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Le Destin des fils du dragon

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Arnaud Leveau

Troisième partie. Quelle présence chinoise ?

Chapitre 9. La face cachée d’une influence

Texte intégral

9.1. UNE GEOGRAPHIE CRIMINELLE ET SANS FRONTIERES179

  • 179 Voir à ce sujet Hervé Ancel et Xavier Raufer, Trafics et crimes en Asie du Sud-Est : le Triangle d’ (...)
  • 180 Voir Pierre-Arnaud Chouvy et Joël Meissonnier, Yaa Baa – Production, trafic et consommation de méth (...)

1Depuis quelques années, on constate une hausse impressionnante de la consommation de stupéfiants le long des voies d’exportation d’héroïne et de méthamphétamine180. Il y aurait aujourd’hui environ trois millions de toxicomanes à proximité immédiate du Triangle d’or.

2La Thaïlande, le Viêt Nam, le Cambodge et la province chinoise du Yunnan sont ravagés par ce fléau. La consommation d’héroïne coupée par injection intraveineuse implique souvent un partage des seringues qui conduit à un développement alarmant du sida.

  • 181 Territoire situé aux confins de la Birmanie, de la Chine, de la Thaïlande et du Laos. Le Triangle d (...)
  • 182 Elle est parfois pure jusqu’à 99 %. Elle s’inhale à l’état pur ou s’injecte à l’aide d’une seringue (...)

3La région du Triangle d’or181 produit, dans des proportions fluctuantes, deux types d’héroïne. La première, assez grossière, qui se fume ou s’inhale, est réservée au marché asiatique. La deuxième, de meilleure qualité, est destinée aux marchés occidentaux. Cette dernière, la « China white », est considérée comme l’une des plus pures du monde182.

4Les très longues frontières de la Chine méridionale avec la Birmanie (2 185 km) et le Viêt Nam (1 281 km) rendent les contrôles très ardus. On sait que d’importants circuits unissent la ville birmane de Lashio à Kunming, capitale de la province chinoise du Yunnan. D’autres réseaux sont organisés à partir des provinces du Guangdong, de la zone économique de Shenzhen et de Hong Kong. Les provinces de Chine méridionale qui sont frontalières avec l’Asie du Sud-Est (Yunnan, Guangxi, Guizhou et même Sichuan) sont devenues, de l’aveu même des autorités chinoises, un « carrefour majeur du narcotrafic ».

5Ce commerce génère des sommes si importantes qu’elles pourraient même déstabiliser certains gouvernements de la région qui, directement ou indirectement, lui apportent leur soutien183.

« LA VOIE DONNE LE JOUR AU UN, LE UN AU DEUX, LE DEUX A LA TRIADE ET LA TRIADE EST LA MATRICE DU TOUT » (LAO-TSEU)

La plus ancienne triade connue est celle des Sourcils rouges, qui visait à renverser la dynastie Han aux débuts de l’ère chrétienne. Mais les triades s’illustrent surtout au XIVe siècle avec le renversement de la dynastie mongole des Yuan par la secte interdite du Lotus blanc dont le maître, un criminel et ancien moine bouddhiste, prit le pouvoir impérial sous le nom de Hong Wu et fonda la dynastie des Ming.
En 1644, la Chine tomba une nouvelle fois aux mains de pouvoirs étrangers, celui des Qing de Mandchourie. Du moribond Lotus blanc s’éleva une nouvelle secte qui devait œuvrer au renversement de la dynastie mandchoue et à la restauration des Ming. Elle se baptisa Hong Hui, du nom du premier empereur Ming.
La légende veut que pour se protéger, le premier empereur mandchou ait fait appel aux moines bouddhistes de Shaolin, dans la province du Fujian, qui avaient mis au point un nouvel art martial redoutable. Mais bien loin de servir la nouvelle dynastie, ces moinessoldats se retournèrent contre elle. En représailles, l’empereur décida même de raser leur monastère. Cinq religieux réussirent à s’enfuir et devinrent les fondateurs de la nouvelle société secrète : la Hong.
En mandarin, le signe « hong » qui renvoie aux triades tire son origine du caractère signifiant « flux », « inondation » ou « vaste ». La société Hong choisit comme symbole les trois traits qui apparaissaient normalement à gauche de l’élément principal et les disposa au-dessus de ce dernier, créant ainsi un caractère qui lui est propre. Le signe fut placé dans un triangle (hong sanjiao) symbolisant le ciel, la terre et l’homme qui les relie.
Avec le temps, la société fut connue sous d’autres appellations comme Tian Di Hui (« Société de la terre et du ciel ») ou San He Hui (« Société des trois unifiés ou de la triade »). Si d’une certaine manière, elle a fini par atteindre son objectif puisque les principaux financiers de Sun Yat-sen – qui mit fin au règne des Mandchous –, en étaient issus, la Hong a progressivement abandonné son combat politique pour devenir une vaste alliance criminelle. Bientôt, on se mit à l’appeler Hong Bang, « le Gang rouge », en jouant avec le caractère « hong » qui signifie également la couleur rouge. Et bientôt, un Gang vert apparut, suivi par un Gang bleu et d’autres encore. On faisait aussi référence à eux sous le terme de« triades ».

6C’est révéler un secret de polichinelle que de présenter le trafic de drogue dans la région comme une affaire chinoise. Hong Kong reste la base arrière de l’ensemble des triades. C’est là que l’ensemble des réseaux chinois se croisent. Depuis le retour à la Chine de l’ex-colonie britannique, les mafias ont considérablement développé leurs activités dans la mère patrie et ont renforcé leur présence à l’extérieur. Cinquante-sept triades ont été recensées sur le territoire. Parmi elles, on citera essentiellement la « 14 K », composée d’une vingtaine de sections, et le groupe « Wo », organisé en une douzaine de factions dont la Wo On Lok et la Wo Shing Wo.

7De fait, si des réseaux hokkien principalement basés à Taiwan sont également actifs, ce sont les sociétés teochiu qui se distinguent plus particulièrement en Asie du Sud-Est.

  • 183 Sterling Seagrave, 1997, p. 143. Voir également Martin Booth, The Dragon Syndicates, the Global Phe (...)
  • 184 « Media Threatened as Triad’s Body Unloaded », The South China Morning Post, Hong Kong, 26 novembre (...)

8Dans les années 1990, on estimait que leurs revenus annuels avoisinaient les deux cents milliards de dollars183. Parmi elles, la Sun Yee On (« Paix de la nouvelle vertu ») s’illustre au premier chef. Son origine remonte aux années 1950. En 1988, elle comptait 56 000 membres répartis en 1 267 branches dont 21 hors du monde chinois proprement dit. Chan Yiu-hing, un de ses anciens leaders, fut assassiné à Macao en novembre 1993. Son corps, rapatrié à Hong Kong, fut accueilli par une longue haie d’honneur qui l’accompagna jusqu’au funérarium. Les journalistes désireux d’assister aux funérailles du « Tigre de Wanchai » ont vu leurs caméras et leurs appareils photo fracassés184.

9Les bandes mafieuses et les milieux d’affaires ont peu de relations et ne communiquent que très rarement. Les deux mondes se ressemblent néanmoins à divers égards. A l’instar des réseaux d’affaires, les triades sont hétérogènes et diversifiées. Leurs actions sont décentralisées et leur développement spontané. Elles ne prennent de l’ampleur que lorsque le besoin s’en fait sentir et si un leader charismatique se montre assez fort pour les fédérer.

10Les identifier s’avère donc particulièrement compliqué ; d’autant qu’elles cherchent en général à masquer leurs activités criminelles derrière une certaine respectabilité. Elles tentent, autant que possible, de participer à la vie politique locale et d’entreprendre des actions à caractère social.

  • 185 http://www.terrorwatch.ch/fr/triads.php

LES PRINCIPALES TRIADES185

Sun Yee On (« Vertu nouvelle et paix ») est l'organisation criminelle la plus connue et vraisemblablement la mieux organisée du monde. On estime ses effectifs à 60 000 membres dont 45 000 à Hong Kong. Elle est bien implantée en Australie, à Macao, en Thaïlande, au Viêt Nam, au Canada, en République dominicaine et aux Etats-Unis (Atlantic City, Boston, Los Angeles, Miami, New York, Philadelphie, Portland et San Francisco).
La 14 K est née de la fusion des triades du Sud-Est de la Chine en 1947 par le chef des renseignements militaires nationalistes, le général Kot Siu Wong. Elle s'est installee à Canton, au siège de la triade Hung mun, 14 route Po Wah. Le 14 devint ainsi la désignation de la nouvelle organisation. Dès 1949, elle s'établit à Hong Kong où elle est devenue particulièrement puissante. Elle est implantée en Chine populaire, à Macao, à Taiwan, aux Philippines, au Japon, en Australie, aux Etats-Unis (Boston, Chicago, Houston, Los Angeles, New York), au Canada, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.
La Fédération Wo a été créée en 1908 à Hong Kong. Cette triade est essentiellement présente à Kowloon et dans les New Territories. Ses effectifs se monteraient à 28 000 membres répartis entre la Chine populaire, Taiwan, les Etats-Unis (Boston, Los Angeles, Portland, San Francisco) et le Canada.
La Chuk Luen Bong (« Bambou uni ») a été fondée en 1956 à Taiwan. Elle est composée de treize clans, chacun spécialisé dans une forme de criminalité. Elle compterait entre 10 000 et 20 000 membres. Elle est active dans les secteurs de la construction, du recouvrement de dettes, de l'usure, des services de gardiennage et des « salons de massage ». Elle est implantée au Japon, aux Etats-Unis (Atlantic City, Chicago, Denver, Honolulu, Los Angeles, Miami, New York, Phœnix, San Francisco) et au Canada.
La Bande des quatre mers est une triade basée à Taiwan. Elle compterait environ 2 000 à 5 000 membres et s’illustre dans les secteurs de la construction, du recouvrement de dettes, des services de gardiennage et des « salons de massage »…

11Après avoir investi l’ensemble du monde chinois et de l’Asie du Sud-Est, les triades se développent désormais en Amérique du Nord et en Europe. Leurs têtes de pont sur le Vieux Continent sont Londres et Amsterdam ; mais elles progressent partout. Comme pour les réseaux d’entreprises, une des principales forces des triades réside dans l’éparpillement de la diaspora chinoise.

12Les triades ne s’impliquent pas structurellement dans le trafic de drogue. A chaque opération d’importance, elles constituent un syndicat regroupant leurs membres intéressés. Chaque syndicat ne survit donc que le temps d’une opération et de la répartition des bénéfices. Ce jeu perpétuel de création et de dissolution protège naturellement l’organisation en cas d’interven-tion des forces de l’ordre.

13Les syndicats temporaires ont l’avantage d’être plus discrets et donc moins facilement repérables que les cartels établis, mais la dispersion de leurs opérations et leur caractère éphémère rendent leurs productions moins compétitives.

14Gravitant le plus souvent autour de Hong Kong, le syndicat se charge de recruter les chimistes nécessaires à la fabrication des drogues et, par un jeu d’alliances internationales, de revendre la marchandise à des grossistes. Ces syndicats sont, comme on l’imagine aisément, particulièrement discrets sur la nature de leurs activités. Celui de la famille Ma contredit néanmoins cette omerta. Les trois frères Ma Sikyu, Ma Sik-chun et Ng Sik-ho débutèrent leur carrière de malfaiteurs de manière assez classique. Ils s’illustrèrent d’abord dans leur quartier avant de s’intéresser au trafic des stupéfiants. En 1967, le général du Kuomintang (KMT) Li-Wen-huan, installé en Thaïlande, passa par leur intermédiaire pour acheminer de l’héroïne vers Hong Kong. Devenus des agents d’influence et de renseignement du KMT, les frères Ma décidèrent de ne pas jeter un voile trop épais sur leurs activités.

15Ils devinrent si connus que l’aîné de la famille, Ma Sikyu, fut surnommé dans la presse locale « White Powder Ma » (« Ma Poudre blanche »). Le second frère, Ma Sikchun (« Golden Ma » « Ma le Doré »), fonda en 1969 le quotidien pro-taiwanais Oriental Daily News. Ce journal obtint rapidement le plus fort tirage de la presse hongkongaise. Il s’investit également dans de nombreuses activités philanthropiques. Ma Sikyu, joueur invétéré, finit par se faire élire au Royal Hong Kong Jockey Club. A l’image de son cadet, il entretint sa réputation en participant à de nombreuses activités à caractère social et en développant un réseau d’amitiés parmi les stars locales du show-business, de la politique et des affaires, sans négliger la communauté d’affaires occidentale.

16Liés à la triade 14 K, les frères Ma, tout en continuant à se livrer au trafic d’opium, collectaient au profit des Taiwanais des informations provenant du continent, y infiltrant et en exfiltrant sans cesse des agents.

17Avec la complicité de militaires thaïlandais, les frères Ma ont bâti une grande partie de leur fortune sur le commerce d’héroïne avec les soldats américains basés au Viêt Nam. Leur complicité avec l’armée sud-vietnamienne leur permettait de transporter leur marchandise à partir du Cambodge dans des avions militaires vietnamiens à destination de l’aéroport Tan Son Nhut, à Saigon.

  • 186 Hervé Ancel et Xavier Raufer, 1998.

18Il semblerait que, pour organiser ce trafic, les frères Ma aient pu compter sur la complicité du général Dang Van Quang et peut-être même du président Nguyen Van Thieu (1965-1975)186.

  • 187 Martin Booth, 1999, p. 285-295.

19Le départ des Américains du Sud-Viêt Nam porta un coup sévère aux activités des frères Ma. En 1977, la police de Hong Kong lança un raid massif contre le clan. La plupart de ses membres purent se réfugier à Taiwan où ils ne furent jamais inquiétés187. Ils y poursuivirent leurs activités et fondèrent de nombreuses entreprises tout à fait légales.

20L’Oriental Press Group est très certainement leur principal succès. Devenu l’un des premiers groupes de presse d’Asie, il est toujours dirigé par la famille. C’est en effet Ma Ching-Kwan, le fils de Ma Sik-Chun, qui a pris en main le destin du groupe.

21Les autorités ont d’autant plus volontiers laissé Ma Sik-Chun rentrer à Hong Kong pour y finir ses jours que Ma Ching-Kwan devint, à la fin du mandat britannique, l’un des principaux donateurs du Parti conservateur. Il bénéficia du soutien du dernier gouverneur de Hong Kong, Chris Patten, pour la création d’un quotidien en langue anglaise, Eastern Express.

22Et en remerciement de son soutien aux intérêts de la Couronne, il fut reçu par le Premier ministre John Major au 10, Downing Street. Même si Ma Ching-Kwan ne semble pas avoir été directement impliqué dans les trafics de son père, il est surprenant qu’il ait pu obtenir un tel privilège.

9.2. HEROÏNE ET POLITIQUE188

  • 188 Sur le sujet lire Bertil Lintner, 1994.

23Bien qu’à cheval sur plusieurs pays, le Triangle d’or est avant tout une création chinoise. Après leur déroute face aux armées de Mao Tse-toung en 1949, deux divisions du front sud du Kuomintang s’établirent en Birmanie, adossées aux frontières chinoise et thaïlandaise.

24Equipées et entraînées par la CIA et les services de renseignement taiwanais, ces troupes, à l’époque composées d’environ 7 000 hommes en pays wa et de 4 500 vers Kengtung, tentèrent de reprendre pied au Yunnan. Mais après le désastre des opérations menées entre 1951 et 1952, la plupart durent se replier à Taiwan. Les unités qui restaient se sont partagé la région et les anciens généraux du KMT ont pris le contrôle du commerce de l’héroïne. Dès lors, la culture du pavot dans ce que l’on a appelé le Triangle d’or a servi à financer la lutte contre la Chine communiste.

25En 1961, une offensive conjointe de la Birmanie et des troupes de Pékin poussa les dernières troupes du KMT à se réfugier dans le Nord de la Thaïlande. Protégées par les autorités, elles s’installèrent sans difficulté dans le Royaume. C’était là un juste retour des choses. Durant la seconde guerre mondiale, les troupes du KMT cantonnées au Yunnan avaient accueilli les responsables des unités thaïlandaises engagées dans la résistance antijaponaise. Après la guerre, nombre d’entre eux avaient occupé des fonctions politiques importantes dans le Royaume et avaient conservé des liens étroits avec leurs anciens protecteurs.

26Pendant toute la guerre froide, Taiwan a géré le conflit du Triangle d’or par l’intermédiaire de son « Bureau de renseignement du ministère de la Défense nationale » (IBMND). Son objectif était clair : aider tous ceux qui s’opposaient aux communistes du continent. Pour ce faire, l’IBMND soutenait des radios pirates émettant vers le Yunnan, infiltrait des agents en république populaire de Chine et apportait une aide au développement intéressée. Il a ainsi financé la construction de fermes modèles dans le Nord de la Thaïlande, des bureaux d’assistance agronomique, des sociétés d’importexport, des dispensaires, des écoles, etc. Généreux avec les officiels thaïlandais, l’IBMND a permis à de nombreux généraux chinois d’accéder à la nationalité thaïlandaise.

27S’il fermait les yeux sur les activités illicites de ses correspondants, l’IBMND s’est toujours vivement opposé à l’introduction d’héroïne sur le marché taiwanais. De fait, jusqu’au début des années 1990, l’île se trouva largement épargnée par la toxicomanie.

28Le grand marché a longtemps été celui des soldats américains stationnés au Viêt Nam. En 1970-71, on évaluait entre 60 000 et 80 000, le nombre d’héroïnomanes parmi les GIs. Il n’est donc pas surprenant que les syndicats criminels hongkongais aient implanté à cette époque leurs premiers laboratoires dans le Triangle d’or. C’est seulement à la fin de la guerre du Viêt Nam que le commerce s’est ouvert à l’ensemble des marchés occidentaux et sud-est asiatiques.

29Dans les années 1990, l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché des stupéfiants a mis fin à l’exception taiwanaise dans ce domaine. Les anciens généraux du KMT et les hommes de Khun Sa (voir infra) se gardaient de toute livraison à la mère patrie, et ce même lorsque les autorités de Taiwan ont juré avoir rompu tout contact avec leurs anciens protégés, dont on peut encore rencontrer les représentants dans les petits villages des confins septentrionaux de la province thaïlandaise de Mae Hong Son.

30Mais si Taiwan pouvait compter sur les anciennes troupes du KMT, la Chine populaire s’est bientôt appuyée sur les maquisards du Parti communiste birman (PCB). Comme ceux du Parti communiste thaïlandais, les membres du PCB étaient dans leur écrasante majorité d’origine chinoise, souvent émigrants originaires du Yunnan et établis au Kokang depuis de nombreuses générations. On y retrouvait en outre de nombreux Wa, également originaires du Yunnan.

31Dès les années 1970, c’est sur les terres contrôlées par le PCB qu’ont eu lieu les plus importantes récoltes de pavot du Triangle d’or. Le PCB, comme l’ensemble des protagonistes de ce trafic, taxait les convois d’opium et la production d’héroïne. A cette époque, le pavot récolté était revendu à des syndicats teochiu qui se chargeaient, ironie du sort, de l’acheminer jusqu’aux laboratoires des généraux du KMT.

32A partir de 1978, la Chine populaire cessa de soutenir financièrement le PCB. Pour survivre, ses régiments se sont donc rapprochés des syndicats chinois de Thaïlande. Les autorités chinoises, jadis moins regardantes, s’en sont offusquées, estimant que de tels trafics nuisaient gravement à l’image des guérillas communistes dans le monde.

33Soucieux de ne pas rompre tout contact avec Pékin, le IIIe Congrès du PCB a finalement condamné le trafic des stupéfiants, stipulant que ses acteurs pouvaient désormais être punis de mort. Mais cette prise de position a amené plusieurs leaders historiques du parti à faire immédiatement sécession. C’est ainsi qu’en 1989, Peng Kyashin, un Chinois du Kokang, s’est mutiné. Soutenu par ses deux frères, il s’est emparé du quartier général du front nord du PCB pour fonder le « Parti démocratique du Kokang ». Quelques mois plus tard, le PCB se désagrégeait totalement et ses principaux responsables trouvaient refuge en Chine.

34De là, les autorités birmanes, conseillées par un autre Chinois du Kokang, Lo Hsinghan, ont entrepris de négocier avec les différentes milices issues de l’ex-PCB. Il s’agissait d’offrir à ces unités armées la possibilité, sous le contrôle nominal de l’armée birmane, de se livrer à toutes sortes de trafics.

  • 189 Hervé Ancel et Xavier Raufer, 1998, p. 57.
  • 190 Sur ce sujet, lire Pierre-Arnaud Chouvy et Joël Meissonnier, 2002.
  • 191 « Shan Patch It Up As Wa Move In », The Nation, Bangkok, 24 janvier 2001.

35A la fin des années 1990, on comptait plus de quarante laboratoires entre les territoires wa et le Kokang189. Pour des raisons politiques complexes qui tiennent à la fois aux relations entre la Birmanie et la Thaïlande et aux enjeux politico-économiques internes à la junte birmane, ces nouveaux narcotrafiquants bénéficient de la relative bienveillance de Rangoun. Les autorités thaïlandaises considèrent ces groupes, répartis de part et d’autre de la frontière birmano-thaïlandaise, comme les principaux responsables de l’augmentation constante et impressionnante de la consommation de comprimés de méthamphétamine (yaa baa190) dans le Royaume191. Et ils n’ont pas plus de scrupules à écouler leur production dans l’ensemble du monde chinois.

9.3. DES ACTEURS CHINOIS

36On l’a vu, les organisations criminelles chinoises bénéficient d’un maillage serré de réseaux qui s’organisent à partir de Hong Kong et se déploient dans les provinces méridionales de Chine, à Taiwan et au sein des communautés chinoises installées à l’étranger − au premier rang desquelles figurent les communautés teochiu et hokkien de Thaïlande.

37Depuis la fin de la guerre froide, les organisations criminelles ont fait leur deuil des différentes idéologies et se sont lancées dans une quête effrénée de profits. Un syndicat peut désormais aisément regrouper autour d’une même table d’anciens ennemis. On a pu ainsi assister à une alliance entre les frères Wei, anciennement soutenus par le KMT, et des leaders de l’United Wa State Army, auparavant liés au PCB.

  • 192 Il y eut un premier Khun Sa (« prince Prospérité » en langue shan), originaire de la région de Möng (...)

38Malgré son retrait partiel, le seigneur de la drogue le plus connu reste Khun Sa192. Né en 1934 d’un père chinois et d’une mère shan, son véritable nom est Chang Chifu. En 1962, dans les collines de Loi Maw, il a fondé un gang qu’il baptisa « Armée unifiée antisocialiste », orienté contre le bouddhisme social de Ne Win, alors que le gouvernement birman cherchait à imposer sa loi dans une région où sévissait le séparatisme shan depuis 1958.

39En tant qu’agent anti-insurrectionnel, Chan Chifu a dès lors recruté des unités de défense (Ka Kwe Ye, KKY). Ce système, toujours en vigueur aujourd’hui, était destiné à intégrer à l’armée régulière birmane les bandes armées locales.

40Tout en servant les intérêts birmans, Chang Chifu a toutefois décidé d’utiliser ses forces à son profit personnel. En 1967, il provoquait les troupes chinoises du KMT en conduisant en Thaïlande un convoi de 300 mules transportant près de seize tonnes d’opium brut. Les bénéfices qu’il retira de cette opération lui permirent d’engager environ 3 000 hommes et de composer une troupe numériquement plus importante que les restes de l’armée du KMT.

41Deux ans plus tard, Chan Chifu songeait à se rapprocher des généraux du KMT et à se rallier aux rebelles shan anticommunistes soutenus par la Thaïlande. L’armée birmane ayant eu vent de son projet, elle l’a arrêté et accusé de haute trahison.

  • 193 Ou Sao Hpalang (« général Tonnerre » en langue shan). Chao Suchuan, d’origine mandchoue, fut un off (...)

42En l’absence du chef, c’est Chao Shuchuan193, un autre Chinois, qui a repris le contrôle des troupes du KKY. En 1974, les hommes de Chao ont enlevé deux médecins soviétiques et ont obtenu la remise en liberté de Chang Chifu en échange de leur libération. En février 1976, ce dernier a donc pu rejoindre ses hommes, réfugiés en Thaïlande. Transformée en mouvement de libération shan, son armée prit l’appellation de Shan United Army (SUA). C’est alors qu’il adopta le nom sous lequel il est connu aujourd’hui : Khun Sa.

43La SUA resta présente dans la province thaïlandaise de Ban Hin Taek jusqu’en 1982. Après l’arrestation du principal narcotrafiquant de la région, Lo Hsinghan, en 1973, le marché s’est sensiblement ouvert et la SUA a pu développer encore un peu plus son activité. En 1976, l’armée était entièrement dirigée par des Chinois : Chang Chifu (Khun Sa, métis sino-shan), Chang Shuchuan (un Mandchou) et Leng Chongying (Leng Seün, un Pékinois).

44En 1987, les Etats-Unis firent pression sur les gouvernements thaïlandais et birman pour qu’ils cessent de soutenir Khun Sa. En 1990, un mandat d’arrêt international fut émis à son encontre. En 1991, les hommes de Khun Sa ne contrôlaient plus que 50 % de la production locale d’opium et leur emprise a décru rapidement.

45En 1995, Khun Sa a négocié sa reddition auprès des autorités birmanes. Il s’est établi, avec son oncle Chang Binying (Khun Seng) et son adjoint Lao Dai, dans une villa du quartier d’Inya Lake à Rangoun, où sa sécurité est assurée par des hommes armés.

  • 194 Hervé Ancel et Xavier Raufer, 1998, p. 43-48.

46Après avoir adopté le patronyme thaïlandais de Sinchai Charngtrakul, il a une nouvelle fois changé d’identité et pris le nom birman de U Htet Aung. Depuis 1997, il a investi, avec la protection des autorités birmanes, dans l’hôtellerie, les transports, les loisirs, les travaux publics et le commerce de pierres précieuses. Il n’aurait toutefois pas totalement abandonné le commerce de l’héroïne194, où ses anciens alliés continuent à prospérer. Ainsi, Chang Shuchuan a-t-il investi, en 1997, une partie de ses économies dans le casino de Möng La (en Birmanie au voisinage de la frontière thaïlandaise).

47Les combats des années 1990 entre l’armée birmane et les anciennes troupes de Khun Sa n’eurent en fait aucune influence sur la production d’héroïne dans la zone.

  • 195 Pasuk Phongpaichit, Sungsidh Piriyangsan, Nualnoi Treerat, Guns, Girls, Gambling, Ganja, Thailand’s (...)

48De nouveaux producteurs, essentiellement birmans et chinois du continent ont désormais largement pris le relais. Wei Sai Tang, qui joua un rôle éminent dans la chute de Khun Sa, dirige aujourd’hui l’United State Army. Il disposerait d’entre 1 500 et 2 000 soldats bien équipés et contrôlerait toute la zone proche de Mong Yawn, sur la frontière birmano-thaïlandaise. Son principal rival, Wei Hsueh Kang, est à la tête de l’United Wa State Army. Il serait pour sa part installé à une vingtaine de kilomètres au nord de Mong Yawn. La plupart de leurs lieutenants sont également d’origine chinoise195.

DESTIN SUD-EST ASIATIQUE D’UN NARCOTRAFIQUANT CHINOIS

Lo Hsinghan est un Chinois du Kokang. Il devient narcotrafiquant dès les années 1950. Ancien lieutenant d’Olive Yang, il était vraisemblablement agent de renseignement du KMT. En 1968, il fonde l’une des principales unités de défense shan (KKY) et devient l’un des plus importants narcotrafiquants de la région.
Arrêté en 1973, Lo Hsinghan est expulsé de Thaïlande vers la Birmanie. Lors de son procès, il avoue avoir importé 83 tonnes d’opium en Thaïlande, mais lorsqu’il commence à citer les noms des officiels thaïlandais et birmans impliqués dans ce trafic, son procès s’arrête immédiatement.
Condamné à mort en 1976, il est amnistié en 1980. Il retourne dans la région du Triangle d’or en 1989. Il y négocie la transformation des troupes du Parti communiste birman en KKY. Il aurait simultanément ouvert dix-sept laboratoires clandestins au Kokang. Il ouvre de nouvelles voies d’exportation à la « China White » vers la Chine populaire.
Homme d’affaires « respectable », Lo Hsinghan est devenu le protégé de l’un des hommes forts du régime birman, Khin Nyunt. En 1992, il fonde Asia World, une compagnie de construction et de travaux publics. En 1996, son fils Stephen Law (Tun Myint en Birman) épouse une chinoise de Singapour. Lors de la cérémonie de mariage, des généraux de la junte birmane côtoient des narcotrafiquants notoires. Stephen Law dirige les entreprises singapouriennes Gold Aaron et Kokang Singapore. Il est interdit de séjour aux Etats-Unis.

Notes

179 Voir à ce sujet Hervé Ancel et Xavier Raufer, Trafics et crimes en Asie du Sud-Est : le Triangle d’or, PUF, coll. Criminalité internationale, Géographie criminelle, Paris, 1998.

180 Voir Pierre-Arnaud Chouvy et Joël Meissonnier, Yaa Baa – Production, trafic et consommation de méthamphétamine en Asie du Sud-Est continentale, Irasec – L’Harmattan, Bangkok – Paris, 2002.

181 Territoire situé aux confins de la Birmanie, de la Chine, de la Thaïlande et du Laos. Le Triangle d’or est la principale zone de culture du pavot à opium, et donc d’héroïne, du monde.

182 Elle est parfois pure jusqu’à 99 %. Elle s’inhale à l’état pur ou s’injecte à l’aide d’une seringue après coupage. 183 En mai 1996, un lot de 600 kg de « China White » destiné à Hong Kong a par exemple été intercepté à Shenzhen. Le lot valait plus de 51 millions d’euros en gros et plus de 3 milliards d’euros au détail.

183 Sterling Seagrave, 1997, p. 143. Voir également Martin Booth, The Dragon Syndicates, the Global Phenomenon of Triads, Bantam Books, Londres, 1999, p. 267 et p. 325.

184 « Media Threatened as Triad’s Body Unloaded », The South China Morning Post, Hong Kong, 26 novembre 1993.

185 http://www.terrorwatch.ch/fr/triads.php

186 Hervé Ancel et Xavier Raufer, 1998.

187 Martin Booth, 1999, p. 285-295.

188 Sur le sujet lire Bertil Lintner, 1994.

189 Hervé Ancel et Xavier Raufer, 1998, p. 57.

190 Sur ce sujet, lire Pierre-Arnaud Chouvy et Joël Meissonnier, 2002.

191 « Shan Patch It Up As Wa Move In », The Nation, Bangkok, 24 janvier 2001.

192 Il y eut un premier Khun Sa (« prince Prospérité » en langue shan), originaire de la région de Möng Yai, dans le nord du pays shan, malandrin qui collabora avec les troupes japonaises durant la seconde guerre mondiale. Il fut exécuté par les troupes birmanes à la libération du pays.

193 Ou Sao Hpalang (« général Tonnerre » en langue shan). Chao Suchuan, d’origine mandchoue, fut un officier du KMT. Il fuit en Birmanie en 1949 avant de regagner Taiwan en 1952. Officier des services de renseignement du KMT lors de la guerre de Corée, il fut ensuite rattaché au « Bataillon 111 » chargé de la « guerre spéciale » au Laos. Il arrive dans la zone du Triangle d’or en 1965 et devient l’assistant de Khun Sa. Alors que les proches de ce dernier sont tous recherchés par la justice américaine, Chao Suchuan ne fait l’objet d’aucune poursuite.

194 Hervé Ancel et Xavier Raufer, 1998, p. 43-48.

195 Pasuk Phongpaichit, Sungsidh Piriyangsan, Nualnoi Treerat, Guns, Girls, Gambling, Ganja, Thailand’s Illegal Economy and Public Policy, Silkworm Books, Bangkok, 2000, p. 86-111.

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