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Procréation et imaginaires collectifs

 | 
Doris Bonnet
, 
Fabrice Cahen
, 
Virginie Rozée

Chapitre 9

Paroles catholiques et révision des lois de bioéthique : récits sur la PMA1

Séverine Mathieu

Texte intégral

  • 1 Ce texte reprend des éléments développés dans Mathieu, 2020.
  • 2 Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a été créé en 1983. Il a pour mission de soulever l (...)
  • 3 La Manif pour tous (LMPT) est une association créée en octobre 2012 dans le cadre de l’opposition a (...)

1Lorsque, le 25 septembre 2018, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE)2 rend public son avis 129 (CCNE, 2018a) et se prononce en faveur de l’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes, les oppositions s’expriment rapidement. Le soir même, La Manif pour tous3 manifeste devant les locaux du CCNE et, le dimanche suivant, le 30 septembre, dans un entretien au Parisien, l’archevêque de Paris, Mgr Aupetit, invite les catholiques à se « mobiliser par la parole » contre cette ouverture, au nom du respect de la dignité humaine.

I. Le retour de l’Église en politique

2À partir de 2018, dans le contexte de la nouvelle révision des lois de bioéthique, l’Église catholique devient très active. À propos du « mariage pour tous », c’est-à-dire de l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, acté par la loi promulguée le 17 mai 2013, les sociologues Céline Béraud et Philippe Portier ont montré comment la mobilisation catholique contre l’ouverture du mariage aux couples homosexuels procédait d’un véritable « activisme bioéthique » dont les discours s’articulaient autour d’une « rhétorique de la peur qui tout à la fois se nourrit et alimente la panique morale autour du devenir de la famille » (Béraud et Portier, 2015, p. 139). Cette rhétorique est encore à l’œuvre à l’occasion des États généraux de la bioéthique, en particulier sur la question de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules. Sera plutôt évoquée ici une « rhétorique de l’anxiété », qui renvoie à un sentiment permanent et diffus d’inquiétude, d’insécurité, la peur renvoyant plutôt à une émotion forte devant la prise de conscience d’un danger.

  • 4 L’« exculturation », concept développé par Danièle Hervieu-Léger (Hervieu-Léger, 2003), signifie qu (...)

3On voudrait étudier ici les récits produits par les discours catholiques sur l’ouverture de la PMA. Relevons que c’est surtout l’Église catholique qui s’est fait entendre lors de la révision des lois de bioéthique, en particulier sur la question de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, mais aussi sur la question de l’embryon et sur le dépistage prénatal. Jusqu’à récemment, le magistère catholique imprimait son empreinte aux normes familiales mais, en contexte d’« exculturation4 », il est ainsi aujourd’hui dépossédé de ses prérogatives, comme le montre Danièle Hervieu-Léger (Hervieu-Léger, 2003).

4Plus largement, comme l’indiquent Céline Béraud et Philippe Portier, « les débats politiques relatifs à l’union, à la filiation et au vivant (de ses débuts à la fin) remettent en cause le magistère catholique sur “l’intime” » (Béraud et Portier, 2015, p. 53). Denis Pelletier (Pelletier, 2019, p. 42) évoque précisément l’inquiétude qui peut saisir le monde catholique devant son devenir minoritaire. Il explique comment, en brouillant la frontière entre ce qui relève d’une part, de l’intime et d’autre part, du politique, les politiques de la vie (contraception, avortement, PMA), domaine qui a longtemps été celui « du for intérieur, de l’autorité parentale et du magistère des Églises », ont mis en place une « République de l’intime » qui organise, dans la sphère publique, ce qui relevait autrefois de la sphère privée.

5Force est de constater que les autres religions monothéistes se sont moins mobilisées, même si elles ont été invitées à s’exprimer, comme en témoigne, par exemple, l’audition des représentants des religions par la Commission spéciale de bioéthique à l’Assemblée nationale, le 30 octobre 2018. Au cours de cette audition, les représentants des cultes catholique, musulman et juif se sont dits défavorables à l’ouverture de la PMA, le président de la Fédération protestante de France, François Clavairoly, évoquant pour sa part les « réticences » au sein du monde protestant.

  • 5 Ce mouvement, dont le délégué général est Tugdual Derville, est le nouveau nom adopté en 2011 par l (...)

6Outre la restitution de la parole de l’institution religieuse catholique, sera évoquée également, en appui, celle des deux principales associations qui organisent la mobilisation politique des opposants à l’ouverture de la PMA : La Manif pour tous, dont Yann Raison du Cleuziou, considère qu’au moment du « mariage pour tous », elle est la manifestation d’un retour en politique du catholicisme (Raison du Cleuziou, 2019) et Alliance Vita5.

7L’enquête sociologique de type ethnographique repose sur deux formes de matériaux. D’une part, des observations réalisées lors des États généraux de la bioéthique qui se sont tenus entre janvier et mai 2018 et, d’autre part, une analyse des propositions faites sur le site des états généraux, ouvert entre janvier et juin 2018. En outre, sont également analysées des interventions dans des médias et des documents produits par l’institution catholique. Le propos est ici quelque peu descriptif, afin de présenter les émetteurs de ces récits et leur contenu.

II. Fondements des récits de l’anxiété

8Rappelons que l’Église catholique romaine, dans la lignée de sa réprobation de la contraception exposée dans l’encyclique Humanae Vitae de 1968, s’oppose à la PMA, notamment à travers l’instruction Donum Vitae de 1987, la lettre encyclique Evangelium Vitae de 1995 et l’instruction Dignitas Ppersonæ de 2008. Ceci au nom du respect de la loi naturelle qui interdit de dissocier l’union de la procréation.

  • 6 Compte rendu de la Mission d’information de la Conférence des présidents sur la révision de la loi (...)

9Parmi le magistère catholique et les membres d’associations qui présentent un attachement fort aux valeurs catholiques, telle Alliance Vita ou La Manif pour tous, on assiste, à l’occasion des États généraux de la bioéthique, à l’élaboration de récits alarmistes sur la PMA. Les arguments déployés nourrissent le discours de ceux qui se représentent comme des « lanceurs d’alerte » (Chateaureynaud et Torny, 1999), mettant en avant des menaces pour l’équilibre de notre société (Mathieu, 2019) et témoignant d’une forme de « panique morale » (Ogien, 2004). Les ressorts de leur discours empruntent à une rhétorique qui se veut universelle et non pas cantonnée au registre d’un discours religieux. On la retrouve par exemple chez Ludovine de La Rochère, présidente de La Manif pour Tous, auditionnée à l’Assemblée nationale le 24 octobre 20186 Elle répond à Jean-Louis Touraine qui a souligné la nécessaire séparation des domaines du savoir et de la croyance : « j'y vois une réduction de ce que nous exprimons à la seule position des religions. Le sujet n’est pas religieux. Tout mon exposé comme toutes les réflexions que nous avons menées ont toujours porté sur des faits, des constats objectifs, relevant de sources fiables. Tous les faits que j’ai cités sont constatés par toutes les institutions, sans exception, qui ont travaillé sur le sujet ».

10Les règles classiques de l’argumentation sont ici respectées : le propos est généraliste, il sort d’un périmètre que l’on imaginerait religieux pour faire adhérer le plus grand nombre à ces propositions. Les travaux de Yann Raison du Cleuziou ont pourtant montré que La Manif pour tous a été un moment clé dans un certain réengagement des catholiques en politique, en particulier au sein des 2 % des catholiques qu’il qualifie d’« observants », c’est-à-dire ceux qui sont très pratiquants et attachent de l’importance au dogme.

  • 7 En 2018, 35 % des catholiques pratiquants se déclaraient favorables à l’ouverture de la PMA aux fem (...)

11Soulignons néanmoins que les catholiques sont loin d’être unanimes à s’opposer à l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules : le décalage entre dogme, pastorale et fidèles est à souligner7. Parmi les catholiques également, certains, au moment des débats sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, ont déploré cette « rhétorique de la peur » (Béraud et Portier, 2015 ; Béraud, 2015).

III. La médiatisation de ces récits

  • 8 Par exemple, lors de l’audition des représentants des religions par la Mission d’information de la (...)

12Par quels moyens et sous quelles formes s’élabore ce récit ? Dans les discours certes, dans les prises de position au travers de différents médias, mais aussi, en 2018, par une forte participation aux États généraux de la bioéthique que les représentants de l’institution catholique ont appelé de leurs vœux. Citons aussi les interventions publiques dans le cadre d’auditions, au CCNE ou à l’Assemblée nationale8.

  • 9 « Bioéthique : pour Mgr Brunin, “l’Église doit éviter le défaitisme et la croisade” », interview de (...)
  • 10 « Bioéthique  : Les consensus éthiques sont fragilisés », père Bruno Saintôt, propos recueillis par (...)

13Le 3 janvier 2018, le quotidien La Croix consacre un dossier à la bioéthique. La parole est donnée à des représentants de la religion catholique. L’évêque du Havre, Jean-Luc Brunin, considère que « les évêques qui ont été désignés par la Conférence participeront au débat et au dialogue avec d’autres, experts ou élus : ils souligneront que ce que l’Église défend sur ces questions est raisonnable, pertinent pour le devenir de notre humanité9 ». Dans ce même numéro s’exprime Bruno Saintôt, jésuite, responsable du département « Éthique » biomédicale du Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris. Selon lui, « les consensus éthiques partiellement issus du christianisme sont fragilisés voire rompus : valeur du corps et de l’unité de la personne, marchandisation du corps et des personnes […], rapport sexualité-procréation, interdit principiel de recherche sur l’embryon […], centralité du soin du plus faible et du bien de l’enfant ». Il ajoute : « Si nous voulons encore une société hospitalière et solidaire, il faudra nous redire quelle valeur nous accordons à chaque être humain, de son commencement à sa fin […]10 ? » Le point de vue religieux s’exprime ici sous la forme d’une expertise en matière de règles éthiques.

14Avant la tenue des États généraux de la bioéthique, au lendemain de l’avis 126 du CCNE favorable à l’ouverture de la PMA (CCNE, 2017), la Conférence des évêques de France (CEF) s’inquiète de ce que cette décision n’entraîne une évolution similaire sur la gestation pour autrui (GPA). Cette dernière question s’invite d’emblée dans les débats11, alors qu’elle ne figure pas dans l’agenda de la révision des lois de bioéthique et que le CCNE s’est exprimé pour le maintien de son interdiction (CCNE, 2018a). Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et responsable du groupe de travail sur la bioéthique de la CEF adresse, le 17 janvier 2018, une lettre aux catholiques d’Ille-et-Vilaine qu’il conclut en ces termes : « Il est temps que nous réveillons nos consciences endormies […]. Chers amis, trouvez les moyens qui vous conviennent pour dire que chaque vie humaine est un trésor sans prix12 ! » S’il s’adresse ici aux catholiques, c’est pour les exhorter à se mobiliser dans cette période de révision des lois de bioéthique, et atteindre par cette mobilisation, des cercles situés au-delà de ceux de ces pratiquants.

  • 13 Ces fiches portent sur le don d’organes, le diagnostic prénatal, les interactions biologie-psychism (...)

15Du côté de l’institution, dès mars 2017, en amont des États généraux, un groupe de travail a été créé au sein de la Conférence des évêques pour proposer des outils aux catholiques, notamment des fiches « bioéthiques » reprises dans ce livret, les 3 et 7 février 201813. L’Église catholique de Paris publie quant à elle, sur son site, un livret « Bioéthique. Comprendre les enjeux de la révision des lois de bioéthique », surmonté d’une citation de Michel Aupetit, archevêque de Paris et médecin : « Édifier un monde meilleur qui ne soit pas “le meilleur des mondes” ». La référence au célèbre roman dystopique Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley écrit en 1931 inscrit délibérément le propos dans le registre de l’anxiété. L’introduction affirme : « Pour préparer la révision programmée des lois de bioéthique, le gouvernement a lancé une consultation large des Français sous la forme d’« États généraux ». […] Le progressisme affirmé par certains n’est qu’une adaptation aux désirs individuels qu’il faudrait servir avec plus ou moins de complaisance, les avancées techniques servant d’alibi. »

  • 14 En mobilisant l’argument de la « pente glissante », emprunté au philosophe Jurgen Habermas, qui ren (...)

16La fiche consacrée à l’Assistance médicale à la procréation explique : « Ouvrir la PMA aux femmes seules ou aux couples de femmes, c’est instituer un “droit à l’enfant” au détriment des droits de l’enfant. C’est priver un enfant de père. C’est encourager la marchandisation des spermatozoïdes. C’est encourager, à terme, l’autorisation de la GPA ». L’Église s’inquiète d’un possible eugénisme14 : « En levant le verrou thérapeutique et en rendant la PMA accessible à tous, y compris aux couples hétérosexuels fertiles qui pourraient décider d’y avoir recours pour choisir telle ou telle caractéristique pour leur enfant, on ouvrirait un grand marché de la procréation et de la sélection des individus et donc on organiserait un eugénisme légal ». Là encore, l’Église se prévaut d’une expertise éthique portée par une rhétorique de l’anxiété.

17Il faut penser également ces récits dans le contexte d’une inquiétude des papes pour le devenir de l’Homme, à laquelle répond l’élaboration, en 1991, du concept d’« écologie humaine » avec Jean-Paul II, autour de la défense des valeurs familiales (Bertin et Carnac, 2013). Le magistère romain cherche à montrer que ses prescriptions en matière familiale ne se fondent pas sur la foi mais sur une juste compréhension des mécanismes de la nature. Ces récits de l’anxiété intègrent cette notion et visent à faire prendre conscience à nos contemporains des dangers qui les menacent. Dès 2011, Pierre d’Ornellas l’évoque dans une tribune publiée dans Le Monde15, et Tugdual Derville, dans le carnet du participant à l’Université de la vie 2019, organisée par l’Alliance Vita pour ses adhérents, se réfère également à « l’écologie humaine16 ».

IV. États généraux de la bioéthique : une forte mobilisation des opposants à l’ouverture de la PMA

  • 17 Animé par l'autrice et auquel ont participé quatre représentants de culte (un prêtre catholique, un (...)

18Les observations menées à l’occasion de rencontres organisées lors des États généraux de la bioéthique mettent en évidence cette même rhétorique. Ainsi, le focus groupe organisé à Lille le 26 mars 2018 relaie ces préoccupations17. Les représentants catholiques, s’ils discernent les mérites de la science, considèrent qu’il faut faire attention à l’hubris (la démesure) qui produit une déstabilisation de l’éthique. Ils posent une série de questions : est-on dans le champ de la médecine ou dans le champ de l’augmentation de l’humain ? L’extension de la PMA conduit-elle à l’absence de père et ne prive-t-on pas alors l’enfant de la paternité biologique ? Ne risque-t-on pas de confondre désir et besoin ? On en appelle à des principes éthiques universels et intangibles. C’est bien dans une « croisade morale » (Becker, 1985 [1963]) que s’engagent ces opposants à l’ouverture de la PMA, se considérant ici comme des « vigies », luttant pour le « bien commun » et organisant leur discours autour de récits alarmistes et anxiogènes.

19Signalons que cette mobilisation s’est traduite en particulier par un fort investissement des opposants dans les réunions de débat public sans que ne soit jamais mise en avant une appartenance à la religion catholique. Leur présence physique, leur prise de parole et les questions que ces adversaires posent sont un des éléments clés de leur répertoire d’action. Si cette mobilisation, d’ordre politique, est ici évoquée, c’est parce qu’elle vient en appui de ces discours catholiques, enracinant le propos dans une rhétorique de l’anxiété.

20Leurs associations, telles que La Manif pour tous ou Alliance Vita, ont relayé l’information : leurs sites Internet donnaient le calendrier des manifestations et les liens éventuels pour s’inscrire. Sur le terrain, il est difficile de savoir d’où parlent ces opposants, car ils se présentent souvent sous un prénom : « Luc », « Alice » ; une profession : « comptable », « infirmière », « ingénieur à la retraite » ; ou un statut familial : « simple citoyen, père de famille et grand-père », « mère de trois enfants ». En sorte que les récits produits ne portent pas la marque, du moins explicite, d’une référence au religieux.

21À l’occasion de la séance d’ouverture des États généraux organisée à Paris par l’Espace éthique Île-de-France, le 7 février 2018, après les interventions, la parole est donnée à la salle : un homme qui se présente comme « père de famille très nombreuse » insiste sur la question de la marchandisation. Il cite « le marché aux esclaves en Libye », la congélation des ovules. Il déplore des « dérives épouvantables ». Pour lui, « au travers des débats de la GPA et de la PMA se pose la question de la marchandisation des hommes, des femmes et des enfants ». Les valeurs mises ainsi en avant sont partagées au-delà d’un cercle de pratiquants catholiques conservateurs.

22À Nantes, lors d’un débat sur l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, le 21 février 2018, un auditeur s’exclame : « La PMA pour toutes est un premier pas vers l’eugénisme […]. C’est dans la nature de l’homme que de vouloir toujours plus : il faut être vigilant ». Cette rhétorique de la peur s’inscrit donc ici dans une forme de « croisade morale », celle qui consiste à avertir nos contemporains des dangers qui les menacent. À Paris, lors de la soirée organisée par l’Association des étudiants en médecine de France, le 9 mars 2018, plusieurs personnes, réparties dans toute la salle, interviennent pour dénoncer le risque d’eugénisme. Elles s’insurgent également contre « la PMA sans père ». La force et la fréquence de leurs questions et remarques étonnent d’ailleurs l’organisateur de la soirée, qui ne pensait pas réunir un tel public. L’auditoire était peu nombreux, une trentaine de personnes, mais très clairement composé, pour une grande partie, de militants opposés à l’ouverture de la PMA.

23Leurs interventions s’appuient sur des chiffres, des références mais sont autant d’apostrophes virulentes sur les dérives supposées inéluctables de cette ouverture. À aucun moment, ils n’évoquent la religion ou une quelconque appartenance religieuse, bien au contraire. Ils en appellent à une anthropologie universelle. À Lille, le 4 avril, lors d’un débat de synthèse, certains redoutent le glissement vers « un égalitarisme forcené », qui supprimerait « les lois naturelles ». Ceux qui tiennent ces discours insistent sur l’universalité des valeurs qu’ils défendent, ce qui permet aussi de comprendre l’absence de discussion possible dans les débats.

  • 18 Ce film (en anglais Gattaca) de 1997, du réalisateur néo-zélandais Andrew Niccol, est une dystopie (...)

24À Rouen, le 29 mars, dans un débat sur la PMA avec don de gamètes, un homme évoque le film Bienvenue à Gattaca18, qu’il décrit comme l’horizon inéluctable de notre société si la PMA était ouverte. Cette référence cinématographique élargit également le spectre de l’auditoire. Les récits s’adressent ici aussi à la jeunesse, gagnant ainsi son adhésion à cette rhétorique de l’anxiété, et devenant également porteuse de ce discours. C’est d’ailleurs une jeune femme qui prend alors la parole, faisant état d’une inquiétude pour le devenir de la famille.

  • 19 La rubrique « Procréation et société » est celle qui recueille le plus d’interventions : 29 066 con (...)
  • 20 Les Veilleurs, groupe de militants catholiques, ont organisé des « veillées » pour protester contre (...)

25Ces mêmes discours sont présents dans les propositions faites sur le site des États généraux de la bioéthique, l’autre matériau de l’enquête menée. Il existe plusieurs rubriques dans lesquelles les personnes peuvent faire des propositions qui sont soumises aux votes des participants19. Dans celle consacrée à « Procréation et société », un intervenant surnommé « Tof » invoque des « invariants » : « Tout comme l’homme, l’éthique ne change pas tous les cinq ans. Ce devrait être un invariant fondé sur des principes universels et indiscutables […]. Il faut renoncer à modifier une anthropologie multimillénaire. » Sa proposition recueille 103 « pour », 10 « contre ». Axel Rokvam, par ailleurs cofondateur des Veilleurs20, écrit : « Dissocier union [charnelle] et procréation n’est pas respectueux de la dignité de la personne humaine ». « Kevin » lui répond : « Quelle drôle d’époque où l’on voudrait fabriquer, et oui, fabriquer c’est le mot, des enfants hors du circuit naturel. Une déshumanisation complète de la procréation, ça fait vraiment peur », s’inscrivant à proprement parler dans une « rhétorique de la peur ». Interviennent d’autres contributeurs, que l’on retrouve d’ailleurs toujours ensemble à réagir à d’autres propositions, reprenant les mêmes arguments, se confortant dans une sorte d’entre-soi pessimiste.

  • 21 En analysant les contributions sur le site des États généraux de la bioéthique, l'autrice ne l’a tr (...)

26Si la mention de Dieu et de la religion catholique n’apparaît qu’à de rares reprises dans les propositions21, les termes employés empruntent fortement au vocabulaire de ces catholiques conservateurs qui s’étaient déjà exprimés au moment des débats sur le mariage pour tous. « Dignité », « respect de la personne humaine », « anthropologie naturelle », autant de mots que l’on trouve à plusieurs reprises dans les paroles de ceux qui s’opposent à l’ouverture de la PMA et qui figurent dans les textes émis par l’institution catholique.

V. Une porosité des frontières entre séculier et religieux

  • 22 Pour Paul Virilio, notre monde actuel se caractérise par un nombre exponentiel de catastrophes natu (...)
  • 23 Sur les discours d’Alliance Vita, voir le travail de master de Manon Reynaud : Engagement et parcou (...)

27Lors de son audition à l’Assemblée nationale, Tugdual Derville, président d’Alliance Vita, explique que : « L’enjeu […] est de faire de la lutte contre l’infertilité et de la lutte contre l’eugénisme deux grandes causes nationales. […]  La France bat le record de monde pour la détection anténatale du handicap ». Il cite Paul Virilio et son ouvrage L’accident originel22. Il mentionne, lui aussi, Le meilleur des mondes de Aldous Huxley. On voit comment ces tenants de récits de l’anxiété s’appuient sur un discours de l’expertise, celle reposant sur des référents partagés au-delà du cercle catholique. Sont alors écartées les références à proprement parler religieuses, pour en mettre en avant d’autres : séculières, philosophiques, historiques, scientifiques, voulant ainsi montrer que ces craintes relèvent d’une éthique universelle23.

28Les termes de ces récits de l’anxiété trouvent d’ailleurs des échos dans la société séculière, comme en témoignent par exemple les positions de José Bové ou de Jacques Testart, pourtant clairement éloignés des cercles catholiques. Le premier donne une interview à la revue Limite : « La PMA c’est la boîte de Pandore : eugénisme et homme augmenté24 ». Le second, dans de nombreuses tribunes et interviews, dit ses inquiétudes quant à l’ouverture de la PMA, tout en précisant qu’il est athée25. Et sa parole est d’autant plus reconnue comme légitime qu’elle émane de celui qui, aux côtés de René Frydman, a permis au premier bébé-éprouvette français de voir le jour, en 1982. Dans The Conversation, en 2017, Jacques Testart invoque quatre raisons de s’opposer à la PMA pour toutes : la biomédecine n’a pas à résoudre les problèmes de la société ; il existe une pénurie de sperme chronique en France ; le droit de l’enfant à connaître ses parents et l’existence d’un eugénisme obligé, via les banques de sperme26. Cette convergence de points de vue montre également la porosité entre monde religieux et séculier. Pourtant, il faut relever que ceux qui, parmi les scientifiques, les médecins, les philosophes ou les psychanalystes, s’opposent à l’ouverture de la PMA, prennent bien soin, dans les raisons qu’ils invoquent, de se démarquer du magistère catholique et des associations également opposées à cette ouverture.

29Les discours religieux, ici catholiques, dénoncent des dérives en s’appuyant sur la défense de valeurs qui sont tout autant laïques : vulnérabilité, respect, dignité. Ce qui les différencie des discours laïques est la mise en avant d’une sacralité de la vie. La référence à l’écologie est également une façon d’intégrer à ces discours des préoccupations très contemporaines, qui sont en particulier portées par la jeunesse. En sorte que cette rhétorique de l’anxiété imprègne effectivement la perception et les discours ordinaires et savants, au-delà du cercle catholique.

30Le magistère catholique ainsi qu’une fraction des pratiquants et, au-delà de leur cercle, certains des opposants de l’ouverture à la PMA, élaborent, à propos de cette pratique, des récits visant à mettre en garde leurs concitoyens contre des dérives inéluctables. Ils entendent, au travers de leur Église et ses représentants, comme d’ailleurs, l’ensemble de ceux (membres des autres cultes religieux, acteurs du secteur associatif, scientifiques) qui se sont exprimés à l’occasion des États généraux de la bioéthique, être complètement associés au processus de fabrication des normes en matière de bioéthique. L’Église catholique souhaite ainsi marquer sa légitimité à intervenir dans ce domaine comme dans celui de la famille (Hervieu-Léger, 2003). Le modèle familial promu par l’institution catholique, celui d’une famille dite « traditionnelle », composé d’un couple hétérosexuel marié et de leurs enfants, est aujourd’hui mis à mal, devant l’existence et la vitalité d’autres formes familiales. La dernière enquête sur le recensement de l’Insee montre ainsi que, alors qu’en 2011 la moitié des familles étaient des familles « traditionnelles » avec deux parents mariés, en 2018, pour la première fois, ces mêmes familles ne sont plus majoritaires (45 % de l’ensemble des familles)27. En sorte que, à la question : « qui est le parent de qui ? », on ne peut plus apporter une réponse unique. Ces récits de l’anxiété, qui ne reposent pas sur un argumentaire et des références religieuses et voudraient prendre un accent universel doivent se comprendre dans ce contexte et témoignent de l’attachement aux normes d’une famille dite « traditionnelle ». Dans un espace démocratique où s’expriment des positions différentes, quelle peut être leur place ?

Bibliographie

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Ogien R., 2004, La panique morale, Paris, Grasset.

Pelletier D., 2019, Les catholiques en France de 1789 à nos jours, Paris, Albin Michel.

Raison du Cleuziou Y., 2019, Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous, Paris, Le Seuil.

Reynaud M., 2019, Engagement et parcours militants des jeunes catholiques dans le cadre de la révision des lois bioéthiques en 2018-2019, mémoire de master sous la direction de Céline Béraud, EHESS.

Testart J., Rousseaux A., 2018, Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes, Paris, Le Seuil.

Virilio P., 2005, L’accident originel, Paris, Galilée.

Notes

1 Ce texte reprend des éléments développés dans Mathieu, 2020.

2 Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a été créé en 1983. Il a pour mission de soulever les enjeux des avancées de la connaissance scientifique dans le domaine du vivant et de susciter une réflexion de la part de la société ; https://www.ccne-ethique.fr/.

3 La Manif pour tous (LMPT) est une association créée en octobre 2012 dans le cadre de l’opposition au projet de loi sur le mariage homosexuel et la filiation pour personnes de même sexe. La présidente actuelle en est Ludovine de La Rochère. Si l'organisation ne se déclare pas ouvertement catholique et se présente comme une association de défense de la famille traditionnelle sans appartenance, ses fondateurs et ses militants sont souvent issus des milieux associatifs catholiques (Béraud et Portier, 2015).

4 L’« exculturation », concept développé par Danièle Hervieu-Léger (Hervieu-Léger, 2003), signifie que, certes, une part importante de nos contemporains continuent de se reconnaître dans le catholicisme, mais ses références et ses valeurs ne font plus l’unanimité dans l’univers culturel français.

5 Ce mouvement, dont le délégué général est Tugdual Derville, est le nouveau nom adopté en 2011 par l’Alliance pour les droits de la vie (ADV), fondée en 1993 par Christine Boutin, qui fut l’une des chefs de file de la lutte contre le Pacs.

6 Compte rendu de la Mission d’information de la Conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique, 24 octobre 2018, n° 43, Assemblée nationale ; https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/bioethique/l15bioethique1819043_compte-rendu#.

7 En 2018, 35 % des catholiques pratiquants se déclaraient favorables à l’ouverture de la PMA aux femmes en couple selon un sondage de l’IFOP (Institut français d’opinion publique) réalisé pour le magazine La Croix et le Forum européen de bioéthique, en décembre 2017, https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/03/3938-1-study_file.pdf.

8 Par exemple, lors de l’audition des représentants des religions par la Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique, le 30 octobre 2018. 

9 « Bioéthique : pour Mgr Brunin, “l’Église doit éviter le défaitisme et la croisade” », interview de Anne-Bénédicte Hoffner, La Croix, 3 janvier 2018.

10 « Bioéthique  : Les consensus éthiques sont fragilisés », père Bruno Saintôt, propos recueillis par Marie Malzac, La Croix, 3 janvier 2018.

11 Cette forme de « logique des dominos » est reprise par Tugdual Derville lors de son audition à l’Assemblée nationale, le 24 octobre 2018 : « La ligne rouge est pour nous la PMA : le basculement vers la PMA entraîne immédiatement le basculement vers la GPA » ; https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/bioethique/l15b1572-v2_rapport-information# .

12 Mgr d’Ornellas, Lettre aux catholiques d’Ille-et-Vilaine, 18 janvier 2018.

13 Ces fiches portent sur le don d’organes, le diagnostic prénatal, les interactions biologie-psychisme, l’utilisation des biotechnologies sur les cellules embryonnaires et germinales humaines, la recherche sur l’embryon humain, la fin de vie, la thérapie génique germinale, l’AMP, la GPA, l’IA [intelligence artificielle], les mégadonnées [communément désignées par « données en masse » ou encore « Big Data »], le don de gamète ; https://eglise.catholique.fr/wp-content/uploads/sites/2/2018/02/2018-03-20-Livret_bioethique.pdf et https://www.paris.catholique.fr/-dossier-bioethique-.html.

14 En mobilisant l’argument de la « pente glissante », emprunté au philosophe Jurgen Habermas, qui renvoie en quelque sorte à l’idée que si une pratique A existe, une pratique B en découlera. Or cette dernière est moralement inacceptable, en sorte que le raisonnement mène à la nécessité d’interdire la pratique A. 

15 Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, « Bioéthique : élaborons une écologie humaine », Le Monde, 6 avril 2011.

16 Dans une partie intitulée « Chasser les mythes. Dépolluons notre regard sur la famille humaine » (p. 90-91). Voir aussi  Derville, 2018.

17 Animé par l'autrice et auquel ont participé quatre représentants de culte (un prêtre catholique, un pasteur luthéro-réformé, un imam, un rabbin), accompagnés chacun de deux délégués de leur communauté.

18 Ce film (en anglais Gattaca) de 1997, du réalisateur néo-zélandais Andrew Niccol, est une dystopie évoquant un monde futur où l’on pratique l’eugénisme et où l’on peut choisir les gamètes des parents pour procéder à des fécondations in vitro permettant d’assurer la naissance d’enfants au patrimoine génétique sélectionné.

19 La rubrique « Procréation et société » est celle qui recueille le plus d’interventions : 29 066 contributions, 320 219 votes, 17 560 participants. Pour la rubrique « Prise en charge de la fin de vie », 15 531 contributions, 214 346 votes et 14 755 participants et pour la rubrique « cellules souches et recherche sur l’embryon », 7 879 contributions, 149 158 votes, 11 816 participants.

20 Les Veilleurs, groupe de militants catholiques, ont organisé des « veillées » pour protester contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Ils se retrouvent sur des places pour des manifestations non violentes où ils allument des bougies et lisent des textes, par exemple, cherchant également à déconfessionnaliser leur action. Certains des dirigeants des Veilleurs ont contribué à la fondation de la revue Limite (Balas et Tricou, 2019).

21 En analysant les contributions sur le site des États généraux de la bioéthique, l'autrice ne l’a trouvé qu’à trois reprises, notamment dans les propositions d’un participant qui s’insurge en tant que catholique pratiquant contre l’ouverture de la PMA.

22 Pour Paul Virilio, notre monde actuel se caractérise par un nombre exponentiel de catastrophes naturelles et industrielles. Il s’agit pour lui de substituer à ces logiques technicistes le principe de responsabilité.

23 Sur les discours d’Alliance Vita, voir le travail de master de Manon Reynaud : Engagement et parcours militants des jeunes catholiques dans le cadre de la révision des lois bioéthiques en 2018-2019, sous la direction de Céline Béraud, EHESS, 2019.

24 José Bové, « La PMA, c’est la boîte de pandore : eugénisme et homme augmenté », interview de Paul Piccaretta, Limite, 29 mai 2017. La revue Limite est une revue lancée en 2015 par des représentants de la droite catholique conservatrice, réunie sous la bannière de l’« écologie intégrale ».

25 Par exemple dans Le Monde, où il est également présenté comme un « lanceur d’alerte » : Jacques Testart, « Nous allons vers une humanité à deux vitesses », Le Monde, interview de Catherine Vincent, 8 avril 2018. Son dernier livre, co-écrit avec Agnès Rousseau, Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes (Paris, Le Seuil, 2018) s’inquiète des avancées contemporaines en matière de biotechnologies de la reproduction.

26 Jacques Testart, « Débat : quatre raisons de s’opposer à la PMA pour toutes », The Conversation, 10 octobre 2017.

27 Bilan démographique de l’Insee, 2919 ; https://www.insee.fr/fr/information/4289009#titre-bloc-5.

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