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Dans l’ombre de la réforme sociale, Paul Strauss (1852-1942)

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Catherine Rollet
, 
Virginie De Luca Barrusse

Chapitre I

De la province à Paris : un itinéraire de jeunesse (1852-1883)

Texte intégral

  • 1 AD Haute-Saône, acte de naissance de Paul Strauss, 23 septembre 1852.

1La famille Strauss-Schwob n’est pas inconnue dans le village de Ronchamp, en Haute-Saône, au pied des Vosges, lorsque le 24 septembre 1852, François Ballay, le maire, consigne dans le registre d’état civil l’acte de naissance d’un petit Paul, né la veille au soir. C’est le père lui-même, Isidore Strauss, marchand drapier, qui présente l’enfant. Il a 33 ans, sa femme, Zélie Schwob, 27 ans1.

I. Le descendant d’une famille juive du Nord-Est de la France

  • 2 AD Haute-Saône, acte de naissance de Serethe Schwoob, 1825. Elle signera Schrette Schwob lors de s (...)
  • 3 Né en 1782.
  • 4 Né en 1802.
  • 5 Née en 1805.
  • 6 AD Bas-Rhin, acte de naissance d’Israël Strauss, 1819. Plus tard, il sera dénommé Isidore.
  • 7 Le père a en outre 2 enfants d’un précédent mariage.
  • 8 AD Haute-Saône, liste nominative numérisée, 1851.

2Zélie2, née à Ronchamp le 5 janvier 1825, est la petite-fille d’Israël Bernard3 et la fille d’Isaac Schwob4, un marchand drapier, époux de Rosalie Bernard5. La résidence de ses parents se situe à Foussemagne, près de Belfort. La famille des ascendants de Paul Strauss du côté maternel est ainsi enracinée depuis plusieurs générations en Alsace et en Franche-Comté : leur présence est fort ancienne, attestée notamment dans le recensement opéré en 1784 à la demande de Louis XVI. Elle fait ainsi partie des quelque 20 000 juifs vivant à cette époque en Alsace et dans le Palatinat (Fraenckel, 1997). Les membres de la communauté juive de ce village exerçaient des métiers bien définis : marchands d’étoffes, de bestiaux, courtiers, colporteurs… Ils transportaient et vendaient en somme ce dont les fermiers avaient besoin pour l’agriculture et l’élevage. Israël, le père de Paul Strauss, quant à lui, est né le 31 août 1819 à Haguenau en Basse-Alsace. C’est le fils de Joseph, un marchand et de Bevelle Aaron, la fille d’un commerçant6, qui auront ensemble 10 enfants7. Israël s’est donc installé dans le village natal de son épouse, à Ronchamp. Au recensement de 1851, ce village comprend 2 353 habitants, 328 maisons et 455 ménages. C’est un gros bourg agricole, avec 122 exploitants et 300 journaliers, mais c’est aussi un petit centre industriel avec un fabricant textile employant 206 ouvriers et ouvrières et 2 entreprises minières faisant travailler 249 personnes8.

  • 9 AD Haute-Saône. Nous remercions Pierre-André Meyer et le Cercle de généalogie juive, pour les rens (...)
  • 10 Cimetière de Montparnasse (division 30, 3e partie, CAP n° 170). Le caveau (« Famille Isidore Strau (...)
  • 11 1934, Célébration des cinquante années de mandats publics, M. Paul Strauss, p. 41.

3À sa naissance, Paul Strauss avait déjà une sœur. Deux frères et 4 autres sœurs viendront agrandir la fratrie qui comptera ainsi 8 enfants9. Les intervalles entre les naissances dans la famille Strauss-Schwob s’échelonnent entre 1 et 5 ans. Il ne faut pas nécessairement conclure à une volonté de réduire les naissances car ces intervalles intergenésiques sont tout à fait compatibles avec un allaitement long, tel que le recommandait la tradition juive (Meyer, 1993, p. 146). Zélie a 22 ans à la naissance de la première-née, 42 ans lors de son dernier accouchement, ce qui ne permet pas de conclure non plus au recours à une contraception d’arrêt. Cependant, ces écarts intergénésiques, comme dans d’autres familles juives, notamment parisiennes (Grange, 2008), témoignent sans doute d’une volonté d’assurer la survie des enfants. Et il est d’ailleurs remarquable qu’aucun enfant ne soit mort en bas âge, alors que c’était le cas en moyenne de près de 2 enfants sur 10 – 18,8 % en 1856-1860, toutes communautés confondues (Meffre, 2004). Six des 8 enfants Strauss survivront à l’âge de 50 ans. Les décès prématurés des deux frères de Paul Strauss, l’un à 20 ans, l’autre à 27 ans furent probablement un drame familial. C’est précisément pour honorer la mémoire de son fils Georges, mort à 20 ans en 1875, qu’Isidore Strauss fera construire le caveau familial au cimetière Montparnasse, caveau dans lequel tous ses enfants – à l’exception de Paul – seront inhumés10. Dans une allocution prononcée en 193411, Paul Strauss évoquera son « jeune frère Léon », mort à 27 ans en 1889, attaché au cabinet du résident général à Hanoï, Paul Bert. De dix ans plus âgé que Léon, Paul était sans doute proche de ce frère qui avait choisi, comme lui, une situation très différente de celle de leur père, attirés l’un par la culture de contrées lointaines, l’autre par une carrière politique.

4De cette fratrie de 8 enfants, Paul se retrouve donc le seul fils à l’âge adulte. La longévité des deux générations successives est remarquable : en dehors des deux décès prématurés, les parents vivent en moyenne jusqu’à 84,5 ans et les enfants jusqu’à 75 ans. Paul atteindra quant à lui l’âge vénérable de 89 ans.

II. Une jeunesse studieuse et active

  • 12 Nous remercions vivement Simone Schneider pour les informations très précieuses qu’elle nous a tra (...)

5Paul Strauss a donc grandi dans cette maisonnée qui s’étoffe jusqu’en 1867. On ignore tout de son enfance sur laquelle il restera très pudique. Sa brève ego-histoire qui occupe une dizaine de pages dans ses Souvenirs (Strauss, 1934) commence en 1866 par sa jeunesse au collège de Lure, un gros bourg rural de 3 747 habitants qui bénéficie alors d’un développement sensible grâce à l’arrivée de la ligne de chemin de fer Paris-Mulhouse en 1858. La ville dépasse 6 000 habitants en 1901. On ignore à quel âge Paul Strauss est entré au collège : 11 ans (1863) ou 14 ans (1866), selon qu’il a suivi la voie courte ou longue des études ? Quoi qu’il en soit, sa famille résidant toujours à Ronchamp, Paul Strauss est sans doute pensionnaire à Lure comme beaucoup de ses contemporains12.

6Première émancipation, premières révélations intellectuelles ? C’est à Lure que les collégiens de son espèce découvrent la politique : « ils lisaient en cachette de leur professeur Les châtiments, le seul nom de Victor Hugo leur inspirait une admiration sans bornes. La lecture de La lanterne de Rochefort était, pour quelques-uns d’entre eux – même au fond de la province –, un régal et une leçon » se souvient-il en 1934 (Ibid., p. 41). À le lire, il semble que sa formation ait été plus littéraire que scientifique. En 1869, il passe sa dernière année scolaire à Lure. La ville résonne alors des signes annonciateurs de la contestation : la bourgeoisie libérale de Lure, explique Paul Strauss, affiche son opposition à l’Empire et la jeunesse se tourne vers des figures comme celles de Gambetta et de Jules Ferry.

  • 13 AD Haute-Saône, cote RM 11. Nous remercions vivement Georges Rech de ces informations.
  • 14 La Jewish Encyclopedia, consultée sur internet le 25 mai 2011 mentionne qu’il est « graduate from (...)

7En octobre 1869, Paul Strauss est déjà dans la capitale. La « montée à Paris » est sans doute pour lui, comme pour nombre de jeunes provinciaux, le moyen de démultiplier ses chances d’ascension sociale (Bayon, 2000, p. 4). Non sans difficultés matérielles sans doute car Paul Strauss a quitté le cocon familial, il vit seul (Strauss, op. cit., p. 31). Il a 17 ans et va rester à Paris jusqu’en juillet 1870 : c’est là qu’il va « compléter son apprentissage civique, par la lecture des journaux de l’opposition, Le Réveil, La Marseillaise, Le Rappel et surtout par la fréquentation de réunions publiques » (Strauss, op. cit., p. 33). Son initiation à la vie politique date de ces premières années parisiennes : il écoute des personnalités comme Adolphe Crémieux, Gustave Flourens, Léon Gambetta, il rencontre Gustave Courbet, Benoît Malon, Eugène Varlin, Raoul Rigault, ces figures qui représentent la contestation d’un régime détesté… Quelles études poursuit-il ? A-t-il passé son baccalauréat ? Dans le registre matricule de sa classe 187213, il est dit « étudiant en médecine ». L’était-il déjà avant la guerre ? On ignore tout sur ce point et rien dans les annuaires ou autres dictionnaires des parlementaires ne permet de préciser son niveau d’études14.

  • 15 D’après différentes sources, cette langue aurait été inventée à la fin des années 1870 seulement : (...)
  • 16 Ces soi-disant ouvriers portant blouses blanches et belliqueux auraient été des policiers mandatés (...)

8Paul Strauss jouit d’une grande liberté, semble-t-il : le soir de la déclaration de guerre, le 19 juillet 1870, il suit le cours de volapük15 – langue inventée par un Allemand –, de la section du lycée Bonaparte de l’Association philotechnique, cours bien vite interrompu par les bruits de la manifestation des fameuses « blouses blanches »16 aux cris de « À Berlin ! ». Plus de surprise que d’enthousiasme anime la foule parisienne, estime Strauss (Ibid., p. 33). Mais la guerre tourne vite à la défaite : Wissembourg, le 4 août, Reichshoffen et Sedan le 2 septembre. Le traumatisme est grand pour le jeune homme qui se trouve lors de la révolution du 4 septembre à Lure avec des amis, sans doute pour les vacances. La République est proclamée alors qu’il est loin du théâtre où elle se joue : on sent percer dans le récit que Strauss en fait le regret de ne pas avoir été à Paris à ce moment-là. Dans son récit, le sentiment d’une réaction collective (« nous »), se mêle à la mise en lumière de ses actions propres (« je »). C’est ce que note aussi Rosemonde Sanson dans son analyse des écrits autobiographiques des parlementaires du début de la Troisième République (Sanson, 2003b, p. 349-350) et qui traduit le va-et-vient entre expérience personnelle et sentiment d’appartenance à un groupe :

« Dès la première heure, le 5 septembre, nous apprîmes la catastrophe militaire, les événements de Paris, la chute de l’Empire, la proclamation de la République. Je me suis joint à mes aînés, aux lutteurs républicains de l’époque (Joseph Boisson, Huguenin) pour obtenir la proclamation de la République en notre Hôtel-de-Ville franc-comtois. Il n’y eut d’ailleurs aucune difficulté. » (Strauss, 1934)

9Ces premières socialisations n’ont certainement pas manqué de forger la personnalité de Paul Strauss. Il appartient à une « minorité » en voie d’intégration. Quelle empreinte la communauté israélite a-t-elle laissée sur lui ? Qu’a-t-il retenu de son ancrage rural, de son éducation ? Il naît dans une société qui est déjà, depuis deux générations, engagée dans un processus d’émancipation, de complète égalité des droits civils et politiques des juifs. Comment les parents de Paul Strauss, et lui-même, ont-ils intériorisé cette possibilité, désormais réelle, de vivre comme des citoyens ordinaires ? À quelle réorganisation des rapports entre sphère privée et sphère publique a conduit l’émancipation des juifs dans la famille Strauss ? En bref, quelle part de cette identité juive si profondément remaniée au xixe siècle, Paul Strauss garde-t-il ? Par ailleurs, on ne peut manquer de s’interroger sur l’articulation entre sa prime éducation et celle reçue à l’école primaire, puis au collège de Lure. Quels liens conserve-t-il avec ses attaches provinciales et rurales, avec ses camarades de classe, ses compagnons de collège : a-t-il maintenu des relations, gardé un ancrage, une mémoire de ces années passées en Haute-Saône ? Ses Souvenirs mettent en lumière sa volonté d’émerger sur la scène publique en tant qu’acteur autonome. Paul Strauss paraît être, sinon un pionnier en matière de migration, du moins un « pionnier de la deuxième génération ». Entendons-nous. Contrairement à son père, il ne s’agit plus pour lui, de micro-migrations intra-régionales car, de son village natal de Ronchamp, il se dirige résolument vers la plus symbolique des villes de France, Paris (Rosental, 1999). On est bien ici dans une logique de migration lointaine, répondant peut-être à un sentiment de trop-plein démographique. Paul Strauss, rappelons-le, appartient à une famille de 8 enfants, son père, à une famille de 10 enfants. Cette migration répond peut-être aussi à un désir d’émancipation par rapport à un système de contraintes sociales et symboliques pesant sans doute fortement sur des familles à la fois rurales et israélites. Socialisé au collège de Lure, confronté à d’autres milieux, a-t-il voulu fuir cet environnement ? A-t-il seulement été attiré par les débats politiques dont la capitale était la principale scène ? Sans doute tout à la fois.

  • 17 AD Paris, cote D1M2 8.

10Mais le processus migratoire suppose souvent un réseau d’interconnaissance qui permet, grâce à des informations, l’accueil du nouveau migrant. Or tel n’est pas le cas du jeune Strauss. Le fichier des électeurs de Paris de la période 1860-187017 indique la présence d’un seul Strausz (noter la différence orthographique), rue Saint-Antoine dans le 4e arrondissement, mais il n’appartient pas à la famille d’Isidore Strauss. Paul paraît avoir pris l’initiative de cette migration vers Paris ; entraînant plus tard, comme on le verra, celle de toute sa famille. Dans sa migration, il rompt aussi avec toute la tradition familiale du commerce : à cet égard, il conforte le modèle de la migration exocentrée décrite par Paul-André Rosental (Rosental, 1999).

III. L’engagement précoce d’un jeune homme pressé

11Strauss est un jeune homme fougueux pour qui l’appartenance à la France, confirmée par l’enracinement de ses ancêtres en Haute-Saône, est un honneur à défendre. C’est pourquoi il s’engage si vite pour protéger le territoire menacé. Mais ses convictions politiques qui se manifestent tôt – haine de l’Empire, anticléricalisme, défense des libertés, le conduiront à un conflit entre son engagement militaire et ses idéaux. La France déclare la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. Paul Strauss, comme beaucoup de ses compatriotes, devançant l’âge légal qui était de 18 ans, s’engage aussitôt (André, 1995). Il a 17 ans.

  • 18 Les recherches dans les archives de la Haute-Saône et celles de Neuilly-sur-Seine (série H) n’ont (...)
  • 19 Le Vétéran, Organe officiel de la société nationale de retraites Les Vétérans des Armées de Terre (...)

12Enrôlé dans la garde nationale de Lure, Paul Strauss contracte à Besançon, le 19 octobre 1870, « un engagement volontaire dans la compagnie des francs-tireurs de Neuilly-sur-Seine18 ». Il y rencontre le parisien Alexandre Régnier qui deviendra le président de l’Association des engagés volontaires mineurs19. D’après le ministère de la Guerre, près de 4 000 jeunes se seraient engagés avant 21 ans, dont certains à 13 ans ou 14 ans (André, 1995). On envoyait ces jeunes volontaires dans des missions de reconnaissance. Ainsi, juste avant le siège de Belfort, au début du mois de décembre 1870, à Delle, Paul Strauss accepte avec deux de ses amis d’enfance, « condisciples du collège de Lure, Charles Pipert et Adolphe Schroder », de faire en costume civil une reconnaissance. Mais l’expédition tourne mal et ils ne rejoignent leur compagnie que dans le Doubs. Celle-ci est ensuite affectée à la défense de Besançon. Il a l’occasion d’y croiser Gambetta et Garibaldi « dont l’entrevue avait fait battre d’espérance tous les cœurs » (Strauss, 1934, p. 35). Evénement extraordinaire pour ce jeune homme. L’attention de Strauss aux questions politiques est constante : c’est moins la guerre qui l’intéresse semble-t-il, bien qu’il soit au cœur d’un des champs de bataille, que la poursuite d’un combat politique.

  • 20 Ce changement est attesté par l’état nominatif de la 5e compagnie du 4e bataillon (AD Haute-Saône, (...)
  • 21 Rappelons que sur 125 000 soldats malades, il y eut 23 500 décès.

13À sa demande, Paul Strauss change de corps et rejoint, le 18 novembre 1870, le 4e bataillon de la garde nationale mobilisée de la Haute-Saône dirigé par le commandant Nicolas20. Devenu caporal-fourrier, il participe à l’offensive tentée sur Vesoul. Il rejoint le 24e corps d’armée, colonne mobile du Haut-Doubs, sans grande activité militaire. L’ordre de la retraite le surprend, lui et ses camarades, « dans la neige et le découragement ». Ils arrivent en Suisse le 1er février 1871 où ils sont désarmés. Strauss réussit à s’évader et son épopée se termine par un périple à pied et en train par Neuchâtel, Bâle, Mulhouse, jusqu’à Lure enfin. Il s’en sort avec une grande fatigue et un léger accès de « varioloïde », tandis que bien de ses camarades ont succombé, en Suisse, à la variole, comme il le note avec tristesse dans ses Souvenirs (Strauss, 1934, p. 38)21.

14Le séjour forcé à Lure dans une ville occupée par les Allemands n’est certainement pas du goût de Strauss, mais il doit patienter car les passeports pour Paris sont refusés par le sous-préfet. En mai 1871, il rentre enfin dans la capitale qui sort à peine « des ruines fumantes des Tuileries, de la cour des Comptes, de l’Hôtel de Ville » (Ibid.). On retrouve du reste ces mêmes mots sur « Paris fumant et en ruine » sous la plume d’un autre fidèle de Gambetta, Spuller, en 1871 (Bayon, 2001, p. 92). « Hélas ! La Commune éclate, le sang coule, la guerre civile ajoute ses horreurs à celles de la guerre France-Allemagne » (Strauss, 1934, p. 20). Le traumatisme est sévère pour Strauss : « les hommes de ma génération, les cadets comme les aînés, n’ont jamais pu éloigner de leur esprit et surtout de leur cœur ces souvenirs attristants » (Ibid., p. 38).

  • 22 Tout en la tempérant par l’adjonction de deux autres héros qui l’ont consolidée, Ferry et Waldeck- (...)
  • 23 AD Haute-Saone, cote RM 11.

15La défaite, la guerre, la Commune, des expériences décapantes mais structurantes pour Paul Strauss qui ne cessera, comme ses compatriotes, de regarder « la trouée des Vosges, sans jactance, avec une fidélité confiante dans la justice immanente qu’avait évoquée Léon Gambetta » (Ibid., p. 39). Ce faisant, il semble accréditer la « légende » d’une République fondée par un héros22, Gambetta (Bayon, 2000 ; 2001). Revenu à Paris, Strauss poursuit des études, sans doute de médecine, et décide de faire son service militaire par devancement d’appel : il rejoindra la première section d’infirmiers militaires le 30 août 187323.

IV. L’initiation politique

1. Les premières expériences journalistiques

  • 24 La Joute. Revue littéraire de la jeunesse, février-août 1872, I, n° 1-7 ; novembre-décembre 1872, (...)
  • 25 Georges Beauvisage (1852-1925), professeur titulaire à la faculté de médecine et de pharmacie de L (...)
  • 26 Paul Gérente (1851-1913), s’engage, comme Paul Strauss, en août 1870. En 1871, au Quartier latin, (...)

16Entre-temps, attiré par le débat politique, Paul Strauss côtoie à Paris de nombreuses personnalités et se lance, comme beaucoup de jeunes, dans la rédaction de journaux (Bayon, 2001, p. 55). Avec des étudiants, des jeunes professeurs, des apprentis journalistes, il participe en 1872 à la création du mensuel La Joute, dont quelques numéros seulement sont publiés24. En 1934, il se souvient des artisans de ce journal : Georges Beauvisage25 et Paul Gérente26 , « plus tard sénateurs », Joël Le Savoureux, « journaliste de grande valeur trop tôt disparu », qui prendra en novembre la gérance du journal. On ne retrouve aucun de ces noms dans le journal, sans doute cachés derrière des pseudonymes, suivant l’usage du temps. Sous couvert de littérature, « deux ou trois cents » jeunes gens, ardents patriotes, républicains et anticléricaux, étudiants en médecine ou en droit, prônent l’amnistie, l’instruction obligatoire, le service militaire égal pour tous (Strauss, Ibid., p. 54). Ce qui n’est pas sans rappeler le programme de Belleville prononcé par Gambetta en 1869… (Mayeur, 2008).

17L’éditorial du premier numéro daté du 15 février 1872, adressé « À nos détracteurs », donne le ton :

  • 27 La Joute, 15 février 1872.

« Notre génération nous est apparue dans toute sa hideur, ne se souvenant des leçons prussiennes que pour chanter bêtement victoire, au lieu de courber la tête et de réfléchir. Décrépitude, ennui, vieillesse morale à vingt ans […]. Notre génération, tant au moral qu’au physique, est scrofuleuse, presque moribonde. Comme à tous les peuples en décadence, deux seules issues nous sont offertes pour sortir de là : ou nous essayer à vivre d’une vie plus active, plus virile, ou bientôt, dans un avenir prochain, nous laisser écraser la tête par les bottes germaniques. Il est impossible que la jeunesse hésite à faire son choix27 »

  • 28 La Joute, 15 mai 1872, p. 121-122.

18En résumé, ce « programme peut se traduire par un mot, – ridicule comme toutes les bonnes choses oubliées –, régénération de la jeunesse actuelle »28. Le terme alors en vogue dans le milieu médical, repris ici comme étendard d’un mouvement destiné à reconstituer une génération et à la débarrasser de ses scories, est particulièrement fort. Signé La Joute, ce premier éditorial pourrait avoir été écrit par Paul Strauss. Il témoigne de l’expérience cruciale de la génération qui est la sienne. Elle a déjà tout connu à 20 ans, l’espoir immense d’un changement de régime, l’engagement dans le combat contre l’ennemi, la résistance à la capitulation, jusqu’à l’amertume de la défaite. En quelques mois, cette génération a été « marquée », comme pourra l’être celle qui a vécu la guerre de 1914-1918 ou celle qui a connu la défaite de 1940. Marquée triplement par l’affirmation de choix politiques, par la conscience de la vulnérabilité nationale, par l’affrontement à l’ennemi prussien. Paul Strauss partage, avec ses amis de 20 ans, une même expérience traumatisante.

  • 29 La Joute, 15 février 1872, p. 16-20.
  • 30 Union amicale des maires de la Seine, s.d., Discours prononcés au cours de la Manifestation organi (...)
  • 31 La Joute, 15 mars 1872, p. 65-67.
  • 32 La Joute, 23 novembre 1872, p. 5-6.
  • 33 La Joute, 30 novembre 1872, p. 15-16.

19Dès la première livraison de février 1872, plusieurs textes retiennent l’attention, notamment un Hymne à la science, signé Iskender29. Serait-il un des premiers textes que Paul Strauss dit avoir écrit dans « cette feuille éphémère du Quartier latin30 » ? On ne saurait s’en étonner à la lumière de ce que sera dans sa carrière son engagement pastorien : « La science se lève, le vieux monde s’achève et l’Univers commence ». En mars 1872, Alexandre Bar, féroce avec « un régime où l’ignorance s’est faite obligatoire », lance un appel au réveil intellectuel : « Le mot République brille au frontispice de nos édifices. […] Ranimons-nous donc, jeunes vieillis de l’Empire. […], pensons avant de croire, lisons pour ne plus rêver31 ». La Joute s’engage plus encore pendant l’été en signalant la publication des livres d’Arthur Ranc (Sous l’Empire), de Benoît Malon (Exposé des Écoles socialistes) et des articles de Marcellin Pellet et de Louis Combes. En novembre 1872, le journal devient hebdomadaire, moins cher, avec une rédaction permanente qui propose des comptes rendus de cours, de livres, de théâtres… Revue hebdomadaire de la jeunesse, il est clairement destiné aux étudiants. La nouvelle formule servira pour trois numéros arborant une nouvelle devise : « Liberté, travail, solidarité ». Le journal affiche, dans plusieurs articles ou poèmes, son héritage révolutionnaire (À la France de 1783) et sa visée anticléricale (La circulaire de M. Jules Simon). En son nom propre, Paul Strauss signe deux articles sur la science. Dans le premier, il discute de la théorie de la génération spontanée en évoquant notamment les expériences de Pasteur32. Le second est un plaidoyer sur la nécessité de diffuser les sciences, celles qui ont « pour but suprême d’améliorer le bien-être matériel et moral de l’homme » et qui n’ont pas vocation à rester l’apanage de l’élite33. « La Science marchant à pas de géants, […] brisons [la] scolastique du Moyen Âge, et rendons la science accessible à tous ». Première étape, l’enseignement élémentaire obligatoire, gratuit et laïque, mais aussi la généralisation des cours du soir et de conférences pour les adultes.

  • 34 La Joute, 30 novembre 1872, p. 16.

Utopie ! Utopie ! […] Allons donc ! La diffusion des sciences, une utopie ! Vous vous trompez étrangement, ô tardigrades ! Et nous, jeunes gens, hardiment, nous prenons l’initiative. Le succès viendra, convaincus que nous sommes, en propageant, non la Foi, mais la Science, d’acquitter notre devoir, soldats du progrès, soldats de l’humanité34.

20L’engagement de Strauss en faveur du développement scientifique est précoce. Et son intérêt ne faiblira pas. Il guidera bien des propositions et mesures qu’il soumettra tout au long de sa carrière politique.

21Le journal disparaît le 7 décembre 1872. À moins de 20 ans, Strauss s’est déjà lancé dans la joute publique, ce qui dénote un courage voire une témérité certaine. Il y a fait ses premières armes et a défendu avec force – et un talent d’auteur certain, ses convictions. Premier tremplin en somme.

2. Un républicain partisan de Gambetta

22C’est dans le milieu républicain que Strauss fait ses premiers pas en politique (Birnbaum, 1992, p. 360 ; Candar, 1994, p. 68 ; Fuchs, 1995, p. 86). Il n’appartient pas à la même génération que le « grand tribun » et ses amis : quatorze ans les séparent, Gambetta étant né en 1838, Strauss, rappelons-le, en 1852 (Mayeur, 2008). Même si une génération, ou presque, sépare Paul Strauss du « groupe gambettiste », comme le nomme Nathalie Bayon (Bayon, 2000 ; 2001), on peut néanmoins penser qu’il s’en sent proche et surtout qu’il s’en inspire. Bien des aspects sont communs à plusieurs de ceux qui se réunissent autour de Léon Gambetta, le chef de file mais aussi, de Challemel-Lacour, d’Allain-Targé, de Scheurer-Kestner, de Spuller, de Ranc, d’Ordinaire, etc., autant de noms que l’on trouve en bonne place dans les Souvenirs de Strauss : l’origine familiale souvent modeste et ancrée en province, l’absence initiale de légitimité politique, la montée à Paris, l’implication dans la rédaction de journaux, la création d’un réseau solide d’amitiés autour d’idées communes, le combat contre l’Empire… Pas plus que ses « amis », sauf exception, Paul Strauss n’est un « héritier » et c’est bien grâce au réseau duquel il se rapproche qu’il se frotte au monde politique et parlementaire.

23Dans ses Souvenirs, rédigés en 1934, Strauss décrit tout un mouvement qui s’est construit autour de la personnalité attachante, chaleureuse et hors du commun de Gambetta, mouvement qui a joué un rôle dans sa trajectoire personnelle. A posteriori, Paul Strauss dessine les contours d’une stratification de la « nébuleuse gambettiste », selon l’expression de Jérôme Grévy, en six cercles, sans préjuger l’ordre de proximité (Grevy, 1998). « Dès le Quartier latin, écrit Paul Strauss, le cercle des compatriotes, des condisciples, des amis de jeunesse s’est formé ». Dans ce cercle initial figurent des médecins comme les docteurs Fieuzal, Clary, Relhiet, Péphau, Cayla, Miron, Edoux, Béral, Rey, Talon, les frères Arnault (Strauss, 1934, p. 109). Un second cercle, selon Strauss, adjoint des personnalités comme celles d’« Adrien Hébrard [fondateur du journal Le Temps], Castagnary, Albert Collignon, Emmanuel Durand, Cavalier dit Pipe-en-Bois, Léon Cladel, Clément Laurier, Clément Duvernois, Eugène Spuller, Alcide Dusolier, Deluns-Montaud, Arthur Ranc, Jules Ferry, Allain-Targé, Challemel-Lacour, Henri Brisson, Gustave Isambert, etc., etc. » (Ibid., p. 112). Le troisième cercle est formé du comité électoral qui, en 1869, a aidé Gambetta à préparer les élections à Marseille : deux figures ressortent selon Paul Strauss, celles d’Eugène Étienne et de Maurice Rouvier. Dans le quatrième cercle, dont le lieu symbolique de ralliement est Belleville, « le Mont-Aventin de la démocratie », se sont nouées les relations d’amitié les plus solides et les plus durables, dont « Edouard Gérard, compatriote de la Haute-Saône », « Braleret, le docteur Métivier, Vert, Chassin, Denis Poulot, Barnier, Henri Passé, Jacquet, etc. » (Ibid., p. 113). Enfin viennent deux cercles, celui des chefs de l’armée nationale qui ont rejoint Gambetta à Tours et à Bordeaux (Chanzy, Faidherbe, Denfert-Rochereau…) et celui des camarades, amis, compagnons, collaborateurs sous la Troisième République : « Scheurer-Kestner, Edmond Adam, Jules Cazot, Emmanuel Arène, Labarthe, Paul Detot, le sténographe de la Chambre, confident de la première heure, Ruiz, Camille Depret, Bixio, Lannelongue, le professeur Charles Robin, Pierre Laffitte, le grand chef du positivisme orthodoxe, etc., etc. » (Ibid., p. 117). Paul Strauss aime lister des noms, on le voit ici. Sans doute veut-il tracer les contours d’une sociabilité naissante, autour de ces grandes figures de l’opposition à l’Empire et des débuts de la Troisième République tout autant que les contours de sa propre socialisation politique. En 1871, il s’engage dans le militantisme politique aux côtés de ses aînés qu’il considère déjà comme ses amis.

24L’analyse prosopographique menée par Jérôme Grévy donne une image un peu différente de ce « conglomérat assez hétéroclite » autour de Gambetta (Grevy, 1998). L’historien ne cite aucun des noms avancés par Strauss pour le premier cercle, il les remplace par ceux du second groupe : Spuller, Allain-Targé, Proust, Isambert, Ranc… Un deuxième cercle selon Grevy, un peu plus lâche, comprend des républicains de la veille qui prennent une distance critique et reviennent vers le radicalisme. Le troisième cercle est celui qui rallie à Gambetta des hommes convaincus par son patriotisme : c’est la génération de la Défense nationale, avec des hommes comme de Freycinet, Scheurer-Kestner, Denfert-Rochereau… En fait, par rapport au portrait rédigé en 1934 par Strauss ont disparu les figures plus modestes, les secrétaires, les médecins, les amis de jeunesse, qui n’ont plus fait parler d’eux… La confrontation de ces espaces sociaux montre le travail de sape et de sélection effectué par la mémoire collective : Paul Strauss, lui, se souvient encore en 1934 de ces figures bientôt oubliées.

  • 35 Rappelons que tout groupement de plus de vingt personnes était soumis à autorisation préalable.
  • 36 Il mesure 1,63 mètre d’après le registre matricule de sa classe. AD Haute-Saône, cote RM 11.

25Comme ses amis, Paul Strauss fréquente les cafés, lieux même de la sociabilité estudiantine et de la socialisation des républicains35, « l’école normale de la politique », dira même Hébrard (Grevy, 2003, p. 54). C’est là qu’il observe, discute, s’informe, interroge, prend des notes. On imagine ce jeune homme de taille moyenne36, son carnet à portée de main, les yeux vifs, la barbe en bataille, passant de longues heures au café pour discuter d’un article de journal, débattre de ce qui s’est dit à l’Assemblée nationale, écouter les orateurs, intervenir lui-même. Les cafés ! Sans doute parce qu’il s’est senti visé avec ses amis par les attaques des conservateurs contre les « orateurs d’estaminet », Paul Strauss y consacre plus d’une page dans ses Souvenirs : « où voulait-on que [la jeunesse ardente, parfois bruyante] se réunît ? » (Strauss, 1934, p. 109). Ces cafés où il fait bon se tenir car il y fait chaud, où l’on rencontre des figures de tous les milieux sociaux, où l’on discute les informations recueillies, ont été des « foyers de jeunesse et d’amitié ». Aux cafés du Quartier latin – le Voltaire, le Procope, le Café de Bruxelles, Le Cochon fidèle – Paul Strauss ajoute tous ceux de la Rive droite, fréquentés par le groupe gambettiste : la Brasserie des Martyrs, le Rat Mort, le Café de Madrid, plus tard la Cave du Café Frontin, Tortoni, « et plus près de nous le Grand U » (Ibid., p. 110) … On passe ainsi de la Rive gauche à la Rive droite, on change de quartier, on se rapproche des états-majors politiques et des salles de rédaction des journaux. C’est moins la jeunesse estudiantine – qui vieillit, qui se retrouve là, que la classe politique républicaine qui s’installe, se renforce et se diversifie. Comme l’écrit Jérôme Grévy, le centre de gravité de la vie politique se transporte sur la « rive droite, la gare Saint-Lazare étant le point de départ et le point d’arrivée des trains des parlementaires » (Grevy, 2003, p. 59). Et c’est bien sur la Rive droite que Paul Strauss fera son entrée en politique.

26La fondation du journal La République française, le 7 novembre 1871, est un moment fort à la fois pour le mouvement républicain mais aussi pour Paul Strauss, ce qu’il ne manque pas de souligner dans ses Souvenirs. Le quotidien joua en effet un rôle important dans la structuration du Parti républicain, comme instrument de résistance aux tentatives de restauration monarchique. Là encore, Strauss cite une longue liste de collaborateurs : outre ceux déjà nommés dans le deuxième cercle, on relève les noms de Paul Bert, Charles de Freycinet, Georges Clemenceau, Camille Barrère, Gougard, Marcellin Pellet, Gaston Thomson, Paul Arène, Philippe Burty, Louis Combes, Gustave Graux, Joseph Reinach, Colani, Karcher, Gabriel Hanotaux, Théophile Delcassé, etc. (Ibid., p. 114). D’autres journaux ont également joué un rôle important, notamment La Petite République, avec Dyonis Ordinaire puis Arthur Ranc.

27Sans être complètement décidé, le tournant vers le journalisme se dessine ces années-là et l’économiste Yves Guyot y a joué un rôle non négligeable (Martin, 1994, p. 51) car c’est lui certainement qui a recommandé le jeune Strauss, une pratique indispensable pour démarrer sa carrière comme le souligne Marc Martin (Ibid.).

  • 37 Yves Guyot (1843-1928) est un économiste radical partisan du libre-échange. Proche de Clemenceau, (...)
  • 38 1934, Célébration des cinquante années de mandats publics, p. 32.

Dès 1874, j’avais projeté […] d’écrire, comme Ernest Gay, la vie des édiles. À cette époque, j’étais débutant, et je ne connaissais qu’un conseiller municipal nouvellement élu, Yves Guyot37, qui, par la suite, a facilité mes débuts dans la presse comme journaliste professionnel. J’ai, dès lors, fréquenté le Palais du Luxembourg où siégeait le Conseil municipal, j’ai fait la connaissance de plusieurs de ceux dont j’ai eu plus tard l’honneur d’être le collègue38.

28Pourtant ce métier n’est pas une sinécure. Sous le Second Empire et jusqu’aux lois de 1878 portant l’amnistie pour délits de presse et celle du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, on est surveillé par la police, soumis aux fourches caudines de la censure et de la justice. On utilise encore souvent des pseudonymes, parfois même, les articles ne sont pas signés. C’est le cas dans La République française jusqu’en 1886 et dans Le Voltaire qui a recours à cette pratique jusqu’en 1897 (Avenel, 1897, p. 25-26)! Des journaux sont interdits, maints articles sont supprimés, beaucoup de journalistes condamnés, parfois à des peines sévères : amendes, prison, bannissement. S’engager dans ce métier avec de telles conditions confirme l’opiniâtreté du jeune Paul Strauss (document 1, Paul Strauss est référencé dans l’ouvrage d’Avenel, La presse française au xxe siècle).

Document 1. Portrait de Paul Strauss (circa 1900)

Document 1. Portrait de Paul Strauss (circa 1900)

Cliché d’Émile Tourtin, Henri Avenel, 1901, La presse française au vingtième siècle, Paris, Flammarion. © BnF.

  • 39 Ranc fut gracié par décret du 11 mars 1879. D’épais dossiers le concernent aux Archives de la préf (...)
  • 40 C’est à la mairie du 9e arrondissement qu’un monument élevé par l’Association des journalistes rép (...)

29Strauss renonce donc à ses études pour se tourner vers le journalisme parlementaire, ce métier de « publiciste » comme on disait alors (Le Beguec, 2003, p. 244). Cette trajectoire n’est pas rare dans le milieu parisien fraîchement débarqué de province : « la vie dans la capitale et la fréquentation des cafés font naître chez ces jeunes gens de nouvelles aspirations professionnelles. Des perspectives jusqu’alors inenvisageables s’offrent à eux, modifiant notablement leurs projets initiaux » (Bayon, 2000, p. 7). L’éloignement du milieu familial et l’autonomie jouent certainement un rôle dans ces bifurcations. C’est le cas de Gambetta, de Spuller, de Ranc. Ce dernier est pour Paul Strauss une figure phare qui certainement a influencé sa vocation de journaliste, mais aussi sans doute ses ambitions politiques. Ayant suivi les cours de l’École nationale des chartes mais sans être sorti diplômé, Ranc a aussi suivi les cours de Michelet. Victime de l’absolutisme impérial (il est déporté à Lambèse dans les Aurès en 1853), il a toute la confiance de Gambetta. Nommé, par ce dernier, maire du 9e arrondissement en 1870, il sera élu député en 1881 dans ce même arrondissement, celui-là même dans lequel Strauss sera, deux ans plus tard, élu conseiller municipal. Ranc rejoint la Commune en 1871 pour s’en écarter lors de la question des otages. Condamné à mort par contumace en 1873, il ne revient en France qu’après avoir été gracié en 187939, comme Strauss, on le verra, à la faveur de l’amnistie. Collaborateur de multiples journaux dont Le Nain jaune, L’Aurore, La République française, Le Voltaire, il a, et aura par la suite, de multiples occasions de côtoyer Paul Strauss, notamment au Sénat. De nombreux points communs les rapprochent, même si, plus encore qu’avec Gambetta, une génération les sépare : Ranc est né en 1831, Strauss en 1852 (Delporte, 1999, p. 153). Mais la filiation symbolique est certaine40.

  • 41 C’est Gaston Ménier (1855-1934), député de Seine-et-Marne, chocolatier, qui est le commanditaire b (...)

30Suivant la trace de Ranc, Strauss fait ainsi ses premiers pas dans des journaux « à risques » dans lesquels publient notamment, sous des pseudonymes facilement identifiables, des exilés de la Commune, des républicains de gauche. Il est rédacteur aux Droits de l’Homme créé en février 1876, suspendu pour six mois en février 187741, puis au Radical qui lui succède. Certains de ses articles firent, d’après Jules Lermina, « quelque bruit » (Lermina, 1885, p. 1316). Ce sont ces engagements dans des journaux critiques et militants qui le conduisent, dans les moments cruciaux de l’affrontement entre républicains et gouvernements conservateurs, à courir les plus grands risques, non sans conséquences.

V. Les premières conséquences d’un engagement marqué

1. La condamnation de « Paul Bouquet »

31La lecture du registre matricule de la classe 1872 donne un résumé laconique, mais suggestif, de l’enchaînement des faits ayant conduit Paul Strauss à s’exiler en Belgique après une condamnation.

« Affectations successives :

engagé volontaire pour la guerre le 19 octobre 1870 à la Cie des francs-tireurs de Neuilly ; passe au 4e bataillon de la garde mobile de la Haute-Saône ; renvoyé le 3 février 1871 ;

parti par devancement d’appel le 30 août 1873 pour la 1re section d’infirmiers militaires, arrivé au corps le 30 août 1873 (numéro matricule 6304) ;

condamné le 1er juin 1877 par le tribunal correctionnel de la Seine (11e chambre) à 3 mois de prison et 5 000 francs d’amende pour complicité d’offense envers le président de la République et complicité d’apologie de faits qualifiées crimes ; […]

était en congé de convalescence valable jusqu’au 18 juillet 1877 ; manque à l’appel dudit jour ; déclaré déserteur le 2 août 1877 ; rayé pour cause de longue absence le 2 février 1878 ;

réintégré à l’effectif le 8 avril 1879 s’étant présenté volontairement ledit jour à la place de Paris où il a été écroué à la prison du Cherche-Midi ;

passe à la [illisible] de la Seine le 5 janvier 1881 2e Bureau n° 2413 ;

passe dans l’armée territoriale le 26 février 1881 ;

passe dans la réserve de l’armée territoriale le 26 février 1884 ;

a accompli une période d’examen au 119e de ligne du 2 au 14 avril 1883 ;

  • 42 AD Haute-Saône, Classe 1872 (n° 2027), cote RM 11. Nous remercions vivement Georges Rech pour ces (...)

libéré du service militaire le 26 février 1895. »42

32Que s’est-il passé pour que, engagé volontaire en 1870, ayant devancé l’appel en 1873, Paul Strauss soit « déclaré déserteur » le 2 août 1877 et écroué à la prison du Cherche-Midi en 1879 ? Les faits ont tout à voir avec la politique et très peu avec les activités militaires du jeune homme. Strauss rejoint en 1873 un corps d’infirmiers, il suit, rappelons-le, des études de médecine mais, très engagé dans le journalisme politique, il tombe sous les coups du gouvernement à cause d’un article qu’il écrit dans Le Radical.

33On connaît le contexte politique : la république est encore fragile, les royalistes espérant rétablir la monarchie. Mais malgré leur division – Gambetta, le réformiste opportuniste, s’oppose à Clemenceau et Louis Blanc, radicaux intransigeants – les républicains remportent, avec une très large majorité, les élections de 1876. Jouant le tout pour le tout, Mac-Mahon, président de la République, conservateur, oblige, le 16 mai 1877, le républicain modéré Jules Simon à démissionner et constitue un ministère de combat avec le duc de Broglie et, face à l’opposition rencontrée, prononce la dissolution de la Chambre des députés le 26 juin 1877. La campagne électorale est passionnée car la crise met en cause le régime parlementaire et la liberté de conscience. Jusqu’aux élections d’octobre, le gouvernement multiplie les pressions et use sans ménagement de tous les moyens pour combattre le mouvement républicain. En vain : les républicains conservent une large majorité ; la république s’installe durablement grâce aux démissions successives du duc de Broglie et de Mac-Mahon, puis, en 1879, à la majorité conquise au Sénat. Quels sont donc les faits reprochés à Paul Strauss ?

  • 43 C’est en tout cas l’un des trois sens du mot Strauss : autruche, bouquet, combat (Harrap’s, Weis M (...)
  • 44 Nous avons reconstitué cette affaire grâce au procès-verbal du jugement (AD Paris, D1U6 80, Tribun (...)

34Paul Strauss, toujours étudiant, rédige dans Le Radical du 26 mai 1877, un article, signé Paul Bouquet – un pseudonyme, « strauss » en allemand voulant dire « bouquet43 » – intitulé L’Union républicaine et commençant par ces mots : « l’histoire se répète »44. Il est jugé par la 11e chambre correctionnelle de Paris pour complicité dans les délits d’offense envers la personne du président de la République et d’apologie de faits qualifiés de crimes par la loi ; le gérant du journal, – Jules Marin Poisson – est aussi jugé coupable de ces mêmes délits. Les phrases incriminées paraissent relativement anodines à nos yeux, mais dans un contexte qui traque toute critique non dissimulée, elles sont sans appel :

Attendu qu’après avoir parlé de l’impopularité de plusieurs anciens ministres, le signataire de l’article ajoute : « Et ce n’est pas seulement au duc de Broglie que s’attache la réprobation populaire, mais encore et surtout à ses complices, MM. Buffet, Fourtou, Dupanloup, et aussi le signataire de la lettre du 16 mai, Monsieur de Mac-Mahon lui-même » ;

Attendu que les expressions dont s’est servi l’auteur dans ce passage et la pensée elle-même qui s’est exprimée sont essentiellement offensantes pour la personne de Monsieur le président de la République ;

Attendu qu’au cours de cet article, l’auteur, parlant des insurrections de juin 1848 et de mars 1871, s’exprime ainsi : « La Bourgeoisie a déjà reçu des leçons nombreuses, et elle expie à cette heure le crime qu’elle a commis en faisant au peuple une guerre fratricide en 1848 et en 1871 » et plus loin, parlant de ceux qui ont pris part à l’insurrection de 1871 : « Paris a perdu peut-être cent mille citoyens des plus militants et des plus dévoués » ;

Attendu qu’en qualifiant ainsi de crime et de guerre fratricide la répression légitime de deux insurrections dirigées contre le gouvernement légal du pays, et constituant à ce titre, de la part de ceux qui y ont participé, des faits tombant sous l’application des lois pénales, l’auteur de l’article a fait une véritable apologie de ces deux insurrections ;

  • 45 AD Paris, D1U6 80.

Qu’en conséquence Poisson et Strauss dit Bouquet se sont rendus coupables, le premier de délits d’offenses envers la personne du président de la République et d’apologie qualifiés crimes par la loi, en publiant l’article susvisé, le second de complicité de ces délits en fournissant pour être publié l’article qui a servi à le commettre […].45

  • 46 Suspendu, Le Radical disparaîtra le 14 juin 1879 pour être créé à nouveau le 10 août 1881 avec Hen (...)

35La publication du Radical est suspendue46. Ce n’est pas un cas isolé car la répression sévit et culmine en 1877 avec la crise du 16 mai. Les condamnations pleuvent comme en témoigne, dans La Presse du 1er juin 1877, la longue rubrique sur les poursuites : La Marseillaise, accusée d’offense au président de la République, est condamnée ; La Lune rousse est poursuivie pour diverses infractions : dessins non autorisés, défaut de dépôt, absence de cautionnement… ; Le Bien public est assigné à apporter au juge d’instruction « les registres des abonnés et des adresses pour le mois de mai 1877 » ; des journaux de province et d’Algérie font aussi l’objet de poursuites comme L’Avenir de la Sarthe, LIndépendant de Pau, Le Courrier d’Oran, Le Travailleur d’Angers… « Toute attaque, dit-on, contre le maréchal », est poursuivie et plus largement même, toute critique du pouvoir en place. Au total, 302 journalistes ont été condamnés par suite du 16 mai (Charle, 2004).

  • 47 Loi du 24 février 1878.

36Pas plus que Poisson, Paul Strauss ne se présente à l’audience du 1er juillet. Comme bien d’autres, il préfère fuir ce pays qui traque les républicains. Quelques semaines plus tard, le 2 août 1877, l’armée, constatant son absence, le déclare déserteur et lui applique la peine prévue, soit trois ans d’emprisonnement d’après le code de la justice militaire, puis le radie le 2 février 1878, soit vingt-deux jours avant l’adoption, par le Parlement, de la loi d’amnistie annulant les condamnations prononcées pour faits de presse du 16 mai au 14 décembre 187747 (Delporte, 1999, p. 24).

  • 48 C’est ce que suggère Jolly dans son Dictionnaire des parlementaires français, (Jolly, 1977, notice (...)

37C’est donc à cause de la répression, qui a sévi sur nombre de journalistes et de parlementaires après le 16 mai 1877, que Paul Strauss est accusé de complicité de crime et condamné. Son exil a donc peu de choses à voir avec son engagement militaire mais il est considéré comme une « désertion », ce qui ne lui a jamais été pardonné, y compris par des républicains48. Cette accusation, et bien d’autres, accompagneront Strauss pendant toute la durée de ses mandats politiques. Et maintes fois il dut s’expliquer.

2. L’exil en Belgique

  • 49 Le Radical, 17 avril 1884. 
  • 50 C’est un libraire engagé qui publie L’Histoire de la Commune par Vallès et Ranvier (Archives de la (...)

38Réfugié à Strasbourg49 puis à Bruxelles, Paul Strauss ne perd pas son temps : il écrit son premier livre. En 1878, à la libraire socialiste d’Henri Kistemaekers (1851-1934)50, il publie Le suffrage universel, préfacé par Alfred Naquet, comme lui exilé à Bruxelles (Strauss, 1878). Strauss a 25 ans. Cette œuvre de jeunesse écrite dans les mois suivant les élections du 14 octobre 1877, qui confirment la victoire des républicains, mérite qu’on s’y arrête car on y voit s’y affirmer non seulement une idée de la politique mais aussi un modèle d’action.

39Découpé en douze chapitres, le premier livre de Strauss a des connotations assez littéraires. Il s’agit d’une grande fresque historique sur la lente émergence du suffrage universel depuis la Révolution française, ses avancées et ses reculs. La démonstration progresse au fil des pages : point de République sans suffrage universel et réciproquement. « On pourrait presque écrire : Suffrage universel = République. Ils sont contenus l’un dans l’autre, se complétant, s’harmonisant, indissolublement unis devant la logique et devant l’histoire » (Ibid., p. 48). Strauss se déchaîne sur l’analyse des réactions des nantis, des classes au pouvoir vis-à-vis des « gens de peu » qui veulent avoir « droit au chapitre ». Le maintien d’un ordre social immuable : tel est l’objectif des partisans du système censitaire ou de tout système autre qu’universel. En discutant les analyses d’Auguste Comte et de John Stuart Mill – nous dévoilant au passage quelques-unes de ses lectures –, Paul Strauss entreprend de démolir les théories fondées sur la notion de « capacité politique » en montrant leur ineptie : il n’existe aucune équivalence entre intelligence et instruction. L’important, c’est la conscience politique, et là, l’instruction joue un rôle fondamental car elle prépare la « diffusion des connaissances politiques » (Ibid., p. 84). L’école gratuite et obligatoire est donc le défi à relever (Ibid., p. 85). Il expose dans ses grandes lignes un programme éducatif « purgé de tout élément métaphysique ou religieux » (Ibid., p. 86). « Il ne faudra pas vingt ans de République avec un pareil système, conclut-il, pour former des hommes et des citoyens » (Ibid., p. 87). Cette entreprise citoyenne concernera tout le monde : « L’enfant, l’homme aussi bien que la femme, apprendront qu’ils ont des droits, et que leurs voisins possèdent des droits égaux » (Ibid.), même si Paul Strauss n’envisage pas encore l’accès des femmes au suffrage universel, comme l’a souligné Rachel G. Fuchs (Fuchs, 1995). Ce suffrage universel masculin devrait être porteur des réformes sociales qui feront disparaître « les monstrueuses inégalités qui sont le produit de l’ignorance, de la misère et de l’assujettissement économique de la majorité des hommes à un petit nombre de privilégiés » (Strauss, 1878, p. 88). Il attend donc du suffrage universel masculin un véritable changement dans les conditions sociales et économiques du plus grand nombre. Dans quelques pages vibrantes, Paul Strauss précise sa ligne :

  • 51 Ce sera la référence des socialistes « possibilistes » de Paul Brousse.

« Notre activité politique doit tendre dès à présent à remédier autant que possible, le plus possible51, aux souffrances, à la misère, à l’ignorance, à la maladie physique et morale sous toutes ses formes. Voilà pourquoi, même en l’absence d’une panacée, tout remède, appliqué même empiriquement, doit être employé, coûte que coûte, à la seule condition qu’il en résulte un avantage, si médiocre fût-il. Aussi la lutte politique actuelle, même stérile en apparence, au point de vue immédiat, réclame-t-elle tous nos efforts » (Ibid., p. 156).

40La pensée politique de Strauss se précise : le refus de s’arrêter aux marges de la république, de maintenir hors de son aile des fractions de la population ; la conviction que des mesures aussi ténues soient-elles sont préférables à l’immobilisme ; l’éducation plutôt que l’imposition la caractérisent déjà.

  • 52 Nous avons exploré le carton des Archives de la préfecture de police de Paris (APPP) consacré aux (...)
  • 53 APPP, BA 427, Pièce 328, Rapport de police daté du 17 novembre 1875.
  • 54 APPP, BA 427, Pièce 328, Rapport de police daté du 25 mars 1876.
  • 55 Ainsi, « la société française L’Égalité, fondée dans le but de solidarité, de prévoyance contre la (...)
  • 56 APPP, BA 427, Pièce 479.
  • 57 APPP, BA 427, Pièce 502.
  • 58 APPP, BA 427, Pièce 515.

41En dehors de ce livre, on sait très peu de choses de son exil. Discret, Strauss reste dans l’ombre. S’il côtoie certains proscrits – notamment Ranc – il n’est pas repéré par la police qui ne s’intéresse pas à lui52. Ses conditions de vie ressemblaient-elles à celles des proscrits de la Commune (Latta et al., 2004) ? Un rapport de police du 17 novembre 1875 décrit en détail la vie de quelques figures de la Commune réfugiées à Bruxelles avant l’arrivée de Strauss : Cavalier dit Pipe-en-Bois, Verlière, Aconin, Capron, Gastineau, Ducamp53… Les réfugiés écrivent beaucoup dit-on, ils rédigent leurs mémoires, parfois des romans ; ils se retrouvent au café, chez des libraires, celui qui a publié le livre de Strauss notamment. Ils achètent les journaux de France. Ranc, par exemple, « vient tous les jours aux Galeries vers 2 heures, il achète régulièrement Le Figaro, L’Evénement et La République française, il se rencontre en cet endroit un certain nombre de réfugiés qui, comme lui, sont avides de nouvelles et achètent aussi les journaux54 ». Faisait-il partie d’une des sociétés d’entraide mises en place pour soutenir les réfugiés qui ont commencé à s’organiser55 ? Paul Strauss a-t-il participé le 23 novembre 1877 à la conférence donnée devant 70 personnes par Tabareau sur le roman de Zola, L’Assommoir56 ? Était-il présent lors de la soirée du 23 mars 1878, organisée par le Prêt mutuel et L’Égalité, qui réunit 940 personnes57? Est-il allé écouter, le 6 avril 1878, le conférencier belge Bauwens sur le suffrage universel58 ? La photographie de l’espace social et géographique des exilés est un peu floue, mais elle ne doit pas occulter une activité qui apparaît non négligeable. Paul Strauss n’en est certainement pas tenu éloigné.

  • 59 Le Radical, 17 avril 1884.
  • 60 Service historique de la Défense. Département de l’armée de terre (SHD-DAT), cote 13 J 1094, regis (...)

42Mais, si on en juge par l’expérience des communards, l’exil est pesant (Latta et al., 2004 ; Godineau, 2002). Aussi Paul Strauss revient-il à Paris le 8 avril 1879, soit plus d’un an après l’amnistie sur les délits de presse adoptée par la Chambre des députés, le 24 février 1878. Il est vrai qu’il reste toujours sous le coup de l’accusation de désertion par l’armée. Il se présente spontanément aux autorités militaires et il est écroué à la maison militaire d’arrêt et de correction, 38, rue du Cherche-Midi (document 2). Le registre d’écrou indique que le 15 mai 1879, il est condamné à une peine de trois ans de travaux publics pour « désertion à l’étranger en temps de paix », un jugement confirmé le 30 mai de la même année par le conseil de révision de la place de Paris. Il est incarcéré puis libéré au bout de deux mois et demi. Par décision ministérielle du 18 juin 1879, et à la suite d’une lettre qu’il aurait écrite au ministre de la Guerre59, il bénéficie d’une remise de peine. Remis en liberté le 22 juin 1879, il est affecté au 24e régiment d’infanterie de ligne et mis en congé jusqu’à ce qu’il soit libéré de ses obligations militaires en 188160.

Document 2. La maison militaire d’arrêt et de correction du Cherche-Midi

Document 2. La maison militaire d’arrêt et de correction du Cherche-Midi

La rue du Cherche-Midi vers 1900. À gauche, la maison militaire d’arrêt et de correction, à droite, l’Hôtel des conseils de guerre et la maison de justice militaire. © Musée Carnavalet/Roger-Viollet.

43Paul Strauss aura donc passé deux mois et demi dans cette prison qui a accueilli tant de communards, astreints le jour au travail en commun, en silence et à l’isolement en cellule la nuit. Ouvrages et notices biographiques omettront bien souvent cet épisode de la vie de Strauss pour n’en retenir que l’exil forcé ou… l’accusation de désertion comme nous le verrons. Quoi qu’il en soit, cet événement a manifestement contribué à renforcer les convictions politiques du jeune homme dans la nécessité de l’action. C’en est fini des études de médecine. Strauss se tourne résolument vers le journalisme.

VI. Une carrière de journaliste prometteuse

1. Des débuts pourtant modestes

44Paul Strauss est typique d’une génération de journalistes sans formation spécifique. On peut tenter d’exercer ce métier, avec ses aléas, en ayant fait des études de droit, de lettres ou de médecine ; la professionnalisation, avec ses codes et ses organismes de référence, ne fait que commencer (Martin, 1994 ; Delporte, 1999). Et puis, avec La Joute, Paul Strauss a déjà une expérience, même si elle est ténue, et un réseau qu’il reconstitue très vite.

  • 61 Henry Bellaire est l’éditeur, à Paris (librairie Franklin), de l’Almanach des jeunes mères et des (...)
  • 62 Pour attirer un public plus large encore et reprendre la formule de l’Almanach des jeunes mères et (...)

45Ses débuts sont modestes, très modestes même : il rédige plusieurs chroniques dans un journal consacré aux mères et à leurs enfants. Le Journal des jeunes mères et de leurs bébés, qui deviendra en 1875 le Journal des jeunes mères illustré, a été créé en 1873 par Henry Bellaire, qui a joué un rôle actif dans la Société des Amis de la Paix61. Collaborent à ce journal, des personnalités éminentes de la médecine et des lettres qui élargissent dans cette nouvelle direction le réseau de Strauss. Qu’on en juge : Jules Béclard, professeur de physiologie à la Faculté de médecine de Paris, l’économiste Frédéric Passy, le docteur Fonssagrives (Rollet, 2008, p. 16-28), le docteur Fonteret, secrétaire général de la société protectrice de l’enfance de Lyon, le docteur Jules Simon, médecin à l’hôpital des Enfants-Malades, Firmin Marbeau, fondateur des crèches, Ernest Legouvé, la romancière Jeanne de Bargny, pseudonyme de Nelly Lieutier-Besson, la journaliste Anne Seph, qui écrit dans Le Journal des demoiselles, Anne Würth, spécialiste de la musique pour les enfants, mais aussi la sœur d’Henry Bellaire. C’est sans doute par elle que le lien entre le Journal des jeunes mères et La Joute a pu se faire puisque son mari Joël Le Savoureux y est journaliste. Le rédacteur en chef, Henry Bellaire, et le directeur scientifique, le docteur Maurin, président de la Société protectrice de l’enfance de Marseille, publient des articles sur la santé des enfants, sur les modes de gardes, sur la mode, sur l’actualité législative, mais aussi des romans et des poèmes sur l’enfance et la famille… C’est une revue de vulgarisation qui s’adresse aux mères qui savent lire62. Lorsque le fondateur du journal meurt en juin 1879, Paul Strauss reprend la « chronique du mois ». Les qualités d’auteur de Strauss, qui sait écrire des textes enlevés et rythmés avec une écriture toujours fluide – un style qu’il conservera sa vie durant, ont été sans doute, tout autant que son réseau, un sésame pour cette première activité.

  • 63 Journal des jeunes mères illustré, 1879, p. 247.
  • 64 Idem, 1879, p. 265.
  • 65 Idem, 1880, p. 21.
  • 66 Idem, 1880, p. 19-20.

46Les thèmes de ses chroniques sont variés. Dans l’une, il évoque le plaisir de l’arrivée des vacances, « la vie au grand air, au soleil, les promenades, les courses, les jeux », bref tout ce qui joue sur la santé physique « des petits êtres qui sont la réserve de la France63 ». Dans une autre, notre jeune auteur – il a 26 ans –, réfléchit à la place des femmes dans la société. Trop longtemps vue comme « une idole à parer », il voudrait que l’on cesse de tenir la femme « dans cet état de sujétion intellectuelle64 » et qu’on la mette « de plain-pied avec l’homme65 ». Dans d’autres, il évoque ses lectures, Balzac notamment qui, dans les Mémoires de deux jeunes mariées, met dans la bouche de Renée de Lestorade un intéressant programme d’éducation libérale66. Dans ces chroniques se manifeste déjà sa sensibilité à l’enfance qui naît peut-être de cette expérience, son goût pour la famille, mais assorti d’un projet d’émancipation des femmes et aussi une préoccupation démographique qui ne le lâchera pas. Paul Strauss a gagné sa vie en écrivant sur les mères et les enfants. Il en sera définitivement marqué.

2. La reconnaissance du journaliste parlementaire67

  • 67 Comme journaliste, Paul Strauss n’a pas retenu l’attention des historiens à l’exception de Christi (...)
  • 68 Entre le 12 janvier et le 15 juin 1881 (Strauss, 1934 p. 66).
  • 69 AD Paris, Fonds Yves Guyot, Correspondance officielle avec sénateurs et ministres, D21J1. D’après (...)
  • 70 Le Bien public, dont le propriétaire était le chocolatier Menier, avait comme rédacteur en chef Yv (...)

47Pourtant, c’est la presse parlementaire qui attire Strauss. Il commence à écrire dans de nombreux journaux dont la liberté est désormais garantie par la loi du 21 juillet 1881. Il sera successivement rédacteur en chef de plusieurs d’entre eux, notamment de La Nouvelle Correspondance, directement inspiré par Gambetta, mais aussi de L’Indépendant avec Alfred Naquet comme directeur68 ou encore des Nouvelles républicaines69. Paul Strauss suit une trajectoire somme toute classique : changer de journal n’est pas rare, de même qu’écrire en même temps pour plusieurs d’entre eux, parfois sous des noms différents. Il prend la suite de Ranc comme rédacteur en chef du Voltaire, journal qui avait succédé au Bien public70 le 1er juillet 1878. C’est là surtout qu’il acquiert ses lettres de noblesse. C’est là aussi qu’il fait la connaissance de Raymond Poincaré qui rédige la chronique des tribunaux.

  • 71 Beaucoup de ces journalistes étaient membre de l’Association des journalistes républicains (Avenel (...)
  • 72 Union amicale des maires de la Seine, s.d., Discours prononcés au cours de la Manifestation organi (...)
  • 73 Olga Veil-Picard deviendra une grande figure de la philanthropie parisienne et collaborera avec Pa (...)

48Au Voltaire, ce dernier journal créé en 1878, collaborèrent des hommes comme « Ranc, Bert, Alfred Naquet, Émile Bergerat, Camille Saint-Saëns, Camille Flammarion, Raymond Poincaré, Alexandre Hepp », raconte Strauss dans ses Souvenirs (Strauss, 1934, p. 115)71. Il rappelle les efforts faits par ce journal pour seconder « de son mieux la politique gambettiste pour l’appeler par un des noms dont l’accablaient ses adversaires lorsqu’ils ne la traitaient pas d’opportuniste ou de réactionnaire ! » (Ibid.). Ce journal, dit « républicain démocrate progressiste » en 1897, réunit les groupes de gauche de la Chambre des députés et du Sénat (Avenel, 1897, p. 54). Cette même année, le journal passera sous le contrôle du Comité d’action pour les réformes républicaines, pilier de l’offensive radicale contre les modérés (Berstein et Ruby, 2004, p. 54). C’est dans ce journal que Paul Strauss demandera, après d’autres, la création d’un ministère de l’hygiène publique72. Il écrit aussi dans La Revue municipale et dans Paris, créée le 26 juin 1881 par Charles Laurent : Ranc en est le directeur, les commanditaires en sont les Veil-Picard, banquiers de Besançon avec qui Paul Strauss entretiendra des liens73.

  • 74 Certains chiffres, expliquent les auteurs, ont probablement été surestimés.

49Ce ne sont pas de très grands journaux auxquels Paul Strauss collabore : dans le tableau des tirages de soixante quotidiens publié dans La Lanterne le 21 août 188074 (Albert et al., 1972, p. 234), Le Voltaire figure parmi les journaux républicains avec un tirage de 10 451 exemplaires en juillet 1880, soit très près du chiffre atteint par La République française de Gambetta (11 506), mais loin du tirage de La Petite République, gambettiste lui aussi (196 372), et surtout du Petit Journal (583 820) ! Du côté conservateur, Le Figaro, en tête de liste, tire à 104 924 exemplaires. Si on a parfois appelé Le Voltaire le « Figaro des Républicains », son tirage est dix fois plus faible (Albert et al., 1972, p. 228). Le tirage de Paris s’élève quant à lui à 18 000 exemplaires en 1882-1883. Un début de carrière modeste donc, mais qui s’appuie sur un réseau qu’il a reconstitué et dont il poursuit la construction avec efficacité dans la mouvance gambettiste.

  • 75 Il donnera beaucoup d’articles au Figaro au début du xxe siècle, articles publiés à la une du jour (...)

50Dans ses Souvenirs, Strauss croque sur le vif quelques-uns de ces journalistes qu’il côtoie : en de très belles pages, il campe les portraits d’Eugène Spuller, « journaliste de la plus haute valeur », Gustave Isambert « modeste, moins connu, le journaliste fait homme », Emmanuel Arène, « le plus spirituel des journalistes », Paul Sandrique, « le secrétaire du maître, plus tard député, a été près du cœur de Gambetta », Paul Bert, « le co-fondateur avec Jules Ferry de l’École laïque, gratuite et obligatoire, mort au champ d’honneur en Indochine », Challemel-Lacour « brillante figure disparue ». « Au centre de ce groupe d’élite, Arthur Ranc apparaît avec un relief extraordinaire, par ses dons exceptionnels de journaliste, par son martyrologe politique, par la maîtrise de son esprit critique » (Strauss, 1934, p. 120). Paul Strauss s’introduit donc dans ce réseau politique et amical. Ils seraient ainsi 1000 journalistes parisiens en 1885, 2800 en 1895, 3350 en 1910 d’après les comptages de Marc Martin (Martin, 1994, p. 43). Devenu conseiller municipal, Strauss continuera à écrire dans des journaux tels que Le Mot d’ordre et Le xixe siècle notamment mais aussi dans Le Temps, Le Figaro75 et La Lanterne dans les années 1880 et bien au-delà ; il continuera de collaborer à Paris-Municipal. Le journalisme l’habite indéniablement. Le 19 mars 1892, il crée même, avec Gustave Mesureur, le journal La Ville et, cinq ans plus tard, une autre revue consacrée à l’action sociale, La Revue philanthropique, qu’il dirigera jusqu’à la disparition du journal en décembre 1934. Comme l’écrit Henri Avenel, « Paul Strauss est un journaliste de carrière » (Avenel, 1901, p. 448). Pourtant d’autres activités commencent à l’occuper.

  • 76 APPP, BA 1233.
  • 77 Sur l’échelle des salaires qui est très large (voir Delporte, 1999, p. 116-118).

51Car cette arrivée dans le journalisme parlementaire élargit son horizon. Ce métier suppose de sortir des cafés et des salles de rédaction, d’aller chercher l’information, le journaliste devient aussi reporter (Delporte, 1999, p. 68-69). Alors que certains, de formation juridique, se dirigent vers le Palais de justice, Paul Strauss fréquente la Chambre des députés, il y fait les couloirs, à la recherche d’informations et de rencontres, il se tient dans la tribune de la presse… L’activité parlementaire occupe, il est vrai, une place considérable dans les journaux, tous les actes du gouvernement sont commentés. Quoi qu’il en soit, Strauss commence à gagner sa vie. Bien sûr, il n’a pas la notoriété de Ranc qui toucherait selon la préfecture de police76 jusqu’à 1000 francs par mois, mais Strauss gagne certainement plusieurs centaines de francs notamment lorsqu’il devient rédacteur en chef77.

  • 78 Aux côtés de Lockroy et de Ranc.

52Ce métier lui a assuré finalement une double notoriété. D’abord dans le monde des journalistes. La preuve en est : Paul Strauss devient, dès sa création le 9 avril 1881, vice-président78 de l’une des grandes associations de journalistes, l’Association syndicale professionnelle des journalistes républicains. Il sera même, à partir de 1909, président de cette association orientée à gauche qui réunit d’anciens gambettistes, des radicaux et quelques socialistes (Martin, 1994, p. 58) mais aussi beaucoup de francs-maçons (Lalouette, 1983, p. 83). Il sera également président du comité général des Associations de la presse française. En 1901, Paul Strauss est même membre du comité de la Caisse des retraites de l’association des journalistes républicains (Avenel, 1901, p. 60). Car cette association est devenue une véritable caisse d’assurance qui, grâce aux droits d’entrée des membres et aux grandes loteries organisées, distribue des pensions relativement importantes (Martin, 1994, p. 53).

53Dans la sphère parlementaire, Paul Strauss acquiert aussi une certaine notoriété grâce non seulement à sa grande connaissance du milieu, mais aussi à son extrême prudence, que lui-même reconnaît rétrospectivement (Strauss, 1934, p. 142). Finalement, pour lui comme pour nombre de ses contemporains qui n’avaient pas de capital politique, le journalisme a représenté, comme le dit Jérôme Grévy, « une excellente préparation aux responsabilités gouvernementales » (Grevy, 1998, p. 161). Sans être directeur d’un journal, il participera, à l’instar de beaucoup de ses confrères, aux disputes électorales qui le mèneront aux plus hautes sphères de l’État. Comme le note Christian Delporte, les trois présidents successifs de l’Association des journalistes républicains devinrent parlementaires : « Édouard Lockroy (député de la Seine puis des Bouches-du-Rhône, plusieurs fois ministre), Arthur Ranc (député, puis sénateur de la Seine) et Paul Strauss (sénateur et ministre, de 1922 à 1924), trois ardents républicains, trois francs-maçons, trois journalistes politiques, qui ne distinguent pas leur intervention dans les journaux de leur engagement partisan » (Delporte, 1999, p. 152-153). Cette forme de journalisme apparaît comme un tremplin politique. Aussi peut-on légitimement se demander si l’engagement de Paul Strauss dans ce métier n’a été que l’instrument de sa promotion politique ? Ce serait oublier qu’une fois parvenu sur la scène politique, il a continué d’écrire, des articles, des livres notamment mais surtout, il a dirigé, on l’a dit, deux revues, de leur fondation jusqu’à leur disparition. Appelé aux plus hautes fonctions politiques, il n’a pas renoncé à l’écriture, loin s’en faut.

  • 79 Le Temps, avril-mai 1884.

54Parallèlement, son engagement politique se précise. Rachel G. Fuchs date de ces années – 1881 notamment-, l’« abandon du socialisme » par Paul Strauss (Fuchs, 1995, p. 86). On ne peut qu’être d’accord si l’on entend par socialisme le « programme du Havre », à tonalité doctrinaire et révolutionnaire, tel qu’il vient d’être rédigé en mars 1881. Paul Strauss est hostile à la lutte des classes, il n’est ni marxiste ni révolutionnaire, c’est un pragmatique modéré qui veut obtenir des réformes par la voie légale (Berstein et Ruby, 2004, p. 36). Il est très loin du socialisme de Jules Guesde (Ducange, 2017), mais il ne rejoint pas non plus le courant possibiliste de Paul Brousse tout en partageant avec lui sa tactique : fractionner les objectifs pour rendre les avancées possibles. Mais du socialisme, Paul Strauss gardera certaines convictions : œuvrer à la transformation des conditions de vie des ouvriers, faire intervenir l’État pour mener à bien certaines réformes, rechercher l’égalité entre les citoyens, veiller à la protection des plus faibles. Attaché à un héritage, celui de la Révolution française et de la Seconde République, Strauss rejoint la famille radicale, un univers complexe et divisé, comme l’ont souligné maints historiens (Berstein et Ruby, 2004), où il entend promouvoir un socialisme réformiste, non bridé par une idéologie. En vérité, cette voie était déjà la sienne au sortir de la Commune comme on le pressent en feuilletant les chapitres qu’il donne au journal Le Temps, en 1884, sur « Les partis socialistes. 1870-188379 ». Critique par rapport au concept de lutte des classes et au « collectivisme », il adhère pleinement au nouveau courant socialiste « progressif et réformateur » qui émerge lentement après la répression de la Commune. C’est à ce mouvement qu’ont été les sympathies de Paul Strauss.

55En cette année 1881, l’Union républicaine créée par Gambetta devient le groupe principal à la Chambre des députés avec 204 députés sur 557. Entre les deux tours, le 3 septembre 1881, Paul Strauss explique dans Le Voltaire, la position d’Alfred Naquet, qui est aussi la sienne :

  • 80 Le Voltaire, 3 septembre 1881.

« Il faut sérier les questions, prendre toutes celles qui comportent une réalisation immédiate ou prochaine, et laisser de côté tout ce qui pourrait être une cause d’obstacle ou de retard. On délimite ainsi tout ce qui est le programme commun, en réservant pour l’avenir et pour les débats ultérieurs tout ce qui constitue le 80. »

  • 81 Le Radical, 3 septembre 1881.

56Cette déclaration fait réagir Le Radical qui rapporte ces propos : en fait, les opportunistes qui se déclarent progressistes proposent un « programme d’inaction ! 81». Car la bagarre entre républicains bat son plein, opposants radicaux et opportunistes. L’arrivée de Gambetta à la présidence du Conseil en novembre 1881 incarne pour Paul Strauss l’aube d’une ère nouvelle, qui verra une révision de la constitution et des réformes progressives. Mais Gambetta doit composer avec une majorité républicaine fractionnée entre le parti du Centre gauche, la Gauche républicaine, l’Union républicaine dont est issu son gouvernement et le parti de l’Extrême-gauche, et des personnalités fortes qui s’affrontent, Ferry, Grévy, Clemenceau… Cette division fait tomber le « grand ministère » au bout de soixante-treize jours. Cet échec renforce Paul Strauss dans sa conviction que l’union est le pilier de la république – une constante de sa ligne politique –, en vue de réaliser un grand programme de réformes. Sa trajectoire intellectuelle le pousse donc à rejoindre l’une des multiples branches du camp républicain, celle qui, d’un idéal théorique marqué par le socialisme, passe à l’action de terrain. Si Paul Strauss rejoint la mouvance opportuniste de l’Alliance républicaine, il ne renonce pas, loin s’en faut, au volet social de son programme politique. Plus tard, ses convictions – et ses intérêts, le conduiront à se rallier au Parti républicain, radical et radical-socialiste.

3. Le tournant des années 1882-1883

57Pour Paul Strauss, Léon Gambetta est un des pères fondateurs de la République, non pas le premier à s’être jeté dans la mêlée, mais certainement celui qui a entraîné, qui a fédéré, qui a galvanisé les troupes républicaines à la fin du Second Empire, durant le conflit franco-prussien et tout au long des débuts de la Troisième République. On rejoint là l’interprétation que propose Jérôme Grévy, d’une ligne politique modérée qui finit par s’imposer aux intransigeants et aux libéraux (Grevy, 1998). Figure symbolique par excellence, Gambetta occupe une place de choix dans les Souvenirs de Strauss. Il dessine le portrait du « grand tribun » à grand renfort d’expressions fortes : « patriote impeccable », « prestigieux patriote », « député de Belleville », « député protestataire de 1871 » ; il prend sa défense lorsqu’il est qualifié par ses adversaires conservateurs, de « pilier d’estaminet », ou bien par Thiers, de « fou furieux ». Pour Strauss, il est celui qui l’initie à la vie politique, son père spirituel. Quand il meurt, le 31 décembre 1882, Paul Strauss reçoit de Waldeck-Rousseau, dont il est proche, la mission d’organiser avec Eugène Étienne ses obsèques nationales, fixées au 6 janvier 1883. Des funérailles impressionnantes, chargées en émotion (Strauss, 1934, p. 214-215). Pour Strauss, la nouvelle année marque la fin d’une page de son histoire personnelle et le début d’une nouvelle étape puisqu’il va briguer et gagner un mandat électif. Il entre véritablement en politique à la mort de son mentor.

58Du gambettisme de l’après 1871, Paul Strauss en gardera un certain esprit : si l’attachement aux grands événements qui ont jalonné l’histoire des républicains au xixe siècle reste vif, notamment la Seconde République, Paul Strauss partage avec ses amis l’idée qu’il faut rompre avec les références exclusives à la révolution et au socialisme théorique. Il faut installer la république durablement, « substituer l’ordre et la légalité à l’insurrection et à la violence ». C’est un homme de droit, un réformiste. C’est par les élections au suffrage universel – masculin, que l’on gagnera le combat : les urnes plutôt que les barricades (Bayon, 2000, p. 9-10). Paul Strauss partage finalement l’idée d’une république « ouverte », sagement réformiste mais néanmoins fermement républicaine. La Commune a dû représenter pour lui un grand malaise ; en cela, il se démarque de certains gambettistes comme Ranc, qui aura été l’un de ceux à rejoindre pour un temps les Communards après la démission du gouvernement de la Défense nationale. Mais Paul Strauss réintroduira dans le « gambettisme », et plus généralement dans le radicalisme modéré, un aspect qui lui a fait longtemps défaut, une dimension tant sociale que sanitaire, liant l’ensemble pour chercher à construire une politique cohérente de protection des populations, notamment des plus vulnérables. Ce sera sa marque.

59L’unité autour de l’idéal républicain, la réunification du territoire, la réconciliation sociale : telles sont les valeurs que Paul Strauss défend. En cela, il adhère profondément aux couleurs du gambettisme, ce qui lui voudra d’être mis sur la touche par les radicaux jusqu’à l’aventure boulangiste, comme on va le voir.

Notes

1 AD Haute-Saône, acte de naissance de Paul Strauss, 23 septembre 1852.

2 AD Haute-Saône, acte de naissance de Serethe Schwoob, 1825. Elle signera Schrette Schwob lors de son mariage, puis Zélie. AD Haut-Rhin, acte de mariage Strauss-Schwob, 1846. L’orthographe des prénoms et noms des familles d’origine juive de l’Est de la France est, on le voit, encore hésitante.

3 Né en 1782.

4 Né en 1802.

5 Née en 1805.

6 AD Bas-Rhin, acte de naissance d’Israël Strauss, 1819. Plus tard, il sera dénommé Isidore.

7 Le père a en outre 2 enfants d’un précédent mariage.

8 AD Haute-Saône, liste nominative numérisée, 1851.

9 AD Haute-Saône. Nous remercions Pierre-André Meyer et le Cercle de généalogie juive, pour les renseignements recueillis dans les cimetières parisiens qui nous ont permis d’appréhender l’état civil des membres de la famille Strauss-Schwob.

10 Cimetière de Montparnasse (division 30, 3e partie, CAP n° 170). Le caveau (« Famille Isidore Strauss ») réunit la descendance des époux Isidore Strauss-Zélie Schwob, excepté Paul et son épouse.

11 1934, Célébration des cinquante années de mandats publics, M. Paul Strauss, p. 41.

12 Nous remercions vivement Simone Schneider pour les informations très précieuses qu’elle nous a transmises sur l’histoire du collège de Lure.

13 AD Haute-Saône, cote RM 11. Nous remercions vivement Georges Rech de ces informations.

14 La Jewish Encyclopedia, consultée sur internet le 25 mai 2011 mentionne qu’il est « graduate from the faculty of Medicine » 

15 D’après différentes sources, cette langue aurait été inventée à la fin des années 1870 seulement : des cours étaient-ils déjà donnés avant la guerre à l’Association philotechnique ou bien la mémoire de Paul Strauss le trahit-elle en 1934 ?

16 Ces soi-disant ouvriers portant blouses blanches et belliqueux auraient été des policiers mandatés pour « organiser » le désordre.

17 AD Paris, cote D1M2 8.

18 Les recherches dans les archives de la Haute-Saône et celles de Neuilly-sur-Seine (série H) n’ont pas permis d’aller très loin dans l’analyse de l’activité de cette compagnie de francs-tireurs. On sait seulement qu’elle réunit 52 hommes le 27 août 1870.

19 Le Vétéran, Organe officiel de la société nationale de retraites Les Vétérans des Armées de Terre et de Mer 1870-1871, 10 mars 1907. Le journal qui démarre trois ans après la création de cette association accorde trois colonnes aux engagés volontaires mineurs.

20 Ce changement est attesté par l’état nominatif de la 5e compagnie du 4e bataillon (AD Haute-Saône, cote 86 R 1). Nous remercions Georges Rech, directeur des Archives départementales, pour ces informations.

21 Rappelons que sur 125 000 soldats malades, il y eut 23 500 décès.

22 Tout en la tempérant par l’adjonction de deux autres héros qui l’ont consolidée, Ferry et Waldeck-Rousseau (Strauss, 1934).

23 AD Haute-Saone, cote RM 11.

24 La Joute. Revue littéraire de la jeunesse, février-août 1872, I, n° 1-7 ; novembre-décembre 1872, II, n° 1-3. La BnF conserve dix numéros de février à décembre 1872.

25 Georges Beauvisage (1852-1925), professeur titulaire à la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon, devint conseiller municipal de Lyon en 1896, puis sénateur en 1909 ; inscrit au groupe de la Gauche démocratique comme Paul Strauss.

26 Paul Gérente (1851-1913), s’engage, comme Paul Strauss, en août 1870. En 1871, au Quartier latin, il fonde le « Comité de jeunesse des écoles ». Il entreprend des études de médecine et se fixe à Alger pour diriger un asile. Élu conseiller général en 1892, il devient sénateur en 1894 et est battu en 1912.

27 La Joute, 15 février 1872.

28 La Joute, 15 mai 1872, p. 121-122.

29 La Joute, 15 février 1872, p. 16-20.

30 Union amicale des maires de la Seine, s.d., Discours prononcés au cours de la Manifestation organisée le 22 mars 1934 en l’honneur de M. Paul Strauss…, p. 3.

31 La Joute, 15 mars 1872, p. 65-67.

32 La Joute, 23 novembre 1872, p. 5-6.

33 La Joute, 30 novembre 1872, p. 15-16.

34 La Joute, 30 novembre 1872, p. 16.

35 Rappelons que tout groupement de plus de vingt personnes était soumis à autorisation préalable.

36 Il mesure 1,63 mètre d’après le registre matricule de sa classe. AD Haute-Saône, cote RM 11.

37 Yves Guyot (1843-1928) est un économiste radical partisan du libre-échange. Proche de Clemenceau, conseiller municipal de Paris (1874-1884), député de la Seine (1885-1893), ministre des Travaux publics (1889-1892), il se consacre au journalisme après son échec en 1893 : directeur du Siècle, il devient rédacteur en chef du Journal des économistes. Il adhère à l’École mutuelle du Grand Orient de France et devient, dès 1894, un défenseur ardent de Dreyfus. C’est en outre un féministe convaincu.

38 1934, Célébration des cinquante années de mandats publics, p. 32.

39 Ranc fut gracié par décret du 11 mars 1879. D’épais dossiers le concernent aux Archives de la préfecture de police de Paris, BA 1233-1234.

40 C’est à la mairie du 9e arrondissement qu’un monument élevé par l’Association des journalistes républicains sera érigé à la mémoire d’Arthur Ranc, le 17 février 1913. Paul Strauss y prononcera un discours qui sera publié dans A. Ranc, 1913, Souvenirs, Correspondance, 1831-1908, p. 471-475, ouvrage édité par la femme de Ranc (Le Radical, 17 février 1913).

41 C’est Gaston Ménier (1855-1934), député de Seine-et-Marne, chocolatier, qui est le commanditaire bénévole de ce journal « presque révolutionnaire » : il ne peut figurer dans les manchettes du journal, du fait de sa position d’industriel. Paul Strauss y collabore (Lepelletier. 1908, Émile Zola, p. 183-184).

42 AD Haute-Saône, Classe 1872 (n° 2027), cote RM 11. Nous remercions vivement Georges Rech pour ces informations.

43 C’est en tout cas l’un des trois sens du mot Strauss : autruche, bouquet, combat (Harrap’s, Weis Mattutat. Dictionnaire allemand-français/français-allemand, 1999, p. 550).

44 Nous avons reconstitué cette affaire grâce au procès-verbal du jugement (AD Paris, D1U6 80, Tribunal de 1ere instance, 1er juin 1877) et aux journaux, notamment Le Temps (3 juin 1877) et Le xixe siècle (29 mai 1877).

45 AD Paris, D1U6 80.

46 Suspendu, Le Radical disparaîtra le 14 juin 1879 pour être créé à nouveau le 10 août 1881 avec Henri Maret.

47 Loi du 24 février 1878.

48 C’est ce que suggère Jolly dans son Dictionnaire des parlementaires français, (Jolly, 1977, notice Paul Strauss, p. 3036).

49 Le Radical, 17 avril 1884. 

50 C’est un libraire engagé qui publie L’Histoire de la Commune par Vallès et Ranvier (Archives de la préfecture de police de Paris, BA 427, 4 avril 1878, pièce 514). Il connaîtra de nombreux procès de 1880 à 1902. Il sera présent au cinquantenaire des mandats publics de Paul Strauss en 1934.

51 Ce sera la référence des socialistes « possibilistes » de Paul Brousse.

52 Nous avons exploré le carton des Archives de la préfecture de police de Paris (APPP) consacré aux réfugiés en Belgique sous la cote : BA 427, Refugiés en Belgique. Renseignements divers de 1871 à 1882.

53 APPP, BA 427, Pièce 328, Rapport de police daté du 17 novembre 1875.

54 APPP, BA 427, Pièce 328, Rapport de police daté du 25 mars 1876.

55 Ainsi, « la société française L’Égalité, fondée dans le but de solidarité, de prévoyance contre la maladie, le chômage et composée exclusivement des victimes de nos principes politiques », tient son assemblée le 27 mars 1876. APPP, BA 427, Pièce 512.

56 APPP, BA 427, Pièce 479.

57 APPP, BA 427, Pièce 502.

58 APPP, BA 427, Pièce 515.

59 Le Radical, 17 avril 1884.

60 Service historique de la Défense. Département de l’armée de terre (SHD-DAT), cote 13 J 1094, registre d’écrou de la prison militaire, 1879, p. 132, n° d’écrou 9341. Nous remercions Jacky Tronel de l’EHESS et Léonard Grevet du SHD, pour leur aide dans cette recherche.

61 Henry Bellaire est l’éditeur, à Paris (librairie Franklin), de l’Almanach des jeunes mères et des nourrices, publié par la Société protectrice de l’enfance de Lyon. Cet almanach est publié en 1873, 1874 et 1875 (Rollet, 1990a, p. 346).

62 Pour attirer un public plus large encore et reprendre la formule de l’Almanach des jeunes mères et des nourrices, Henry Bellaire et le docteur Maurin, créent un nouveau journal, l’Almanach-guide des mères de famille. Conseils, Recettes utiles, Petits secrets, Paris, Librairie des familles, 1877.

63 Journal des jeunes mères illustré, 1879, p. 247.

64 Idem, 1879, p. 265.

65 Idem, 1880, p. 21.

66 Idem, 1880, p. 19-20.

67 Comme journaliste, Paul Strauss n’a pas retenu l’attention des historiens à l’exception de Christian Delporte qui lui accorde une large place dans son livre consacré aux journalistes en France et de Rachel G. Fuchs (Delporte, 1999 ; Fuchs, 1995, p. 82-105).

68 Entre le 12 janvier et le 15 juin 1881 (Strauss, 1934 p. 66).

69 AD Paris, Fonds Yves Guyot, Correspondance officielle avec sénateurs et ministres, D21J1. D’après une carte professionnelle adressée par Strauss à Guyot.

70 Le Bien public, dont le propriétaire était le chocolatier Menier, avait comme rédacteur en chef Yves Guyot.

71 Beaucoup de ces journalistes étaient membre de l’Association des journalistes républicains (Avenel, 1897).

72 Union amicale des maires de la Seine, s.d., Discours prononcés au cours de la Manifestation organisée le 22 mars 1934 en l’honneur de M. Paul Strauss…, p. 8.

73 Olga Veil-Picard deviendra une grande figure de la philanthropie parisienne et collaborera avec Paul Strauss (De Luca et Rollet, 1999, p. 61). C’est aux Veil-Picard que les Strauss loueront plus tard leur appartement de l’avenue de Wagram.

74 Certains chiffres, expliquent les auteurs, ont probablement été surestimés.

75 Il donnera beaucoup d’articles au Figaro au début du xxe siècle, articles publiés à la une du journal.

76 APPP, BA 1233.

77 Sur l’échelle des salaires qui est très large (voir Delporte, 1999, p. 116-118).

78 Aux côtés de Lockroy et de Ranc.

79 Le Temps, avril-mai 1884.

80 Le Voltaire, 3 septembre 1881.

81 Le Radical, 3 septembre 1881.

Table des illustrations

Titre Document 1. Portrait de Paul Strauss (circa 1900)
Crédits Cliché d’Émile Tourtin, Henri Avenel, 1901, La presse française au vingtième siècle, Paris, Flammarion. © BnF.
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9194/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre Document 2. La maison militaire d’arrêt et de correction du Cherche-Midi
Crédits La rue du Cherche-Midi vers 1900. À gauche, la maison militaire d’arrêt et de correction, à droite, l’Hôtel des conseils de guerre et la maison de justice militaire. © Musée Carnavalet/Roger-Viollet.
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9194/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 4,1M

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