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Éléments de statistique humaine ou démographie comparée (1855)

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Achille Guillard

Livre II. Développement intellectuel et moral

Chapitre X.

Progrès de la moralité

Texte intégral

§ Ier. Libre arbitre fondement de la morale.

1La loi morale est la loi de justice et d’amour. Elle est écrite dans la conscience de tout homme qui n’a pas été dégradé par une profonde altération d’organisme.

2C’est elle que les théologiens et certains philosophes imbus de leur méthode ont voulu nommer la loi naturelle par opposition à la loi divine. Cette distinction nous paraît irréligieuse, parce qu’elle donne droit d’inférer que la nature de l’homme n’est pas le fait de Dieu : ce qui conduit à l’athéisme. Cette distinction est donc un préjugé légitime contre la théologie aussi bien que contre les systèmes des philosophes, lesquels n’appartiennent point à la philosophie.

3La loi morale a été nommée, avec plus de poésie et de vérité, le Verbe de Dieu qui illumine tout homme venant en ce monde. Elle est professée dans les Evangiles avec une pureté qui a excité l’admiration, de dix-huit siècles consécutifs et ne l’a point épuisée.

4La justice est la base unique et exclusive de tous les rapports des hommes entre eux. L’amour pur en est le couronnement.

5Lorsqu’elle s’exerce de particulier à particulier, elle s’appelle équité, terme dérivé de œquus, égal. Elle retient le nom de justice, quand elle s’exerce par la communauté, ou par le pouvoir qui en sort, qui la représente, l’ordonne et la dirige.

6Si l’on définit la liberté

7le droit et le pouvoir qu’a tout homme de penser et d’agir selon son libre arbitre, — d’exercer toutes ses facultés comme il lui plaît, sous la réserve et dans les limites du même droit et du même pouvoir chez autrui,

8on induira que

9toute atteinte à la liberté est une atteinte à la justice, et tout progrès dans la liberté, un progrès de moralité publique.

10L’idée de justice n’est intelligible que par l’idée de liberté. L’automate n’a ni droit ni devoir. Il en est de même de l’être organisé qui vit et ne sent pas, ou qui sent et ne pense pas, ou qui pense et ne veut pas, ou qui veut et ne peut pas. L’être qui vit, qui sent, qui pense, qui veut et peut, c’est l’être libre, c’est l’homme : car c’est le même. Donc, l’homme qui n’est pas libre n’est pas un homme ; l’homme qui n’est qu’imparfaitement libre n’est qu’imparfaitement homme. Donc aussi,

11développement de l’humanité,

12développement de la justice,

13développement de la liberté,

14sont synonymes. Donc enfin, on doit accepter comme principes fondamentaux de l’ordre social que

15la liberté de chacun s’étend en tout sens jusqu’aux points où elle rencontre la liberté d’autrui ; et que

16tout pouvoir constitué qui restreint la liberté au-delà de ce qui est rigoureusement nécessaire pour la conserver, usurpe et forfait.

17Car le but essentiel, la raison d’être du Pouvoir, ou plutôt de l’Autorité, c’est la conservation de la liberté sociale. Le droit de réprimer la licence naît uniquement de ce que la licence détruit la liberté, aussi criminellement que le despotisme, qui n’est qu’une licence titrée.

18Détruire ou nier la liberté, c’est détruire ou nier toute idée de droit ; toute morale, toute sagesse, toute raison, tout motif de réfléchir, d’agir ou de s’abstenir, de parler ou de se taire ; c’est détruire ou nier la sanction des lois, la légitimité des peines, le sens des enseignements et des conseils ; c’est délier de tout devoir, de tout lien de société et de famille ; c’est anéantir l’œuvre de l’esprit parmi les hommes, et livrer l’humanité au pouvoir exclusif des causes physiques.

19Douter de la liberté, c’est remettre en question tous les problèmes que la marche incessante de la civilisation a résolus.

20L’ordre sans la liberté est un mensonge hypocrite ; la liberté sans l’ordre est une utopie absurde. Liberté et ordre public est un pléonasme. Cette devise équivoque du juste milieu convenait bien au gouvernement bâtard qui, poursuivant un équilibre imaginaire entre deux principes qui ne sont qu’un, faisait preuve d’ignorance ou d’astuce, et devait périr par ses propres œuvres.

21De même que la justice se maintient par la force et par la prudence, l’injustice a pour moyens la violence et la fraude.

22La violence attente

23principalement aux personnes : homicide, coups, rapt, transportation, séquestration ;

24secondairement aux choses possédées : confiscation, brigandage, incendie.

25La conquête réunit les deux attentats.

26La fraude attente

27soit aux choses possédées : escroquerie et toutes ses variétés ;

28soit aux personnes : séduction de témoins, de fonctionnaires, de conscience, d’opinion, – de sexe.

29Nous voyons dans l’ histoire ancienne et moderne (ne parlons pas de la contemporaine) que l’une et l’autre voie d’iniquité a été suivie, pendant la longue et maladive enfance du genre humain, par les deux classes auxquelles on peut le réduire : les hommes qui, représentant l’autorité, ne savaient pas qu’elle n’existe et n’est concevable que pour la liberté, et les hommes qui, représentant exclusivement la liberté, ne savaient pas qu’elle ne peut vivre sans l’égalité, la justice et l’autorité, — en un mot par les gouvernants et par les gouvernés.

30Les conceptions législatives eussent gagné beaucoup en simplicité et en lumières, si elles avaient été dirigées vers ce phare unique, la justice-liberté. Mais on voulait, on affectait de vouloir favoriser l’industrie, favoriser le commerce, favoriser l’agriculture, favoriser les lettres et les arts, favoriser l’église, la propriété, l’hérédité, etc., etc. De toutes ces faveurs naissaient des droits acquis, qu’il fallait protéger : il n’en est qu’un que l’on ait délaissé, le seul qui soit vraiment inviolable et imprescriptible, le seul qui soit l’objet et la raison d’être de l’autorité, — le droit de tout le monde.

31Les efforts que l’humanité a faits depuis l’origine des temps pour instituer la liberté, sont consignés dans l’histoire de la civilisation. On connaît les succès et les revers ; on sait l’avancement et le recul, avancement en somme. Mais les crises ont été terribles, les fluctuations fréquentes : souvent les torrents de la violence ont débordé, et il a fallu des siècles de réparations.

  • 1 Voyez les rapports du professeur Blanqui, du docteur Villermé, les enquêtes du Parlement anglais. « (...)
  • 2 Rossi, Cours, t. 3 cité au Monit. univ. 28/6/53.

32Elle n’est entrée dans son adolescence que par la découverte de l’imprimerie. Jusque-là la connaissance était le privilège de quelques-uns : le sort des nations dépendait des vertus ou des vices de leurs chefs. La presse a fondé définitivement le pouvoir de l’intelligence commune ; et, lorsque la connaissance sera devenue générale, le sort des nations ne dépendra plus que d’elles-mêmes. Mais la connaissance n’ayant pas encore pénétré dans les masses, c’est l’opinion qui gouverne, — gouvernement intérimaire, destiné seulement à préparer le règne définitif de la science. Déjà une grande classe sociale, la bourgeoisie, a appris que la vraie et seule base de la prospérité est le travail, et que, le travail ne devenant fécond que par l’échange, les nations ne peuvent être désormais que des raisons de commerce et des ateliers en rapports mutuels d’intérêts et d’affaires. Le pouvoir qu’elle doit à son instruction, à son activité et à son entente, elle a, par la pente naturelle des passions et des pouvoirs, cherché à le garder tout pour elle : il lui a échappé... Cette expérience lui doit apprendre que, si le commerce ne peut prospérer que par la tranquillité et la confiance, la tranquillité et la confiance ne peuvent être acquises définitivement que par l’équitable distribution des instruments et des produits du travail, qui est le pouvoir du monde moderne, et que, tant qu’une grande classe de travailleurs, sinon la plus nombreuse, au moins la plus condensée, sera martyre de l’industrie1, au lieu d’en être, comme elle y a droit, la suzeraine et la bénéficiaire2, l’ordre social ne pourra être qu’apparent et éphémère, tenant à la vie d’un homme fort, à un accident de récoltes ou de combats, à un coup de soleil, un brouillard, une gelée. Il est vrai que, quand même la bourgeoisie le voudrait, elle ne pourrait remettre le pouvoir solide aux mains des travailleurs, tant que ceux-ci ne connaîtront pas les conditions d’ordre sous lesquelles l’humanité se développe, se maintient et prospère, conditions dont la première notion est dans la Loi de P. La bourgeoisie elle-même connaît-elle ces conditions ? Ne tombe-t-elle pas à cet égard dans de grossières erreurs, dans des contre-sens grotesques ? Par exemple (et théoriquement parlant), ne la voit-on pas, en divers pays, chercher le remède à la crainte qu’elle a des violences du pouvoir, dans l’institution de la violence civile sous le nom de garde nationale ?

33L’instruction des masses est donc, à notre époque de développement, le vrai desideratum de la liberté. Il faut savoir attendre et préparer. C’est folie de croire que l’obstacle tienne à un homme, à une famille. « Philippe est-il mort, dit l’un ? Non, il n’est que malade, répond l’autre. Mort ou malade, que vous importe, puisque, s’il n’était plus, votre indolence et votre peu d’entendement, votre anarchie et vos divisions vous auraient bientôt fait un autre Philippe ? » (Démosth. Disc. de la couronne.)

34On ne s’étonnera point après cela si le progrès moral que la Démographie cherche à constater au sein des masses est encore faible ou contestable en certains points.

§ 2. Épreuve judiciaire.

35Il serait à désirer que l’on pût calculer la moyenne de moralité par un procédé direct et positif, comme on le fait à-peu-près pour l’instruction. Mais ce procédé n’existe pas. L’évidente nécessité sociale de réprimer les actes coupables fait qu’ils sont partout recherchés, punis et enregistrés. La nécessité de récompenser les actions vertueuses n’étant pas généralement comprise, on ne s’en occupe point, ou c’est seulement par exception et par privilège. Les lois répressives foisonnent chez tous les peuples policés, et s’y multiplient de plus en plus. Les lois rémunératoires n’existent pas : elles ne seront peut-être jamais qu’en une séduisante utopie... Ah ! laissez-nous l’espoir que, dans l’avenir, un heureux effort de la science sociale en enfantera le secret.

36Résignons-nous cependant à étudier l’état de la moralité dans le tableau de ce qui lui manque, le seul qui soit accessible à nos yeux.

37Le bureau de statistique institué (seulement depuis 1825 par le directeur Guerry) près du ministère de la justice, dresse chaque année le Compte général de l’administration de la justice répressive en France. Le Compte de 1850 est accompagné d’un beau et solide résumé des 25 années antécédentes, qui fait le plus grand honneur au bureau, à son chef Arondeau, et au ministre Abbatuci. Ce travail, presqu’en tout point digne d’approbation, témoigne surtout d’une entente de la méthode démographique, d’autant plus remarquable qu’elle est encore fort rare, surtout au sein des bureaux constitués. Nous recommandons aux studieux particulièrement le tableau H (p. cxi v), qui appelle de longues et profondes méditations, non sans promettre de les bien récompenser.

38La loi française donne aux faits répressibles trois qualifications : les crimes, pour lesquels l’accusé est renvoyé devant une cour d’assises ;

39les délits, pour lesquels le prévenu est traduit en police correctionnelle ;

40les contraventions, qui sont jugées par les tribunaux de simple police. Cette troisième classe, qui est beaucoup plus considérable, par le nombre des faits, que les deux autres ensemble, ne renferme pourtant que les infractions à certaines lois spéciales concernant presque uniquement la surveillance de la chasse et des forêts.

41La Population de la France recevant des accroissements continus, on doit s’attendre à une augmentation simultanée des actes justiciables. Cette augmentation trouve un autre motif dans le perfectionnement de l’art administratif, qui a sa part des progrès par lesquels tous les arts se signalent en notre siècle, et qui laisse chaque année moins de faits répressibles échapper à la justice. Ce perfectionnement est démontré par la diminution continue du nombre des accusés contumaces. L’accroissement des accusations et préventions est sensible en effet, de la première à la cinquième des périodes étudiées. Toutefois, il n’est pas régulièrement continu. La dernière période offre une brusque recrudescence, effet évident des diverses calamités qui s’y sont appesanties. C’est donc une période abnormale, sur laquelle il ne serait pas juste de s’appuyer pour rechercher l’état permanent ou la marche ordinaire de la moralité. Par ce motif, nous croyons rationnel de nous en tenir d’abord aux quatre premières périodes quinquennales.

42De 1825 à 1845, la Population s’est accrue de 0.102 (chap. iii, p. 49). Le nombre des faits répressibles, jugés durant ces vingt années, n’a pas augmenté dans cette proportion : il s’est accru, accusés et prévenus, de 0,094. L’accroissement est dû tout entier aux préventions ; car les accusations ont diminué, loin d’avoir augmenté : en /41-45, le nombre des crimes dénoncés est moindre qu’en /26-30.

43Voilà un premier témoignage juridique du progrès général de la moralité. Les masses se portent moins aux voies violentes ; leurs mœurs s’adoucissent.

44La recherche des passions qui poussent aux crimes d’homicide et d’incendie fournit un second témoignage de cet adoucissement.

45Des cinq classes principales de passions violentes, instigatrices du crime, quatre ont subi diminution. Une seule s’est augmentée continûment : c’est celle que le ministre qualifie exclusivement de cupidité. Elle était la cinquième en influence, elle est devenue la seconde. Il n’y a pas eu accroissement de passions, mais déplacement, métastase.

46Si l’on prend à part les prévenus de délits correctionnels, en laissant de côté les contraventions, dont le nombre a beaucoup diminué, on trouve que les délits se sont accrus au-delà de leur rapport avec l’accroissement de P.

47La catégorie qui s’est le moins aggravée est celle des délits contre les personnes, ce qui se rapporte à l’adoucissement des mœurs que nous avons remarqué à propos des accusés.

48La catégorie qui s’est le plus formidablement aggravée, est la troisième, celle qui comprend, entr’autres, les délits de mendicité et de vagabondage.

49Avant de rechercher dans quelles circonstances s’est produite cette aggravation, jetons un regard rapide sur la période /46-50. Le surcroît des accusations ne porte que sur les crimes contre les personnes ; et c’est seulement /49 et /50 qui y contribuent : ces deux années donnent les maxima des 25 ans. Viennent ensuite /32, /33 et /35.

50Le nombre total des accusés est en /46 au-dessous de /26 et /27.

  • 3 Virg. Æn. VI.

51L’année 1847, qui reste au-dessous de la moyenne des trois périodes précédentes pour les crimes contre les personnes, s’élève au maximum des crimes contre la propriété. On reconnaît les mauvais conseils de la faim3. Après /47 viennent /32, /40 et /37.

52Si la recrudescence qu’indique la cinquième période est due aux calamités qui l’ont frappée, on peut espérer qu’il y aura diminution dans la période suivante ; et 1851 et /52 le font déjà voir. Dès 1850, la surexcitation commence à diminuer : la diminution est plus rapide en /51, plus encore en /52. Mais, à mesure que les attentats personnels deviennent moins fréquents, ceux contre la propriété, qui avaient considérablement baissé en 1848 et /49, commencent à remonter : il semble que les passions vindicatives et meurtrières, s’exaspérant, avaient arrêté le train ordinaire des passions cupides et que s’effaçant elles le laissent passer. Toutefois la reprise est lente ; une partie de l’amélioration demeure acquise, et 1852 reste au-dessous du chiffre de toutes les années antérieures à 1848.

§ 3. Circonstances qui influent sur la moyenne de moralité.

53Si l’on recherche les causes qui ont déterminé la progression des quatre classes de délits, on verra que tout ce qui ne tient pas à l’accroissement de P ou aux poursuites plus exactes de la justice peut être attribué

54ou à une tendance à la démoralisation,

55ou à la surexcitation universelle du mouvement social depuis la paix,

56ou à l’augmentation de gêne et de malaise dans quelqu’une des classes composant la Population.

a. Surexcitation et malaise.

57Le travail industriel, arrêté par la compression et les longues guerres de la révolution et de l’empire, devait naturellement prendre à la paix un rapide essor. Ce mouvement, s’il eût été laissé à lui-même, se fût produit selon les lois propres à la nature humaine, et équilibré par l’action combinée de l’intelligence et de la liberté. Mais il a subi l’action de diverses causes perturbatrices, dont les principales sont les entraves douanières, l’avidité des gouvernements, la rivalité des nations. L’effet des prohibitions et des droits exagérés qui les valent, est de déplacer arbitrairement les viscères de l’industrie, de donner de l’enflure aux uns, de la maigreur aux autres, de les tenir tous dans un état de maladie, de souffrance et de crise imminente. Les gouvernements qui se regardent comme des êtres sui generis, et se font une vie et des intérêts à part, trouvant un accroissement de revenu dans les développements de l’industrie et du commerce, s’occupent de ces développements plus qu’ils ne devraient, les fomentent, prétendent les favoriser, mais en réalité les surexcitent et les dénaturent. De là, les mouvements imprévoyants, précipités, téméraires, et les chutes fréquentes. Pour leur compte, les nations, ou plutôt les classes mercantiles, ne sont pas plus sages que leurs maîtres : elles se laissent, facilement éblouir, enivrer par l’image de la fortune et de toutes les jouissances qu’elle promet. A cet entrainement se joignent les rivalités nationales : entre français, anglais et allemands, c’est une émulation folle : on veut produire plus que les autres et en tout genre ; pour produire plus, il faut consommer davantage : alors on ne consomme plus pour les simples besoins du bien-être, on consomme pour consommer, on érige les excès du luxe en principe d’économie politique ; on les encourage au lieu de les réfréner, et l’on se félicite de toutes les intempérances.

58Est-il surprenant que l’activité humaine, ainsi détournée de son but, échauffée, égarée, pousse au précipice les individus chez lesquels dominent les penchants avides et qui ont la tête trop faible pour se conduire et rester debout au milieu de ce galop infernal ?

59Les preuves de l’exagération du mouvement social sont dans le rapport judiciaire que nous avons analysé. Pendant les 25 années qu’il résume, le nombre des morts accidentelles s’est élevé de 4781 à 8691, accroissement 0.820 ; le nombre des suicides s’est accru dans une plus forte proportion, de 1739 à 3446, accroissement 0.980. Le nombre des sociétés de commerce s’accroît pareillement ; leur multiplication est beaucoup plus considérable que celle des préventions correctionnelles. La précipitation du mouvement commercial multiplie aussi les procès du genre : leur nombre s’accroît de 100 p. 0/0. De 1817 à 1850, les faillites ont triplé. Combien tout ce mouvement dépasse l’accroissement des actes coupables !

60Le nombre des affaires civiles, loin d’augmenter comme les causes correctionnelles et commerciales, a diminué. La possession immobilière, qui ne s’accroît pas, est la matière des litiges civils, tandis que la possession mobilière est celle des crimes et délits. C’est une preuve à l’appui de l’accusation que nous portons, avec le ministre (Rapport, p. lxvi), contre l’exagération du mouvement industriel.

61Quand on voit croître les accidents physiques et financiers plus rapidement que les accidents moraux, il faut donc conclure que le mal a sa cause dans l’activité plus excitée, dans l’agglomération plus serrée, et non dans la perversité aggravée. Il faut même reconnaître, si l’on est juste, que le principe moral a résisté, mieux que l’organisation matérielle, à l’entrainement, aux heurts, aux enseignements mauvais et aux autres causes de désordre.

62Les effets de cette exagération transsudent de tous les documents officiels. Toutes les misères sur lesquelles l’administration étend la main pour y jeter quelque palliatif, s’augmentent d’une manière continue et bien au-delà de l’augmentation de P.

63Le mouvement des prêts sur gage exprime plus vivement encore la gêne publique : le nombre des articles déposés aux 41 Monts-de-piété de France s’élève,

64Avec la gêne de l’engagement croit la torture du dégagement :

65Le nombre absolu des articles vendus a doublé :

66L’accroissement des plaisirs lait un contraste poignant avec l’accroissement des souffrances ; mais l’un et l’autre mesurent la force du torrent : le droit prélevé à Paris, pour les pauvres, sur les amusements des autres (l’auteur du document dit, jocosè, « sur les amusements publics de la ville de Paris »), part de 300 000 francs en l’an V, et touche à 900 000 en 1840 (Ib. n° 45). Accroissement 2.000. Le rendement du droit a triplé.

67Enfin, ce qui démontre le plus vivement l’augmentation du malaise dans quelqu’une des classes qui composent la Population, c’est l’extraordinaire accroissement de la mendicité. De tous les maux dont on déplore l’aggravation, aucun ne s’est élevé aussi brusquement et aussi haut. Le ministre déclare que le nombre des prévenus de ce délit a décuplé (966 – 8 317) ! Le vagabondage s’est élevé de 2910 à 6661.

68Quand on a dû constater de tels faits, comment peut-on attribuer à la seule cupidité l’accroissement des délits contre la propriété ? Nous demandons au ministre de la Justice si le froid excite la cupidité ? Car nous lisons dans son Rapport qu’on a compté,

69Nous lui demandons ce qu’elle avait, pour exciter la cupidité, cette fatale année 1847, où les vols se sont aggravés de 0.33 ? Nous lui demandons aussi pourquoi les bâtards commettent plus de crimes contre la propriété que contre les personnes, comme il le note p. xx ?

70Le besoin ne justifie pas le crime ; mais sans le justifier il l’explique, et il en indiquerait le préservatif, s’il y avait des oreilles ouvertes pour l’entendre. Frappez de toute votre réprobation le garçon qui souffre seul, et qui ne sait pas souffrir jusqu’à la mort plutôt que d’aller au déshonneur. Mais le père de famille, ce n’est pas la cupidité, c’est le besoin qui le pousse au crime et au délit. Nous le lisons dans les registres des bagnes : cet enseignement doit-il être méconnu ? Les forçats, mariés ou veufs, se distribuaient ainsi en 1836-42 (Stat. Fr. adm. II. n° 75).

71On peut présumer qu’il en était de même pour les détenus des maisons centrales. Le gros volume cité ne donne à cet égard qu’un document insignifiant, qui se rapporte à la seule année /43, — document qui n’est point statistique, mais matière inerte. Lisons-y pourtant, en passant, qu’il y avait :

72Malesuada fames. Est-ce que fames doit se traduire cupidité ?

73Non, encore une fois, le besoin ne justifie pas le crime. Les théologiens disaient, s’il nous en souvient, metus gravis tollit voluntarium, ce qui nous a toujours paru un enseignement peu moral. Aussi nous ne disons pas egestas tollit arbitrium. Mais nous disons qu’on accélérera immanquablement le progrès de la moralisation, en prenant les mesures efficaces indiquées par la vraie science économique, pour faire germer l’aisance dans tout le champ social qui, sauf quelques oasis, est encore en friche.

74Il n’y a nulle raison de croire que la France souffre seule des maux résultant d’un développement précipité. Les renseignements spéciaux nous manquent généralement sur les pays étrangers. On a énoncé devant une savante compagnie que, dans un grand Etat où se trouvent l’extrême activité et l’extrême condensation industrielles, la justice poursuit quatre fois plus de meurtres, de vols et autres crimes que dans le nôtre (Ctes r. ac. sci. /38, VI. 160). Mais à des assertions aussi graves il faudrait des preuves. Nous trouvons qu’à Wien, à Milan, les morts d’apoplexie s’accroissent d’une manière continue (Balbi, scr. I. 171).

75Dans l’État sarde (terre-ferme), les Informazioni (IV, 331) constatent l’augmentation continue des suicides, mais augmentation moindre que celle de la Population.

76Il y a progrès d’aisance et de moralité. Observez de plus que l’accroissement des suicides va diminuant, comme celui de P. On peut donc penser que les pays où le développement industriel est moins précipité, sont exempts de ces accroissements de souffrances qui frappent les autres. Aussi le Piémont n’a-t-il, même dans la deuxième période, que 1 suicide sur 50 300 V, tandis qu’il y en a 1 sur 13 300 en France, période 1836-40 (Cte gén.just. xci).

77Nous croyons avoir démontré que l’accroissement des délits au-delà de l’accroissement de P est dû en premier lieu à une imprudente surexcitation sociale, en second lieu au malaise croissant de quelque classe de la Population. D’Ivernois en indique une troisième cause, à laquelle nous nous rangeons complétement. L’augmentation des délits contre la propriété est, dit-il, une suite naturelle de l’augmentation des richesses (en quelques mains), « richesses dont l’étalage stimule les convoitises de la classe qui en est privée » (Bibl. univ. /10/33). Cette observation avait déjà réuni dans la même pensée deux illustres publicistes, que l’on ne s’attend pas à trouver ensemble, Bonald et Jean-Jacques, l’un demandant « si, pour bannir la mendicité, il ne faudrait pas commencer par prévenir l’accroissement immodéré des fortunes » ; l’autre, faisant de ce soin « l’une des plus importantes affaires du gouvernement » (Enc. méth. Economie).

b. Agglomération et industrialisme.

78Si l’accroissement des délits est dû aux causes que nous lui avons assignées, il doit s’être produit plus particulièrement parmi les lieux et les professions qui sont le plus soumis à l’action de ces causes. Le Compte général signale, en effet, la classe qui paie les plus gros tributs à la justice répressive.

79« L’augmentation des délits est surtout considérable dans les arrondissements industriels et où il existe de grands centres de population » p. lxvi.

80Il est très-fâcheux que les Rapports et Comptes rendus ne mettent pas à même de reconnaître par des nombres les lieux de provenance des prévenus. On peut cependant s’en faire une idée par les départements où ils ont été jugés, attendu qu’il y en a, en moyenne, 0.869 jugés dans le département où ils sont domiciliés.

81Voici, à gauche, les départements où il y a eu le plus de préventions à droite, ceux où il y en a eu le moins :

82Le contraste de ces départements confirme l’accusation portée par le ministre contre les grosses agglomérations industrielles.

83Le Nord ne se trouve point parmi les 10 premiers : on s’en étonnerait, si l’on ne voyait sur la carte de France et de Belgique quelle longue ligne d’échappement il offre aux coupables.

84La provenance des accusés est formulée avec plus de précision, dans le Compte-général :

850.39 appartiennent aux villes,

860.61 aux campagnes. Or, la Population des villes étant à celle des campagnes : : 1 : 4, le rapport des accusés des villes à ceux des campagnes, proportionnellement à la Population respective, est : : 4 : 1.56. Pour tous les vols sans distinction, les campagnes ne fournissent que 230 coupables, les villes 770 (proportionnellement à P). Ainsi, il serait plus exact de prendre la Population des villes que la Population totale pour y rapporter l’accroissement des délits, et l’on trouverait cet accroissement beaucoup moindre. On en affaiblira encore l’importance, en remarquant que, de 1825 à /45, la Population des villes ne s’est accrue, à la vérité, en moyenne générale, que de 0.39, mais qu’une foule de petites villes inertes sont restées à-peu-près stationnaires, tandis que celles qui ont levé le drapeau de l’industrie active, ont enrôlé de toutes parts de nouveaux habitants, ont doublé, triplé la Population qu’elles avaient à la reprise du travail. Ces énormes agrandissements ont eu lieu surtout aux portes des plus grandes villes ; et l’on ne peut nier que ces banlieues, qui ressemblent un peu à la Rome de Romulus et Rémus, ne contribuent pour la plus grande part à entretenir l’activité des tribunaux répressifs.

87Le Compte-général donne aussi (p. xxiii) la proportion des professions parmi les accusés :

88Ce qui, comparé avec le tableau des professions, p. 194, donne

89On n’ose continuer : car pour les commerçants et les gens de maison on tombe sur des nombres assourdissants. Combien il est urgent de convenir d’un classement des professions et de publier complètement ce qu’on aura classé ! Si, dans la même ville, à quelques pas de distance, deux bureaux ministériels font des classements impossibles à confronter, comment s’entendra-t-on entre nations ?

90Les villes sont encore cruellement accusées par le résultat ci-dessus, puisque les professions libérales paraissent plus entachées que la profession agricole.

91Aussi les villes sont aux campagnes, quant au nombre des forçats qui en proviennent, comme 3 429 est à 6020. Leur Population étant 4 fois moindre, leur part proportionnelle est plus que double (Stat. Fr. Adm. II. n° 71).

92Franscini calcule, pour la Suisse, 1 condamné sur 665 habitants, vers 1840 (P 0.0015). De /27 à /44, sur une Population qui ne s’est accrue que de 0.17, les condamnations se sont accrues de 0.38. L’auteur ne veut pas que l’on attribue cette aggravation à démoralisation : il affirme qu’elle doit s’expliquer par une action plus exacte de la police judiciaire. Zurich avec ses métiers, et Fribourg avec ses jésuites, dépassent de beaucoup la moyenne du pays : à Zürich 1 condamné sur 435, à Fribourg 1 sur 400 (Nouv. stat., p. 84, 86).

93La Belgique accuse à son tour la fâcheuse influence que l’industrie agglomérée et désordonnée exerce sur la moyenne de moralité. Au 31/12/49, ses prisons retenaient 1 condamné sur 480 habitants des villes, 1 sur 1125 habitants des campagnes. Voici les provinces belges rangées dans l’ordre du moindre nombre des condamnés détenus, originaires de chacune d’elles. [3] numérote les mêmes provinces d’après la prédominance de Pa (la Population agricole) sur Pi (la Population industrielle) (Heuschl. Bull. comm. centr. V, 391).

94Les industries assises et casanières (Flandres) disposent au vice plus que celles qui exigent l’activité et la locomotion (Liège, Hainaut). Il est vrai que celles-ci sont mieux rétribuées, et plus régulièrement. Le démon qui damne et qui tue, c’est le chômage.

95Remarquez la situation de la moyenne : les trois derniers départements, qui sont les plus coupables (turpis egestas !), suffisent à en équilibrer six qui le sont moins.

c. Influence des cultes.

96Nous ne disons pas influence de la religion. Qui pourrait nier que le sentiment religieux, quand il est vrai, ne vienne à l’appui de la morale ? Mais la religion est dans l’impénétrable sanctuaire du cœur : elle est « le règne de Christ », qui n’est pas de ce monde matériel et visible. Elle ne fournit pas de faits à classer.

  • 4 Montalembert, Des intérêts catholiques du 19e siècle. Voyez aussi le mandement, de l’évêque d’Amien (...)

97Pour les cultes, c’est autre chose. Ils ont corps saisissable, organisation, hiérarchie, signes de ralliement, nombre, quantité relative. Le culte est en Angleterre un moyen de gouvernement pour une papesse, en Russie un instrument de conquête, de fascination et d’abrutissement ; à Stamboul un croissant sur la poignée d’un cimeterre rouillé ; à Miaco une crosse et un sceptre soudés au feu et moirés au sang. Le culte est partout un salaire, une conscription, une propagande, enfin un intérêt, comme l’a dit un croyant4 ; et comme tel il se peut calculer.

98Le culte participe à l’immutabilité du Dieu qu’il sert. Son intérêt est par conséquent en opposition naturelle avec le progrès. Il participe de plus à la tendance envahissante de tout pouvoir : et, comme Dieu ne peut se soumettre aux hommes, il faut que le culte domine ou périsse. C’est ce que l’on peut bien observer dans les pays où l’état social ancien n’a pas encore été altéré :

« Dans l’Orient, les mœurs, les religions et les lois sont soudées ensemble, et formant un réseau compliqué, opposent une résistance des plus énergiques à toutes les innovations... Dégager l’État de l’étreinte des diverses religions, tel est le problème à résoudre... et l’on peut se souvenir par quelles crises terribles ont passé les nations les plus avancées de l’Europe pour atteindre au pareil but. » (Mon. univ. 10/9/54).

99Un vieux proverbe témoigne pourtant que le genre humain place dans son estime la Loi de conscience fort au-dessus du culte ou loi révélée. Nous le rapportons, quoiqu’il soit d’une crudité populaire, et précisément à cause de cette crudité, qui est son cachet d’authenticité :

100« Je cracherais sur l’Évangile plutôt que de mentir ».

101Ce qui signifie en simple langage philosophique : « Il est évident que la morale existe indépendamment des idées religieuses » (Guizot, Hist. de la civil, p. 136).

102Le comte d’Angeville a fait (Essai stat. p. 338, 7e tabl.) un classement des départements français d’après leur catholicité, qu’il évalue par le rapport de leur impôt direct à leurs souscriptions pour la propagation de la foi en 1827-34. En considérant ce curieux tableau, où la criminalité est mise en regard de la souscription religieuse, on voit se former 4 catégories, qui répondent aux variétés morales de l’espèce :

1031re. Dans certains départements la foi va avec l’innocence :

1042e — ou déserte avec elle :

1053e. Dans d’autres, l’innocence va toute seule :

1064e. Dans d’autres, enfin, la foi va avec le crime :

107Dans la 1re catégorie, on trouve une foi éclairée ou comprenant bien son intérêt ; dans la 2e, on croit voir étouffer du même coup la conscience et la foi ; la 3e montre la conscience écoutée, conduisant l’homme libre à la vertu ; la 4e offre des exemples du fanatisme aveugle, ignorant et cruel.

108Ces catégories ont chacune leur région principale, dont le sol semble plus spécialement propice à chaque sorte de religiosité.

109La 1re catégorie, la plus considérable, embrasse toute la Bretagne, et s’étend dans le bassin de la Loire et dans ceux du Rhône et de la Garonne ;

110La 2e attriste le bassin de la Seine, de l’Oise, de l’Eure et de l’Orne, et quelques départements épars ;

111La 3e forme un seul tènement de la Nièvre, du Cher, de l’Indre et de la Creuse, qui s’arrondit à distance par Maine-et-Loire, les Deux-Sèvres et la Dordogne.

112Remarquons de nouveau la position exceptionnelle du Nord.

113La 4e enfin semble verser la violence avec les torrents des hautes montagnes, où sont les sources des fleuves et des races.

114En Suisse on voit, aux deux premiers rangs de la criminalité, Fribourg le catholique et Zurich le protestant, aux derniers rangs Argovie et Saint-Gall, cantons mixtes. Si cette observation pouvait se généraliser, on en conclurait que, quand un culte règne seul, il laisse, quel qu’il soit, flotter les rênes des passions ; mais que, quand deux cultes sont en présence et leurs forces balancées, ils se surveillent l’un l’autre, et se contiennent. Ce serait un argument de plus, s’il en était besoin, en faveur de la tolérance et contre les cultes d’État.

d. Influence de l’instruction.

115Le Rapport du ministre de la justice relève la diminution continue du nombre des accusés ne sachant ni lire ni écrire, et remarque avec raison que ce mouvement est un nouveau témoignage des progrès de l’instruction en France. Il aurait pu ajouter que c’est en même temps un nouvel indice du progrès de la moralité. Il dit seulement que la diminution a été plus forte sur les crimes contre les propriétés que contre les personnes, et il en donne pour cause unique qu’il y a eu diminution des accusés de vol (parmi lesquels il y a beaucoup d’illettrés), et augmentation des faussaires, qui savent presque tous lire et écrire. Mais pourquoi moins de vols et plus de faux ? Il nous semble qu’il faut retourner l’explication, et dire : il y a proportionnellement moins de voleurs et plus de faussaires, parce qu’il y a plus de gens sachant lire et écrire.

116L’instruction diminue le nombre des crimes de vol : c’est un fait. Quant aux faussaires, si leur nombre s’accroît autant ou plus que la Population agglomérée, c’est que l’instruction a besoin d’être étendue et complétée. Etendez-la, complétez-la : il dépend de vous, il vous incombe.

117Ainsi, instruisez mieux les paysans, le nombre des crimes violents diminuera encore.

118L’instruction oppose une digue aux mauvaises passions. Vous en avez la preuve dans le tableau de la page précédente, où l’effet de l’instruction sur les accusés [2] est confronté avec son effet général sur la Population [3]. S’il n’était pas vrai que l’instruction lutte contre les suggestions coupables, la diminution des illettrés chez les accusés serait la même que chez les conscrits : or, elle est de 0.25 chez ceux-ci, et seulement de 0.16 chez ceux-là.

119C’est ce qui apparaîtra d’une manière encore plus frappante par le tableau suivant, où les mêmes nombres authentiques sont reproduits avec leur rapport à la Population adulte.

120Nous voudrions pouvoir entrer dans le détail des départements. Il en sortirait sans aucun doute de précieuses lumières. Mais il faudrait que l’on nous fît connaître, pour chacun, l’origine des accusés et des prévenus. La Stat. de Fr. en donne un tableau par départements (Admin. II, n° 47). Nous n’en pouvons faire usage, parce que ce tableau ne relève qu’une année, au lieu d’une période. Nous sommes obligés de stigmatiser ce mépris de la méthode statistique, toutes les fois qu’il se représente, parce que, s’il n’est pas de faute plus commune, il n’en est pas de plus nuisible à la science.

121On a donné ce tableau pour une fois ; on le peut donner pour chaque année : on le doit. L’administration se le doit à elle-même.

e. Influence de l’état civil.

122La proportion des célibataires, parmi les accusés, est plus que double de celle des mariés.

123Ainsi, le Mariage, qui est, en lui-même, un hommage rendu à l’ordre social, est aussi, par son influence, un puissant secours pour l’observation des lois civiles, une aide efficace dans la lutte contre les mauvais penchants.

124Il suit de là que l’accroissement de la proportion des gens mariés ou veufs dans une Population doit être regardé comme un indice de progrès moral.

125La proportion des mariés augmente, celle des non-mariés diminue : ce qui démontre à la fois le progrès de l’esprit de famille et le progrès de la durée de la vie aux âges adultes.

  • 5 L’état civil, que l’auteur appelle très-bien l’état de famille, n’est donné, au recensement de 1850 (...)

126Note5

127La comparaison se pourrait faire plus correctement, si l’on était à même de l’établir avec exactitude entre mariés ou veufs et célibataires nubiles : ce serait plus juste et moins défavorable aux pays où la charge des enfants est plus grande à cause de la brièveté de la vie.

128Nous sommes confus d’avouer que nous n’avons pas su trouver l’état de famille dans les ccxxi pages du Census of Great Britain /51, ni dans les Annual Reports of the Registrar-general.

129Nous avons peine à admettre que la Belgique, qui ordinairement coudoie la France, s’en éloigne autant en ce point. Nous ne savons pas expliquer cette divergence : car, quand on supposerait que les cent et quelques mille hommes qu’elle nous prête fussent mariés pour la plupart, et qu’on les rétablît au contrôle civil, cette rectification ne relèverait pas d’un numéro notre bonne voisine. Il est fort à souhaiter que l’on arrive à pouvoir dresser la démographie des absents.

130Quant à la Bavière, tous ses registres sont concordants : il n’en est pas un qui ne dénonce son pitoyable état social.

§ 4. Unions illégitimes.

131Il est une classe d’actes répréhensibles, que les lois ne répriment pas, sans doute parce qu’elles trouvent des complices dans les victimes de ces actes. Ce sont les unions illégitimes. Indépendamment du préjudice qu’elles causent à la femme en la mettant hors des lois qui lui confèrent un état civil, elles nuisent à la société entière, sous plusieurs rapports, mais notamment en ce qu’elles diminuent son élément viril, le seul qui soit destiné au travail, et en ce qu’elles aggravent les décès du jeune âge. Le premier point a été établi, chap. vii, où l’on a vu que les Etats qui comptent le plus de naissances illégitimes sont aussi ceux où le déficit de P’ est le plus grand et le plus persistant (Saxe, Bade, Württemberg, Bavière). Le second point se constate par l’énorme excès de mort-nés que présente cette classe d’enfants (v. ci-dessus, p. 154), et par la mortalité qui s’appesantit sur elle. Le fait de cette mortalité est notoire dans toutes les grandes villes et dans les pays où surabondent les naissances naturelles. Le docteur Hermann était bien placé pour l’étudier ; il n’a pas manqué à l’appel de la science. Sur ses laborieux relevés, nous avons pu établir la survie et la mortalité respectives des enfants légitimes et illégitimes.

bavière, 1835-44 (Herm. Beitr.).

bavière, 1835-44 (Herm. Beitr.).

132Engel constate, en Saxe, un excès pareil de mortalité sur les enfants illégitimes (Mitth. II. Enleit. 88).

133Nous avons rapporté, au chapitre précité, page 153, tous les témoignages que nous avons pu réunir sur la proportion des Naissances illégitimes chez les diverses nations. Voici, en y joignant les renseignements que J. Hain fournit sur les provinces autrichiennes, l’ordre dans lequel on peut classer sous ce rapport les États de l’Europe, en commençant par ceux qui comptent le moins de ces Naissances hors la loi.

134On éprouvera quelque surprise à voir que les pays qui tiennent le haut bout pour la légitimité des Naissances sont méridionaux et de race italique... Il est peut-être, avec le mariage comme avec le ciel, des accommodements... La Suède et l’Angleterre se trouvent fourvoyées parmi eux : pour la première, le chiffre est un peu ancien ; pour l’autre, nous avons déjà fait nos réserves sur les défectuosités de sa statistique. Il est fort à présumer que la police des mœurs est nulle ou très-négligée dans ses grandes villes, au moins si l’on en juge par la capitale.

135Dans cette ébauche de classement doit-on reconnaître une influence de race ? On est porté du moins à la soupçonner, en voyant groupés au haut de la liste les pays qui sont italiens en tout ou en partie, — au milieu les pays qui sont français ou qui l’ont été (Galls, Celtes, Belges, Palatins, Westphaliens), les Danois et les Slaves, – au bas la plupart des pays allemands, notamment et presque tout d’un trait ceux qui obéissent à Sa Majesté Apostolique.

136La Saxe et la Bavière ne sont guère mieux que les fiefs de l’Autriche, et la première paraît reculer encore au lieu d’avancer (p. 153 [4]). Nous avons déjà remarqué chez elle (p. 181) l’énorme déficit de P’, qui reste au-dessous de P", peut-être dès l’âge d’un an, rare et terrible effet de l’énorme fréquence des Naissances illégitimes, qui font tout à la fois

137N’/n" < et D’/d" >.

138Le désordre général des mœurs est une cause continue d’affaiblissement et de dégénérescence pour une nation. On ne saurait trop signaler aux Peuples Saxon et Bavarois et aux gouvernements qui les administrent avec si peu d’entendement, ce funeste résultat d’une législation vicieuse. L’exemple du Palatinat, qui les touche de près (sans en aller prendre plus loin), devrait leur ouvrir les yeux, et les convaincre que la justice des lois fait la moralité des peuples.

139La Prusse, qui est allemande plus qu’aux 3/4, s’élève pourtant fort au-dessus du rang où descend cette race. Il est vrai qu’on y trouve beaucoup de mélange. S’il était permis de s’appuyer sur une année isolée (le Bureau de Berlin ne donne pas mieux), nous poursuivrions sur les provinces prussiennes l’influence des races, en y joignant celle des croyances, qui y sont diverses aussi (Tabell. I).

140Les deux premières provinces témoignent hautement de l’heureuse action d’une législation améliorée, d’un état social moins inique. Dans les autres c’est l’influence de race qui paraît prédominer : les Allemands vont partout au-delà de la moyenne du dérèglement des mœurs, tandis que les Lettes, les Polonais et les Juifs restent en deçà. Toutefois, il faut ajouter que les provinces de Posen et de Preussen sont essentiellement agricoles, tandis que la Silésie et le Brandebourg sont manufacturiers. Le Brandebourg a la capitale du royaume et d’autres grandes villes.

141Cette observation nous indique que l’agglomération urbaine et l’inorganisation industrielle ne provoquent pas moins aux unions illégitimes qu’aux délits répressibles.

142Les départements de France vont nous donner le même enseignement. Ceux qui ont la plus grande proportion de N illégitimes, sont en 1846-50 (P. II. n° 43) :

143Seine 0.2840

144Gironde 0.1412

145Rhône 0.1383

146Seine-inférieure 0.1175

147Calvados 0.1073

148Landes 0.0953

149Haut-Rhin 0.0911

150Bas-Rhin 0.0906

151Bouches-du-Rhône 0.0902

152Nord 0.0890

153Dans cette liste peu honorable, on trouve les cinq plus grandes villes de France, que suivent de près Lille, Strasbourg et Caen. La fâcheuse influence de l’agglomération excessive est donc hors de doute. Elle peut être regardée comme la circonstance la plus propre à multiplier les Naissances illégitimes. Mais elle n’est pas seule en cause. Outre les plus grandes villes, on voit aussi dans cette liste les départements les plus renommés pour leur industrie manufacturière. Cette industrie (telle qu’elle se pratique jusqu’à présent) est donc bien complice de la démoralisation urbaine.

154Le département des Landes est étrangement fourvoyé là. C’est d’autant plus singulier que, dans tous les autres départements marécageux, le nombre des illégitimes reste au-dessous de la moyenne de la France. Étude à faire sur les lieux. Il y a peut-être quelque influence spéciale, soit de race, soit de climat ; car les Basses et Hautes-Pyrénées suivent d’assez près les Landes.

155Au reste, il ne faut pas omettre de remarquer que la France, qui est le grand pays agricole, constate dès aujourd’hui un progrès dans le respect de l’état-civil de la femme. On a vu, à la page citée 153, que la proportion des Naissances illégitimes diminue constamment depuis 1831- 35. Cette diminution continue même dans les quatre premières années de la dernière période ; et 1850 est la seule qui y fasse exception.

156Le Württemberg et la Bavière annoncent un progrès analogue, constaté pour l’un jusqu’en 1842, pour l’autre jusqu’en 1850.

157La Belgique paraît être encore dans la crise de croissance manufacturière. On ne peut lire sans chagrin (Exp. p. 20), que la proportion des N illégitimes continue de s’accroître chaque année, dans toutes les provinces hors une. L’accroissement est moindre dans celles où l’on ressent moins la fièvre industrielle.

PROVINCES BELGES, Accroissement des naiss. Illégit., de 1841 à /50.

158Brabant 0.2700

159Flandre occ. 0.2045

160Flandre ori 0.1690

161Hainaut 0.1472

162belgique 0.1468

163Anvers -0.0784

164Limbourg 0.0634

165Namur 0.0264

166Luxembourg 0.0200

167Liège 0.0344

168On remarquera cet étrange et attristant phénomène, que la diminution considérable de N, qui a eu lieu de /46 à 50, a porté toute entière sur les Naissances légitimes, au moins dans 6 provinces sur 9. Dans ces 6 provinces les illégitimes continuaient de s’accroître malgré les causes de décroissement. Il est vrai que c’est principalement en /49 et 50 que cet accroissement illégal se fait noter : dans ces deux années il a maculé toutes les provinces sans exception.

169Dans le détail de la statistique anglaise (8th report, p. 78), les N illégitimes sont distribuées d’une manière bizarre, et que nous ne saurions expliquer de loin. C’est un problème intéressant à résoudre, un curieux champ d’étude, que nous voudrions bien pouvoir fouir.

170Le catholicisme se vante d’opposer à l’entraînement des passions un frein plus fort que les autres cultes. Cette prétention n’est pas justifiée par le tableau prussien qu’on a lu page 264. Les catholiques, qui dominent en Poméranie, en Silésie, paraissent moins sages que les protestants du Rhin et de la vieille-Prusse. D’un autre côté, les Tabellen (qui ne fournissent pas leurs séries), donnent un résumé général, duquel on pourrait conclure que les catholiques ont moins de N illégitimes que les protestants, les juifs moins que les catholiques, et les mennonites moins que tous les autres :

PRUSSE. N illégitimes. 1816-49.

171Protestants N 0.0910

172Juifs 0.0222

173Catholiques. 0.0625

174Mennonites. 0.0167

175Mais, les deux dernières sectes étant extrêmement restreintes, nous devons nous souvenir et rappeler à l’éditeur des Tabellen qu’il n’y a induction sûre à tirer que des très-grands nombres.

176L’influence catholique ne paraît pas plus forte dans l’État bavarois, puisque les provinces de Palatinat, de Souabe et de Basse-Franconie, plus qu’à moitié protestantes, sont au premier rang pour le respect de l’état-civil (Beitr).

§ 5. Mariage.

177Nous n’avons pas à nous occuper de ce que les auteurs appellent la fécondité des Mariages : cette expression est poétique et sonore, mais elle n’a pas de sens démographique. La fécondité est une faculté, une puissance qui appartient, non pas au Mariage, mais à l’espèce, et sur laquelle il sera temps de raisonner physiologiquement, quand les faits humains seront mieux connus. Le fait des Naissances est subordonné, comme nous l’avons démontré, à l’équation générale des subsistances, et par conséquent à la durée de la vie. Le mouvement moyen des Mariages est lié à tous les mouvements de P. Si la vie est courte, les Naissances sont hâtives et les Mariages précoces, comme dans les marais des Dombes et sous la dévorante ardeur des Tropiques.

178Dans l’ancienne France, lorsque P/d s’élevait à peine à 30, P/m allait à 110 (1D sur 30 habitants, 1 M sur 110) ; dans la nouvelle France, p/d dépasse 40, P/m dépasse 120, va même jusqu’à 130. Nous ne voulons pas dire que les deux rapports, de D et de M à P, se suivent constamment, dans le détail des années ou même des périodes. Non : trop d’influences conspirent à les faire diverger. Nous traiterons plus loin, ch. xii, de celles qui modifient D. Quant à M, si l’accroissement continu de Vm tend à le diminuer par le ralentissement général des mouvements, ce qui rendrait P/m >, ce même accroissement, en augmentant dans P la proportion des personnes adultes, tend à augmenter M et à rendre P/m <. Si les deux causes se balancent, P/m sera stationnaire : c’est à-peu-près ce que l’on observe en France, de 1821 à 1850.

179Le mouvement de M dépend encore du mouvement de moralité : on a M<, là où la subornation est plus fréquente, plus tolérée, et en quelque sorte plus excitée par l’oppression pesant sur certaines classes.

180Il paraît donc que, ce qu’il y a de plus désirable dans le mouvement de M, c’est une certaine mesure aussi éloignée de l’effervescence que de la torpeur. Car, si ce mouvement est par trop lent, ce ne sera pas assez, pour l’expliquer, d’une certaine élévation de Vm ; il faudra reconnaître en outre une grande facilité à former des unions illégitimes. La Karinthie est dans cette double condition : elle est de toutes les provinces autrichiennes celle qui a la vie moyenne la plus élevée et les naissances naturelles les plus nombreuses ; elle obtient, chose bizarre, le n° 1 dans les deux listes. Le Salzburg se rapproche d’elle sous l’un et l’autre rapport. En Bavière, le maigre nombre des Mariages dénonce aussi la trop grande dose de bâtardise.

181Si, au contraire, le mouvement de M est trop précipité, c’est, comme nous l’avons dit, un symptôme de la brièveté de la vie : la Saxe, la Prusse, la Russie, en offrent de déplorables exemples, et surtout la Galizie et la Bukowine, qui sont les dernières provinces de l’empire autrichien pour la vitalité, ayant Vm au-dessous de 22 ans (Hain, 385).

182Et pourtant P/M est, dans ces provinces mêmes, bien au-dessus de ce qu’il était, dans la majeure partie de l’Europe, au 17e siècle et jusqu’au milieu du 18e, puisque Süssmilch, et après lui Deferrière, ont relevé que ce rapport descendait à 82 dans un grand nombre de villes qu’ils citent. Il est vrai que déjà il s’élevait par une gradation lente, qui indiquait dès-lors l’effort et la tendance des Populations vers un état social moins mensonger (Arch. stat. II. 193-252).

183On peut soupçonner une influence de race en voyant vers le bas de la liste ci-dessus le rapprochement de certains pays : les deux dernières provinces sont slaves et pour moitié ruthènes, elles doivent donc toucher à la Russie ; la Prusse est slave aussi pour une grande part, ainsi que d’autres pays liés à l’empire autrichien ; la Saxe n’est pas encore entièrement germanisée.

184Le mouvement de M peut être utilement observé an par an, parce que c’est de tous les éléments démographiques celui qui reflète le plus immédiatement les conjonctures sociales.

185M ne se relève de cette dernière chute que lentement, mais progressivement, et reste, jusques et compris 1822, au-dessous de 1815. Le choléra amène une rechute en 1832, comme la disette l’avait causée en 1817 ; mais elle est moins grave et réparée incontinent. La misère est donc plus damnable que la peste, quoi qu’en dise un habile statisticien (Ctes-r. ac. sc. t. 2, p. 585).

186En Saxe (royale), où P/m = 120 (1831-45), ce rapport passe à 130 en 1847, pour venir à 104 en 1850 (Mitth. II. Enl. 90).

187En Belgique, la chute de M affecte /46 et /47 ; mais /48 le rehausse immédiatement au-dessus des cinq années précédentes, et /50 le porte plus haut qu’aucune époque antérieure.

188Voyez ci-dessus, p. 51, 52, 68, 72.

Notes

1 Voyez les rapports du professeur Blanqui, du docteur Villermé, les enquêtes du Parlement anglais. « Le rapport des profits avec les salaires est un rapport d’hostilité. » Dupont-White − « Chez les nations les plus prospères une partie de P périt tous les ans de besoin. » J.-B. Say, Traité, 1. 2, ch. xi, 3e édition, p. 157. « L’insuffisance des salaires est la cause la plus générale de l’indigence parmi les individus valides. » Rémusat, ministre de l’intérieur, 1840. (V. ci-dessus p. 119).

2 Rossi, Cours, t. 3 cité au Monit. univ. 28/6/53.

3 Virg. Æn. VI.

4 Montalembert, Des intérêts catholiques du 19e siècle. Voyez aussi le mandement, de l’évêque d’Amiens, publié, dans le Journal des Faits 23/1/53. Ce mandement énonce avec beaucoup de candeur les termes du traité que l’Église conclut avec le pouvoir de fait qu’elle rencontre sur son chemin, et les conditions et les effets de ce traité.

5 L’état civil, que l’auteur appelle très-bien l’état de famille, n’est donné, au recensement de 1850, que pour 1 942 740 habitants.

Table des illustrations

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Titre bavière, 1835-44 (Herm. Beitr.).
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