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Habiter la forêt tropicale au XXIe siècle

 | 
Geneviève Michon
, 
Stéphanie Carrière
, 
Bernard Moizo

Partie 5. La déforestation : d’un constat global à la diversité des dynamiques locales

19. La disparition des forêts tropicales

L’exemple amazonien

Philippe Léna

Texte intégral

Avancée du soja et déforestation à Santarém (Brésil).

© IRD/E. Stoll

L’Amazonie, emblème de la déforestation et laboratoire des instruments de conservation

1Les forêts tropicales disparaissent rapidement sous nos yeux, remplacées par des activités agricoles et l’élevage bovin. Une étude de l’université de Stanford (Stanford, 2010) a montré que, durant les décennies 1980 et 1990, 55 % des nouvelles terres mises en culture dans le monde ont été prises sur des espaces forestiers encore intacts, et 28 % sur des forêts déjà altérées. Ce mouvement continue, malgré un certain nombre de mesures, et concerne principalement les forêts tropicales. Les pays où la déforestation est la plus intense sont le Brésil, l’Indonésie et la Malaisie. Quelques productions agricoles et animales largement présentes sur les marchés internationaux sont responsables de la plus grande partie de ces défrichements : la canne à sucre (éthanol), le soja, le palmier à huile et la viande bovine. Il ne s’agit pas de défrichements au sein d’un cycle qui pourrait voir la forêt revenir pour se substituer aux activités agricoles au bout d’un certain temps, dans le cadre d’une éventuelle déprise, associée ou non à une intensification des systèmes de production. Ce phénomène existe, mais il est marginal (reprise de 5 000 km2 pour environ 100 000 km2 déboisés) et de courte durée. Alors que la déforestation présente une dynamique linéaire, irréversible, fondée sur une demande mondiale en pleine croissance. L’ONU estime que la consommation de ressources naturelles (comme d’ailleurs la demande d’énergie et la consommation de produits agricoles) pourrait être multipliée par trois d’ici 2050. Si un tel scénario paraît écologiquement très improbable, il n’en reste pas moins que son début de réalisation risque d’être fatal aux forêts tropicales. Les causes profondes de la déforestation sont donc partout les mêmes, seuls les agents économiques qui en sont responsables varient en proportion selon les régions, les structures sociales et les politiques nationales. L’Amazonie, et en particulier l’Amazonie brésilienne, constitue une scène où presque tous les acteurs à l’origine de la disparition de la forêt sont présents. C’est sans doute aussi la région qui a vu la mise en place du plus grand ensemble de mesures visant la conservation. Pourtant, les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. Il est donc important d’étudier à la fois les mécanismes qui conduisent à la déforestation, dans toute leur complexité, et les causes de la relative inefficacité de certaines politiques publiques. Il est aussi important d’analyser les nombreux projets dits « de développement durable », tant du point de vue de leurs effets environnementaux que de l’amélioration des conditions de vie des populations concernées. C’est ce que fait l’IRD en collaboration avec différentes institutions brésiliennes (université fédérale de Rio de Janeiro, musée Emilio Goeldi de Belém, université fédérale rurale du Pará, Institut national de recherche d’Amazonie à Manaus, etc.).

Les acteurs de la déforestation

2La situation actuelle de l’Amazonie est le résultat des politiques « développementalistes » menées entre 1965 et 1985 (fin du régime militaire) : ouverture de routes, construction de barrages hydro-électriques, projets miniers, soutien à l’agrobusiness, encouragements à l’immigration rurale…. Ces politiques continuent sous d’autres appellations (on ne parle plus de « colonisation » mais « d’installations de réforme agraire », par exemple), même si elles doivent aujourd’hui prendre en compte certaines exigences sociales et environnementales. Les conséquences pour la région ont été considérables : déplacement des axes économiques, auparavant concentrés autour des cours d’eau, vers les routes nouvellement ouvertes ; forte croissance démographique (la région est passée de 5 à 20 millions d’habitants durant la période) ; taux d’urbanisation élevé (70 %) avec d’importantes périphéries urbaines pauvres, migration de latifundiaires et d’agriculteurs familiaux à la recherche de terres ou d’emplois ; défrichement de près de 640 000 km2 de forêt depuis 1977 (plus de 780 000 km2 au total). Un nouveau tissu social s’est constitué à partir des intérêts souvent contradictoires et conflictuels d’acteurs hétérogènes : entreprises privées et publiques, agriculteurs familiaux immigrés, populations dites « traditionnelles » (pratiquant la pêche, la chasse, l’agriculture sur brûlis, l’extractivisme – en particulier le latex et la noix du Brésil), peuples indigènes, paysans sans terre, chercheurs d’or, exploitants de bois, latifundiaires pratiquant l’élevage extensif et, plus récemment, la grande agriculture mécanisée visant l’exportation de soja pour l’alimentation animale.

Zone déforestée, agriculture familiale ayant évolué vers l’élevage (région de Marabá, État du Pará, Brésil).

© IRD/P. Léna

3La compétition inégale pour le contrôle de l’espace et des ressources a entraîné de violents conflits souvent appelés « socio-environnementaux » entre, d’un côté, les populations « traditionnelles », indigènes, les « sans-terre », les agriculteurs familiaux et, de l’autre, les éleveurs, l’agrobusiness et les exploitants de bois. Ces trois dernières catégories ont constitué de puissants lobbies et, grâce à leurs articulations politiques (leurs partisans, appelés « ruralistes » représentent un groupe nombreux et très actif au Congrès), elles parviennent à faire modifier les lois en leur faveur. Leur objectif déclaré est d’abolir ou de réduire considérablement les exigences environnementales, telles les réserves légales des propriétés (en Amazonie, la loi stipule que 80 % de la propriété doit rester en forêt) ou les aires de protection permanente (le long des cours d’eau, autour des sources, sur les fortes pentes et les sommets de collines), les exigences de récupération du « passif » environnemental, etc. Elles ont ainsi obtenu la modification du Code forestier en 2012 (Loi no 12.651, du 25 mai 2012), mesure contre laquelle se sont élevés scientifiques, militants écologistes et une part importante de l’opinion publique. Les dernières contestations juridiques ont échoué, et le nouveau Code forestier a été définitivement ratifié par le Supremo Tribunal Federal le 28 février 2018. Leur but est également de réduire les Terres indigènes et les Aires protégées. Pour arriver à leurs fins, elles comptent sur la croissance de la demande extérieure, notamment de la Chine et de l’Inde, le gouvernement brésilien ne pouvant se passer de cet apport pour équilibrer sa balance commerciale et financer ses politiques sociales (fortement réduites depuis 2016 et très menacées par le président élu en octobre 2018). Cette dynamique a fait du Brésil le premier exportateur de viande bovine et de soja (après dix ans de suprématie, le Brésil a cependant été dépassé de peu par les exportations de soja des États-Unis en 2017).

Campement de sans-terre dans la région de Marabá (Brésil).

© IRD/P. Léna

Système agroforestier. (État du Rondônia, Brésil).

© IRD/P. Léna

4Face aux expulsions, intimidations et assassinats pratiqués par les agents de ces intérêts économiques, des mouvements sociaux se sont organisés et ont obtenu un certain nombre de conquêtes telles que la création d’aires protégées habitées, souvent d’usage collectif. Les Terres indigènes et les aires protégées (toutes catégories confondues) ont également augmenté en nombre. Toutes sont cependant menacées. La situation s’est considérablement aggravée depuis l’arrivée au pouvoir en 2016 d’un gouvernement fédéral soumis aux pressions du groupe ruraliste. Le nombre de conflits et d’assassinats de dirigeants indigènes, de paysans et de militants est en croissance constante. En 2017, on dénombrait 980 conflits fonciers en Amazonie, impliquant près de 100 000 familles et ayant entraîné 144 assassinats entre 2015 et 2017 (CPT, 2017).

5L’étude des conflits, des formes de domination et de la violence constitue la base de toute tentative de compréhension des enjeux locaux et de la dynamique sociopolitique qui déterminent l’usage des ressources ainsi que l’échec, le dévoiement ou le succès éventuel des politiques visant la conservation du patrimoine naturel et son usage démocratique.

Un rythme de défrichement élevé et persistant

6Les causes des défrichements varient selon les acteurs (agriculture familiale, éleveurs, agrobusiness, exploitants de bois). L’ouverture ou le goudronnage de routes est un facteur qui les concerne tous, mais d’autres sont spécifiques à une catégorie. Les causes étant multiples, il est souvent difficile d’évaluer l’efficacité d’une politique de contrôle. On retiendra cependant deux catégories principales de facteurs : la fluctuation des prix et de la demande des produits issus de l’agriculture et de l’élevage ; la sévérité des mécanismes de contrôle (la garantie supposée de l’impunité favorisant la transgression de la loi). Les périodes d’élection entraînent en général un relâchement des contrôles. C’est ce qui s’est produit lorsque le président de la République élu en 2002, Luiz Inácio da Silva Lula, est arrivé au pouvoir (cf. tabl. 1).

7Actuellement (2018), il y a consensus pour dire qu’environ 20 % de la forêt amazonienne ont été défrichés. Il existe cependant une grande incertitude quant aux superficies dégradées, qui pourraient augmenter significativement ce chiffre. Il y a quelques années, des scientifiques avaient avancé que si la forêt était défrichée à 40 %, elle évoluerait vers une savanisation irréversible. Récemment, au vu du stress hydrique observé, de la succession d’années de forte sécheresse et des conséquences déjà perceptibles et prévisibles du réchauffement climatique, des chercheurs ont situé ce point de rupture entre 20 % et 25 % (Lovejoy et Nobre, 2018). Compte tenu du défrichement autorisé à l’intérieur des propriétés qui n’ont pas encore atteint la limite légale et des doutes concernant le programme de reboisement (120 000 km2 d’ici 2030), l’arrêt immédiat de tout défrichement illégal devient une priorité.

Années

Surface défrichée (km2)

1988a

21 050

1989

17 770

1990

13 730

1991

11 030

1992

13 786

1993b

14 896

1994b

14 896

1995

29 059

1996

18 161

1997

13 227

1998

17 383

1999

17 259

2000

18 226

2001

18 165

2002

21 651

2003

25 396

2004

27 772

2005

19 014

2006

14 286

2007

11 651

2008

12 911

2009

7 464

2010

7 000

2011

6 418

2012

4 571

2013

5 891

2014

5 012

2015

6 207

2016

7 893

2017 *

6 947

Total sur 30 ans :
Sur 40 ans :

428 722
639 222

a = moyenne 1977 à 1988
b = moyenne sur 2 ans
* estimation

Tableau 1 Évolution de la déforestation depuis 1988 et estimation1977-1988.
Source : Institut national d’études spatiales (INPE) - Brésil

8Malgré d’importantes variations interannuelles et une baisse significative à partir de 2009, il semblerait que l’on ait atteint un « noyau dur », situé aux alentours de 6 000 km2 à 7 000 km2 annuels, au-dessous duquel il est difficile de descendre, du moins dans le cadre des politiques actuelles.

Des politiques publiques volontaristes aux effets contrastés

9Lors du Sommet de la Terre en 1992, à Rio de Janeiro, un vaste Projet pilote pour la conservation des forêts tropicales du Brésil (PP-G7) a été officiellement mis en place, géré par le ministère brésilien de l’Environnement et financé par le G7 à travers la Banque mondiale. Il comprend une série d’actions telles que : démarcation de Terres indigènes, renforcement des politiques environnementales au niveau des États fédérés et des municipalités, aides financières aux instituts de recherche amazoniens, participation de la société civile, financement de plus de 300 projets locaux de développement durable. Ces derniers s’adressent à des associations locales de producteurs et concernent aussi bien la gestion durable de forêts communautaires, l’écotourisme, la pisciculture que l’agroécologie. Le Projet pilote a fonctionné jusqu’en 2009. Il est difficile d’en faire un bilan, étant donné son éclectisme et le fait que de nombreuses actions ne produiront des effets que sur le long terme.

10Néanmoins, pour ce qui concerne la déforestation, force est de constater que celle-ci n’a pas été freinée durant les douze premières années du Projet. Pendant la durée de son existence, la moyenne des défrichements annuels a été supérieure à 18 000 km2. Les pouvoirs publics ont réagi dès 2003, en créant un Programme d’action pour le contrôle et la prévention des déboisements en Amazonie (PPCDAM) impliquant treize ministères. En 2006, un moratoire interdisait de produire du soja sur des zones récemment déboisées. En 2007, le Brésil a lancé son Plan national sur le changement climatique et s’est engagé (conférence de Poznan de 2008) à réduire de 80 % les défrichements illégaux d’ici 2020 (calculés sur la base de la moyenne 1996-2005, soit 19 000 km2 /an). Comme les déboisements représentaient alors plus de la moitié des émissions de CO2 du Brésil, faisant de ce pays le 4e émetteur mondial, cette réduction a constitué également la principale contribution brésilienne à la diminution globale des émissions de gaz à effet de serre.

Barge remplie de bois retiré illégalement des berges de la rivière Arapiuns (Brésil).

© IRD/E. Stoll

11Pour honorer ces engagements internationaux, le PPCDAM a été renforcé (2008), et les actions de répression ont augmenté (mais en 2004-2006, seuls 3,4 % des déboisements illégaux ont fait l’objet d’une procédure judiciaire, et le taux de recouvrement des amendes est insignifiant). Ces mesures parviennent néanmoins à faire baisser régulièrement les taux de déboisement, à l’exception de l’année 2008 où l’augmentation du prix des produits agricoles d’exportation a provoqué une hausse temporaire des défrichements.

Détecter les défrichements, un enjeu technique et politique

  • 1 La lutte contre les défrichements illégaux va pouvoir bénéficier dès 2018 des services d’un satelli (...)

12Plusieurs satellites sont utilisés pour localiser les défrichements et permettre l’intervention de la police environnementale. Ils ne peuvent cependant capter les défrichements de faible surface (3 à 5 ha)1. Les défricheurs répartissent donc maintenant leurs déboisements en une multitude de petits défrichements. C’est également cette faille qui rend difficile l’évaluation de la contribution des Projets d’installation agricole (ex-Projets de colonisation et actuels Projets de réforme agraire) au déboisement total. Or, leur superficie n’est pas négligeable (entre 45 et 50 millions d’hectares et 30 % des zones agricoles de l’Amazonie, pour environ 700 000 lots). Depuis l’adoption de l’élevage bovin par l’agriculture familiale (80 % des familles incluses dans ces projets sont concernées), l’impact de ces projets sur la forêt est important. Les estimations varient entre 15 % et 35 % (cette dernière estimation étant sans doute plus proche de la réalité). Cette imprécision est due à plusieurs facteurs (outre la difficulté de détection), et notamment au désaccord sur ce qui doit être compté : faut-il inclure les anciens projets émancipés de la tutelle de l’Incra (Institut de colonisation et réforme agraire) ? Les régularisations foncières ? Les nouvelles modalités d’installation telles que les PAE (Projets d’installation agroextractivistes) et PAF (Projets d’installation forestiers d’usage collectif), les PDS (Projets de développement durable) ? Les Resex et RDS (terres attribuées collectivement et gérées par le ministère de l’Environnement, mais qui sont comptabilisées au titre du Programme de réforme agraire) ? La loi oblige l’Incra à ne plus réaliser que des PAE, PAD et PAF, qui sont censés préserver le milieu forestier, mais ces trois catégories tendent à évoluer vers le modèle « classique » (c’est-à-dire une agriculture de défriche-brûlis avec adoption de l’élevage bovin) et sont souvent cooptées par les exploitants de bois, qui voient là une occasion d’extraire discrètement (mais illégalement) du bois. Si l’on considère les Projets d’installation agricole « classiques », il est plus facile de calculer le taux actuel de déboisement. Il est en moyenne supérieur à 50 % pour les Projets qui ont plus de 15 ans (bien que la limite légale de la superficie autorisée pour le défrichement ait été de 50 % jusqu’en 1999, de 20 % ensuite), pouvant atteindre 95 % pour les plus anciens. Il est donc illusoire de penser qu’une quantité significative de forêt puisse être conservée dans les zones consacrées à l’agriculture familiale, il faudrait pour cela un changement radical de système de production. Des expériences ont été menées dans ce sens par des organismes de recherche, mais elles exigent en général davantage de travail de la part de l’agriculteur et connaissent peu de succès. Par ailleurs, les candidats à l’obtention d’une terre en Amazonie continuent à être nombreux, mais depuis quelques années les migrations internes à l’Amazonie dépassent les apports migratoires extérieurs. Les sans-terre sont aujourd’hui en grande partie les enfants des premiers immigrants, ainsi que des habitants des périphéries urbaines.

L’expansion de la grande propriété

13Ces considérations ne doivent cependant pas masquer le fait que la grande majorité des déboisements sont effectués par des latifundiaires pratiquant l’élevage extensif et, pour certains, s’appropriant illégalement des terres.

14L’irrésistible poussée de l’élevage bovin extensif et de la culture mécanisée du soja et du maïs est pour l’instant concentrée au sud de l’Amazonie (Mato Grosso, Goiás) et aussi autour de la ville de Santarém (Pará). L’élevage bovin représente encore environ 70 % des superficies défrichées. Mais, si le moratoire concernant le soja en interdit la culture sur défrichement, ce dernier conquiert peu à peu les pâturages extensifs, dont les bovins, par un effet domino, sont repoussés vers le centre de l’Amazonie encore largement intact. L’élevage bovin amazonien représente près de 40 % du troupeau brésilien, soit 74 millions de têtes. Les plans du gouvernement prévoient de multiplier par deux la production bovine, mais aussi celle de soja et d’éthanol. Il est à craindre qu’une bonne partie de cette expansion ne se fasse aux dépens de nouveaux espaces forestiers (ou du Cerrado, savane à la riche biodiversité dont 50 % ont déjà été transformés en terres agricoles) plutôt que par l’intensification, qui offre moins de profits. Les politiques de contrôle et de répression seront sans doute de peu de poids face à la puissance de ces intérêts économiques et de leurs lobbies. Il existe encore environ 700 000 km2 de terres publiques sans statut particulier en Amazonie (principalement dans l’État d’Amazonas) selon des chercheurs du NAEA/UFPA et de l’Ipam (Azevedo-Ramos et Moutinho, 2018). Ces forêts sont particulièrement menacées par les occupations illégales. Or, elles représentent 25 Gt de CO2, soit 14 ans d’émissions du Brésil (id.).

Les émissions de gaz à effet de serre, un enjeu national et international

15Grâce à la diminution des déboisements commencée en 2005, le Brésil n’est plus que le 7e contributeur mondial en 2016, avec 2,28 Gt de CO2. Malgré cela, la poursuite des rythmes de défrichement actuels empêcherait le Brésil d’atteindre ses objectifs de réduction d’émissions. Ne serait-ce que parce que les émissions des autres secteurs de l’économie sont appelées à augmenter.

Tableau 2. Émissions de GES du Brésil, totales et dues au déboisement (en millions de tonnes de CO2
Source : SEEG/Observatório do Clima, 2017).

Colonisation le long de la route Transamazonienne (Brésil).

© Google Earth

Depuis l’ouverture de la Transamazonienne dans les années 1960, les pâturages ont supplanté la forêt.
Même des espèces d’intérêt économique sont brûlées : ce tronc calciné est celui d’un noyer du Brésil (Bertholletia excelsa) (Amazonie, Para, Altamira).

© IRD/L. Emperaire

  • 2 La récession a concerné l’ensemble de l’Amérique latine (Cepal, 2017). Au Brésil, elle a entraîné u (...)

16Les émissions brésiliennes issues du déboisement dépendent de plusieurs facteurs tels que le prix des produits de l’agriculture et de l’élevage sur le marché international, l’inflation, les subventions, les politiques environnementales, l’ouverture de routes, etc. Elles constituent le gros des émissions brésiliennes (51 % en 2016), suivies par le secteur agriculture/élevage, responsable de 22 % des émissions, lui-même suivi par l’énergie (19 %) et l’industrie (4 %) (SEEG, 2017). Soit 73 % d’émissions dues au changement d’affectation des sols (essentiellement la déforestation) et au secteur agricole. Cela explique à la fois le fait que les émissions de GES per capita soient plus élevées au Brésil (11 t) que dans beaucoup de pays industriels (France : 7 t) et que la réduction de la déforestation en Amazonie constitue un enjeu international important pour les politiques de ralentissement du réchauffement climatique global. C’est de cela que dépend essentiellement le respect des engagements volontaires (INDC – Intended Nationally Determined Contributions) pris par le Brésil lors de la COP 21 (réduction de 37 % des émissions en 2025 et de 43 % en 2030 par rapport à celles de 2005). Si tous les secteurs sont concernés par le plan de réduction, celui de la déforestation représentera la plus grande contribution à cette baisse. Les conséquences de la forte récession de 2014-20162 et une prévision de sortie de crise s’étalant jusqu’à 2025 (une reprise de seulement 1,1 % en 2017 rend probable une sortie relativement lente) font dire à certains économistes que les objectifs seront facilement atteints (du moins jusqu’à 2025). Mais ce qui est vrai pour le secteur industriel et énergétique ne l’est peut-être pas pour le secteur agricole/élevage en Amazonie, tourné vers l’exportation et répondant à d’autres dynamiques (notamment spéculatives) et d’autres pratiques (occupations illégales).

Vers un changement de paradigme dans l’agriculture familiale ?

17Les peuples indigènes et les populations dites « traditionnelles » vivent dans un environnement profondément transformé par les activités humaines depuis des siècles, mais dans lequel la défriche-brûlis accompagnée de longues jachères (ou de la fertilisation annuelle par les crues dans le cas des várzeas – nom donné à ces zones inondables en Amazonie) a permis de conserver une riche biodiversité, à laquelle est venue s’ajouter une grande agrobiodiversité. La reprise démographique de ces dernières décennies et la concentration autour des villages où sont regroupés les services publics (santé, éducation) et les commerces modifient localement la donne. Mais les principales menaces à ce relatif équilibre sont la pêche prédatrice, destinée à l’exportation vers les grands centres urbains et les pays voisins, l’exploitation du bois (et la fabrication du charbon de bois) et surtout l’adoption de l’élevage bovin (actuellement en expansion dans certaines Resex). Autrement dit, l’adoption du système de production des agriculteurs familiaux immigrés. Des recherches sont menées au sein de l’IRD sur le fonctionnement et les transformations des systèmes de production de l’Amazonie des fleuves afin de contribuer à la conservation de la bio et agro-biodiversité tout en améliorant la nutrition et le niveau de vie des populations. Différentes méthodes sont utilisées, de l’approche pluridisciplinaire à la cartographie participative en passant par la reconstitution de l’histoire locale et celle de l’utilisation du milieu.

18D’autres recherches concernent l’agriculture familiale issue de l’immigration (Projets d’installation agricole - PA), et notamment l’impact des politiques publiques et des projets dits « de développement durable ». Malgré l’adoption massive de l’élevage bovin par les agriculteurs familiaux, on rencontre dans cette catégorie une plus grande diversité de situations et de paysages que chez les fazendeiros : spécialisation dans le cacao ou dans l’élevage, polyculture-élevage diversifiée, avec des structures de production variées. On peut trouver dans cette catégorie aussi bien des trajectoires agricoles très marquées, voire militantes (recherche d’autonomie, d’un « autre développement »), que des attitudes opportunistes (« spéculation du pauvre »). Durant dix-sept ans, le Projet pilote pour la conservation des forêts tropicales du Brésil a, entre autres, tenté de modifier les systèmes de production à travers des aides aux associations de producteurs, des crédits conditionnels et des projets locaux. Le PP-G7 a aussi encouragé et financé des systèmes agroforestiers. Ceux-ci sont cependant restés marginaux, démontrant par là même qu’une approche plus globale est nécessaire. Certains programmes de crédit (tel le Pronaf forestier) encouragent la présence de l’arbre dans les cultures, à des fins à la fois économiques et environnementales. Il leur manque cependant des fonds pour atteindre une échelle significative. Des propositions de permaculture existent et semblent porteuses, mais il leur manque l’appui du crédit rural pour être universalisées. Des recherches en cours (notamment celles qui ont été financées par l’ANR) visent le maintien ou la reconstitution de services environnementaux de bon niveau, tout en améliorant le niveau de vie des familles. Certains mettent beaucoup d’espoir dans le paiement des services environnementaux. Mis à part le marché du CO2 en cours d’organisation, certaines études montrent qu’une rémunération qui compenserait les coûts d’opportunité pourrait être proposée. Mais qu’en sera-t-il si la rémunération diminue, au gré des aléas politiques et financiers ? La demande de déforestation, un temps réprimée, risquerait de reprendre toute sa force. Il s’agit d’instruments en cours d’expérimentation, pour lesquels il paraît hasardeux d’établir un pronostic, mais urgent de réaliser des études.

19La principale interrogation porte cependant sur la capacité de résistance de ces différents systèmes socio-environnementaux face au rouleau compresseur que représentent les investissements nationaux et internationaux dans les monocultures destinées à satisfaire la demande mondiale en pleine croissance (Léna, 2010). L’Amazonie occidentale, encore largement épargnée par les routes, pourrait être menacée par l’expansion du palmier à huile, déjà très présent en Amazonie orientale (Pará) où de nouvelles plantations sont prévues sur des dizaines de milliers d’hectares. Étant donné qu’il s’agit d’un arbre tropical, il n’y a pas à l’heure actuelle d’obstacle légal à son expansion, du moins dans la mesure où il serait planté sur des terres dégradées ou dans la limite des 20 % des propriétés. Mais l’expérience a montré que les limites sont facilement transgressées. Le palmier à huile est encore essentiellement planté en Indonésie et Malaisie (85 % de la production d’huile) pour l’industrie alimentaire, mais le Brésil envisage de devenir l’un des grands producteurs mondiaux d’ici quelques années. Pour l’alimentation, mais aussi pour la production de biodiesel (pour l’instant produit à base de soja, dont le rendement est très inférieur). Les pressions sur les écosystèmes et agro-écosystèmes amazoniens ne font que commencer. Les politiques adoptées jusqu’à présent, y compris les contrôles répressifs, n’ont pas vocation à modifier les rapports de pouvoir ni la structure sociale héritée de l’époque coloniale. C’est pourtant une large réflexion sur cette question qui pourrait ouvrir la voie à un contrôle démocratique de la déforestation.

Bibliographie

Références

Azevedo-Ramos C., Moutinho P., 2018 – Terra de ninguém. À paraître in www.sciencedirect.com/journal/land-use-policy

CEPAL, 2017 – Panorama social da América Latina. Santiago do Chile.

CPT (Comissão pastoral da terra), 2017 – Atlas de conflitos na Amazônia. Goiania, 103 p.

Léna P., 2010 – « Quelques points critiques concernant les projets et politiques publiques de « développement durable ». In Droulers M., Letourneau F.-M. (dir.) : L’Amazonie brésilienne et le développement durable, Paris, Éditions Belin : 301-313.

Lovejoy T., Nobre C., 2018 – Amazon forest to savannah tipping point could be far closer than thought. https://news.mongabay.com/2018/03/amazon-forest-to-savannah-tipping-point could-be-far-closer-than-thought-commentary/

SEEG (Sistema de Estimativas de Emissões de Gazes de efeito estufa), 24/10/2017, Observatório do Clima, Brasil.

Stanford Report, 2010 – Most new farmland comes from cutting tropical forest. https://news.stanford.edu/ news/2010/september/farmlandcutting-forests-090210.html

Villas Boas B., 2017 – Biênio de recessão levou 9 milhões à pobreza. Valor, SP, 18/12/2017

Notes

1 La lutte contre les défrichements illégaux va pouvoir bénéficier dès 2018 des services d’un satellite de détection radar utilisé par les militaires. Il permettra une plus grande précision et fonctionnera même en cas de couverture nuageuse persistante, cas fréquent en Amazonie.

2 La récession a concerné l’ensemble de l’Amérique latine (Cepal, 2017). Au Brésil, elle a entraîné une baisse de 30 % des investissements (toutes catégories confondues) et une forte augmentation des catégories de population pauvres et très pauvres (Villas Boas, 2017). Il est probable que la baisse des déboisements enregistrée en 2017, malgré les premiers effets des nouvelles politiques favorables à l’agrobusiness, soit à mettre en relation avec cette récession. Quoi qu’il en soit, la conjonction entre la reprise économique et les mesures favorisant l’expansion des terres cultivées aura certainement de graves conséquences pour la forêt amazonienne.

Table des illustrations

Légende Avancée du soja et déforestation à Santarém (Brésil).
Crédits © IRD/E. Stoll
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32218/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 516k
Légende Zone déforestée, agriculture familiale ayant évolué vers l’élevage (région de Marabá, État du Pará, Brésil).
Crédits © IRD/P. Léna
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32218/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 400k
Légende Campement de sans-terre dans la région de Marabá (Brésil).
Crédits © IRD/P. Léna
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32218/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 728k
Légende Système agroforestier. (État du Rondônia, Brésil).
Crédits © IRD/P. Léna
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Fichier image/jpeg, 664k
Légende Barge remplie de bois retiré illégalement des berges de la rivière Arapiuns (Brésil).
Crédits © IRD/E. Stoll
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Légende Tableau 2. Émissions de GES du Brésil, totales et dues au déboisement (en millions de tonnes de CO2Source : SEEG/Observatório do Clima, 2017).
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Légende Colonisation le long de la route Transamazonienne (Brésil).
Crédits © Google Earth
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Légende Depuis l’ouverture de la Transamazonienne dans les années 1960, les pâturages ont supplanté la forêt.Même des espèces d’intérêt économique sont brûlées : ce tronc calciné est celui d’un noyer du Brésil (Bertholletia excelsa) (Amazonie, Para, Altamira).
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