettes, un inventaire pour spécialistes des communautés ; il peut établir un diagnostic et ouvrir des perspectives en mettant au jour les tendances profondes.

Par contraste, Robert fait saillir au final une figure du « mode de pensée » géographique « ouverte », « critique », humaniste, accessible « à un large public cultivé », contre la figure du spécialiste jargonnant et inféodé « à la civilisation technicienne ». Reflétant (voire citant) des opinions exprimées tout au long des années 1960 par Le Lannou dans Le Monde, cette prise de position manifeste de manière non ambiguë un engagement contemporain jusque-là absent du discours de Robert et conduit au rejet de la « géographie appliquée » et des « recherches sous contrat », cela même que Gourou défend timidement de son côté par esprit de transmission générationnelle. Il apparaît dès lors assez clairement que la candidature de Le Lannou a été construite comme un antidote à un projet apparaissant en contravention avec un habitus de savant détaché des contingences du temps. Au reste, aucun autre trait correspondant au portrait-robot de Juillard n’est attaqué, sinon la figure d’une technocratie sous emprise. La nature de l’opposition en jeu est une défense du corps collégial, de son indépendance et de son éthos supposé contre un profil à « répudier ». Le message est clair, s’il demeure implicite. En somme, c’est un idéal corporatiste local qui est réaffirmé contre un risque de dévoiement. Faute de savoir si la question a été débattue et clarifiée sur le moment ou si Robert avait préparé le terrain, force est de constater qu’il a su convaincre ultérieurement une courte majorité de professeurs du Collège de France de la justesse de sa cause, nonobstant le caractère déjà très désuet de sa conception de la géographie, sans non plus déclencher l’enthousiasme.

  • 52  Sur ce sujet, cf. le dossier sur les « années 68 » de la Revue d’histoire des sciences humaines (n (...)

50La symbolique d’une telle élection serait à reconsidérer dans un temps où les « jeunes générations » (et même plus jeunes, sans doute) évoquées par Gourou commençaient à manifester une lassitude de plus en plus grande tant pour les « vieilleries » auxquelles croyaient Robert que pour une « application » qu’ils jugeaient en l’état dévoyée par le grand capital et les asservissant dans un rôle de « petites mains » aliénées52. L’Institut de géographie de Strasbourg venait de connaître un Mai 68 agité et violent, qui avait horrifié Juillard. Le Lannou fut finalement élu l’année (1969) où l’un de ses éminents confrères était chahuté aux journées géographiques de Saint-Mandé pour un exposé sur les « chiens de berger en Anatolie », point de départ d’une contestation qui allait se faire désormais résolument épistémologique. Gourou était visiblement conscient des enjeux mais sa solution, ô combien raisonnable, n’eut pas l’heur de plaire. Il prit sa retraite l’année suivante et son intitulé de chaire fut drastiquement reconverti en Étude du Bouddhisme (ne demeurait que la référence asiatique…). La prise de fonction la même année d’un homme de 64 ans, tout entier acquis à la géographie traditionnelle et symbole de l’establishment par ses papiers dans Le Monde, ne pouvait être qu’inaudible pour la minorité agissante qui allait transformer profondément la géographie française. Le Lannou s’empêtra d’ailleurs en 1976 dans une controverse où il apparut, au moment de sa retraite, comme un vieux barbon et l’« idiot utile » donnant une publicité inespérée à l’un des groupes contestataires qu’il avait pris à parti. Le divorce entre la géographie en marche et le Collège de France était désormais consommé. Ce qui n’avait jamais été qu’une institution marginale pour la discipline, abritant le cas échéant des penseurs respectés (le cas de Gourou est ici essentiel), était devenue le conservatoire de l’arrière-garde, fût-elle intellectuellement très respectable par ailleurs. En 1976, l’intitulé de chaire de Le Lannou céda la place à un autre, consacré au Christianisme et gnoses dans l’Orient préislamique. Difficile de dire pour l’heure si des tentatives furent amorcées pour relancer un intitulé géographique, même si le précédent de 1968 permet d’en douter, d’autant qu’à cette date le crédit de la discipline avait achevé de se ternir et que d’éventuels avocats (Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean Delumeau, Paul Veyne) manifesteraient plus tard leur rejet des tendances nouvelles ou leur indifférence à la géographie.

***

51Les sept cas de chaires référés à la géographie des années 1870-1890 à la décennie 1970 jalonnent une histoire des sciences hétérogène sur le plan de la différenciation disciplinaire, de sorte que l’analyse fine de la fabrique des intitulés permet d’entrer dans des logiques sociales et cognitives révélatrices d’organisations de savoirs souvent labiles et cryptées autant que révélées par les termes qui les construisent.

52En suivant l’ordre chronologique, un premier apport historiographique de cette enquête sur la fabrique des intitulés est de souligner l’« opacité » (Carroy, Richard, 2007) des configurations de savoirs d’avant la constitution disciplinaire, l’étrangeté de ces savants polygraphes qui font l’objet de captures disciplinaires ou d’une « mémoire fragmentée » (ibid.). Ainsi, aucune biographie ne recompose la complexité intellectuelle ou scientifique d’un Émile Levasseur, des historiens de la géographie (Nardy, 1978 ; Rhein, 1982 ; Clerc, 2007…) et des historiens de l’économie politique (Le Van-Lemesle, 2004) s’étant seuls aventurés à le sortir de l’ombre, au gré de leur point de vue propre. Autre non-spécialiste qui s’est affilié à la géographie au Collège de France, André Siegfried a de son côté donné lieu à une carrière symbolique tout autre que celle de géographe, celle d’un « père fondateur » des sciences politiques construite de manière particulièrement valorisante pour ses « successeurs » (Blondiaux et Veitl, 1999).

53Si les premières chaires étudiées ici peuvent relever d’innovations, tels le développement d’une géographie « économique » et l’entrée de la géographie humaine portée par l’école géographique montante, celle de géographie historique de la France fait plutôt figure de prétexte à une pratique érudite inscrite dans des tensions idéologiques nationalitaires. La géographie « moderne » ayant fait « école », quatre professeurs d’université formés à la « discipline » nouvelle ont fait de la géographie au Collège de France au cours du xxe siècle : l’un développait à sa manière l’horizon programmatique contemporain de l’institutionnalisation ; le deuxième allait devenir, par le livre plus que par la chaire, le porte-drapeau d’une branche florissante de la géographie française d’après la chute de l’Empire, la géographie tropicale ; un troisième s’était détourné de la voie disciplinaire classique, avant comme après son élection, en se vouant à la géographie historique ; le quatrième introduisait in extremis au Collège de France une géographie devenue obsolète aux yeux des nouvelles générations contestataires comme à ceux des géographes férus d’action aménagiste. Le cinquième titulaire, entré dans l’entre-deux-guerres, relevait d’une figure de hors-cadre qui ne faisait que s’affilier à la géographie – mais cette affiliation n’était-elle pas une façon de reconnaître une emprise disciplinaire d’époque ?

54Au-delà de la diversité des cas, interroger la pérennité et le contenu de chaires ayant la géographie dans leur intitulé nous a conduits à observer leur hétéronomie à la fois programmatique et disciplinaire : hormis deux périodes d’une vingtaine d’années (1892-1911 et 1948-1968), l’intitulé ne concerne qu’une seule chaire du Collège de France à la fois, de telle sorte que sa perpétuation est entre les mains d’alliés ou de promoteurs éventuels ; par ailleurs, seuls trois à quatre géographes disciplinaires (Brunhes, Gourou, Le Lannou et Dion, celui-ci de façon plus ambiguë au vu de son engagement dans un genre historico-géographique) ont effectivement exercé au sein de cette institution ; en outre, on ne saurait dire qu’ils ont été particulièrement actifs ou décisifs dans le processus de renouvellement des chaires, la tentative ratée de Gourou en 1968 anticipant même une rapide disparition de la discipline au Collège de France. À la différence de champs plus légitimes a priori ou ayant une place spécifique ou historique dans cette institution, la « géographie » n’y trouve une place nominale qu’en vertu d’initiatives exogènes, du charisme d’un individu ou de l’activisme d’un insider qui en fait une lecture hautement personnelle, de telle sorte que l’histoire des chaires de géographie du Collège de France se révèle relativement circonstancielle, problématique et finalement aliénée – et ici les historiens se sont révélés puissants. Il en aurait peut-être été autrement si les géographes français avaient été sensibles collectivement au prestige de l’institution ou avaient manifesté de l’intérêt pour ce type de carrière. C’est que leur habitus, le plus souvent éloigné d’un modèle lettré ou spéculatif, rarement en recherche du type de consécration que prodiguait cette institution (mais pouvant à l’inverse trouver dans l’implantation universitaire un magistère honorable accompagné d’une notabilité régionale), sans non plus négliger la conscience vraisemblable d’une dissonance sociale leur rendant inaccessible ce type de position, n’était pas propice à la production d’impétrants et de prétendants. Demeure donc l’impression d’une inscription qui n’a jamais pris ni fait sens dans ce champ intellectuel, à la différence d’autres configurations disciplinaires.

Notes

1  La chaire créée à l’intention d’Émile Levasseur (1828-1911) en 1871, dont l’intitulé est passé officiellement, à sa demande, d’« Histoire des doctrines économiques » à « Géographie, histoire et statistique économiques » (1885) ; celle qui est attribuée en 1892 à Auguste Longnon (1844-1911), par transformation du titre « Histoire et morale », qui remontait à la Révolution, en « Géographie historique de la France » ; celle de Jean Brunhes (1869-1930), « Géographie humaine », créée en 1912 par le mécène Albert Kahn ; la chaire dite de « Géographie économique et politique », attribuée en 1933 à André Siegfried (1875-1959), issue de la transformation de la chaire d’« Études économiques et sociales » qui résultait de la succession Levasseur ; par une nouvelle transformation de cette chaire, en 1946, celle d’« Étude du monde tropical (géographie physique et humaine) » attribuée au géographe Pierre Gourou (1890-1999) ; la chaire de Roger Dion (1896-1981) intitulée à nouveau « Géographie historique de la France » (1948-1968) mais issue de la transformation d’une chaire de Préhistoire, qui est revenue ensuite à Maurice Le Lannou (1906-1992) sous le titre de « Géographie du continent européen » (1969-1976).

2  Levasseur, 1884. Et de souligner ensuite l’incongruité de l’intitulé : « Ce n’est pas l’histoire des doctrines économiques que nous exposons, comme le porte le titre officiel de la chaire. […] C’est beaucoup plutôt l’histoire des faits économiques qui nous occupe, autrement dit l’histoire et la géographie économiques, comme le dit plus exactement le sous-titre de la chaire » (ibid.).

3  Telle cette ouverture du cours de 1869-1870 professé, dit-il, depuis « cette chaire placée en quelque sorte aux avant-postes de la science » (cité dans Levasseur, 1900).

4  Levasseur, 1884, p. 39.

5  Cf. d’Arbois de Jubainville, rapport de présentation pour Longnon (Assemblée du 29 mai 1892 : 4 AP 273g).

6  Ce que Gustave Monod (1911, p. 324-326) déplore ouvertement dans sa notice nécrologique.

7  L’expression se trouve dans les notices nécrologiques : c’est alors un usage relativement nouveau de ce terme de discipline, assez peu usité encore.

8  Il s’agit d’une expression que les modernistes attribuaient à Bersot, directeur de l’École normale au début des années 1870, et qui se trouve condamnée à vingt ans de distance sous les plumes de Drapeyron et de Vidal de La Blache.

9  Auerbach, 1893, p. xix.

10  Voir aussi dans ce volume le chapitre de Florence Deprest.

11  4 AP 379, pièce C.

12  14 CDF 33c, pièce 4a.

13  On ne peut détailler ici les controverses autour de la chaire de fondation Albert Kahn ni l’histoire de cette fondation. L’annonce de cette fondation quelques semaines seulement après l’échec de Brunhes mobilise une dizaine de professeurs de la gauche du Collège, en majorité dreyfusards. Brunhes est élu le 16 juin 1912 à une majorité confortable (25 voix sur 36 votants) qui est toutefois accompagnée d’une récusation exprimée par 7 bulletins marqués d’une croix.

14  Franz Schrader (1844-1924), cousin d’Élisée Reclus, géographe et cartographe autodidacte qui a fait carrière chez Hachette, se réclame de l’anthropogéographie. Professeur à l’École d’anthropologie, il est aussi reconnu comme spécialiste des Pyrénées et peintre.

15  4 AP 381, pièce B.

16  Voir aussi, sur les enjeux et sur ces délibérations, le chapitre de Florence Deprest et sa figure 11, p. 221.

17  Parmi les candidats associés à la géographie humaine, le démographe Jacques Bertillon et le statisticien Paul Meuriot se présenteront à cette chaire, à l’inverse de l’ethnologue Van Gennep, de Schrader et de Brunhes. L’abstention de Brunhes s’explique, au-delà de son échec, par la perspective de la chaire de fondation qui lui serait destinée, dont il est informé cinq jours seulement après le vote du Collège, par une lettre datée du 26 janvier 1911. Le géologue Emmanuel de Margerie lui fait part du projet d’Albert Kahn de créer des « Archives de la Planète », dont le directeur serait aussi pourvu d’une chaire au Collège de France : « Pour le mettre sur pied [précise le banquier], il me faudrait un homme actif suffisamment jeune, habitué à la fois aux voyages et à l’enseignement, et d’une compétence reconnue comme géographe » (cité dans Jean-Brunhes Delamarre, Beausoleil, 1993).

18  Lors de l’élection à la chaire, le 24 mars 1912 : « M. Foucart reproche à M. Simiand un abus de préoccupations méthodologiques et philosophiques ; il reconnaît, dit-il, dans ses travaux les travers et la phraséologie de l’école dite sociologique. Il indique en outre que M. Simiand a enseigné, une fois au moins, à l’École socialiste. » Il s’ensuit une vive intervention de Renard, vieux communard et socialiste déclaré, et un soutien de Bergson à Simiand (4 AP 383h).

19  Archives Mariel Jean-Brunhes Delamarre, actuellement aux Archives nationales (CARAN, Brunhes, 615AP).

20  Lettre de Martonne à Demangeon, [?] juillet 1911, citée par Denis Wolff (2005).

21  Voir la correspondance passive d’Albert Demangeon citée par Denis Wolff (2005) et d’autres lettres du fonds de la Bibliothèque Mazarine : fonds particuliers. Fonds Demangeon-Perpillou, http://www.calames.abes.fr/pub/ms/Calames-20091191811246091.

22  Demangeon s’exécute, Gallois organisant une providentielle vacance de poste à la Sorbonne, qu’il s’évertue à lui faire accorder au plus tôt : Demangeon débute ses cours à la Sorbonne en janvier 1912 à la suppléance de Henri Schirmer, atteint de cécité.

23  Lettre de Vacher du 15 mars 1912, Archives Mariel Jean-Brunhes Delamarre – voir CARAN, Brunhes, 615AP (la proposition de Kahn n’a été divulguée devant l’assemblée des professeurs que le 10 mars !).

24  Élève de Vidal de La Blache et cofondateur des Annales de géographie, professeur de géographie coloniale à la Sorbonne en 1893, Marcel Dubois (1856-1916) s’est éloigné des vidaliens tant par son engagement anti-dreyfusard que par des positions en faveur d’une « science appliquée » et réticentes face au naturalisme vidalien.

25  Marcel Mauss, élu lors de l’assemblée du 23 novembre 1930 et qui entre en fonction en 1931 ; François Simiand, élu deux ans plus tard et actif au Collège de France à partir de 1932.

26  Et pourtant Emmanuel de Martonne, Albert Demangeon, Raoul Blanchard, etc., et surtout Jules Sion, étaient les contemporains plus ou moins exacts de Lucien Febvre, lui régulièrement en campagne entre 1928 et 1932.

27  Charle et Delangle, 1987, p. 63.

28  Titulaire de la chaire de Prévoyance et assistance sociales (1916) créée par la fondation de la ville de Paris, il était très en retrait parmi ses collègues. Cf. ce qu’en dit L. Febvre dans Charles et Delangle, 1987.

29  Il ne reste à notre connaissance aucune trace d’un rapport dans les Archives du Collège de France.

30  Henri Baulig en donne de longs extraits à lire dans un compte rendu très copieux des Annales de Bretagne (1913), avant un compte rendu très élogieux de Paul Vidal de La Blache dans les Annales de géographie.

31  Et Siegfried de préciser qu’il s’agit d’une réactivation du programme de son livre de 1913 : « Je désire reprendre un ancien projet : faire après le Tableau de la France de l’Ouest un Tableau de la France du Midi sous l’égide de Vidal et de Seignobos. » Il publiera une Géographie électorale de l’Ardèche sous la IIIe République chez A. Colin en 1949.

32  Les chaires d’Histoire de la civilisation italienne (1945, A. Renaudet), d’Histoire de la civilisation de l’Amérique du Nord (1946, M. Giraud) et d’Histoire de l’expansion de l’Occident (1947, R. Montagne) s’ajoutant aux deux étudiées ici.

33  Ainsi est-il tôt informé de la candidature spontanée de Roger Dion en même temps qu’il pilote le remplacement d’Edmond Chassigneux par Robert Montagne.

34  Historien, proche de Febvre et encore davantage des durkheimiens, André Piganiol (1883-1968) fut le détenteur d’une chaire de civilisation romaine (1942-1954).

35  Détenteur de la chaire de Langues et littératures d’origine germanique (1934-1948), Ernest Tonnelat (1877-1948) était l’une des figures de la gauche au Collège.

36  Archéologue, orientaliste et théologien catholique, Louis Massignon (1883-1962) a occupé au Collège de France la chaire de Sociologie et sociographie musulmanes (1926-1954).

37  Médecin et psychologue français attaché à biologiser la psychologie, Henri Piéron (1881-1964) a occupé la chaire de Physiologie des sensations (1923-1951).

38  L’une d’entre elles, « ce n’est pas en survolant, à grand ronflement de moteur, un univers vu à vol d’oiseau », semble une pique destinée à Deffontaines, qui à partir de la fin des années 1930 s’est fait un grand promoteur de la vue aérienne. Ailleurs, tressant des éloges à Gourou qui « ne glisse pas à la surface des choses, en papillon touche-à-tout », c’est la diversité des centres d’intérêt de M. Sorre qui pourrait être visée.

39  Issu de l’ENS de Saint-Cloud, encore marginale à l’époque, Max Sorre y est régulièrement regardé de haut. Il semble au demeurant que sa contribution aux volumes de la Géographie universelle des années 1930 les ait confirmés dans leurs préventions. Enfin, le « naturalisme » de Sorre n’était sans doute pas en bonne grâce chez L. Febvre, qui critiquait déjà ses généralisations sur l’universalité d’un type « montagnard » dans La Terre et l’Évolution humaine (1922).

40  Ce dernier précise dans son allocution qu’il « revenait [à L. Febvre] l’honneur de recommander […] la création de la chaire nouvelle, s’il n’avait été retenu loin de Paris ».

41  Febvre se garde d’évoquer directement la violente controverse qui opposa Dion à Bloch, mais elle a laissé des traces qui s’expriment en creux. Cfinfra.

42  Ancien condisciple de Febvre à la rue d’Ulm, Jules Sion (1879-1941) fut l’interlocuteur privilégié et la référence de ce dernier parmi les géographes vidaliens.

43  Lequel modeste venait de faire acte de candidature au Collège de France de son propre chef…

44  Souligné par nous. Idem pour la citation suivante.

45  Ancien polytechnicien, géologue, archéologue et préhistorien, Étienne Patte (1891-1987) se déclara en octobre 1947, poussé par Albert Grenier (Antiquités nationales) mais eut de la peine à trouver un porteur officiel de sa candidature. Paul Mus lut en séance une lettre de soutien de Pierre Teilhard de Chardin le 22 novembre 1947. Il apparaît comme le candidat de la minorité « chrétienne ».

46  Par contraste, elle demeurait alors une référence pour les jeunes historiens de l’époque (Fernand Braudel, Pierre Vilar, Georges Duby, etc.).

47  Dans sa notice nécrologique (1982), Numa Broc souligne d’ailleurs que son dernier ouvrage (1977) fut « accueill[i] par un silence complet » des géographes.

48  Il a été en 1951 le porteur de la candidature de Louis Chevalier (Histoire et structures sociales de Paris et de la région parisienne), avant de défendre en 1962-1964 une chaire d’Archéologie et histoire de la Gaule qui échut à Paul-Marie Duval. Elles témoignent de ses intérêts et de l’évolution de son positionnement cognitif. La férocité de sa jeunesse semble s’être émoussée avec le temps, démentant les discrètes préventions de Febvre.

49  Voir la contribution de F. Waquet au présent volume.

50  Roger Brunet (né en 1931), professeur à Reims depuis deux ans, déjà très renommé, aurait tout aussi bien pu incarner des dispositions similaires ; du reste, il travaillait de conserve avec Juillard, mais il était sans doute déjà suspect de vouloir introduire en France les ferments de la « révolution quantitative » anglo-américaine, qui suscitait chez Gourou un rejet absolu (comme chez bon nombre de géographes de l’époque).

51  Le classicisme de la conception de la géographie que développe Robert est lexicalement et cognitivement pur.

52  Sur ce sujet, cf. le dossier sur les « années 68 » de la Revue d’histoire des sciences humaines (n° 26), en particulier l’article consacré à la géographie française (Orain, 2015) et le document proposé.

Auteurs

Olivier Orain est chargé de recherches au CNRS, épistémologue et géographe, co-directeur de la Revue d’histoire des sciences humaines (RHSH). Il a publié De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au xxe siècle (L’Harmattan, 2009) et dirigé en 2015 un numéro de la RHSH intitulé Les « Années 68 » des sciences humaines et sociales.

Marie-Claire Robic est directrice de recherche émérite (CNRS). Spécialiste de l’épistémologie et de l’histoire de la géographie française aux xixe et xxe siècles, elle a coordonné plusieurs recherches collectives consacrées aux œuvres et aux auteurs emblématiques de l’école française (tels Paul Vidal de La Blache et Jean Brunhes), à sa dynamique temporelle et ses stratifications (Clerc P., Robic M.-C. [dir.], Des géographes hors les murs ? Itinéraires dans un monde en mouvement [1900-1940], 2015, L’Harmattan), ainsi qu’aux réseaux internationaux dans lesquels elle s’est inscrite (« Géographies entre France et Allemagne », Revue germanique internationale, 20, 2014).

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